Introduction à la dogmatique réformée

II.
De la conception calviniste de l’apologétique et de la polémique

La discussion à laquelle nous venons de nous livrer pose un problème d’un ordre plus général.

Avions-nous bien le droit de développer devant des non croyants des arguments sur la notion de liberté et de responsabilité ? N’étions-nous pas déjà sur le terrain de l’apologétique et de la polémique ?

A cette question, nous devons répondre sans détour que c’est bien le cas en effet.

En cela, nous n’avons pas fait autre chose que ce que nos plus illustres devanciers ont fait. Les premiers chapitres de l’Institution de Calvin, des Loci de Pierre Martyr Vermigli, le De Deo et le De Operibus Dei de Zanchi, bref, les ouvrages des pères de la dogmatique réformée ont une couleur apologétique très nette. Ils constituent même des esquisses admirables de philosophie religieuse. On peut même ajouter que ce caractère imprègne plus ou moins leur œuvre tout entière.

L’un des plus habiles adversaires du calvinisme, dans notre pays et de notre temps, Henri Bois, l’a bien senti, lui qui intitule sa critique du dogme réformé « La philosophie de Calvin ». Or, nous dit-on, le dogme de la corruption totale rend contradictoire toute tentative de faire une apologie ou une philosophie de la religion, et même une philosophie quelconque, du point de vue calviniste.

Cette objection nous vient de deux côtés. L’éminent historien catholique de la philosophie médiévale, Gilson, nous a fait l’honneur de nous la soumettre personnellement. D’autre part, le génial restaurateur de la théologie réformatrice, Karl Barth, a dit quelque part : « on ne peut faire de philosophie de la religion sans une mauvaise conscience ».

Voici comment nous comprenons son argumentation :

Le dogme de la corruption totale suppose l’homme naturel comme incapable de juger des choses spirituelles. C’est l’enseignement de Saint Paul. C’est aussi l’enseignement de la Réforme.

Or, faire de l’apologétique c’est ériger la raison naturelle que vous reconnaissez incompétente, en juge des choses divines.

On ne peut rêver une contradiction plus palpable.

Faisons de la polémique, lançons-nous à l’attaque des vaines maximes de la raison prétendue autonome ; arrachons à la gnose son faux masque chrétien ; faisons rougir la sagesse humaine de sa folie et la religion de son impiété. Mais, encore une fois, renonçons à faire juge de la révélation la raison qui deviendrait ainsi juge de Dieu.

Laissons le rationalisme se livrer à cette vaine tentative. Que le catholicisme, autoritarisme édifié sur un fondement rationaliste, l’imite, si cela lui plaît.

Mais nous, les fils de la Réforme, nous commettrions un véritable suicide en faisant seulement un pas dans cette direction. Nous n’avons pas le droit de nous défendre autrement qu’en produisant des fruits dignes de la repentance envers Dieu.

Ragaz renchérit encore : « La lutte contre « l’athéisme » est elle-même un athéisme. »g

g – Ragaz, Où sont les sans-Dieu ? Dans Rev. du Christ. Soc, sept-oct. 1934, p. 133.

Donc pas d’apologétique théorique !

Et le professeur Gilson reprend : pas de philosophie non plus, pour un calviniste. La philosophie, c’est la nature, c’est-à-dire le paganisme. C’est la raison naturelle. Et tout l’effort du calvinisme consiste, de son propre aveu, à éliminer de la théologie tout élément païen : il est condamnation de la nature déchue, humiliation de la raison indépendante. Il lui faut naturellement une théologie. Mais il n’a pas besoin de philosophie. En aurait-il besoin, il n’aurait pas le droit d’en avoir.

Voyons d’abord ce qui concerne l’apologétique. Il faut tout de suite reconnaître que l’attitude de Karl Barth s’explique comme une utile réaction contre une erreur de méthode qui s’est produite dans la théologie chrétienne et même au sein du calvinisme de la décadence. Les calvinistes cartésiens ont fait fausse route quand ils ont prétendu justifier l’existence d’une religion naturelle préparatoire, fondée sur la raison indépendante, à l’aide du doute méthodique. Restés matériellement orthodoxes, par le contenu de leur Credo, ils ne l’étaient plus formellement. Sans s’en apercevoir, ils avaient quitté le domaine de la foi, pour s’engager, comme le catholicisme romain, dans les marécages de la gnose.

