Ignace et Polycarpe

3. Authenticité

3.1 Exposé historique de la controverse

La question de l’authenticité n’a pas subi moins de complications que celle du texte lui-même.

Comme nous l’avons déjà dit, les lettres de S. Ignace, jusqu’aux découvertes d’Ussher n’étaient guère connues que dans la longue recension : or, sous cette forme, elles prêtent réellement à de formidables objections ; il n’était pas nécessaire d’être un critique bien exercé pour sentir que ces lettres étaient l’œuvre d’un faussaire, et qu’elles avaient été ou fabriquées de toutes pièces ; ou au moins largement interpolées. Aussi avaient-elles un fort mauvais renom au point de vue critique. Après la publication, par Ussher et Voss, des épîtres connues d’Eusèbe, c’est-à-dire de celles qui forment aujourd’hui la recension moyenne, celles-ci héritèrent, dans une certaine mesure, de la mauvaise réputation qui s’était attachée à la longue recension, et cette tare originelle ne s’est jamais complètement effacée.

Mais le plus puissant obstacle à la reconnaissance de l’authenticité vint des passions religieuses. Dans la collection des sept lettres tout autant que dans la longue recension, S. Ignace apparaît comme le champion décidé de la hiérarchie ecclésiastique et surtout de l’épiscopat unitaire. La découverte d’Ussher n’était donc pas pour plaire aux ennemis de l’épiscopat : aussi les Calvinistes français, Saumaise (1645), Blondel (1646), et les Presbytériens anglais s’attaquèrent-ils aussitôt à son œuvre. Vingt ans plus tard, parut le fameux livre de Daillé : De scriptis quæ sub Dionysii Areopagitae et Ignatii Antiocheni nominibus circumferuntur libri duo, Genève, 1666 ; toute authenticité y était refusée aussi bien à la recension nouvelle qu’à la longue collection, qui se trouvaient confondues dans la même réprobation. En 1672, l’anglican J. Pearson réduisait à néant l’argumentation de Daillé dans son célèbre ouvrage : Vindiciae epistolarum S. Ignatii, Cantabr., 1672.

Au xixe siècle, la lutte n’a pas été moins vive : tandis que R. Rothe se déclarait pour l’authenticité, F. Chr. Baur et A. Hilgenfeld se prononçaient nettement contre. Pendant une vingtaine d’années, on ne put admettre l’authenticité des lettres d’Ignace sans se voir refuser le titre de critique éclairé. En 1845, Cureton publiait la courte recension, nouvellement découverte, et la donnait comme le seul véritable texte de S. Ignace : il fut suivi dans cette voie par Bunsen, A. Ritschl et R. A. Lipsius ; de Pressensé s’était d’abord rangé à cette opinion ; mais dans sa dernière édition du Siècle apostolique il reconnut l’authenticité de la recension moyenne.

A partir de 1873, on voit se dessiner une réaction sérieuse en faveur de l’authenticité, avec les travaux de Funk, de J. Réville, et surtout do Lightfoot (1885). Ce dernier a, pour ainsi dire, épuisé la question, et démontré magistralement la valeur de la recension moyenne. Dans ses leçons lithographiées sur les Origines chrétiennes, chap. vi), Mgr L. Duchesne consacre tout un appendice à établir l’authenticité des lettres de S. Ignace et de S. Polycarpe. Renan ne considérait comme authentique que la seule épître aux Romains ; pour Bruston au contraire, ce sont les six lettres aux églises d’Asie qui sont authentiques, et l’épître aux Romains qui ne l’est pas.

Ce simple exposé historique de la controverse met en relief la confusion qui règne encore dans les esprits sur cette importante question. Néanmoins, il est vrai de dire que l’authenticité gagne tous les jours du terrain, et qu’elle n’a plus, en ce moment, qu’un fort petit nombre d’adversaires sérieux.

3.2 Preuves extrinsèques de l’authenticité

Au commencement du ive siècle, Eusèbe de Césarée, dans ses divers écrits, témoigne d’une grande familiarité avec l’histoire et les épîtres de S. Ignace.

