Introduction à la dogmatique réformée

III.
Le calvinisme et la philosophie

Une philosophie peut-elle se constituer à côté de la dogmatique, de la dogmatique chrétienne et réformée en particuliere ?

e – Ce chapitre était entièrement écrit lorsqu’à paru Christianisme et Philosophie, par Etienne Gilson, J. Vrin, Paris, 1936. Estimant avoir dit l’essentiel, nous avons tenu à n’y rien changer. Un point particulier, la notion catholique de la foi, appelait cependant une discussion un peu détaillée qu’on trouvera dans une note annexe, à propos d’un autre chapitre.

Quand nous disons une philosophie, nous entendons une discipline qui soit vraiment une philosophie, une discipline souveraine dans son domaine, indépendante de la dogmatique et qui soit cependant spécifiquement chrétienne et réformée.

Pour répondre à cette question, il importe de déterminer le sens qu’on attache au terme de philosophie ; aussi de se rendre compte de l’état d’esprit initial d’un chrétien calviniste, vivant dans la lumière de sa foi positive et qui se propose de faire de la philosophie.

Tâchons d’abord de donner de la philosophie une définition qui ne préjuge pas de la solution de la question posée.

Un premier point qu’on ne nous contestera probablement pas, c’est que l’homme vit dans un monde mystérieux et, à bien des égards, hostile.

Pour le dominer intellectuellement et pratiquement, il a besoin de le bien connaître et, dans la mesure où il le peut, de le comprendre. Les sciences particulières s’efforcent de répondre à ces besoins. Elles sont les filles de la nécessité vitale.

Mais l’esprit humain est ainsi fait qu’il tend à ramener ses connaissances éparses, dès qu’il en a le loisir, à l’unité synthétique d’un principe premier.

Nous appellerons philosophie la discipline qui, sous l’impulsion de cette tendance, s’efforce de donner ce couronnement aux sciences particulières de la nature. Elle le tentera en examinant librement la valeur explicative des principes proposés à son acceptation comme clefs de la compréhension synthétique du réel donné par l’expérience sensorielle.

Partant de cette expérience, elle examinera la question de savoir si les conclusions qu’elle doit en tirer la conduisent ou ne la conduisent pas au seuil de certaines conclusions qui peuvent être précisément les affirmations de la foi.

Nous avons présenté une définition de la philosophie que nous croyons assez large pour laisser ouverte la question en discussion, assez précise pourtant pour qu’on sache de quoi il s’agit.

Si l’on nous objectait qu’une telle définition semble postuler la possibilité d’une métaphysique, possibilité exclue par le positivisme, nous répondrions que le problème subsisterait de savoir si ses principes propres permettent au calviniste d’examiner scientifiquement les raisons alléguées par l’école positiviste, ce qui errait déjà faire de la philosophie.

Or, on nous conteste de deux côtés, du côté rationaliste et du côté catholique, le droit de philosopher.

Le rationalisme refuse ce droit aux chrétiens en général. Certains catholiques restreignent cette interdiction aux calvinistes.

Voici le veto du rationalisme, dont M. L. Brunschvicg s’est fait l’interprète autorisé.

« Il y a… un point de vue qui est proprement philosophique, un point de vue qui se présuppose lui-même comme étant sans préjugés. Dès lors, une fois que nous nous sommes débarrassés par hypothèse de tout préjugé, nous revenons à la position… de la conscience occidentale.

De ce point de vue, la foi, en tant que foi, est seulement la préfiguration, le symbole sensible, l’approximation de ce que l’effort proprement humain pourra mettre en pleine lumière. »

Et le savant professeur continue en montrant que le chrétien qui veut être chrétien avant que d’être philosophe est obligé d’accepter la formule de BLaise Pascal : « Tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais déjà trouvé », « formule qui implique, dit-il, une négation radicale et décisive de l’inquiétude philosophique ». Et il conclut que le christianisme, dès qu’il a pris possession de l’homme tout entier, ne lui permet plus d’être philosophe « qu’en lui découvrant une manière de philosopher qui n’est pas celle des philosophes ».

Reprenons cette argumentation : « Il y a un point de vue qui est proprement philosophique. » D’accord. Il y a, de l’aveu général, le point de vue religieux, chrétien et réformé qui ne considère la théologie, la cosmologie, l’anthropologie que sous l’aspect de la glorification de Dieu et du salut du monde par le Christ. C’est le point de vue dogmatique. Et il y a le point de vue philosophique, « proprement philosophique ».

Au fait, qui nous dira en quoi consiste, au juste, ce dernier point de vue ?

Pourquoi serions-nous condamnés à en recevoir la définition du système rationaliste ?

Voilà une question qu’un protestant, même s’il est calviniste, ne peut pas ne pas se poser. Et, en se la posant, il philosophera déjà.

Il philosophera, car c’est librement qu’il essaiera de comprendre les raisons mystérieuses qui sont censées le contraindre à reconnaître a priori les droits souverains de la philosophie rationaliste. Depuis que nous avons répudié le magistère de Rome, notre mauvais esprit dogmatique nous pousse à demander leurs titres à tous les magistères humains qui prétendent nous imposer leur dictature, même aux magistères discordants de la corporation des « philosophes ».

On nous dit que, du point de vue proprement philosophique, la foi est une sorte de philosophie provisoire, au rabais, à l’usage du vulgaire, bonne tout au plus à symboliser ce que l’effort humain pourra mettre en pleine lumière.

Mais cette conception un peu désuète, à la Hegel, de la religion est tout simplement un point de vue dogmatique comme un autre.

Ce peut être un préjugé, ce peut être aussi le résultat de recherches laborieuses, sincères, mais dont rien ne garantit a priori, qu’elles ont été conduites dans les conditions requises et par des esprits exempts de ces préjugés inconscients qui risquent de fausser tout le travail.