Ils n’avaient pu le faire qu’en posant un principe totalement contraire à la Réforme primitive, savoir, que l’affirmation de l’existence de Dieu et de l’autorité de l’Ecriture est plus objet de science qu’article de foi.

Ils avaient oublié qu’un Calvin, par exemple, ne concédait à la raison humaine, en matière de religion naturelle, d’autre pouvoir que celui qui consiste à parvenir à « une opinion évanouissante qui voltige en l’entendement ». Il parlait de l’existence et de la nature de Dieuh.

hCom. in Hébreux 11.3. Cf. Institution 1.5.11

Ils avaient oublié une parole aussi décisive que celle-ci, à propos de l’autorité de l’Ecriture : « Ceux qui veulent prouver par arguments aux incrédules que l’Ecriture est de Dieu sont inconsidérés. Or, cela ne se connaît que par foii. »

iInstitution, 1.8.12

Au contraire des Réformateurs, Leibnitz concevait la méthode apologétique de la manière suivante :

La Révélation est un ambassadeur extraordinaire apportant à la raison certaines vérités religieuses qui sont au-dessus de sa portée. La Révélation présente ses lettres de créance devant le trône de la raison souveraine. Celle-ci en vérifie l’authenticité. Quand elle l’a reconnue, mais seulement alors, elle s’incline respectueusement devant les affirmations de Dieu, souverain comme elle, mais plus compétent qu’elle en ces matièresj.

jLeibnitz, Discours de la conformité de la foi et de la raison, § 29.

Il va de soi que nous ne pouvons, même un instant, admettre l’idée d’une telle apologétique. La conception de la philosophie de la religion, construite par la raison autonome, ne peut pas être envisagée par nous.

Nous ne pouvons ni ne voulons être rationalistes. Mais nous ne pouvons pas non plus nous renfermer dans la pratique pure comme semble le vouloir Ragaz. Sa négation du devoir formel et de la légitimité de la lutte théorique contre l’incrédulité n’est ni plus ni moins qu’un retour à l’obscurantisme.

Or, si le dogme de la corruption totale nous interdit la méthode rationaliste, le dogme de l’état d’intégrité et le dogme de la régénération, restauration progressive de l’état d’intégrité, nous interdisent l’inaction apologétique et l’empirisme barbare de Diogène qui se contentait d’opposer le fait du mouvement aux raisonnements captieux de Zénon d’Elée.

En effet, pour la théologie réformée, la fides qua creditur, l’aptitude à reconnaître la vérité divine et à y croire, n’est pas une faculté distincte de la sensibilité intelligente. Elle n’est pas une faculté surnaturelle que Dieu aurait surajoutée à la nature humaine, prise dans son état d’intégrité. La disparition accidentelle de cette aptitude a eu pour effet d’altérer profondément la nature humaine. La fides qua creditur, au contraire, est un mode de la sensibilité intelligente, en contact avec Dieu qui se révèle à elle.

La présence de cette aptitude est l’état normal de l’homme. Sa disparition ou sa perversion est un accident aussi grave et aussi destructif qu’est celle du sens commun lui-même. Elle affecte l’intégrité de la nature, chez l’homme tombé.

Sa restauration n’est autre chose qu’un commencement de rénovation de la nature déchue.

Croire, ce n’est donc pas renoncer à la pensée ; c’est commencer à penser normalement. Comme l’avait vu l’augustinien Anselme de Cantorbéry, la foi, bien loin d’arrêter l’essor de la pensée, le provoque, au contraire.

Elle tend naturellement à transformer la connaissance et la certitude spontanées qu’elle possède parce que Dieu s’est révélé à elle et qu’il lui a révélé son amour éternel, en une certitude réfléchie, explicite et systématique.

Elle obéit donc à la loi interne de son être, quand elle s’efforce de se définir intellectuellement et d’établir dialectiquement que, tout en étant suprarationnelle, elle n’est pas aveugle, mais bu contraire scientifiquement légitime.

Elle obéit toujours à sa tendance interne en critiquant, de son point de vue propre, les systèmes qui l’assaillent du dehors.