Dans sa Chronique, il rapporte qu’Ignace fut le deuxième évêque d’Antioche ; il fixe son accession au siège épiscopal à la première année de Vespasien, et son martyre à la dixième année du règne de Trajan. Ces dates, il est vrai, surtout la première, ne doivent pas être prises trop au sérieux, le catalogue des évêques d’Antioche à l’usage d’Eusèbe étant manifestement dépourvu de valeur historique.

Dans son Hist. Eccl., l. III, ch. 22 et 38, il fait encore mention d’Ignace, de son épiscopat et de ses lettres.

Mais c’est surtout au ch. 36 de ce même livre III qu’il faut se reporter : c’est le passage le plus décisif de toute la littérature chrétienne sur Ignace, Polycarpe et leurs écrits. Ignace, dit Eusèbe, fut le deuxième successeur de S. Pierre sur le siège d’Antioche ; il fut conduit à Rome pour y être livré aux bêtes ; de Smyrne, il écrivit quatre lettres : aux églises d’Éphèse, de Magnésie, de Tralles, de Rome. Étant déjà loin de Smyrne, il écrivit de nouveau aux chrétiens de Philadelphie, ainsi qu’à l’église de Smyrne et en particulier à Polycarpe son évêque. » Voilà bien les sept lettres reconnues aujourd’hui pour l’œuvre authentique d’Ignace. Eusèbe cite textuellement deux passages de l’épître aux Romains et un autre de l’épître aux Smyrniotes, tels que nous les possédons dans notre recension moyenne.

Dans les Quæstiones ad Stephanum I, il cite encore textuellement un autre passage de l’épître aux Éphésiens (19.1).

Ces divers témoignages d’Eusèbe en faveur des sept lettres sont tellement clairs, tellement frappants, qu’ils se passent de tout commentaire.

Du ive siècle, remontons à la première moitié du iiie : dans Origène, nous trouvons cités deux passages de l’épître aux Romains (de Oratione, 20, et Canticum canticorum, Prolog.), ainsi qu’un passage de l’épître aux Éphésiens (Homilia VI in Lucam). Origène indique, comme auteur de ces lettres, « le second évêque d’Antioche après Pierre, Ignace, qui lutta contre les bêtes à Rome pendant la persécution. »

Remontons plus haut encore, à la fin du xiie siècle. Dans son grand ouvrage contre les Hérésies, publié vers 180, Irénée cite la phrase la plus célèbre de l’épître aux Romains : « Quemadmodum quidam de nostris dixit, propter martyrium in Deum adjudicatus ad bestias, quoniam frumentum sum Christi, et per dentes bestiarum molor, ut mundus panis inveniar. » (A. H., V, 28,4). Le texte grec de ce passage d’Irénée nous est donné dans l’important chap. 36 du livre III de l’Hist. Eccl. d’Eusèbe dont nous venons de parler.

Arrivons enfin au contemporain, au confident de S. Ignace, c’est-à-dire à S. Polycarpe. Nous verrons plus loin ce qu’il faut penser de l’authenticité de sa lettre aux Philippiens. Dans cette lettre (ch. 1 et 9), il fait allusion à Ignace et à l’escorte d’honneur que les Philippiens lui avaient faite dans son voyage vers le martyre ; mais le passage décisif, c’est le chap. 13 dont le texte grec nous a été conservé par Eusèbe (H. E., III, 36) : « Vous m’avez écrit, vous et Ignace, pour que, si quelqu’un va en Syrie, il se charge aussi de votre lettre… Les épîtres d’Ignace, tant celles qu’il nous a adressées que les autres que nous possédons de lui, nous vous les envoyons selon votre demande : elles sont jointes à la présente lettre… De votre côté, st vous avez des nouvelles sûres d’Ignace et de ses compagnons, veuillez me les communiquer. »

Ce texte se rapporte si exactement à notre collection actuelle, que sa clarté même a éveillé des soupçons, d’ailleurs injustifiés : on s’est demandé si ce n’était pas là un post-scriptum ajouté par un faussaire à la lettre aux Philippiens tout exprès pour faire croire à l’authenticité des épîtres d’Ignace.

En supposant la lettre aux Philippiens authentique dans toutes ses parties, et elle l’est en effet, comme nous le montrerons bientôt, nous voyons que S. Polycarpe, alors que le martyre d’Ignace n’était peut-être pas encore un fait accompli, quelques semaines à peine après son passage à Smyrne, possédait déjà une collection de ses lettres correspondant à la nôtre, et était en mesure d’en envoyer une copie aux Philippiens.

