Explication pratique de la première épître de Jean

III
La ressource du pécheur

2.1-2

1 Mes petits enfants, je vous écris ces choses afin que vous ne péchiez point ; et si quelqu’un vient à pécher, nous avons un défenseur auprès du Père, Jésus-Christ le Juste. 2 Il est lui-même la propitiation pour nos péchés, et non seulement pour les nôtres, mais aussi pour le monde entier.

Saint Jean, dont les exhortations deviennent de plus en plus pressantes, s’adresse à ses lecteurs dans les termes les plus affectueux ; il prend vis-à-vis d’eux la position d’un père spirituel et parle à leur cœur. « Mes petits enfants, dit-il, je vous écris ces choses afin que vous ne péchiez point. » Par « ces choses, » il faut entendre la vérité capitale de son enseignement, savoir que ce n’est qu’à la condition de marcher dans la lumière, qu’on peut réellement avoir communion avec Dieu par Jésus-Christ ; s’il a rappelé aux chrétiens qu’ils sont encore loin de la perfection, qu’ils ont eux-mêmes sans cesse besoin d’être purifiés, ce n’est pas assurément pour qu’ils prissent leur parti de ce triste état, mais au contraire afin qu’ils se sentissent pressés d’engager contre le péché une lutte infatigable. Mais pour entrer pleinement dans la pensée de saint Jean, il faut s’élever au-dessus de l’idée superficielle du péché qu’on trouve répandue dans le monde ; ce ne sont pas ces notions courantes, c’est la loi même apportée par Jésus-Christ qu’il faut prendre pour règle ; alors seulement on voit apparaître le péché dans toute sa lumière, et avec le péché, la nécessité d’en triompher ; mais on ne peut entrer avec courage et confiance dans un tel combat, à moins de s’appuyer sur l’œuvre de la rédemption, qui devient ainsi la base première de toutes les exhortations pratiques de l’Apôtre. Il ne sépare jamais ces deux faces de la vérité ; aussi, après avoir posé ce principe absolu que le chrétien ne doit point pécher, se hâte-t-il de rassurer ceux qui, tout en détestant le péché, y retombent néanmoins, et qui, à la vue du mal qu’ils découvrent encore en eux, pourraient être tentés de douter de leur salut et tomber dans le désespoir. Cette seconde pensée, qui corrige en quelque manière la première, y est rattachée par la particule conjonctive et (« et si quelqu’un a péché… ») au lieu de l’être par la particule adversative mais (« mais si quelqu’un a péché ») ainsi que l’on pouvait s’y attendre ; saint Paul, dans son langage à la fois plus exact et plus souple, eût accentué cette transition ; mais il n’est pas dans la méthode de saint Jean de profiter des ressources du style ; il varie peu ses particules et a coutume de lier ses phrases entre elles par la simple conjonction et : « et si quelqu’un a péché, nous avons un défenseur auprès du Père, Jésus-Christ le Juste ; il est lui-même la propitiation pour nos péchés, et non seulement pour les nôtres, mais aussi pour le monde entier. »

Dans ces paroles, l’Apôtre exhorte ceux qui ont reconnu leur péché et qui s’en repentent à ne pas s’abandonner à une stérile douleur ; il ne veut pas qu’ils soient absorbés dans une perpétuelle et désespérante contemplation d’eux-mêmes. Afin de les en détourner, il porte leurs regards sur le Défenseur qui plaide éternellement en leur faveur auprès de leur Père céleste, savoir : Jésus-Christ le Juste, celui en qui s’est réalisée la justice suprême, la perfection absolue, la sainteté même.