Si même, par impossible, il n’y avait pas de tels systèmes, elle serait contrainte par sa logique interne d’examiner, en partant des principes qui la dominent et la déterminent, les difficultés théoriques qui se dressent contre elle sous la forme de tentations intellectuelles.

Cherchant l’intellection, elle ne peut qu’essayer de comprendre la possibilité et l’illégitimité de telles tentations.

Or, faire cela, c’est faire une certaine apologétique, l’apologétique de la foi cherchant à comprendre, non pour parvenir à l’être, mais pour atteindre le mieux être. Selon la parole de Blaise Pascal, elle ne chercherait pas, si elle n’avait déjà trouvé ; mais justement parce qu’elle a trouvé, elle cherche.

La sensibilité intelligente, même quand elle s’incline devant le mystère religieux, comme elle est bien obligée de s’incliner devant les mystères de la nature sensible, ne fait pas un sacrificium intellectus, parce qu’elle s’efforce de comprendre pourquoi la pensée humaine doit s’attendre à être dépassée dans le domaine où elle rencontre la pensée de l’Etre infini.

La pensée religieuse n’est pas un renoncement de l’intelligence pour cette autre raison encore, qu’elle est appelée à critiquer cette contre-façon humaine du mystère qu’est la contradiction théologique ou philosophique.

Une telle apologétique s’adresse essentiellement à celui qui cherche, mais qui ne chercherait pas si, consciemment ou non, il n’avait déjà trouvé. Elle s’adresse à ceux en qui a été rétablie l’aptitude à reconnaître la vérité divine.

Nous n’entrevoyons guère que deux objections graves qui puissent être élevées contre la conception réformatrice de l’apologétique que nous venons d’esquisser.

D’abord, disent certains scolastiques, pourquoi la raison supposée régénérée ne pourrait-elle pas faire ce qui est impossible à la raison déchue : démontrer la vérité religieuse a simultaneo, ou même simplement a posteriori, en partant de faits physiquement ou historiquement prouvés ?

En second lieu, dit-on encore, l’apologétique calviniste, si elle peut donner satisfaction à l’instinct scientifique du croyant, n’a plus ni motif religieux, ni élan apostolique. N’étant pas religieuse, elle n’est plus une science théologique. Ne s’adressant pas aux incroyants, elle mettrait en évidence que le calvinisme est inapte à l’évangélisation, comme on l’en soupçonne déjà.

Il est à peine besoin de dire que nous n’acceptons pas ces conclusions.

Si la raison ne peut parvenir à démontrer d’une manière contraignante la vérité des objets de la foi, cela tient à ceci d’abord : que, même supposée rétablie dans l’état d’intégrité antérieur à la chute, elle ne trouve pas en elle la matière de la connaissance objective. Elle ne tire jamais rien de son propre fond. Pour des connaissances aussi formelles que la logique et les mathématiques, elle ne peut jamais travailler que sur des intuitions dont l’origine est dans les sens et qui sont fournies par une expérience essentiellement contingente. Partant d’une notion de l’espace autre que celle dont nous avons l’intuition empirique, elle construit une ou des géométries qui diffèrent de celle d’Euclide. La raison ne peut tirer de son propre fond même les principes directeurs de la connaissance, comme sont les lois de la logique formelle.

Elle en constate intuitivement l’existence comme loi régissant et l’esprit et l’expérience qui lui vient du dehors. Cela suggère, pour garant, un législateur au-dessus de toutes lois. Mais il va de soi que ce garant qui donne son fondement à la raison ne peut être démontré par elle.

Ne pouvant se démontrer à elle-même, dans l’ordre spéculatif, et ayant besoin de s’appuyer sur Dieu pour croire à la valeur universelle de ses principes à elle, la raison serait ridicule à ses propres yeux, si elle prétendait exiger une démonstration logique contraignante pour admettre l’existence de Dieu — dont elle ne peut se passer dès sa première démarche spéculative — et pour accéder ainsi à la foi religieuse.

La foi n’est pas fille de la raison discursive. Elle naît lorsqu’à été révélé à une faculté différente de la raison, à la sensibilité intelligente, qu’il faut croire en quelque chose, pour accepter la vie ; que ce serait folie de croire en quelque chose qui ne serait pas, par essence, la vérité et la source originaire de la vérité ; en un mot, à quelqu’un qui ne serait pas Dieu.