Le monopole que s’arroge ainsi une école philosophique ne repose certainement pas sur une loi évidente de la pensée s’imposant à tous avec la nécessité d’un axiome.

En tout cas, il paraît peu philosophique, si la philosophie a quelque chose à faire avec la logique, de discuter avec des chrétiens orthodoxes sur la question de savoir s’ils peuvent philosopher et de leur demander d’accepter comme base de discussion une définition de la foi qui est celle du symbolo-fidéisme.

Comme pétition de principe, on ne peut guère rêver mieux.

Et c’est bien pire encore quand on prétend définir le point de vue philosophique. On nous dit que c’est un point de vue qui se présuppose lui-même comme sans préjugé.

Il est aussi peu philosophique que possible de se représenter qu’un point de vue quelconque puisse être exempt de préjugé, si l’on entend par ce terme l’acceptation d’indémontrables devant servir de point de départ.

Le philosophe qui accepte de consumer ses forces dans le travail de la méditation indépendante de tout magistère divin ou humain est bourré de préjugés. Ces préjugés sont civiquement fort honorables, mais enfin ce sont des préjugés.

Notre philosophe croit à la valeur de l’effort de la pensée et de la raison. Voilà un indémontrable. En voici un autre : il croit à l’autorité de la raison. Or, la raison ne peut se démontrer à elle-même qu’en s’enfermant dans un cercle vicieux.

Il croit que la raison autonome est le seul point d’appui légitime pour asseoir ses convictions relativement au principe premier de la réalité. Or, il ne fait pas attention que la raison elle-même fait partie des phénomènes à expliquer ; qu’elle leur est immanente.

C’est par préjugé encore qu’il croit que la connaissance de la vérité vaut par elle-même et que la science est, de sa nature, bienfaisante.

Et que dire des préjugés plus profonds et plus inconscients encore qui résultent de sa formation première, de l’empreinte reçue par les idées dominantes de la civilisation et de la culture auxquelles il appartient ?

Se présupposer sans préjugé, ce n’est pas de la philosophie ; c’est de la candeur.

On nous dit enfin que les chrétiens, parce qu’ils se croient en possession des dernières vérités générales et qu’ils veulent voir si ces vérités leur permettent d’expliquer la réalité, ne peuvent éprouver l’inquiétude proprement philosophique.

Est-ce que, par préjugé encore, on ne confondrait pas ici l’inquiétude philosophique avec l’inquiétude religieuse ?

On nous dit que la manière de philosopher des chrétiens n’est pas celle des philosophes.

Et quand même il serait vrai qu’ils aient trouvé le moyen de philosopher avec ce calme et cette liberté d’esprit si désirables quand on veut atteindre des résultats objectifs, qu’y aurait-il à redire ?

Les chrétiens ne philosophent pas comme les philosophes ? Quels philosophes ?

Les philosophes incroyants ? Mais il n’y a rien là que de très naturel.

Qui a décrété que la seule manière légitime de philosopher est celle qui a les préférences des philosophes immanentistesf ?

f – Nous prenons ce terme, avec le professeur Dooyeweerd, dans un sens plus général que celui qu’on lui attribue d’habitude. Nous entendons par immanentisme toute philosophie qui prend son point d’appui initial sur quelque chose d’immanent à la réalité qu’elle se propose d’expliquer, comme serait la raison, par exemple. Cf. Dooyeweerd, De Wijsiegeerte der Wetsidee, Amsterdam 1935, I, bl. 17.

Les philosophes de l’école d’Alexandrie ne faisaient pas de la philosophie à la manière de Bacon, et Descartes avait une autre méthode que celui-ci.

Doit-on les rayer de l’histoire de la philosophie pour ce motif ?

Bergson philosophe autrement que l’auteur dont nous critiquons le point de vue. Il croit à la valeur euristique des extases mystiques. Dirons-nous qu’il n’est pas un philosophe, sous prétexte qu’il ne fait pas de la philosophie, lui non plus, tout à fait à la manière des « philosophes » ?

Comment donc définir le point de vue proprement philosophique ?

Cette définition, nous n’irons pas la demander aux philosophes calvinistes Vollenhoven et Dooyeweerd.

Nous n’essaierons pas non plus d’en donner une nous-mêmes, conçue de manière à éliminer, à l’avance, celle des rationalistes.

Nous ne le ferons pas parce que le dogme réformé, notre préjugé dogmatique, si l’on veut, nous l’interdit, dans cette phase de la discussion.

Nous croyons à l’inaptitude innée de ceux qui ne sont pas régénérés à atteindre Dieu et les choses divines « par leur intelligence ou raison ». Et tant qu’ils n’ont pas été illuminés des lumières de la foi, nous trouvons naturel qu’ils philosophent comme ils le font. Ils sont logiques avec eux-mêmes.

Cette logique les contraint à partir d’un cercle vicieux. Nous ne voyons pas comment ils pourraient s’y prendre autrement. Mais enfin ils font ce qu’ils doivent faire de leur point de vue. Cela prouve peut-être qu’il est illégitime intellectuellement de partir de ce point de vue. Mais ceci est une autre question.

Quant à nous, nous avons conscience d’avoir fait l’expérience d’une illumination spirituelle, par l’intuition de la foi, par le témoignage et la persuasion du Saint-Esprit, au contact de l’Ecriture.

A la lumière de la doctrine que notre église nous a enseignée — fides ex auditu — la foi vient de ce qu’on entend – et qui se manifeste à nous irrésistiblement comme divine, nous avons eu une vision nouvelle du monde.

La nature, bien que déformée par le péché, nous manifeste Dieu.