Aussitôt que l’homme eut conscience de l’abîme que creuse le péché entre lui et le Dieu saint, il sentit le besoin d’une médiation. Aussi trouve-t-on dans toutes les religions l’établissement d’une prêtrise, c’est-à-dire d’une caste d’hommes destinés à servir d’intermédiaires entre Dieu et l’homme ; c’est aux prêtres que s’adresse le pécheur qui n’ose s’élever directement à Dieu. Mais toute prêtrise humaine renferme en soi une contradiction flagrante, puisque ceux qui prétendent agir comme médiateurs entre le pécheur et Dieu sont eux-mêmes pécheurs, et ont par conséquent eux-mêmes besoin qu’on intercède pour eux. Or, le besoin indestructible de notre nature qui a donné naissance au sacerdoce, et la complète insuffisance des moyens employés pour le satisfaire, sont une prédiction toujours vivante de Celui qui seul pouvait répondre à ce cri de l’âme, et qui, par sa sacrificature parfaite, a mis fin pour jamais à tout autre sacerdoce. Il s’est intimement uni à l’humanité, en revêtant la nature humaine ; il en a connu par expérience les besoins, les faiblesses, les combats, les tentations, sans être jamais atteint par le péché. Au milieu de ces luttes qu’il a partagées avec ses frères, il s’est toujours montré parfaitement saint ; et c’est comme le Saint par excellence, comme celui en qui s’est réalisé le type accompli de l’humanité, qu’il peut plaider la cause des pécheurs auprès de Dieu son Père. Cet office sacerdotal de Christ est particulièrement relevé dans l’épître aux Hébreux.

Qu’on ne se méprenne pas, cependant, sur la pensée de saint Jean ; il ne veut pas dire que le fidèle ait à attendre, dans l’avenir, un pardon qui lui serait obtenu par les prières du Fils de Dieu. Les paroles qui suivent montrent qu’il considère la rédemption de l’homme et sa réconciliation avec Dieu comme définitivement accomplies par la vie et les souffrances de Christ ; il ne sépare pas l’œuvre que Jésus continue dans le ciel, par son intercession, de celle qu’il a, durant les jours de sa chair, opérée sur la terre. La relation toute nouvelle qui unit à Dieu le pécheur racheté n’est pas seulement une espérance ; elle existe déjà, c’est une réalité actuelle ; aussi saint Jean ne dit-il pas : « Nous avons un défenseur auprès de Dieu, » mais « auprès du Père ; » il considère les chrétiens comme devenus enfants de Dieu par Jésus-Christ, qui leur a appris à reconnaître en Lui un tendre Père ; et tant qu’ils demeurent unis au Sauveur par la foi, ces douces relations entre eux et Dieu subsistent ; rien ne peut les interrompre. Si par moment elles paraissent s’affaiblir, un regard porté sur Celui qui les a établies suffit pour faire renaître la paix dans le cœur du fidèle.

Cette vérité, sur laquelle repose la confiance du chrétien, demande que nous nous y arrêtions quelques instants pour prévenir toute fausse interprétation. En parlant de la continuation de l’œuvre de Christ, saint Jean ne veut pas dire que le salut reste à faire ; il a été acquis à l’humanité et absolument accompli par Jésus-Christ, il y a dix-huit siècles ; mais ceux-là même qui en ont été participants, qui ont goûté le don de Dieu et sont rentrés en communion avec lui, sentent encore de puissantes réactions du péché ; leur vie chrétienne ne peut se développer et produire tous ses fruits qu’à la condition de se retremper sans cesse à cette source rédemptrice toujours ouverte, de laquelle découle tout ce qui contribue à l’avancement du règne de Dieu, tout ce qui, sur la terre, est digne de porter le beau nom de « chrétien. » Ce n’est donc pas en s’accomplissant de nouveau, mais en s’appliquant sans cesse aux besoins toujours nouveaux des pécheurs, que l’œuvre de Christ se continue ; et c’est ainsi qu’elle se continuera jusqu’à ce que soit atteint le but suprême de cette œuvre d’amour, la régénération entière de l’humanité rachetée.