Outre ces témoignages directs, on trouve encore, dans la littérature chrétienne des trois premiers siècles, une multitude de réminiscences des épîtres ignatiennes : il y en a dans le Martyre de S. Polycarpe, dans la lettre des églises de Vienne et de Lyon, dans Méliton, Athénagore, Théophile d’Antioche, Clément d’Alexandrie, Tertullien (V. Lightfoot, Apostolic Fathers, vol. l). Selon l’expression d’Eusèbe (H. E., III, 36), S. Ignace était alors très célèbre : παρὰ πλείστοις εἰς ᾽’τι νῦν διαβόητος Ἰγνάτιος.

Lucien semble bien avoir connu non seulement l’histoire d’Ignace, mais ses lettres elles-mêmes, et s’en être inspiré dans la Mort de Pérégrinus, écrite vers 165-170. Il est fort intéressant de comparer les passages de cet ouvrage relatifs à la période chrétienne de la vie de Pérégrinus avec les épîtres d’Ignace. Renan, pourtant hostile à l’authenticité des lettres de S. Ignace, celle aux Romains exceptée, avoue que les allusions de Lucien constituent en leur faveur un assez fort argument.

3.3 Preuves intrinsèques

La force exceptionnelle des preuves extrinsèques n’est contestée par personne. Aussi est-ce presque uniquement par des arguments tirés delà critique interne qu’on essaie de saper l’authenticité des épîtres d’Ignace.

Naturellement nous ne pouvons donner ici qu’un aperçu sommaire et très incomplet des objections et des réponses, renvoyant le lecteur pour plus de détails à la savante et décisive dissertation de Lightfoot.

Les objections peuvent se ranger sous quatre chefs principaux : 1° invraisemblance de la situation d’Ignace, telle qu’elle ressort de ses lettres ; 2° la hiérarchie ecclésiastique ; 3° les hérésies ; 4° le style.

1° La situation.

Ignace, déjà condamné aux bêtes à Antioche, est envoyé jusqu’à

Rome pour y subir sa peine : un tel voyage, pour un pareil motif, n’est-il pas invraisemblable ?

Non, car on sait l’effrayante consommation de vies humaines faite dans les amphithéâtres de Rome pour les plaisirs du peuple ; on n’y pouvait subvenir qu’en mettant les provinces à contribution. Aussi dirigeait-on, sur Rome, de tous les points de l’Empire, beaucoup de condamnés, surtout les beaux hommes, dignes d’être montrés au peuple romain : Si ejus roboris vel artificii sint ut digne populo romano exhiberi possint, dit le Digeste, XLVIII, 19, 31. Le cas d’Ignace n’est nullement isolé ; c’est un fait qui, à cette époque, se renouvelait tous les jours.

Il est invraisemblable, a-t-on dit encore, qu’un prisonnier ait pu recevoir ainsi des députations entières, correspondre librement avec ses coreligionnaires, écrire ou dicter des lettres, etc.

Cette objection, comme la précédente, ne peut venir qu’à l’esprit de gens peu versés dans la connaissance de l’antiquité. La condition des prisonniers, à cette époque, n’était nullement celle d’aujourd’hui : S. Paul, prisonnier, a pu faire, soit pendant son voyage de Césarée à Rome, soit pendant sa captivité à Rome, tout ce que nous voyons faire à Ignace, et l’on n’a jamais élevé le moindre doute contre le récit de la captivité de S, Paul.

D’ailleurs, que les lettres d’Ignace soient vraies ou supposées, il est certain que l’histoire de son voyage, telle qu’elle ressort aujourd’hui de ces lettres, était connue et admise comme vraie avant la fin du iie siècle. C’est donc que les contemporains ne trouvaient rien d’invraisemblable, ni dans le voyage lui-même, ni dans la manière dont il s’est opéré.

Qu’on relise la Mort de Pérégrinus : on y verra ce faux chrétien jouir dans les fers de la même liberté relative. Or Lucien était presque un contemporain d’Ignace, et c’était un littérateur trop avisé pour placer son héros dans des conditions invraisemblables.

