Introduction à la dogmatique réformée

Second Cahier
Du fondement et de la spécification de la connaissance religieuse

Première partie

I.
Questions méthodologiques et préliminaires

Dans notre premier cahier, nous avons établi qu’il y avait une connaissance religieuse et nous nous sommes efforcé d’en définir la nature.

Ce deuxième cahier doit constituer ce qu’on appelle les prolégomènes à la dogmatique réformée.

Il a pour objet de déterminer scientifiquement l’orientation que doit prendre la dogmatique et de mettre en lumière la valeur de ses degrés de spécification, au point de vue de cette partie de la critique des sciences qu’est l’épistémologie propre à la dogmatique.

Nous rappellerons que nous considérons la dogmatique propre, par opposition à ses prolégomènes, comme la science canonique qui a pour objet de déterminer, de formuler et d’enchaîner systématiquement et génétiquement de façon à construire une synthèse, les mystères de la foi religieuse, c’est-à-dire les vérités divinement révélées qui doivent constituer le contenu de la foi religieuse.

Il doit être entendu que, pour nous, une connaissance, n’est religieuse que si elle a pour objet des vérités concernant la glorification de Dieu et le salut de l’homme.

Si, conformément aux conceptions de l’auteur du livre d’Hénoch, il avait plu à Dieu de nous donner une cosmographie révélée, les données de cette cosmographie seraient du plus haut intérêt ; mais elles n’entreraient pas dans le cadre de la pensée dogmatique.

Nous avons parlé de degrés de spécification de la connaissance religieuse.

Voici ce que nous entendons par là : la pensée dans sa marche pour aboutir logiquement à une position théologique ayant un sens principiel, rencontre des carrefours, à mesure que l’idée perd en extension et s’enrichit en compréhension. Toute définition doit se faire par le genre et par la différence spécifique.

Pour aboutir au calvinisme, par exemple, il faut partir du théisme et persévérer dans la ligne de pensée théiste. Mais cela ne suffit pas. On peut concevoir un théisme purement spéculatif, préoccupé uniquement de résoudre des problèmes théoriques, comme l’origine des êtres contingents ou le passage de la puissance à l’acte.

Le calvinisme a bifurqué spontanément vers un théisme pratique et religieux. Il ne veut connaître Dieu que pour lui rendre l’honneur qui lui est dû, par la confiance en des promesses divines qu’il entend, par l’obéissance à des commandements de Dieu qu’il reçoit, par la prière dans le besoin et par l’action de grâce pour tous les biens qu’il reçoit et dont il confesse que Dieu est la source uniquea.

aCalvin, Cat. Genev. 1re sect. ; Institution, 1.11.1 ss.

Mais si le calvinisme s’arrêtait là, il ne différerait pas principiellement du mahométisme. Il serait seulement une forme plus pure du théisme religieux que ne l’est la religion du Prophète, parce qu’il repousse énergiquement le primat d’une volonté capricieuse et tyrannique en Dieu et professe que la volonté divine souveraine et libre sans doute, contient en elle-même des raisons, à nous inconnaissables, mais qui n’en sont pas moins justes et saintesb.

b – L’opinion contraire est qualifiée d’abominable et de sacrilège par Calvin (quod non modo falsum esse concedimus, sed tanquam, fædum sacrilegium destestamur), De Æter Dei prædest., op. vol. VIII, p. 342.

Mais, ici encore, les voies divergent ; Le calvinisme veut être et est chrétien. L’Evangile de Jésus, le Christ, est le message de Dieu à l’humanité. Le calvinisme n’en connaît pas d’autre. Il est un théisme religieux et chrétien.

Or, on peut entendre par l’Evangile, deux messages dont le contenu n’a pas la même étendue. On peut vouloir restreindre l’Evangile à « l’essence » de l’enseignement de Jésus de Nazareth, tel qu’il est donné dans les évangiles synoptiques (Evangelium Christi).

On peut, au contraire, ne considérer cet Evangelium Christi, avec Marc (Marc 1.1), que comme le commencement de l’Evangile et poser que le IVe évangile en affirmant le don du Fils unique de Dieu pour le salut des croyants (Jean 8.5), en a donné le résumé sublime. C’est alors le don de la personne du Christ et son œuvre salvatrice qui est l’Evangile proprement dit (Evangelium de Christo).