Nous ne pouvons pas ne pas reconnaître en tout ce qui est, se meut et vit l’action et la présence de Dieu, de Dieu tel que nos symboles ecclésiastiques le confessent. Nous l’avons reconnu, parce que si nous avons conscience d’être des effets, de n’être pas par nous-mêmes, il se trouve que nous sommes des effets conscients, et conscients de dépendre absolument d’une cause qui se révèle à notre intuition comme étant infinie dans sa puissance et dans sa liberté à l’égard de toutes les lois qui régissent la réalité expérimentale. Et c’est en dehors de cette réalité contingente que nous prenons notre point d’appui pour philosopher. Nous ne serions donc pas logiques avec nous-mêmes, si nous cherchions, sans dire hautement que nous ne cherchons que parce que, en un certain sens, nous avons déjà trouvé. Nous avons trouvé quelque chose qui nous garantit la valeur de notre effort. Dès lors, pour définir le point de vue proprement philosophique, nous ne chercherons pas à ignorer ce que nous savons par l’intuition de la foi. Nous n’imposerons pas non plus aux autres de confesser ce qu’ils ne croient pas savoir parce qu’ils n’ont pas la même intuition que nous.

Nous nous demanderons seulement ce que le métaphysicien cherche, qu’il soit croyant ou non.

C’est en effet l’objet poursuivi par une discipline qui doit nous apprendre quel est le caractère propre de cette discipline. Or, il existe une discipline qu’on appelle philosophie. Cette discipline, interrogeant la nature, lui demande si et dans quelle mesure l’intelligence humaine peut comprendre, comprendre et non plus seulement reconnaître, comment on peut remonter des faits donnés à leur principe.

Il est clair qu’ici, pour le chrétien, la liberté de la pensée est complète.

L’intuition de sa foi lui donne bien la solution du problème. Elle lui fait connaître que c’est Dieu qui est le créateur du monde et que c’est la volonté de Dieu qui fait la nécessité de toutes choses.

Mais cette intuition ne lui donne pas la marche à suivre pour comprendre qu’il en est ainsi. Elle ne lui dit pas non plus si cette intelligence est possible.

Le chrétien est donc dans la position d’un étudiant qui connaîtrait le résultat d’un problème de mathématique ou de physique, mais qui aurait à trouver les raisonnements et les opérations à effectuer pour l’obtenir.

C’est dans ce sens qu’il cherche ayant déjà trouvé. Or, il n’y a pas de raison à priori pour qu’il ne respecte pas les règles du jeu, dans son enquête.

L’expérience montre, par des exemples illustres, le chanoine Mansel et le calviniste Hamilton, que ces règles peuvent être scrupuleusement observées par des chrétiens.

Ces deux philosophes, partant de concepts à notre sens erronés, ont conclu que l’Absolu de leur philosophie ne cadrait pas logiquement avec la notion que la foi nous donne de Dieu.

Ils ont pu aboutir à cette conclusion en toute loyauté, précisément parce que leur foi les mettait à l’abri de l’inquiétude métaphysique dont on veut à tout prix faire une condition essentielle du point de vue proprement philosophique.

Pour saisir la différence qui existe entre le point de vue religieux et empirique, d’une part, et le point de vue géométrique, d’autre part, il faut se rendre compte, comme l’a fort bien montré d’ailleurs le professeur Brunschvicg, qu’il y a deux espèces de jugements : le jugement de relation, qui est celui de l’homme religieux et qui doit être celui du théologien quand il recherche l’intellection ; qui est celui du sens commun et qui doit être celui de la connaissance scientifique ; et le jugement prédicatif, qui sera celui du philosophe, s’il est entendu qu’il vise à autre chose qu’à l’intellection du théologien ou du physicien.

Ces deux types de jugements donnent, dans l’usage, au mot comprendre deux sens très différents.

Le jugement de relation résulte de l’intuition expérimentale. Il constate qu’il existe entre deux termes donnés par l’expérience une relation, relation de dépendance, de séquence constante, de différence, d’égalité…

Quand ce jugement s’explicite, il peut prendre l’apparence d’un raisonnement déductif. En réalité, il est formé par la vue de la relation.

Descartes ne fait pas une déduction quand il dit, après Saint Augustin : cogito ergo sum ; il voit ou croit voir immédiatement qu’il y a une relation indissoluble entre l’acte de penser et l’acte d’être.

Quand Calvin dit : si vita in nobis, ergo testimonium Deitatisg, il constate expérimentalement que la conscience qu’on n de n’être pas par soi est liée à la conscience d’être par autrui, par ce qui est par soi, qu’il trouve présent et agissant au fond de son être. Il universalise, ensuite, par induction, la relation de dépendance absolue qu’exprime son jugement.

gPrælect. in Jeremiah 10.10.

Les jugements auxquels aboutissent les sciences naturelles et : qu’on appelle des lois sont justement des jugements de relation, universalisés par l’induction : d’abord des jugements de relations causales — causales au sens de succession constante et suffisante ; ensuite, quand les sciences sont plus avancées, de relations mathématiques.

Or, comprendre, pour le théologien, aussi bien que pour le physicien, c’est voir que des rapports relient des faits. On comprend des faits, quand on constate entre eux des relations de dépendance, de simultanéité, de séquence régulière ou de quantité. Il vaudrait mieux parler alors d’intelliger et d’intellection, pour éviter l’équivoque.

Au fond, ce que l’on voit, c’est que les réalités observables ont un certain comportement, relativement les unes aux autres et relativement à nous. Mais, à proprement parler, on ne comprend pas, au sens de faire sortir le prédicat du sujet.

Ces réalités, ni la théologie ni la physique ne nous les font connaître en elles-mêmes. Ces disciplines nous permettent d’en recevoir ou d’en construire des images ou plutôt des concepts, analogiques en théologie, symboliques en physique.