2° La hiérarchie ecclésiastique.

Ignace, on le sait, est le grand champion de l’épiscopat unitaire et monarchique. Dans ses lettres, la hiérarchie ecclésiastique nous apparaît définitivement constitué avec ses trois ordres nettement distincts, les diacres, les presbytres et l’évêque qui, élevé au-dessus de tous, résume en lui toute l’Église et représente Dieu sur la terre.

Or l’épiscopat, ou du moins le pouvoir épiscopal qu’il est dépeint dans les lettres d’Ignace, serait, nous dit-on, un anachronisme au temps de Trajan. La conclusion s’impose ! puisque l’épiscopat n’existait pas au temps de S. Ignace, ces lettres, qui en sont le panégyrique, ne peuvent pas être de lui ; elles ont été composées à l’époque, postérieure d’un demi-siècle, où l’épiscopat a été constitué, et mises sous son nom vénéré.

Mais qu’est-ce qui prouve que l’épiscopat unitaire n’existait pas au temps de Trajan et d’Ignace ? C’est là une idée à priori, une assertion gratuite. En calculant la durée probable de l’évolution de la hiérarchie, on s’est dit qu’il en devait être ainsi : mais on en sait rien d’une manière positive. Car les documents relatifs à l’épiscopat nous font défaut pour cette période, ou plutôt il n’y en a pas d’autres que les épîtres de S. Ignace. Nous devons régler nos conceptions historiques sur les documents, et non pas sacrifier les documents à des idées à priori, qui ne sont pas étayées sur des documents contraires. C’est une question de savoir si l’épiscopat existait ou n’existait pas au début du iie siècle. Rejeter les lettres ignatiennes parce qu’elles nous montrent l’épiscopat déjà constitué, c’est supposer prouvé ce qui est justement en cause. Jusqu’à découverte de documents opposés, nous devons donc admettre l’existence de l’épiscopat sur la foi des épîtres ignatiennes, et non pas repousser celles-ci parce qu’elles contrarient une vue purement théorique.

Tandis que les six lettres aux églises d’Asie sont un véritable dithyrambe à la gloire de l’épiscopat, l’épître aux romains garde sur cette institution un silence presque complet : il n’y est pas une seule fois question de l’évêque de Rome, et, si S. Ignace ne s’y était pas une fois en passant désigné lui-même comme l’évêque de Syrie, elle ne contiendrait pas la moindre allusion à l’épiscopat. De ce contraste, Renan conclut à l’authenticité de l’épître aux Romains et à la supposition des six autres lettres qui, d’après lui trahissent les préoccupations et la méthode d’un faussaire.

Il est certain que, au point de vue de l’épiscopat, le contraste entre l’épître aux Romains et les autres lettres est tout à fait frappant ; nous sommes surpris, en particulier, de ne pas trouver dans la première une seule mention d’un évêque de Rome. Mais, dans l’épître de S. Clément, écrite peu de temps avant la date présumée de la lettre aux Romains, comme dans le Pasteur d’Hermas, composé à Rome même quelques années après S. Ignace, nous constatons le même silence sur l’évêque de Rome dont il n’est pas une seule fois question. C’est évidemment là un fait singulier au premier abord, mais dont l’explication ne rentre pas dans le cadre du présent travail. Il est également certain que, lorsqu’on passe de l’épître aux Romains aux autres épîtres, on éprouve quelque étonnement devant l’insistance, presque fatigante, avec laquelle Ignace prône la hiérarchie en général et l’épiscopat en particulier, et l’on ne peut se défendre, au premier moment, d’un mouvement de défiance.

Mais, s’il est relativement difficile d’expliquer le silence absolu d’Ignace sur l’évêque de Rome, il est facile de deviner pourquoi, dans sa lettre aux Romains, il s’abstient de ces exhortations à l’union et à la discipline, de ces panégyriques de la hiérarchie, qui forment le fond des autres épîtres.

Ces autres épîtres, en effet, sont adressées aux églises dans leur propre intérêt ; c’est pour leur donner des conseils qu’Ignace leur écrit, et, dans ces temps troublés par l’hérésie et le schisme naissants, il ne connaît rien de plus pressant à leur recommander que l’union et l’obéissance de tous les fidèles à leurs chefs. C’est dans son propre intérêt, au contraire, qu’il écrit aux Romains et non pour leur donner des conseils. La seule exhortation qu’il leur adresse, et qui est le but unique de sa lettre, c’est de ne pas lui ravir, par leur charité intempestive, la palme du martyre.