Troeltsch a prouvé, par le fait, que le théisme le plus élevé peut s’allier à la première manière de comprendre l’Evangile. On peut donc être un excellent théiste et un simple socinien.

Le calvinisme s’est engagé dans l’autre voie, et, par l’organe du plus grand de ses synodes, il a défini que l’Evangelium de Christo est la substance de l’Evangile.

Par là, il s’insère dans la tradition des grands conciles et des Pères qui en ont inspiré les décisionsc. Il fait partie du christianisme œcuménique.

c – Conf. de la Rochelle, art, VI.

L’acceptation- du magistère suprême du Saint-Esprit, parlant dans et par l’Ecriture qu’il a inspirée, a aiguillé le calvinisme sur la route du protestantisme orthodoxe.

Son principe de discrimination et d’interprétation spirituelle de la révélation divine, le Soli Deo gloria, préféré au Sola fide de Luther, donne au calvinisme sa physionomie propre par rapport aux autres types du protestantisme évangélique.

Il est naturel de penser que si un dogmaticien a décidé de faire son travail dogmatique en partant des principes réformés plutôt que d’autres, c’est qu’il était conscient du bien fondé de ces principes. Mais la conviction personnelle de ce théologien est un accident. Il est donc utile de faire précéder l’exposé du dogme d’une introduction qui donne les raisons scientifiques en vertu desquelles on doit s’engager dans la direction proposée et qui fasse comprendre la légitimité épistémologique des principes adoptés.

Il ne s’agit pas de démontrer la réalité de ce que le croyant espère, et qu’il tient ferme comme voyant l’invisible, de démontrer en s’appuyant sur la raison indépendante.

Cela est impossible au théologien réformé, puisque l’Ecriture lui enseigne que c’est justement la foi qui est le fondement (hypostasis) de l’objet de notre espérance et la démonstration de ce que la vue ne peut atteindre (Hébreux 11.1). Ce qu’il s’agit de faire comprendre, c’est la légitimité épistémologique de la méthode de la dogmatique dont le principe interne est la foi (fides quia creditur) que l’Esprit de Dieu atteste comme étant son œuvre (testimonium Spiritus Sancti).

Il faut donc se garder de confondre l’introduction à la dogmatique avec l’initiation et la culture religieuse qui sont du ressort de la catéchétique et de l’homilétique.

L’introduction à la dogmatique peut, accidentellement, provoquer l’éclosion de la foi dans une âme ou en modifier partiellement l’éclosion dans le sens que le dogmaticien indique. Mais ce n’est pas son rôle propre, pas plus que ce n’est le rôle de la dogmatique, de servir de règle de foi à une communauté ecclésiastique. La dogmatique ne peut ni ne doit se substituer à la symbolique.

Je m’explique.

La foi vient de la prédication de la parole de Dieu, qui est l’instrument habituel et normal de la grâce efficace et déterminante à croire. Cette prédication peut être catéchétique ou homilétique. La forme catéchétique est destinée à l’initiation religieuse. Le catéchisme et l’explication catéchétique sont conditionnés par des considérations pratiques. Il s’agit de communiquer au catéchumène ce qui lui est nécessaire de connaître pour rendre à Dieu l’honneur qui lui est dû et pour trouver la voie du salut, pour en faire un membre de l’Eglise spirituellement responsable.

Le plan d’exposition doit être déterminé par des raisons pédagogiques. Le contenu doit se limiter à ce qui est strictement utile au but qu’on a en vue. Les questions théologiques qui n’ont qu’un rapport éloigné avec la pratique doivent être évitées. Exemple : Le catéchisme enseignera l’incarnation du Fils éternel de Dieu pour le salut des pécheurs qui se repentent et qui croient, parce que c’est le contenu de l’Evangelium de Christo ; mais il se gardera d’aborder la question de savoir si les réformés ont raison contre les romains et les luthériens quand ils enseignent que le sujet qui s’incarne est non la nature divine, mais la personne du Verbe. Cette question est d’un haut intérêt scientifique. Elle a une importance considérable pour répondre à certaines objections que l’incrédulité et l’hérésie élèvent contre l’incarnation. Mais elle ne doit pas figurer au programme de l’initiation religieuse, parce qu’on peut être un excellent chrétien et ignorer qu’elle existe, ou sachant qu’elle existe, ignorer quelle réponse on peut y faire.