Commentant la parole de 1 Jean 4.8, « Dieu est charité », Calvin écrit : « c’est-à-dire que son naturel est d’aimer les hommes. Je sais bien qu’il y en a qui philosophent ici plus subtilement : et surtout les anciens ont abusé de ce passage pour prouver la divinité du Saint-Esprit. Mais le sens de l’apôtre est simple, en cette sorte : parce que Dieu est la fontaine de charité, que cette affection découle et s’épand en quelque part que parvient la connaissance d’icelui… Il ne parle donc point ici de l’essence de Dieu, mais seulement il montre quel nous le sentons. » Voilà pour la théologie réformée.

Eddington écrith : « Puisque nous devons cesser d’employer les concepts familiers, il ne nous reste plus que l’emploi de Symboles… Toutes les fois que nous établissons les propriétés d’un corps sous la forme de quantités physiques, nous donnons cette connaissance en tant que réponse de diverses lectures de cadrans et rien de plus. » Soulignons : et rien de plus. Voilà pour la physique.

h – Cité par Jacques Maritain, Les degrés du savoir, p. 313.

Le monde de la physique est un monde de symboles que l’on relie par des relations mathématiques.

Sciences éminemment pratiques, destinées à prévoir, à provoquer ou empêcher certains comportements du réel, sujet et objet, la dogmatique et la physique ne peuvent guère nous donner l’autre intellection que celle que nous venons d’indiquer.

On peut pourtant concevoir aussi une philosophie et même une métaphysique du jugement de relation. Mais, dans ce cas, il faut savoir ce que l’on fait et l’idéal auquel on peut viser : ce ne sera pas une philosophie de la compréhension rationnelle.

Ce sera une philosophie de l’intellection intuitive. Le raisonnement qui y prédominera sera le raisonnement inductif, raisonnement qui est un problème pour la raison elle-même. On discute encore pour en déterminer le fondement. De ce point de vue, ce qu’on appelle les preuves de l’existence de Dieu ne serait que la traduction dialectique, sous forme de conclusion hypothétique, des intuitions religieuses.

D’ailleurs le jugement de relation n’est pas le seul jugement qui soit capable de former l’esprit humain : il existe un autre raisonnement que l’induction. Il y a le jugement prédicatif et il y a la déduction et le syllogisme.

Le jugement prédicatif est le jugement où l’attribut entre dans la compréhension du sujet.

Ici, comprendre, c’est bien encore, si l’on veut, avoir l’intuition d’une relation ; mais cette relation est celle de contenant conceptuel à contenu.

Comprendre, c’est voir qu’une idée qui exprime, analogiquement ou adéquatement, n’importe, l’essence d’un être, implique, exclut ou tolère une autre idée qui en est proposée comme le prédicat.

Une telle compréhension ne peut s’obtenir que par le raisonnement déductif qui, mis en forme, est le syllogisme. La connaissance qu’elle vise est celle des êtres dans ce qu’ils ont de général, d’universalisable, c’est-à-dire leur essence propre.

De ce point de vue, la cause n’est considérée comme une véritable explication que si elle contient en elle les éléments qui se trouvent dans l’effet.

Le concept vidé de tout contenu explicatif, le concept d’antécédent, reconnu par la science expérimentale comme nécessaire et suffisant pour prédire un phénomène conséquent, appelle lui-même une explication pour la raison spéculative, quand elle aspire à comprendre ontologiquement. Pour elle, le plus ne peut s’expliquer par le moins.

La constitution d’une telle science ontologique est-elle possible ? C’est une question à discuter.

On ne voit pas pourquoi un philosophe, même chrétien, ne pourrait pas la discuter en toute liberté d’esprit et la résoudre au mieux de ses lumières. Sa religion ne le contraint pas à affirmer a priori qu’on puisse la constituer. Elle ne lui interdit pas de tenter de le faire.

Mais il faut reconnaître que si elle est possible, elle donnerait, à coup sûr, à la raison, à l’instinct philosophique désintéressé, la satisfaction de comprendre au sens ontologique du terme, autant qu’il peut être donné à un être borné de comprendre.

Dans une telle métaphysique, quoi qu’en pensent nos amis les scolastiques — que nous aimons à saluer du titre de philosophes, parce qu’ils nous paraissent avoir droit à ce titre, au moins autant que n’importe quels philosophes modernes — ce qu’on appelle les preuves de l’existence de Dieu (par le mouvement, l’existence et l’ordre du monde) serait non des preuves de cette existence, mais des propositions explicatives, des conclusions auxquelles la raison serait inexorablement réduite. Elles prouveraient seulement que celle-ci ne peut s’expliquer le monde qu’à condition de poser un dieu, acte pur, nécessaire, souverainement intelligent — un dieu ; non Dieu, non le Dieu de Jésus-Christ.

Quant à la preuve de Saint Anselme, sous sa forme authentique, elle n’est pas, comme c’est le cas pour celle de Descartes, la tentative de passer de l’ordre idéel à l’ordre réel, par une simple analyse de concepts, pour prouver un fait douteux.

Elle part de l’intuition que la foi a de posséder la vérité et la réalité qu’est Dieu — veritas quam credit et amat cor meum, la vérité que croit et aime mon cœur — pour comprendre la nécessité logique de cette existence. Elle y arrive en constatant qu’il est impossible de concevoir l’être plus grand que tout ce qu’on peut penser comme n’ayant qu’une existence idéelle.

La conclusion est bien un jugement prédicatif ; mais ce jugement s’appuie sur un jugement préalable existentiel de relation : il est explicatif.

Et maintenant un philosophe chrétien devra-t-il nécessairement s’appuyer sur un jugement préalable existentiel de relation : la négation de la philosophie de la compréhension ontologique ?

Pourra-t-il, au contraire, considérer les deux méthodes comme complémentaires ?

Nous l’avons dit, nous croyons qu’il fera comme les autres philosophes, au mieux de ses lumières.

