Explication pratique de la première épître de Jean

Préface du traducteur

Voici un ouvrage qui sera sans doute diversement apprécié : personne toutefois, nous osons l’espérer, ne l’accueillera avec indifférence, quand on saura que c’est le dernier fruit de la pensée chrétienne d’un pieux docteur de l’Église contemporaine. Neander, presque aveugle, incapable de poursuivre les belles recherches historiques qui avaient rempli sa vie, voulut encore consacrer au bien spirituel de ses frères le reste de ses forces, en dictant à l’un de ses élèves quelques réflexions pratiques sur trois portions du Nouveau Testament qui avaient particulièrement fixé son attention. De là sont nés trois commentaires, uniques dans leur genre, courts, simples et substantiels, dans lesquels Neander a déposé le produit le plus pur de son expérience chrétienne et de ses études bibliques. L’Épître aux Philippiens et celle de saint Jaques ont déjà paru en français ; la publication actuelle complète l’œuvre modeste que nous avons entreprise de concert avec notre ami M. E. de Pressensé. Sans doute des traductions seront toujours plus ou moins entachées de faiblesse ; on ne dépouille pas impunément de son vêtement naturel la pensée d’un écrivain pour lui en faire prendre un autre ; cet habit nouveau ne lui sied jamais exactement ; elle y est nécessairement gênée, quelquefois faussée : le fond et la forme sont deux éléments si intimement liés entre eux qu’on ne peut guère toucher à l’un sans altérer l’autre. Il n’est point de traducteur consciencieux qui n’ait éprouvé à cet égard un sentiment pénible. Aussi appelons-nous de tous nos vœux l’avènement d’une littérature théologique nationale, française d’esprit comme de langage, qui, tout en puisant dans les riches trésors des peuples étrangers, vive de sa propre vie, tienne compte des habitudes de pensée et de la culture spirituelle de ceux auxquels elle s’adresse, et soit empreinte de ce cachet gaulois de force, de clarté et de noblesse sans lequel nos livres religieux seront toujours peu populaires en France. Ce temps viendra. Nous résignerons-nous à croire que le pays qui a vu briller dans son sein l’école de Saumur, et qui a donné naissance à Calvin, soit réduit à se nourrir d’une théologie de seconde main et d’une édification d’emprunt ? Non ! Ayons confiance en Dieu ! Il relèvera notre Église de ses ruines ; il y multipliera, quand le moment sera venu, les docteurs selon son cœur et la « remettra en un état renommé sur la terre ».

Mais dans la pauvreté actuelle de notre littérature religieuse – pauvreté qu’il ne faut cependant pas exagérer – et en attendant de nouveaux travaux originaux, n’y a-t-il point place pour quelques traductions ? Ne remplissent-elles pas provisoirement une lacune ? Ne servent-elles pas, à leur manière, à l’avancement du règne de Dieu ? Ne sont-elles pas en particulier la conséquence et la marque naturelle d’une époque de transition comme la nôtre ? Dans un temps de crise tel que celui où Dieu nous fait vivre, quand un monde nouveau se dégage lentement, douloureusement de l’ancien, quand tous les esprits sérieux sont en travail, n’est-il pas utile alors de profiter largement des lumières d’autrui, de rattacher nos expériences à celles de nos frères en la foi, et de faire entrer dans la solution cherchée tous les éléments que l’on peut rassembler ? Nous l’avons pensé ; c’est pourquoi nous offrons aujourd’hui avec confiance à ceux qui aiment l’étude de la Parole de Dieu la traduction du livre de Neander.

Cette traduction est libre : si elle eût été littérale, l’ouvrage eût été plus long, et – nous le croyons-plus diffus. Tel qu’il est, et malgré les divisions que nous y avons introduites, il paraîtra encore un peu vague, Nous n’avons pu entièrement éviter cet inconvénient qui tient à la manière même de Neander : il n’y a chez lui aucun travail de style ; il dicte ses idées dans l’ordre où elles se succèdent dans son esprit, sans que cet ordre soit toujours régulier ; aussi est-il fréquemment obligé de revenir sur ses pas, de renouer une pensée interrompue, de sacrifier à l’abondance des développements et à la ferveur du sentiment chrétien la précision que recherche le lecteur français. Il y a plus : sa théologie n’est pas sur tous les points entièrement arrêtée, ou du moins il ne la formule pas toujours avec netteté. Est-ce chez lui impuissance de conclure ? Nous n’affirmerions pas avec certitude le contraire ; mais c’est aussi, c’est plutôt, pensons-nous, de sa part, profonde humilité. « L’humilité, répétait-il souvent, est la première orthodoxie. » Assurément il faut tendre à une exposition complète et claire du christianisme ; mais cet idéal que chacun poursuit, qui peut se flatter de l’avoir atteint ? qui a découvert, pour le contenu de l’Évangile, une forme adéquate ? Entre les théologiens plus systématiques et ceux qui le sont moins la différence n’est donc que relative ; l’essentiel est d’être absolument vrai avec soi-même ; il n’y a de force que dans la vérité ; elle seule sanctifie. Or, entre le danger d’affirmations timides et celui de déductions téméraires, qui ne choisirait le premier ? Qui ne préférerait une foi humble et encore défiante d’elle-même, mais vivante et intime, à une croyance robuste que n’a jamais effleurée le souffle du doute et à laquelle manque tout caractère personnel ?