L’homilétique, elle aussi, vise à exposer la vérité chrétienne, en expliquant les Ecritures, pour provoquer l’éclosion de la foi, ou la développer et l’affermir quand elle est née. Mais ici, il ne s’agit plus d’exposer imperturbablement, en une sorte de cours supérieur de religion, les vérités chrétiennes dans un ordre systématique. Il s’agit de faire connaître les Ecritures et de répondre aux besoins actuels des âmes. La prédication, dans ce sens, doit être essentiellement prophétique. La matière de son enseignement est fournie au prédicateur soit par le contenu du livre de l’Ecriture qu’il explique, soit par la connaissance qu’il a des déficiences ou des préoccupations de son troupeau, s’il n’explique pas un livre à la suite. Les besoins ou les dangers courus par son auditoire pourront amener le prédicateur à traiter des questions scientifiques qui seraient déplacées dans une catéchèse élémentaire. C’est là une affaire de prudence pastorale. L’essentiel est que le prédicateur n’oublie jamais qu’il fait fonction d’ambassadeur de Dieu et que ce qui doit faire le fond de son enseignement, c’est la parole de Dieu adressée à des pécheurs ; lesquels tendent naturellement à méconnaître les droits souverains de Dieu et ont besoin de connaître le chemin du salut et de la sainteté.

Ceux qui ont entendu la parole de Dieu, qui ont reconnu cette parole comme divine, et qui y ont adhéré parce qu’ils l’ont reconnue pour divine, ont la foi et portent ainsi en eux-mêmes le témoignage du Saint-Esprit. Ils n’ont pas besoin de faire de la dogmatique pour parvenir au plus haut degré de certitude auquel il soit donné à l’homme d’atteindre. La voie est autre. Elle est dans la pratique de la volonté divine, dans l’expérience de l’impuissance naturelle et de la présence de la grâce, dans la communion personnelle avec le Christ et, pour cela, dans l’usage fidèle du sacrement de l’eucharistie et dans la prière persévérante.

Donc, contrairement à ce qu’on a dit, la théologie n’a pas normalement pour objet d’éprouver et de vérifier la valeur de la foi, en partant d’un principe extérieur à elle ou à l’autorité de Dieu.

Quel profit peut-on donc attendre de l’étude de la théologie systématique (introduction et systématique propre) ? Et à quelle condition peut-on en retirer le maximum de profit ?

A ceux qui n’ont pas la foi, mais que l’action de la grâce prédispose à la recevoir, l’étude de la dogmatique et de son introduction critique peut apporter accidentellement ce que lui aurait donné l’enseignement catéchétique de l’Eglise : comme le catéchisme, comme la prédication et, ajouterons-nous, comme la symbolique ecclésiastique, elle s’efforce de mettre l’esprit de l’homme en présence de la vérité révélée. A la différence de ces disciplines, elle ne se préoccupe que de formuler et de systématiser ce qui lui est donné comme révélé, en ne tenant compte que des exigences scientifiques de la pensée croyante, et sans se préoccuper ni des besoins ni des aptitudes spirituels auxquels la catéchétique et l’homilétique s’efforcent de répondre. A la différence de la symbolique, elle ne se borne pas à constater l’accord réalisé hic et nunc par une église particulière dans l’intelligence et la confession de la vérité révélée, accord qu’elle réclame de ses membres comme lien d’unité et de ses ministres comme règle d’enseignement. Science canonique, la dogmatique détermine scientifiquement et in abstracto ce qui doit être cru, même si l’état des esprits dans l’Eglise ne permet pas d’escompter que l’idéal sera atteint immédiatement. Mais comme c’est toujours la révélation divine qu’elle présente, il peut arriver que des âmes disposées à la foi par la grâce trouvent dans cette prise de contact avec la vérité religieuse systématiquement présentée, avec la sévérité didactique que réclame la science, la meilleure apologie de la foi chrétienne.

A ceux qui ont la foi, mais dont l’initiation et la culture spirituelle ont été mal aiguillées, à partir d’un point donné, l’introduction à la dogmatique et la dogmatique propre peuvent apporter l’occasion et être les instruments de redressements nécessaires. Elles peuvent apporter, à des difficultés intellectuelles qui pèsent lourdement sur la certitude de la foi, des solutions inattendues.