Quand il fait de la dogmatique, nous estimons, en nous plaçant au point de vue calviniste classique, qu’il doit partir des intuitions de la foi ; donner à sa construction dogmatique une substructure de jugements de relation ; la foi en le Dieu créateur et conservateur des êtres, pour nous borner à celle-là, est adhésion à l’intuition du divin dans la pensée et de Dieu dans l’âme et dans le monde.

Dans la dogmatique, le jugement prédicatif peut pourtant avoir sa place, quand il s’agit de tirer les conséquences explicatives des principes posés ou des vérités reconnues.

En polémique, il peut intervenir dans la critique des opinions qu’on rejette, pour en faire éclater la contradiction interne.

Mais, encore une fois, quand il fait de la philosophie, rien que nous sachions, dans ses principes religieux, n’oblige le chrétien à condamner, avec les nominalistes modernes, le jugement prédicatif.

Rien ne l’oblige non plus à croire qu’il est le mode unique du raisonnement philosophique.

La foi le laisse libre.

Il n’y a pas un mode de raisonnement formel spécifiquement chrétien.

Le chrétien sait bien, ou devrait savoir, que, dans l’hypothèse la plus favorable, la raison le mène à un dieu, et non à Dieu.

Mais cela ne doit pas l’empêcher d’aller jusqu’où la raison le mène, quitte à demander aux lumières de la révélation les moyens d’aller plus loin dans la connaissance.

Quant au contenu de la philosophie, y a-t-il une philosophie spécifiquement chrétienne ?

Si nous accordons à l’éditeur de Pascal que le christianisme est essentiellement l’apparition historique et l’incarnation du Fils unique de Dieu, il nous paraît évident que les conclusions de l’étude du monde, du cosmos en tant que tel, ne peuvent pas être spécifiquement chrétiennes.

Voici pourquoi : nous lui accordons volontiers que l’incarnation est l’essence du christianisme, à condition qu’on assigne pour cause à ce fait immense l’amour que Dieu porte au cosmos ; pour fin, le salut des croyants et la restauration du monde dans sa relation normale avec le Créateur.

Cela suppose un autre fait, formidable celui-là : le Péché. Mais le péché est un accident, un fait contingent dans son origine et de nature spirituelle et morale.

L’incarnation est la réponse libre de Dieu à ce fait contingent. Elle a pour fin contingente de faire tourner l’accident qu’est le péché « à la louange de la gloire de la grâce » de Dieu.

Or, un fait aussi contingent, aussi libre dans son origine que l’introduction du péché dans le monde, une détermination aussi libre de Dieu que l’élection gratuite de pécheurs à la gloire, que l’incarnation de Dieu, que la croix et que l’application du salut aux prédestinés ne résultent pas d’une nécessité métaphysique.

Ces choses ne peuvent se déduire nécessairement ni de la nature de l’homme telle que Dieu l’a créée, ni de la nature de Dieu telle qu’elle nous est révélée.

Cette justice de Dieu qui justifie l’impie ne peut être connue que par une révélation, une parole de Dieu.

L’essence du christianisme est, par définition, l’objet spécifique de la théologie, science de la révélation.

L’essence du christianisme est donc en dehors du domaine de la philosophie proprement dite.

Celle-ci, quand elle s’occupe de Dieu, ne peut s’occuper des rapports libres entre Dieu et les créatures tombées dans le péché.

Son objet serait les rapports nécessaires entre le législateur suprême et les êtres créés, tels qu’ils résultent des lois générales qui régissent, à tous les degrés du réel, le monde donné.

Il ne peut donc y avoir, par la nature des choses, de philosophie fondamentale spécifiquement chrétienne, dans ce sens qu’elle prétendrait démontrer, par voie autonome, le Dieu souverain, créateur du ciel et de la terre a nihilo, la liberté initiale de l’homme, sa chute, la corruption totale, l’incarnation et l’ordo salutis, la dispensation du salut.

Mais il peut, en principe, y avoir une philosophie du dogme chrétien, comme il peut y avoir une philosophie de n’importe quelle religion positive.

D’autre part, le philosophe chrétien ne pourra pas ne pas tenir compte de ce qu’il sait, même quand il fait de la philosophie naturelle.

C’est un fait que le christianisme a transplanté, du sol palestinien dans la philosophie gréco-romaine et dans la philosophie moderne, un principe, un indémontrable, qui est le contre-pied des philosophies immanentistes.

Ces philosophies sont normalistes et autonomistes. Elles présupposent l’intégrité relative des organes de la connaissance et l’autonomie des moyens de parvenir à la connaissance.

Le christianisme, au contraire, au moins sous sa forme augustinienne et antipélagienne, est anormaliste et théonomiste.

Il sait que l’homme naturel ne comprend rien aux choses qui concernent Dieu, selon la parole de l’apôtre.

Doctrine de rédemption, de régénération, de restauration, il présuppose la chute et ses ravages. Il ne peut oublier, d’autre part, l’avertissement de Jésus : prends garde que la lumière qui nul en toi ne soit que ténèbres.

Cet avertissement rend nécessaire une critique de la connaissance dès que celle-ci veut passer du visible à Celui qui est invisible par essence. Elle est nécessaire même s’il s’agit d’interpréter correctement, par des jugements de valeur, la réalité sensible. Que dis-je ? Elle est nécessaire pour les simples jugements existenciels, portant sur cette réalité sensible. L’intégrité relative de nos organes de connaissance naturelle est déjà un problème pour celui qui croit à la corruption totale.

Et cette critique doit être telle qu’elle ait un point d’appui transcendant au monde et à l’intelligence qu’il s’agit d’expliquer et de critiquer. Cela est nécessaire au chrétien, parce qu’il ne veut pas s’enfermer dans le cercle vicieux dont Renouvier et J.-J. Gourd reconnaissent qu’il est une nécessité inéluctable de leur point de vue immanentistei.

i – Ch. Renouvier, La critique philosophique, etc., 10e année, 30 avril 1881, n° 13 ; J.-J. Gourd, Le Phénomène, p. 101. Cf. Louis Trial, Jean-Jacques Gourd, p. 118, note 1.