Le contraire de la foi dans son principe, ce n’est pas nécessairement l’absurde, le contradictoire. C’est la folie, dit l’Ecriture. Et cela se comprend : la foi religieuse n’a pas pour objet les choses créées, soumises à la loi logique et mathématique.

Elle a pour objet Dieu qui est supérieur à toutes lois et les promesses de Dieu qui sont libres.

Elle n’est donc pas philosophie ; elle ne peut être que sagesse. Or, la sagesse s’exprimant par des jugements de valeur est du domaine de la liberté.

La foi est donc un acte libre dans son principe. Elle ne dépend pas plus de la contrainte logique que de la nécessité physique.

D’autre part, si la foi ne peut être, à son origine, le résultat d’une contrainte logique, le raisonnement, avec ses nécessités contraignantes, peut et doit s’y insérer, par analogie avec toute action pratique produite par un agent libre.

Ces sortes d’action posent en effet des conséquences nécessaires, une fois qu’elles se sont produites.

De même, les propositions résultant de l’acte de foi initial qui est l’acte d’un agent libre, impliqueront des conséquences logiques. C’est le rôle de la raison de les voir et de les tirera. L’apologète calviniste ne devra donc jamais essayer de déterminer l’acte de foi initial par la contrainte du syllogisme. Il sait que, seule la grâce efficace peut le déterminer infailliblement, sans toutefois détruire la liberté, parce qu’elle persuade mais ne démontre pas. Il s’efforcera d’être l’instrument de cette grâce, en présentant des raisons de sagesse et non des démonstrations ratiocinantes.

aConf. Westmon, cap. I, art. VI.

Ces considérations n’empêcheront pas, du reste, une apologétique strictement calviniste de joindre à son motif de sagesse des préoccupations d’apostolat.

La foi spontanée et la doctrine catéchétique visent déjà à promouvoir la gloire de Dieu en combattant les éléments païens et judaïsants qui se sont mêlés à la doctrine chrétienne, après l’époque apostolique.

La foi devenue réfléchie et dogmatique se préoccupera donc, elle aussi, d’éliminer ces éléments de la science religieuse et même de la philosophie.

Ce sont ces éléments dont l’introduction dans l’enseignement théologique et scientifique constitue l’hérésieb et l’erreur philosophique.

b – On voit que nous acceptons la définition principielle de l’hérésie donnée par Schleiermacher (Foi chrétienne, § 22.) et reprise par Auguste Sabatier.

La foi spontanée est conquérante. La foi réfléchie le sera aussi, car la foi ne change pas de nature en devenant plus approfondie.

L’apologétique ne se proposera donc pas seulement de détruire le dispositif de combat de l’adversaire pour soulager l’effort du fidèle.

Par la défense intellectuelle de la vérité religieuse qu’elle présentera, elle s’efforcera de devenir un instrument entre les mains de Dieu, un moyen de grâce, pour créer, chez l’adversaire, une impression favorable, et profonde de la vérité des dogmes de la religion.

L’homme naturel ne comprend rien aux choses divines. C’est entendu ; mais le Christ a des brebis qui sont encore provisoirement hors de sa bergerie. Plus d’un incroyant ou d’un hérétique est déjà en puissance — en puissance de Dieu — un homme de l’Esprit.

En vertu de l’alliance de grâce, chez beaucoup de ceux qui sont nés dans l’un quelconque des compartiments de la una sancta, de la chrétienté visible, peut avoir commencé le processus de la régénération, dès avant la naissance naturelle.

D’autre part, en vertu de la liberté de l’élection divine beaucoup de ceux qui sont nés hors de l’église visible peuvent être actuellement travaillés par la grâce.

Pour que cette œuvre divine s’achève, il peut suffire qu’on dissipe certains malentendus intellectuels.

La prédication ne s’adresse pas à des élus ou à des réprouvés, en tant que tels, mais à des pécheurs qui cherchent et qui sont indistinctement appelés.

De même, le travail apologétique du théologien ne vise pas des « spirituels » et des « hommes charnels », en tant que tels, mais il s’adresse à tous ceux qui cherchent, indistinctement, soit qu’ils cherchent l’intellection de leur foi, parce qu’ils croient déjà, soit qu’ils cherchent le chemin de la foi, parce qu’ils sont déjà orientés vers elle par la grâce.