Ces difficultés se présentent, d’ailleurs — ne serait-ce que du fait de l’adversaire — à l’esprit de plus d’un croyant dont la foi est saine et dont la confession est pure. Etabli qu’il est sur le roc, sa certitude demeure victorieuse, mais il souffre de ne pouvoir rendre compte de l’espérance qui est en lui. Il voudrait, sinon fermer la bouche de l’ennemi de sa foi, du moins le contraindre au respect intellectuel. Dans ce cas, les moyens spirituels ne suffisent plus. Il ne peut parvenir à ce résultat que par la connaissance précise et scientifique des problèmes qui se posent pour la pensée à propos du dogme chrétien.

Enfin la connaissance scientifique du dogme, en imposant à l’esprit une discipline de précision rigoureuse, contribue à dissiper les malentendus qui s’élèvent entre croyants sur les disputes de mots, et, d’autre part, à déceler l’hérésie qui s’abrite sous le vague d’une formule imparfaitement précisée. Qu’on pense au rôle du ὁμοοὐσιος dans la controverse arienne, et du non prævisa fide dans la controverse contre les arminiens.

Dans la foi spontanée du chrétien étranger aux études dogmatiques, dans la prédication souvent aussi, surtout dans la prédication populaire, le sentiment et l’intelligence sont indifférenciés. C’est après tout la sensibilité intelligente qui croit, et cela doit être. Mais il résulte de là que la discussion est très vite passionnée et que des divisions s’enveniment sur des points dont l’importance est relativement secondaire. Une étude de la vérité religieuse purement didactique et systématique peut rendre, à ce propos, des services inestimables.

On reproche souvent, tant à la dogmatique qu’à ses prolégomènes, sa sécheresse. Or, cette sécheresse est précisément sa qualité. Que le prédicateur ou l’apologète visent à émouvoir et à persuader, c’est leur droit et leur rôle. Le dogmaticien, au contraire, doit chercher à convaincre. Sans doute, il ne doit parler que de choses qu’il sait et, s’il parle d’expériences personnelles, il doit les avoir éprouvées. Mais dans un travail scientifique, il ne s’agit pas d’étaler ses sentiments intérieurs. Il faut que l’intelligence se différencie du sentiment, pour exercer avec la sérénité nécessaire le rôle critique qui lui est dévolu.

Et maintenant, disons qu’une condition primordiale pour profiter utilement de l’étude d’un traité de dogmatique réformée ou d’introduction à cette dogmatique est la connaissance préalable de la doctrine réformée, telle qu’elle est formulée dans l’un de ses trois catéchismes classiques : catéchisme de Calvin, catéchisme de Heidelberg, et catéchisme de Westminster ; et dans l’une au moins des quatre grandes confessions de foi : l’helvétique, la confession de la Rochelle, la confession des Pays-Bas ou la confession de Westminster.

Il serait absolument inadmissible qu’un pasteur réformé français ne fût pas familier avec le texte du catéchisme et de la confession de foi qui ont façonné l’Eglise de ses pères.

La dogmatique réformée qui est la science de la foi réformée suppose nécessairement connus les éléments essentiels de cette foi. Nous verrons plus loin que le dogmaticien réformé ne peut espérer être pleinement compris que de ceux en qui existe, au moins à l’état virtuel, la foi qua creditur. On ne peut faire avec plein succès la théorie d’une connaissance, que pour ceux qui ont au moins l’organe de cette connaissance. Un physicien ne peut montrer la lumière à un aveugle de naissance. Il peut lui faire la théorie de l’optique ; mais pour mettre quelque chose derrière les formules qui soit autre chose que des mots, il faut qu’il fasse appel à de vagues analogies empruntées au sens du toucher. Mais le moindre enfant de l’école primaire né clairvoyant en saura toujours plus sur la lumière qu’un docteur ès-sciences aveugle-né. Ainsi en est-il de la science de la foi. On peut faire la définition et la théorie de la foi à un irrégénéré et lui parler de la certitude de foi divine et de la lumière spirituelle qu’elle apporte, et il pourra se faire une vague idée de ce que c’est, en pensant à la puissance de l’opinion indémontrable mais forte. Seulement le plus simple croyant en saura toujours plus sur les réalités divines qu’un docteur en théologie privé — hélas de naissance — de cet organe optique qu’est la foi (fides qua creditur). Si donc quelqu’un ne croyait pas, je devrais lui donner le conseil de croire. Que dis-je ? je devrais, de la part de Dieu, lui transmettre le commandement de croire. En effet, la foi — par où j’entends maintenant la foi qui est crue, la doctrine de la foi — la foi, dis-je, se présente non comme une thèse philosophique quelconque en posture humiliée de suppliante, mais avec autorité, comme une reine : elle a un caractère obligatoire absolu. Nous parlons ici de la foi que confessent les réformés.