Le chrétien, s’il est fidèle à l’essence du christianisme, est essentiellement théonomiste.

Il ne peut pas négliger le principe théonomiste, même quand il fait de la philosophie. Sans doute, c’est avec ses organes naturels de connaissance qu’il s’efforcera de comprendre et de relier à un principe unique les données de la réalité sensible.

Mais, il ne pourra faire abstraction du fait que sa foi lui fait voir cette réalité sous un jour nouveau. Toutes choses, en effet, sont devenues nouvelles pour lui, à partir du moment où son union avec le Christ est devenue consciente.

Dès lors, il ne pourra plus porter les mêmes jugements de valeur sur la réalité.

Bien plus, c’est la situation tout entière qui est retournée. La certitude dont partait Socrate, c’était qu’il ne savait rien. De cette ignorance totale, il espérait s’élever jusqu’à la connaissance de la cause suprême.

La certitude dont part le chrétien, s’il veut donner à sa philosophie une couleur spécifiquement théiste, c’est que Dieu seul est, au sens rigoureux du terme ; que sa volonté est la nécessité de toutes choses et que cette volonté est toujours bonne, acceptable et parfaite. Voilà la condition de l’intellection philosophique de la réalité, pour un chrétien conscient de ce qu’implique sa foi. Credo ut intelligam, dira Saint Augustin et, après lui, Saint Anselmej.

j – Ce point de vue est fortement mis en relief par Calvin, dans son 146e Sermon sur Job. Op. Calv. 35, p. 337 ss.

Une philosophie, pour être formellement chrétienne, doit partir de là. La crainte de Dieu — la Religion — est le principe de la sagesse d’après l’Ecriture.

D’autre part, le christianisme n’a pas seulement apporté à la philosophie un principe nouveau, un point d’appui transcendant au monde ; il lui fournit une notion capitale qu’il doit, selon notre exégèse, aux livres canoniques de l’Ancien Testament. Cette idée ne trouve, pour la première fois, sa formule technique que dans un livre apocryphe (2 Maccabées 7.28).

C’est la notion de création e nihilo, la notion de causalité absolue.

Nous n’avons pas, pour le présent, à examiner cette idée.

Disons seulement qu’il est impossible d’en méconnaître l’importance philosophique.

Toute philosophie qui fait place à cette notion comme principe d’explication ontologique de l’existence des choses contingentes est, historiquement, chrétienne par cela même.

Mais peut-il y avoir une philosophie spécifiquement chrétienne, en ce sens qu’elle ferait porter l’effort de la pensée sur le péché, et sur la rédemption par le Christ, mais qui serait distincte de la dogmatique ? A cette question, nous avons déjà répondu affirmativement.

Il y a des preuves de fait que le christianisme a ouvert un champ nouveau et immense à la réflexion proprement philosophique, à la réflexion qui cherche à comprendre par la raison ce qu’elle a reçu sur l’autorité de l’Ecriture.

Rappelons les noms d’Augustin, d’Anselme de Cantorbéry, de Calvin, de Pascal, de Guélinx, de Malebranche, de Charles Secrétan.

La dogmatique constate, inventorie, interprète, formule et relie génétiquement le donné révélé.

La philosophie religieuse chrétienne prend ce donné révélé pour matière des méditations de la raison ou de l’intelligence naturelles, mais illuminées par la foi. La raison chrétienne n’aspire pas, à la vérité, à comprendre les mystères de la foi. Ce serait une tentative contradictoire.

Mais la raison cherche, en toute indépendance, à comprendre pourquoi il y a des mystères religieux et à les intégrer dans l’ensemble des mystères de la nature comme conditions d’une intellection synthétique des choses.

On nous objecte qu’alors les philosophes chrétiens font des raisonnements qui n’ont plus d’importance pour les philosophes tout court.

Cela cadre parfaitement avec le point de vue des philosophes chrétiens, pour peu qu’ils soient augustiniens, ou calvinistes, disons plus simplement pauliniens.

S’il en était autrement, ce serait un scandale pour leur foi et une énigme insoluble pour leur philosophie : n’est-il pas écrit que l’homme naturel ne comprend rien aux choses divines et que, dans ce domaine, des petits et des enfants y voient plus clair que des sages et des intelligents ?

Pour le philosophe chrétien et calviniste, les bâtisseurs de systèmes immanentistes font des raisonnements qui n’ont qu’une importance historique et psychologique, parce qu’ils commencent leur travail en s’enfermant dans un cercle vicieux.

Mais on nie, du côté catholique, qu’il puisse y avoir des philosophes calvinistes, du moins qui soient conséquents avec leur principe.

Pour le calvinisme, la philosophie première, la métaphysique serait un luxe inutile d’abord. Sa dogmatique lui en tiendrait lieu.

Secondement la fin qu’il se propose, l’élimination de l’élément païen dans la pensée, le mettrait dans l’impossibilité de faire de la philosophie, même s’il voulait s’offrir ce luxe superflu pour lui.

Pour répondre à ces objections de principe, il est nécessaire de rappeler ce que le calvinisme veut être par rapport au problème qui nous occupe et de déterminer ce que peut être la philosophie pour lui.

Le calvinisme ne se présente pas comme une église nouvelle. Il veut être l’église ancienne réformée : et réformée selon le principe de l’analogie de la foi, qui est le Soli Deo gloria, c’est-à-dire la suffisance, la souveraineté de Dieu, son indépendance absolue à l’égard de tout être autre que lui.

La norme extérieure et la source de son dogme est donnée dans les écrits que l’Eglise reconnaissait déjà, au moment où il entre sur la scène de l’histoire, comme canoniques, c’est-à-dire comme règle divine permanente de la foi et de la vie.