Le théologien calviniste sait que qui cherche trouve. Rien ne s’oppose à ce qu’il veuille être pour tout chercheur sincère un indicateur et un guide.

Pendant que le ministre prêche et que le théologien argumente, l’Esprit de Dieu « besogne » dans le cœur de ceux qu’il a déjà orientés vers la lumière. Il peut, s’il le juge à propos, dans sa liberté souveraine, utiliser la prédication et aussi le travail de la science chrétienne, pour ouvrir la sensibilité intelligente de l’incroyant ou du mécréant à l’action victorieuse de sa grâce.

Cette action n’est pas uniquement subliminale ; elle est aussi intellectuelle. « Dieu ne besogne pas en nous comme en troncs de bois. »

Mais, pour conserver à son travail une valeur scientifique, le défenseur de la foi devra veiller avec un soin scrupuleux à ce que sa préoccupation conquérante ne l’induise pas à biaiser ni avec les textes ni avec les faits.

Ce n’est pas au moment où il essaie de faire sentir que le respect de la vérité est toujours le signe d’une intuition plus ou moins claire de la présence de Dieu, garant de toute vérité, ce n’est pas à ce moment-là qu’il se croira autorisé par la fin qu’il poursuit à substituer l’habileté dialectique à la constatation loyale des faits.

La passion pour la vérité, contrôlant et réglant toutes les autres, est la condition sine qua non de la valeur scientifique de l’apologétique et du respect auquel elle prétend.

La vérité, c’est Dieu même.

Plus exactement elle est l’accord de la pensée humaine avec la pensée originaire et constitutive de Dieu.

Enfin, nous n’acceptons pas le dilemme : ou démonstration logique de la foi, ou foi aveugle.

Il y a une troisième alternative, mais il n’y en a qu’une. Nous sommes d’accord avec les auteurs du dilemme pour reconnaître que la solution d’après laquelle une vérité pourrait être simultanément ou successivement objet de démonstration rigoureuse et objet de foi méconnaît la nature de la foi.

Nous l’avons dit, la foi, en tant qu’elle est un moyen de savoir, est une connaissance et une adhésion ferme et stable qui reposent sur l’autorité du témoignage de Dieu. Elle est soumission à Dieu et confiance totale en sa révélation. Elle a pour principe l’autorité de Dieu, au-dessus de laquelle on ne peut en concevoir d’autres. Elle est une création exclusive de la grâce, mais de la grâce qui éclaire l’intelligence.

Elle exclue donc, par essence, l’idée d’un contrôle autonome, indépendant de Dieu, comme serait celui de la raison ratiocinante. Dieu demeure toujours le garant suprême de la valeur et de l’autorité de la raison.

La foi exclut, par essence, l’idée que les motifs de l’adhésion pourrait être simultanément l’autorité de Dieu et l’autorité de la raison autonome. Car, alors, elle serait le résultat d’une synergie, d’une coopération d’éléments divins et d’éléments humains qui s’excluent ; de motifs religieux et de motifs antireligieux : l’autorité suprême de Dieu, d’une part, et l’autorité suprême de la raison, d’autre part.

Or, l’apologie d’une théologie aussi rigoureusement monergiste qu’est la théologie calviniste ne saurait accepter de servir ainsi deux maîtres dont l’autorité ne peut se partager. Selon le précepte de l’Evangile, il faut choisir.

On ne peut non plus les servir successivement sans renier l’un d’eux.

Celui qui commencerait par la foi et prétendrait finir par la démonstration indépendante et autonome ne pourrait le faire qu’en abjurant la foi pour la gnose. Et l’on ne peut, à un moment donné, substituer la foi à la gnose qu’en reconnaissant l’inefficacité du motif rationel et le caractère suffisant du motif divin de crédibilité.

Une apologie rationaliste est la négation théorique de la Religion.

Mais il y a bien une troisième alternative : l’adhésion déterminée par un jugement de « discrétion », comme disaient nos théologiensc.

cCalvin, Com. 1 Jean 2.27 ; 4.2 ; Pierre du Moulin, Le bouclier de la foi, sect. vi (p. 46 sq. de l’édition de Paris 1846).