Ne pouvons-nous pas ajouter que l’inconvénient dont nous parlons tient aussi en grande partie à la manière de saint Jean ? C’est en vain que l’on chercherait chez lui la méthode ferme, lucide, didactique de saint Paul ; il règne dans ses enseignements une plénitude divine qui brise tous les moules du langage et défie l’analyse. Sa confusion apparente n’est qu’une sainte profusion.

Aussi, plus on lira l’épître de saint Jean, en s’aidant de l’explication pratique qu’en donne Neander, moins on songera à se plaindre du manque de suite dans les pensées et plus on admirera cet ordre spirituel et profond qui fréquemment rompt l’ordre logique. Seulement il faut aborder cette lecture, non en critiques, mais en chrétiens avides de vérité et de sainteté. Ce n’est point un livre de science ou de littérature, c’est un ouvrage d’édification que nous offrons aujourd’hui au public ; c’est comme tel qu’il demande à être apprécié. Qu’il nous soit permis de recommander à ceux qui le prendront en main de lire avec soin, avant de commencer un chapitre nouveau, la portion du texte sacré qui y est développée.

Aussi bien, le point important n’est pas de saisir la pensée de Neander, mais de se pénétrer de la pensée de saint Jean que Neander a cherché à mettre en lumière. Cette étude nous semble plus que jamais de saison. D’un côté saint Jean nous enseignera cette vraie largeur évangélique qui, regardant Jésus-Christ comme le centre, la mesure, le tout du christianisme, tolère les diversités et juge les opinions contraires non d’après des théories traditionnelles dont on admet d’avance et presque sans examen l’infaillibilité, mais d’après la place plus ou moins grande qu’y occupe Jésus-Christ. D’un autre côté, les enseignements de l’Apôtre sont la meilleure garantie contre certaines tendances actuelles qui croient pouvoir se réclamer de lui et qui, de degré en degré, arrivent à substituer à l’étroitesse dogmatique dont on se plaint un sentimentalisme religieux sans vigueur ni autorité morale. A la période de saint Paul, dit-on, doit succéder aujourd’hui celle de saint Jean ; aux systématisations de l’esprit les effusions du cœur, à l’Église du dogme l’Église de l’amour. Nous ne songeons pas à entrer ici dans l’examen de ce point de vue qui, malgré les éléments de vérité qu’il renferme, nous paraît beaucoup plus ingénieux que solide ; nous ne nous arrêterons pas à montrer quelles lacunes immenses offrirait une période où saint Paul se trouverait relégué sur l’arrière-plan ; nous nous bornerons à présenter une remarque qui nous a de plus en plus frappés à mesure que nous avancions dans ce travail : contre cet affadissement du christianisme qui s’abrite sous le nom de notre apôtre, nous en appelons de saint Jean mal compris à saint Jean mieux compris. Il est vrai que le point central de sa doctrine est l’amour ; mais quel amour ? sur quelles bases repose-t-il et quels sont ses fruits ? Il ne faut pas se laisser égarer par la similitude des mots : entre l’amour tel qu’il est souvent présenté par ceux qui en font la religion de l’avenir, amour vague, sans objet déterminé, inconscient de lui-même, qui n’est pour plusieurs qu’un ébranlement de l’imagination, presque une disposition du tempérament, entre cet amour-là et celui prêché par saint Jean il n’est, pour ainsi dire, aucun point commun. Celui-ci est essentiellement pratique et vivant ; il est le résultat immédiat de l’amour de Dieu pour nous et le principe fécond d’une conduite agréable à Dieu ; il est humble et actif ; il suppose qu’on se repent et fait qu’on obéit ; il se résout en reconnaissance et en obéissance ; faire la volonté de Dieu, tel est pour saint Jean le but de la vocation chrétienne ; s’il relève l’amour, il ne relève pas avec moins de force la sainteté, ou plutôt l’amour que prêche saint Jean, c’est l’amour saint. Nous ne saurions trop nous pénétrer de cette vérité, ni trop résister à toute influence qui tendrait à priver la vie chrétienne de ce caractère élevé, ferme, grave, positif, parfois austère qui lui convient. Un amour qui ne nous porterait pas à combattre le mal avec énergie et à glorifier Dieu dans les détails de notre vie, un amour qui ne serait qu’un facile instinct du cœur, mais où la conscience n’aurait pas toute la part. qui lui revient, un tel amour n’est pas celui qu’inspire Jésus-Christ. Sans doute, « c’est du cœur que procèdent les sources de la vie ; » cette belle parole a même pris pour le chrétien un sens tout nouveau ; mais chez lui la conscience morale n’a rien perdu de ses droits : au contraire, elle n’a fait, en devenant plus spirituelle sous l’action de l’Évangile, que gagner en rigueur et en véritable autorité. Nous ne nous plaignons nullement que l’on prenne pour maxime : « l’amour » et qu’on revienne avec une prédilection marquée à saint Jean, comme au disciple et au prédicateur de l’amour ; nous demandons seulement qu’on n’oublie pas cette autre devise chrétienne : « la conscience, » et qu’on approfondisse assez l’enseignement de saint Jean pour se convaincre qu’en insistant sur la charité, il ne fait qu’ouvrir la voie royale de la sainteté.

Que Dieu veuille accompagner ces pages de l’efficace de son esprit et les faire servir au relèvement, à l’édification, à l’affermissement de quelques âmes ! Tel est le vœu que je forme en mon cœur au moment de me séparer d’un travail qui m’a fait passer des heures bénies dans la société du disciple bien-aimé et de son divin Maître.

Jean Monod

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