Ces écrits s’attestent comme divins et canoniques au calviniste par le témoignage médiat et immédiat du Saint-Esprit ; médiat dans le consentement de l’Eglise et les autres caractères de divinité ; immédiat dans l’acte de foi personnel.

Le calvinisme, étant ainsi une réforme de la théologie et de l’Eglise, dans le sens de la tradition évangélique et augustinienne, est rigoureusement anormaliste et monergiste.

Il croit que le résultat de la chute est la corruption totale de la nature humaine. C’est là son anormalisme. Son monergisme consiste en ceci qu’il enseigne que c’est l’action, de la grâce commune toute seule qui empêche la corruption de la nature de devenir l’anéantissement de la nature ; que c’est l’action de la grâce particulière toute seule qui peut la restaurer dans son état normal, par la régénération.

Le calvinisme vise donc à purifier l’âme, l’église et le monde, de l’hérésie sous sa forme judaïque, moraliste, légaliste, d’abord.

Sur ce point, son effort se confond avec celui du luthéranisme. Il s’en appropriera le dogme de la justification sola fide.

Mais il vise à être une réforme plus étendue que le luthéranisme. Il se distingue de celui-ci en ce qu’il intensifie son effort contre un aspect de l’hérésie à l’égard duquel le luthéranisme ne réagit qu’imparfaitement, à son gré.

Cet aspect est l’élément païen qui immerge Dieu dans le monde quand il ne sépare pas Dieu du monde ; qui, de toute manière, menace la souveraineté de Dieu et confond les signes du divin avec le Numen, avec Dieu lui-même, quand il ne les oppose pas Dieu.

Enfin le calvinisme se place sur un autre plan que le rationalisme et que l’historicisme.

Contre le rationalisme, qu’il soit catholique, protestant ou séculier, il voit dans la foi l’organe de la certitude religieuse.

La foi (fides qua creditur, la foi qui saisit son objet) est un élément intégrant de la nature humaine normale ou régénérée.

Elle est l’intuition de la majesté sublime de Dieu dans l’Ecriture, où il enseigne, révèle, menace et promet avec autorité.

Elle est l’intuition de la présence en nous de Dieu provoquant et soutenant l’acte par lequel nous subsistons, nous nous mouvons et nous vivons.

Elle est l’intuition de la présence d’un Dieu intelligent et libre réglant le cours des choses.

Contre l’historicisme, qui veut prouver ou nier le divin et le miracle par la critique historique de témoignages humains, le calvinisme pose le caractère transhistorique du miracle. Le miracle ne peut être établi par le témoignage humain, avant d’avoir été, en quelque sorte, rendu présent à notre esprit, à travers le temps, par le témoignage et l’autorité de Dieu.

« La foi, dit Calvin, ne se peut contenter du témoignage des hommes quels qu’ils soient, si l’autorité de Dieu ne va devant. Mais quand le Saint-Esprit nous a témoigné intérieurement que c’est Dieu qui parle, alors, nous donnons aussi quelques lieux aux témoignages des hommes pour nous assurer quant à la certitude de l’histoire. J’appelle certitude de l’histoire, la connaissance que nous avons des choses advenues, ou les ayant vues nous-mêmes ou pour en avoir ouï parler à d’autresk. »

kCalvin, Com. sur harmonie évang., Luc.1.1.2.

Pour Calvin, la constatation du miracle ne doit pas commencer par un examen critique de la raison indépendante. Le « signe » n’est perçu comme divin par la conscience qu’une fois qu’elle a été illuminée par le Saint-Espritl.

l – Calvin, Com. sur Jean.3.2. « Quand les yeux sont ouverts et que la lumière de la prudence spirituelle éclaire, les miracles rendent témoignage assez ferme de la présence de Dieu. »

C’est l’analogie de la foi qui authentifie le miracle comme tel. Ce n’est pas le miracle, prouvé rationnellement et historiquement, qui fonde le dogmem.

mCalvin. Præf. ad reg. Gal., op. Calv. II, 16.

Or, on reconnaît volontiers, du côté catholique, qu’une telle foi peut légitimement, qu’elle doit même, tenter de s’ériger en science dogmatique, prenant pour objet Dieu et l’homme ; Dieu, ou plutôt la glorification de Dieu ; l’homme ou plutôt le salut de l’homme pécheur et du monde perdu.

Mais quand nous prétendons philosopher, on nous fait les objections que voici.

a) L’existence de Dieu étant, pour le calviniste, objet de foi et non de démonstration rationnelle, la métaphysique devient inutile.

Réponse : la métaphysique est, en effet, inutile pour fonder la religion. Mais elle n’est pas inutile pour essayer de faire comprendre que la religion est la meilleure clef pour ouvrir la porte du mystère de la nature.

La philosophie ne peut donner leur point d’appui ni à la religion ni à la théologie. Et cela est fort heureux, car tous les hommes n’ont pas les moyens de faire de la spéculation philosophique et tous ceux qui pourraient et aimeraient en faire n’y sont pas appelés par Dieu.

Mais ceux chez qui la foi a stimulé le besoin de comprendre et qui se reconnaîtront la vocation philosophique feront de la métaphysique, d’une manière désintéressée et libre.

Ils se livreront à ce travail non seulement pour donner satisfaction à leur inclination profonde ; mais surtout pour glorifier Dieu devant les hommes. Ils tiendront à leur montrer que la foi peut ouvrir l’esprit aux plus nobles ambitions de la science. Et il se trouvera peut-être qu’un travail entrepris en toute sérénité scientifique et avec une absolue sincérité intellectuelle pourra être utilisé pour critiquer les systèmes imprégnés d’éléments païens.

D’ailleurs, le désir d’éliminer cet élément n’est pas antiphilosophique en soi.

Le philosophe chrétien sait, par la foi, qu’il y a Dieu.