C’est un jugement qui résulte du fait que l’intelligence contemplative, et non plus la raison discursive, perçoit non seulement le caractère déterminant de l’action divine agissant sur la volonté, mais encore le caractère divin de cette action et la folie de toute révolte et de toute résistance de la raison.

Alors la foi en la Parole de Dieu n’est pas étouffée par la science autonome, mais elle n’est pourtant pas aveugle, car l’intelligence a reçu des yeux pour voir et des oreilles pour entendre.

Voici comment Calvin décrit ce jugement de la foi, en même temps éclairée et soumise.

« Nous ne chercherons point ou arguments ou vérisimilitudes (vraisemblances), auxquelles notre jugement repose ; mais nous lui soumettons notre jugement en intelligence, comme à une chose élevée par-dessus la nécessité d’être jugée. Non pas comme aucuns ont accoutumé de recevoir légèrement une chose inconnue, laquelle après avoir été connue leur déplaît ; mais parce que nous sommes très certains d’avoir en icelle la vérité inexpugnable. Non pas aussi comme les hommes ignorants ont accoutumé de rendre leurs esprits captifs aux superstitions ; mais parce que nous sentons là une expresse vertu de la divinité montrer sa vigueur, par laquelle nous sommes attirés et enflambés à obéir sciemment et volontairement, néanmoins avec plus grande efficacité que de volonté ou science humaines… C’est donc une telle persuasion laquelle ne requiert point de raisons ; toutefois, une telle connaissance laquelle est appuyée sur une très bonne raison c’est à savoir d’autant que notre esprit a plus certain et assuré repos qu’en aucunes raisons ; finalement, c’est un tel sentiment qu’il ne se peut engendrer que de révélation céleste. Je ne dis autre chose que ce qu’un chacun fidèle expérimente en soi, sinon que les paroles sont beaucoup inférieures à la dignité de l’argument et ne sont suffisantes pour le bien expliquerd ».

dCalvin, Inst. Chr., 1.7.5

L’adhésion du fidèle au contenu de la révélation n’est pas aveugle, car elle est éclairée par des motifs de crédibilité, surtout par la conscience que son intelligence voit quelque chose de la majesté divine du sublime absolu dont est revêtu le dogme. De cette perception intelligente, le fidèle tire des jugements de valeur hautement probables.

En second lieu, lorsque l’esprit réfléchit à la disproportion qui existe entre la simple probabilité de ces jugements et le caractère d’absolue certitude de la foi, il prend une conscience immédiate de la présence et de l’action d’une cause qui s’atteste à lui comme un mode de la puissance et de la miséricorde infinies.

Ce n’est pas être aveugle que de voir cela et que de reconnaître comme présent celui qu’on connaissait déjà comme Créateur.

Ces considérations peuvent être utiles à celui qui est encore étranger à la foi théiste, s’il veut bien reconnaître que les choses doivent se passer ainsi, dans la supposition — il ne s’agit encore pour lui que d’une supposition — que Dieu est Dieu et non un dieu comme celui du Déisme qui n’est toujours finalement qu’un dualisme ou un polythéisme inavoué.

Elles peuvent donc avoir une valeur apologétique préparatoire. Quand nous disons : Dieu est, nous affirmons un fait qui nous est imposé dans la conscience que nous avons de notre propre existence, de notre propre pensée, du sens même que nous attachons aux expressions être et être vrai.

L’existence de Dieu et l’affirmation de cette existence ne peuvent être que de la nature d’un principe ; du principe suprême dans tous les ordres du vrai. Il ne serait pas digne de sa majesté qu’on pût s’approcher de lui comme d’un objet quelconque. L’existence de Dieu est supposée implicitement dans toute affirmation, dans toute négation, dans toute pensée.

Les objets de connaissance contingents, intrinsèquement problématiques, peuvent être contraints, malgré leur effort, à trahir leur existence ou leur présence, à l’aide d’un principe supérieur à eux, ou indépendant d’eux ; la raison induisant sur les données de l’expérience.

Mais Dieu, par définition, n’est pas un objet contingent et intrinséquement problématique. Etre suprêmement réel, fondement de toute nécessité, tant ontologique que noétique, il ne peut devenir un problème pour certains esprits, quant à son existence et à la divinité de sa révélation, qu’en conséquence d’une rupture spirituelle de nature morale et relevant du jugement moral.