Et, d’autre part, ces mêmes réformés enseignent un fait que l’expérience confirme : c’est que, de nous-mêmes, nous ne pouvons pas croire, et que la foi justifiante est un don que Dieu confère aux seuls élus.

Nous sommes placés ici, nous dit-on, devant quelque chose qui ressemble fort à un paradoxe et à une contradiction.

Ou maintenez l’inaptitude naturelle à la foi et renoncez au caractère obligatoire de la foi ; ou maintenez ce caractère, mais renoncez au dogme de l’inaptitude à croire. Dans l’un ou l’autre cas, réformez votre dogme réformé. A l’impossible, nul n’est tenu.

L’objection est spécieuse.

Elle repose sur la confusion entre l’inaptitude physique à croire, impliquant l’abolition de la liberté formelle, et l’inaptitude spirituelle.

Cette inaptitude native à vouloir faire ce qu’il faut pour croire est une inaptitude qualitative. Elle ne signifie autre chose que ceci : étant donné sa qualité morale qui est mauvaise en fait, l’agent libre non régénéré ne voudra jamais, tant qu’il ne sera pas transformé spirituellement et vaincu par la grâce efficace, faire ce qu’il doit pour se convertir, parce que les jugements de valeur en matière contingente qui éclairent sa volonté inscrivent dans la réalité de qu’il est et concluent, en fait, invariablement contre Dieu. Et s’il en est ainsi, ce n’est pas parce qu’il est mû par une force de la nature, par une force contraignante extérieure ou intérieure ; il agit, au contraire, très spontanément. Ce n’est pas qu’il soit poussé par un instinct aveugle, irrésistible ; il agit, au contraire, délibérément, pour des motifs auxquels il attribue lui-même la valeur qui en fait l’attrait. Rien non plus de ce qui constitue l’essence de son être ne le détermine. S’il conclut toujours contre Dieu, il n’a d’autre raison à donner que celle que l’agent libre peut donner en dernière analyse : c’est parce qu’il me plaît ainsi : « sic valo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas ».

La nécessité du refus de l’irrégénéré réside dans la fermeté de sa propre volonté profonde. Celle-ci n’est immuablement enracinée dans son refus que parce qu’elle le juge préférable. Le pécheur refuse aussi librement de faire l’acte obligatoire qui le sauverait, que Dieu décide librement de faire l’acte bon qui arbitrera le sort du pécheur. Il y a en effet un sens où l’on peut dire que Dieu ne peut pas faire le mal. Cela signifie que nous savons qu’il fera toujours ce qui est bien parce qu’il est bon et qu’il transcrit toujours sa qualité d’être bon dans le réel.

Mais il y a un sens où il peut faire le mal, si l’on entend par là qu’il a le pouvoir et les connaissances nécessaires pour le faire. La nécessité où Dieu est d’être bon ne l’empêche pas d’être libre. La nécessité purement qualitative et volontaire du pécheur, de refuser de faire ce qu’il doit dans le cas concret en discussion, ne l’empêche pas non plus d’être formellement libre. Et si l’on appelle cette liberté servitude et qu’on parle de serf-arbitre, c’est parce qu’il n’y a pas de pire ni de plus malheureuse liberté que celle qui consiste à être tellement dégagé de la loi divine, qu’on ne veuille jamais s’y conformer.

Mais le pécheur irrégénéré, quand il a été appelé extérieurement par la présentation de la vérité divine, peut physiquement vouloir employer les moyens pour se laisser saisir par elle, dans un sens analogue où l’on pourrait dire que Dieu peut faire le mal et dans un sens tout semblable à celui où l’on pourrait dire qu’un élu peut renier totalement Dieu.