Quant à l’insistance, très réelle, qu’Ignace met dans ses six autres épîtres à recommander la hiérarchie et l’épiscopat, elle s’explique très simplement par deux causes : 1° C’était l’époque où le schisme et l’hérésie commençaient à travailler l’Église ; on était à l’aurore de cet orageux iie siècle, le plus fertile en hérésies : Ignace sentait venir l’orage, et il ne voyait de salut que dans l’obéissance à la hiérarchie. C’était chez lui une idée fixe, qui l’obsédait. De là ses appels enflammés à l’union, ses exhortations réitérées à tous les fidèles de se serrer autour de leurs pasteurs. Quel est l’homme, profondément convaincu, et comme possédé par une idée qui ne la répète sans cesse ? N’est-ce pas là l’histoire très naturelle de la delenda Carthago de Caton ?

2° L’insistance et les répétitions faisaient d’ailleurs partie de sa manière d’écrire, de son tempérament littéraire. Dans son épître aux Romains, nous l’avons déjà dit, il n’y a guère qu’une idée : empêcher les Romains de lui ravir la couronne du martyre. Mais combien de fois n’exprime-t-il pas cette même idée sous des formes différentes ! Est-il étonnant que, dans les autres épîtres, il revienne sans cesse sur la recommandation, capitale à ses yeux, de l’union à l’épiscopat ?

Il n’y a donc rien, ni dans les doctrines d’Ignace sur l’épiscopat, ni dans l’extraordinaire insistance qu’il met à l’exalter, qui puisse infirmer le moins du monde l’authenticité de ses lettres. Ce plaidoyer en faveur de l’épiscopat, comme le fait remarquer Mgr Duchesne (Les Origines chrétiennes, p. 76), se comprend même beaucoup mieux au début du iie siècle, au temps de saint Ignace, que cinquante ans plus tard, alors que l’épiscopat est établi partout sans conteste, et n’a plus besoin d’avocat.

3° Les hérésies.

Les deux principales erreurs combattues dans les lettres d’Ignace sont le Judéo-christianisme et le Docétisme.

Ce sont surtout les Magnésiens et les Philadelphiens qu’il met en garde contre les Judaïsants ; quant au docétisme, il y fait de continuelles allusions dans toutes ses lettres, mais c’est dans celles qu’il adresse aux Éphésiens, aux Tralliens et aux Smyrniotes qu’il le prend plus particulièrement à partie. Il semble bien d’ailleurs que, dans l’esprit d’Ignace et sans doute aussi dans la réalité, ces deux erreurs ne fussent que les deux faces d’une seule et même hérésie, le Judéo-gnosticisme, et que ce fût la même catégorie de personnes qu’il visât dans les deux cas.

Le Judéo-christianisme, c’est-à-dire l’erreur qui consiste à mêler les rites et les pratiques du judaïsme avec la foi chrétienne, est contemporain des apôtres : ce fut la grande préoccupation de saint Paul. De la mention qu’en fait Ignace, impossible donc de tirer la moindre objection contre l’ancienneté de ses lettres. C’est au contraire une preuve d’antiquité, puisque l’erreur des judaïsants fut la première des hérésies chrétiennes, qu’elle semble avoir eu son apogée du vivant même des apôtres, et que, à partir de l’an 70, elle alla toujours en diminuant, à mesure que le temps élargissait le fossé entre le judaïsme et le christianisme.

Le docétisme (de δοκεῖν, sembler, paraître), est cette étrange doctrine d’après laquelle l’humanité de Jésus-Christ n’a été qu’une simple apparence, non une réalité. D’après le docétisme le plus radical, celui précisément qui est combattu dans les lettres ignatiennes comme d’ailleurs dans les épîtres johanniques, le corps de Jésus-Christ n’a été qu’un fantôme sans aucune réalité objective ; par conséquent Jésus-Christ n’est pas réellement né, jamais il n’a réellement mangé ou bu, il n’a point réellement souffert, et n’a pu mourir : bref, sa carrière terrestre et sa passion n’ont été qu’une pure fantasmagorie.