Peut-être que celui qui est encore incroyant consentira à reconnaître que l’inaptitude de certains esprits à connaître Dieu et à le percevoir dans sa révélation pourrait être le signe d’un état psychologique anormal. Dans ce cas, ce serait donc à Dieu que reviendrait le droit de le faire cesser, s’il lui plaisait et quand il lui plairait, en rétablissant dans une intégrité relative le sens du divin.

S’il suffisait d’un usage correct des facultés discursives de la raison pour trouver Dieu et pour décider que sa révélation est de lui, c’en serait fait de la souveraineté et de la liberté de la grâce divine. Dieu serait contraint de se laisser atteindre et constater, comme un objet passif, non par les humbles de cœur, mais par les plus habiles dialecticiens.

Un tel Dieu ne serait pas indépendant ; il ne serait pas l’Etre Indépendant ; il ne serait pas Dieu.

Un tel Dieu ne serait pas non plus le Dieu de Jésus-Christ, lui qui cache les choses divines à des sages et à des intelligents et qui se plaît à les révéler à des enfants. Matthieu 11.25

Puisque le discernement des caractères de divinité que Dieu a mis dans la nature et dans sa révélation positive dépendent de conditions spirituelles que l’homme irrégénéré ne veut ni ne peut remplir, ce discernement ne doit résulter que d’un acte de Dieu, restaurant la réceptivité religieuse du sujet, créant les conditions spirituelles de cette réceptivité et déterminant efficacement l’adhésion du sujet.

Les caractères de divinité doivent donc être tels qu’ils s’imposent à la sensibilité intelligente, dès que les conditions spirituelles sont présentes.

Cela est nécessaire pour que la foi ne soit pas aveugle, et que pourtant elle ait elle-même une qualité spirituelle. Et ils doivent être assez inévidents, assez peu contraignants, du point de vue sensoriel et rationnel, pour que ceux qui ne veulent pas reconnaître à Dieu son droit puissent persévérer dans leur inaptitude à croire, tant que Dieu n’aura pas illuminé leur intelligence et mis en mouvement leur volonté.

Tout ce qui précède est bien impliqué dans les principes du dogme réformé de la corruption totale et de la grâce souveraine.

C’est pourquoi nous n’hésitons pas à proclamer que les raisonnements apologétiques manquent de toute force contraignante pour celui qui ne veut pas se placer au point de vue de la foi. Ils n’ont de valeur persuasive qu’à partir du moment où, vaincu et éclairé en même temps par la grâce, l’homme naturel consent, comme c’est son devoir objectif, à renoncer à l’autonomie de sa raison et à la soumettre au principe discriminatif de la vérité religieuse.

Ce principe consiste en l’affirmation de l’indépendance absolue et de la souveraineté exclusive de Dieu dans l’ordre noétique, comme dans tous les ordres de la réalité. C’est le soli Deo gloria.

Les motifs subordonnés de crédibilité reposent sur des jugements de valeur. Avec le Christ, nous disons à leur sujet : qui potest capere, capiat, que celui qui peut comprendre, comprenne.

Nous ne nous adressons à des inaptes, dont nous déclinons la compétence en matières spirituelles et divines, que dans l’espoir que Dieu leur fera voir un caractère de divinité en la doctrine d’après laquelle la connaissance religieuse, du commencement au milieu et du milieu à la fin, est la création d’une libre révélation de Dieu en ceux qui, sous l’impulsion préalable de la grâce, cherchent avant tout la justice à son égard et sa royauté et non la sauvegarde des droits illusoires de la raison prétendant à l’autonomie.

On voit que le dogme de l’élection, clef de voûte du calvinisme, impose à celui-ci une méthode apologétique originale, à égale distance de ceux qui veulent substituer l’autorité de la raison à l’obéissance de la foi et de ceux qui préconiseraient une sorte d’obscurantisme pratique sous prétexte de conserver à la foi son caractère religieux.

La foi reste la foi. Mais elle peut revêtir une forme scientifique dans la dogmatique propre, et elle contient les conditions psychologiques et intellectuelles de l’élaboration d’une philosophie spécifiquement chrétienne. C’est ce que le chapitre suivant doit établir.

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