Dans l’offre qui lui est faite et dans la grâce résistible qui accompagne cette offre, le pécheur irrégénéré reçoit le pouvoir physique et efficient de demander la foi salutaire ; un pouvoir pareil à celui du paralytique à qui le Christ demandait s’il voulait être guéri. Si le pécheur repousse cette offre, parce qu’il ne peut pas l’accepter, dans le premier sens de l’expression, c’est-à-dire en fin de compte, parce qu’il refuse nettement de le vouloir, il doit reconnaître que la cause immédiate de son refus n’est que sa propre volonté parfaitement responsable.

Il y a des hommes qui ne peuvent pas croire. C’est leur misère, qu’ils déplorent souvent eux-mêmes. Mais quand ces hommes ne veulent pas recourir aux moyens de grâce qui leur sont offerts, c’est leur péché. Ils ne sont plus des hommes de bonne volonté. Qu’ils soient ou non des anneaux dans une chaîne spirituelle, peu importe : la conscience condamne la mauvaise volonté mise en présence de l’alternative bonne, qu’elle soit un commencement absolu ou la continuation d’un commencement absolu comme nous le soutenons. Dans le second cas, elle qualifiera mauvaise et digne de la réprobation qualitative qui s’attache au péché, avec le premier chaînon la chaîne tout entière, chacun des anneaux qui la composent. Et si le pécheur s’attire, par sa libre obstination, la sanction qu’appelle le péché, sa propre conscience lui redira la parole du prophète au peuple rebelle, parole que Calvin rappelle si souvent : « perditio tua est, o Israël ».

Le pécheur qui veut persévérer dans son refus peut ne le vouloir pas : « qui vult potest nolle », disait Calvin, et il ajoutait : cela est vrai si nous considérons la volonté elle-même (velle), puis son pouvoir effectif (effectus)d. Or, il suffit de pouvoir, effectivement et physiquement, le contraire de ce qu’on veut pour être responsable.

d – Calv. Prælect in Lament. Lam.3.37-38.

Aussi le synode de Dordrecht (c. III et IV, art. 9) était-il fondé à dire :

« Si plusieurs qui sont appelés par le ministère évangélique ne répondent pas à l’appel et ne sont pas convertis, la faute n’en est ni à l’Evangile, ni au Christ offert par l’Evangile, ni à Dieu qui invite par l’Evangile, et qui leur confère des dons variés, mais à ceux-mêmes qui sont appelés, les uns n’acceptant pas la Parole de vie par négligence, les autres l’acceptant, à la vérité, mais ne la recevant pas dans leurs cœurs, de sorte qu’ils se détournent, après la joie d’une foi temporaire et évanescente ; d’autres enfin, étouffant la semence de la Parole sous les épines des soucis et des plaisirs du monde et demeurent stériles. »

On insiste et l’on dit : mais c’est un déterminisme de la nature qui se dissimule et qui affleure en même temps dans cette doctrine de la vocation extérieure.

Nous demandons, à notre tour : qu’entend-on par ce terme de nature ?

Une empreinte, dans les choses créées, des idées éternelles résidant en l’essence divine ? Il ne peut être question de cette conception de la nature pour le calvinisme. Calvin, Bèze, la Confession de la Rochelle repoussant le néo-platonismee.

e – Calv. Com. Jean.1.3 : « S. Augustin se montrant par trop Platonicien selon sa façon, est ravi à je ne sais quelles idées, à savoir que Dieu, avant qu’il fit le monde avait la forme de tout l’ouvrage projeté en son entendement, et qu’en cette sorte la vie des choses qui n’étaient point encore était en Christ, etc. Bèze, Nov. Test. éd. 1598, Jean.1.4, etc. ; Conf. Gal., art. xiv.

Ou bien vise-t-on l’idée plus moderne de disposition invariable pour une phase de l’évolution et ayant sa raison dans un état antérieur également déterminé et le tout découlant d’un état primitif contenant en soi les raisons des développements successifs ? Si c’est cette notion qui s’affirme dans la critique que l’on fait de l’enseignement calviniste sur la perte du franc arbitre, il saute aux yeux que cette critique est mal fondée.