Or ce docétisme absolu semble avoir atteint son apogée au commencement du iie siècle, c’est-à-dire à l’époque même de saint Ignace ; c’est celui qu’enseignait l’école de Simon le Magicien, ainsi que Saturnin d’Antioche, un compatriote et un contemporain d’Ignace. Vingt ans plus tard, cette doctrine revêt une forme bien plus mitigée : ainsi le docétisme de Basilide (vers 130) se réduit à ce que Jésus-Christ, au moment de la passion, change de forme avec Simon le Cyrénéen, qui est crucifié à sa place ; Valentin, vers 140, accordait au Christ un corps visible et capable de souffrir, bien qu’immatériel ; ce n’est qu’un peu plus tard, avec Marcion, que le docétisme revint à ses premières exagérations.

Le fait que c’est sous sa forme la plus radicale que le docétisme nous apparaît dans les épîtres d’Ignace, loin d’être une difficulté, est au contraire une preuve de l’ancienneté de ces lettres, puisque le docétisme, à partir de l’époque de Trajan, alla plutôt en s’atténuant.

Champion de l’orthodoxie, n’ayant des pensées que pour l’Église, l’auteur, quel qu’il soit, des épîtres ignatiennes prend le plus vif intérêt aux questions religieuses débattues de son temps. Caractère bouillant, polémiste par tempérament, il lui est impossible de rester neutre dans les querelles qui divisent la chrétienté : il lui faut prendre parti. Du moment qu’il ne dit pas son mot sur une question importante, on peut être sur que cette question n’est pas encore soulevée de son temps. A ce point de vue, son silence est aussi révélateur que ses paroles.

Or une question brûlante va bientôt mettre aux prises l’église de Rome et les églises de l’Asie Mineure, c’est-à-dire justement les églises mêmes auxquelles toutes les lettres d’Ignace sont adressées : c’est la question de la Pâque. On sait avec quelle âpreté elle fut discutée de part et d’autre. L’ami et le correspondant d’Ignace, saint Polycarpe, fut l’un des premiers mêlés à cette affaire et entreprit même à cette occasion le voyage de Rome. Or dans les épîtres d’Ignace, pas la moindre allusion aux Quartodécimans. Comment le fougueux polémiste, auteur de ces lettres, eût-il pu se tenir totalement à l’écart d’une si violente querelle, à supposer qu’il eût vécu dans la seconde moitié du iie siècle ?

Simultanément avec la question de la Pâque, le Montanisme vint jeter la division dans ces mêmes églises de l’Asie Mineure auxquelles Ignace portait un si vif intérêt. Et pas un mot, dans toutes ses lettres, du Paraclet et de la nouvelle Jérusalem !

Très peu de temps après Trajan, éclatèrent les grandes hérésies gnostiques du iie siècle, avec Basilide (vers 120-130), Valentin et Marcion (vers 140-160). C’étaient d’autres hommes que les pauvres judaïsants et les obscurs docètes du commencement du siècle. Leurs enseignements avaient dans toute la chrétienté un retentissement extraordinaire, et un moment vint où ils menacèrent de réduire l’église catholique à une minorité. Comment le pointilleux orthodoxe qui est l’auteur des lettres ignatiennes ignore-t-il ces grandes hérésies, au point de n’y pas faire une seule fois allusion ? N’est-il pas évident qu’il est antérieur à la question de la Pâque, au Montanisme, à Marcion, à Valentin, à Basilide ? Mais cette constatation nous ramène, pour la composition des lettres ignatiennes, à l’époque de Trajan, puisque Basilide florissait sous Adrien, et que Valentin et Marcion l’ont suivi d’assez près.

Signalons pourtant un passage de l’épître aux Magnésiens, 8.2, qui, à ce point de vue, a longtemps constitué une formidable objection contre l’authenticité des lettres ignatiennes. Voici cette fameuse phrase telle qu’on la lit dans les versions moyennes grecque et latine : ὁ φανερώσας ἑαυτὸν διὰ Ἰησοῦ Χριστοῦ τοῦ υἱοῦ αὐτοῦ, ὅς ἐστιν αὐτοῦ λόγος ἀΐδιος οὐκ ἁπὸ σιγῆς προελθών : (Dieu) s’est manifesté par Jésus-Christ son Fils, qui est son Verbe éternel non émané du Silence.