D’autre part, il a conscience que les faits naturels, à tous les degrés de la hiérarchie des êtres, pointent comme des signaux, vers une cause suprême au-dessus de toute loi, intelligente.

Qu’y a-t-il de contraire à l’esprit philosophique si l’on constate qu’on peut arriver à une intellection plus claire des problèmes, en exorcisant le fantôme du dieu identique au monde ? Pourquoi serait-il antiphilosophique de montrer que l’obligation morale ne se comprend pas sans un législateur suprême, de la nature et de la volonté duquel découle toute loi ?

Supposons que le philosophe ne réussisse pas à mener à bien cette démonstration, il le dira loyalement et renverra à une discipline autre que la sienne, pour établir ses affirmations, que sa foi lui montre être des vérités.

Mais, quand il raisonne, dans son domaine, il le fera avec la même indépendance que le philosophe incroyant.

b) Mais, objecte-t-on encore, en tentant d’éliminer l’élément païen, vous éliminez la nature. Or, la nature, c’est le texte de la philosophie.

Un Augustin, un Thomas d’Aquin n’ont pu faire de la philosophie qu’en s’assimilant et, au besoin, en rectifiant comme ils l’ont pu, la pensée de Platon, de Florin, d’Aristote qui étaient païens.

C’est la pensée grecque, et donc païenne, qui a enseigné aux chrétiens les sciences de la nature et la réflexion sur les conclusions de ces sciences.

La religion chrétienne est essentiellement orientée vers le surnaturel, vers le sacré. La philosophie a pour champ d’investigation le naturel, le profane, où les païens furent maîtres.

Réponse : Il n’y a, pour nous réformés, rien de profane hors le péché.

A l’opposition : sacré, profane, nous substituons : grâce particulière, grâce commune.

C’est pourquoi nous ne pouvons identifier le paganisme avec la nature, ni renfermer la religion chrétienne dans le surnaturel.

Ce qui est païen dans la philosophie antique, ce n’est pas l’enthousiasme pour l’étude de la nature ; ce n’est pas la nature elle-même que cette philosophie prend pour objet ; c’est le panthéisme, et c’est le déisme ; c’est Dieu méconnu ou remplacé par le culte de la nature.

Mais quand un penseur païen exprime et préconise quelque chose de vrai, de beau, de noble, notre foi enseigne qu’il le fait sous l’action surnaturelle de la grâce commune.

On sait que les pères apologètes voyaient dans ce cas l’intervention du Verbe de Dieu. On sait que Zwingle disait : c’est une parole de Dieu.

On sait moins et même on ignore très souvent que Calvin a dit la même chose : « … Ceux qui n’osent pas emprunter des auteurs profanes sont trop superstitieux. Car puisque toute vérité est de Dieu, si les infidèles ont dit quelque chose à propos et à la vérité, il ne le faut pas rejeter car il est procédé de Dieu. Outre plus vu que toutes choses sont de Dieu, pourquoi ne nous serait-il permis d’appliquer à sa gloire tout ce qui s’y peut rapporter proprementn ? »

nCalvin Com. sur Tite.1.12, à propos d’une citation d’Epiménide par S. Paul. Cf. Justin, Apol., II, 13 ; I, 5.

Pour Calvin, les sciences cultivées par les païens et les vérités philosophiques qu’ils ont entrevues sont les résultats magnifiques de l’action de la grâce commune.

L’élément païen qu’on trouve chez eux ne doit pas être confondu avec elles. Il peut et doit en être séparé. Et c’est là précisément l’une des tâches du philosophe calviniste.

c) En assignant à la philosophie un objet religieux : Dieu saisi par l’intuition de la foi, par la religiosité, le calvinisme substituerait la religion à la philosophie.

Réponse : On n’a pas le droit de considérer comme admis que la démonstration rationnelle est le seul procédé légitime en philosophie.

Il faut nécessairement qu’elle fasse intervenir quelque part et l’intuition et la foi en cette intuition.

Le positiviste lui-même ne pourrait faire un pas dans la voie où sa méthode l’engage, s’il ne croyait que cette méthode est la condition nécessaire pour atteindre le connaissable.

Le rationaliste ne peut rien démontrer s’il n’accepte, par un acte de foi, un ou plusieurs principes indémontrables.

Pourquoi le philosophe calviniste ne pourrait-il partir de l’intuition que sa foi a en la souveraineté de Dieu, au-dessus de toute loi ? Cette intuition lui donne précisément un point d’appui transcendant à la réalité qu’il se propose de comprendre.

D’ailleurs, en assignant comme but à la philosophie Dieu en tant qu’il se révèle à la foi, on ne donne pas à cette discipline un objet religieux.

L’objet religieux ce serait Dieu cru et reconnu comme terme de l’adoration et comme auteur du salut.

Mais pour s’approcher ainsi de Dieu, il faut d’abord croire qu’il est.

Or, le philosophe calviniste, partant de cette première intuition de la foi, quand il fait de la philosophie, croit et reconnaît Dieu comme principe premier, comme cause suprême et raison dernière de l’universalité des choses et il trouve en Lui le repos de sa propre raison.

Il n’y a, dans cette dernière considération, rien de spécifiquement religieux. C’est un point de vue proprement philosophique.

En effet, la fin poursuivie par la religion c’est l’adoration et la réconciliation avec Dieu. Mais la fin poursuivie ici c’est le repos de l’intelligence dans la contemplation d’un principe au-delà duquel elle sent qu’elle n’a plus à rien chercher.

Le calvinisme ne se trouve donc pas en présence de difficultés qui lui soient propres. Il peut, aussi bien et même mieux que les autres systèmes, s’efforcer d’édifier une philosophie.

Ainsi la voie est libre. Nous pouvons procéder à notre essai de fondation et de spécification de la connaissance religieuse, en étudiant la nature propre du dogme réformé. Et ce faisant, nous ferons de la philosophie et non de la dogmatique.

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