Puisque nous enseignons que l’homme a perdu son franc arbitre et qu’il est devenu inapte à accomplir parfaitement la loi divine, il est impliqué dans les termes mêmes que nous employons qu’il a eu, dans un état différent et antérieur, ce franc arbitre et qu’il était apte à réaliser l’idéal auquel il est tenu.

La disposition stable qui le détourne de l’obéissance à Dieu n’est pas primitive ; elle est acquise et acquise par un acte abusif de son franc arbitre. Si l’homme est insolvable actuellement, c’est parce qu’il s’est rendu tel autrefois. S’il y a déterminisme, c’est non d’un déterminisme de nature qu’il faudrait parler, mais d’un déterminisme de la liberté s’affranchissant de la Loi et se posant comme autonome : en un mot, d’un déterminisme contre nature et dont l’homme est le créateur.

Pour expliquer l’existence de cette tendance native au mal que nous constatons chez tout homme, on voit qu’il faut, bon gré mal gré, en venir à envisager en face ce mystère sans lequel on n’explique rien, selon la parole de Pascal, et qui est le dogme de la chute et du péché originel.

Nous avons vu, dans notre premier cahier, que le mal radical en l’homme ne souffre que deux explications : l’explication sociologique et l’explication théologique ; et nous avons dit pourquoi nous options pour la dernière.

D’après celle-ci l’humanité tout entière qui se multiplie par génération est essentiellement un organisme moral. Elle s’est asservie tout entière au péché et a pris son orientation actuelle vers le mal, en la personne de son chef et avec lui.

Certes, les individus qui composent actuellement l’humanité n’ont pas commis personnellement cet abus de liberté qui les constitue esclaves d’eux-mêmes et qui est le fait du premier des pécheurs. Mais la faute de ce premier des pécheurs n’est pas non plus un acte purement individuel. Le chef de la race était virtuellement l’humanité d’aujourd’hui et les hommes d’aujourd’hui sont l’homme qui a péché, multiplié et propagé (Gen.1.28).

Dans l’homme d’aujourd’hui, nous retrouvons toujours la même entité morale, diversifiée par suite de l’apparition d’éléments nouveaux qui servent à constituer des personnes distinctes dans un organisme unique : l’humanité. C’est elle qui a péché à l’origine et, maintenant que la racine est devenue un arbre, l’arbre et ses rameaux et chacune des cellules qui les constituent sont ce que la racine s’est faite. Chacun de nous est le premier pécheur qui se reproduit, plus cette création nouvelle, irréductible aux autres qu’est une personnalité. Nous n’optons pas entre créatianisme et traducianisme. Nous constatons seulement ce fait : l’homme est un dans ce sens qu’il se reproduit. En vérité, essentiellement, c’est le chef et la souche de la race qui se reproduit en chacun de nous. Dans l’abus qu’il a fait de sa liberté, chacun de nous a donc péché en lui et avec lui, pour autant que chacun de nous est sa reproduction et sa propagation.

D’un autre côté, pour autant que nous sommes des personnes distinctes, nous gardons cette liberté qui nous rend responsables de nos fautes individuelles. Mais comme elle est la liberté d’un être devenu radicalement pécheur, rien de ce qu’elle fait n’est agréable à Dieu, tant que cet être n’a pas été régénéré. Un mauvais arbre ne peut porter de bons fruits, a dit le Maître, et Saint Paul inférait de l’état d’asservissement au péché la libération à l’égard de la loi de la justice (Matthieu 7.18 ; Romains 6.21).

Et nous concluons que l’objection d’après laquelle il nous faudrait choisir entre le devoir de croire et l’inaptitude à vouloir employer les moyens qui conduisent à la foi est un faux dilemme.

Nous choisissons une troisième alternative : inaptitude native, mais pouvoir efficient, dès que la vérité a été présentée, et, par suite, responsabilité réellef.

Rien ne nous est commandé, dans l’ordre spirituel, que nous ne soyons tenus de faire ; et la science théologique, pour se constituer et se poser comme universelle dans l’ordre normal, n’a pas besoin d’autre chose.

f – Calvin traite la question dans ses sermons sur le livre de Job, sermon CXXXIII (Job.34.27).

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