Dans le système de Valentin, l’Abîme et le Silence engendrent l’Esprit et la Vérité, qui engendrent à leur tour le Verbe et la Vie. Nier que le Verbe procède du Silence, c’est porter un coup droit à la doctrine de Valentin. Une riposte aussi directe ne peut venir que d’un écrivain très au courant du gnosticisme valentinien, par conséquent postérieur à Valentin, ou tout au moins son contemporain (vers 140-160). C’est l’objection la plus forte que Blondel et Daillé aient formulée contre la date et par suite contre l’authenticité des lettres ignatiennes.

En supposant authentiques ces paroles : « Verbe éternel non émané du Silence, » faudrait-il nécessairement voir là une attaque dirigée contre Valentin ? — Non ; et pour nous en convaincre, nous n’avons qu’à relire le ch. 8 dans son entier : nous constaterons que les adversaires visés sont des gnostiques judaïsants ; or Valentin est tout l’opposé d’un judaïsant.

Mais une simple découverte critique est venue anéantir cette objection qui a fait autrefois couler des flots d’encre. Dès 1868. Lightfoot démontra qu’il fallait supprimer les mots ἀΐδιος οὐκ sur l’autorité concordante de la version arménienne et d’une citation de Sévère d’Antioche. Apres lui, Zahn et Funk ont adopté cette leçon que Hilgenfeld est le seul, de tous les grands éditeurs modernes d’Ignace, à rejeter. Ainsi rétabli, le passage ne présente plus aucune difficulté : « Dieu s’est manifesté en la personne de Jésus-Christ son Fils, qui est son Verbe sorti du silence. »

Ainsi, tout ce que l’auteur des lettres ignatiennes dit des hérésies et surtout ce qu’il n’en dit pas, montre qu’il écrivait dans les premières années du iie siècle.

4° Le style.

Le style des lettres ignatiennes n’a donné lieu qu’à d’assez faibles objections. Au contraire, il fournit, en faveur de l’authenticité, des preuves d’une valeur exceptionnelle.

C’est Blondel et Daillé qui, les premiers, ont conduit l’attaque sur ce point ; depuis, on n’a guère fait que répéter leurs arguments.

Le style des lettres ignatiennes, dit-on, est ampoulé, souvent obscur, plein d’images forcées, de répétitions fatigantes ; la grammaire et le vocabulaire y sont également maltraités. Bref, cette manière d’écrire est « indigne d’un Père Apostolique. »

A supposer justes toutes ces critiques, et quelques-unes le sont assurément, en quoi prouvent-elles que S. Ignace ne soit pas l’auteur de ces lettres ? Pourquoi n’aurait-il pas eu tous les défauts littéraires qu’on y constate ? Par quel procédé sa qualité de Père Apostolique, dont assurément il ne se doutait guère, l’aurait-elle mis à l’abri de l’emphase, de l’obscurité et du mauvais goût ?

Il s’en faut bien d’ailleurs que toutes ces critiques soient fondées. De fait, ce qui frappe tout d’abord dans les lettres ignatiennes, c’est l’originalité. On sent que l’auteur était un homme à part, d’une puissante personnalité. Son style est d’une concision allant parfois jusqu’à l’obscurité ; les images y sont accumulées, pas toujours heureusement choisies ; les répétitions y sont fréquentes. Conviction profonde et entraînante, mouvement passionné, émotion extraordinaire, exaltation même : tels sont les traits caractéristiques de ces lettres. Comment un faussaire, travaillant à froid, eût-il trouvé ces accents enflammés qui nous frappent si vivement dans l’épître aux Romains ?

Mais ce sont surtout les défauts littéraires de ces épîtres qui constituent la meilleure preuve de leur authenticité.

Ainsi les répétitions : elles sont réelles et fréquentes. Mais remarquons d’abord qu’Ignace n’écrivait pas pour la postérité, et que l’idée la plus étrangère à son esprit, c’était celle de produire un effet littéraire quelconque. Faire entrer dans les têtes de ses correspondants telle ou telle vérité dont il était profondément pénétré, voila son unique but ; son insistance vient de la force passionnée de ses convictions. N’oublions pas d’ailleurs que les différentes églises auxquelles il écrivait avaient toutes besoin des mêmes conseils. Ces répétitions sont donc souvent très naturelles ; mais c’est surtout quand elles ont un défaut réel, facilement évitable, qu’elles s’expliquent bien mieux par la condition même d’Ignace prisonnier, dictant ses lettres précipitamment, en présence d’au moins un ou deux gardiens, que dans l’hypothèse d’un faussaire, tranquillement assis à sa table de travail, avec tout le loisir et tout le calme nécessaires pour les éviter. On a également reproché à Ignace son style brisé, ses anacoluthes fréquentes. Et, de fait, toutes les fois qu’il commence une période un peu longue, on est sûr qu’il n’ira pas jusqu’au bout : il s’arrête en route, change brusquement de tournure, saute à une idée nouvelle, sauf à revenir plus tard à celle qu’il vient de quitter, passe sans transition du singulier au pluriel, ou du pluriel au singulier. (Cf. Éph., ch. 1 tout entier ; Magn.2.5 ; Trall.9.2 ; Rom.1.1 ; etc.) Quelle bizarre idée pour un faussaire de violer ainsi comme à plaisir, les plus élémentaires principes de la grammaire ! Au contraire, ces incorrections, comme les répétitions, s’expliquent tout naturellement dans le cas d’Ignace, qui n’écrivait pas lui-même, mais dictait ses lettres à la hâte et comme il pouvait, parfois sans doute au milieu du tumulte d’un corps de garde, et sans avoir le temps de se relire.

Renan trouve une grande différence entre le style de l’épître aux Romains et celui des six autres lettres : ce prétendu contraste est même l’un des arguments qu’il fait le plus valoir pour établir l’authenticité de l’une et le caractère apocryphe des autres. « Si l’on excepte, en effet, l’épître aux Romains, pleine d’une énergie étrange, d’une sorte de feu sombre, et empreinte d’un caractère particulier d’originalité, les six autres épîtres, à part deux ou trois passages, sont froides, sans accent, d’une désespérante monotonie… Le style de l’épître aux Romains est bizarre, énigmatique, tandis que celui du reste de la correspondante est simple et assez froid. »

Que le style de l’épître aux Romains soit supérieur à celui des six autres, qu’il ait un élan plus entraînant et des accents plus passionnés, nous le reconnaissons sans peine : l’épître aux Romains est peut-être le plus beau morceau, en tout cas « l’un des joyaux de la littérature chrétienne primitive, » selon le mot de Renan. On n’écrit pas dans sa vie deux lettres comme celle-là. Mais c’est une différence de degré, non de nature. Le style, qualités et défauts, grammaire et vocabulaire, est exactement le même dans les sept lettres, et sa parfaite unité, d’un bout à l’autre de la collection, trahit l’unité d’auteur.

Au contraire, il y a un abîme entre le style d’Ignace et celui de Polycarpe, que Renan trouve pareils. « De l’épître de Polycarpe ainsi falsifiée et des six lettres censées d’Ignace, se forma un petit Corpus pseudo-ignatien, parfaitement homogène de style et de couleur, vrai plaidoyer pour l’orthodoxie et l’épiscopat. » — La vérité est que le style de Polycarpe et celui d’Ignace se ressemblent à peu près comme l’eau et le feu, le premier étant aussi simple et aussi froid que le second est ardent et mouvementé. Une telle erreur, sous la plume d’un fin littérateur comme Renan, est inconcevable.

C’est même ce contraste absolu des deux styles qui rend impossible la composition des lettres d’Ignace et de Polycarpe par le même auteur.

D’ailleurs, si la lettre de Polycarpe fait partie de ce plaidoyer pour l’orthodoxie et l’épiscopat, comment expliquer qu’elle ne contienne pas un mot relatif à l’épiscopat et fournisse même, par son silence, un argument aux adversaires de cette institution ?

Cette question de l’authenticité des épîtres étant de beaucoup la plus importante de toutes celles qui se rapportent à saint Ignace, on comprendra que nous y ayons insisté un peu longuement, plus longuement peut-être que ne le comporte le cadre restreint de cette modeste édition.

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