Mais si le fait de la rédemption est à la base de l’économie évangélique, gardons-nous de séparer ce fait de la personne du Rédempteur ; ce n’est pas seulement la force vitale inhérente à cette œuvre qui se développe, c’est Jésus lui-même qui poursuit son œuvre en en multipliant et en fécondant les applications.On peut dire, jusqu’à un certain point, de quelques grands hommes qui ont marqué dans l’histoire, qu’ils continuent à vivre dans leur œuvre, en ce sens qu’elle ne s’est pas éteinte avec eux et qu’ils n’en ont pas eux-mêmes épuisé toutes les conséquences : qui ne sent battre encore la grande âme de Luther dans la Réformation ? qui n’aperçoit dans tous ses détails la vive empreinte de ce puissant esprit ? Mais quand saint Jean représente Christ comme poursuivant son œuvre, c’est dans un sens bien différent. Dans l’acception ordinaire que nous venons d’indiquer, nous pourrions parler de Jésus comme de l’avocat des pécheurs, sans nous préoccuper de ce qu’il est réellement aujourd’hui, sans même accorder à la personne de Jésus plus d’importance que ne lui en accordent Sabelliusa et ses disciples. Pour saint Jean, au contraire, l’œuvre de Christ est étroitement liée à sa personne ; il a toujours devant les yeux l’image du Fils de Dieu, ressuscité des morts, brisant les liens du sépulcre qui ne pouvaient retenir le Saint et le Juste, élevé au ciel, vivant au sein de la gloire éternelle, et toujours assis, comme l’Homme-Dieu, à la droite de son Père. C’est ce Sauveur toujours vivant qu’il nous représente comme poursuivant en personne, au sein des demeures célestes et dans le même esprit d’ardente et sainte charité qu’aux jours de sa vie terrestre, l’œuvre de médiation qu’il a accomplie ici-bas. Encore aujourd’hui, c’est Lui, c’est sa personne divine et humaine qui est le chemin toujours nouveau entre les hommes et Dieu (Héb.10.20). Le lien qu’établit ici saint Jean entre l’œuvre une fois accomplie de Jésus-Christ et sa personne vivante ne saurait être trop fermement maintenu. C’est dans ce sens que Jésus disait à ses disciples, peu avant de les quitter, d’un côté qu’il priera son Père pour eux (Jean.14.16), de l’autre qu’ils n’ont pas besoin qu’il prie son Père pour eux, parce qu’étant en communion avec lui, ils sont par là même les objets des miséricordes infinies de leur Père céleste (Jean.16.26-27). C’est comme le Juste par excellence, dit l’Apôtre, que Christ plaide la cause des pécheurs qui, par la foi, ont trouvé en lui le pardon et la paix ; il a réalisé sur la terre la perfection réclamée par la loi divine, et cette sainteté absolue, qui continue à briller en lui dans la gloire éternelle, est comme une intercession perpétuelle en faveur de ses disciples qui gémissent encore des atteintes du mal ; Dieu ne les voit plus qu’en son Fils bien-aimé, et cette union avec lui leur est un gage assuré qu’en luttant contre le péché et regardant à Christ seul, ils lui seront un jour entièrement semblables.

a – Théologien-philosophe du IIIe siècle. ll s’éleva contre la Trinité et enseigna que les trois personnes qui la constituent ne sont que trois fonctions diverses d’une seule et même personne.

Il est facile de voir quelle est l’importance pratique de la vérité que met en lumière saint Jean. C’est en vertu de ce sacerdoce éternel qu’exerce le Christ auprès de son Père, que les rachetés du Sauveur forment une nation sainte, une sacrificature royale, un peuple acquis : quelles que soient leurs faiblesses et leurs luttes, ils ont un sujet de confiance inébranlable, savoir leur union permanente avec celui qui a connu par une expérience personnelle tous leurs besoins, tous leurs combats, toutes leurs tentations, et dont la tendre et puissante sympathie les soutient pas à pas. Il n’est assurément aucun sentiment qui soit plus capable de féconder leur activité et de relever leur vie entière. Notre vie, en effet, ne peut avoir d’autre but que de glorifier Dieu : mais Dieu ne peut tirer sa gloire que de la victime sans tache qui s’est volontairement offerte à lui ; ce n’est donc qu’en Christ que nous pouvons véritablement glorifier Dieu et devenir les objets de sa bienveillance. Aussi le Sauveur dit-il, dans ses derniers discours, que c’est sur sa demande (Jean.14.16), et en son nom (Jean.14.26), que Dieu enverra le Saint-Esprit aux disciples. Il se donne toujours comme le Médiateur ; c’est comme tel qu’il recommande si fréquemment aux siens de prier en son nom. C’est aussi par là qu’il faut expliquer ces expressions qui reviennent à plusieurs reprises dans les écrits des apôtres, et qui peignent la vie chrétienne, soit dans l’Église, soit dans les individus, comme un sacrifice agréable à Dieu, que Jésus-Christ, le Sacrificateur éternel, offre à son Père céleste. De là résulte encore que la médiation du Fils de Dieu embrassant la vie entière du chrétien, il n’est rien qu’il faille en exclure ; tous les éléments de la vie peuvent être ennoblis et sanctifiés en étant consacrés à Dieu : l’efficace de la vie de Christ s’étend à tout, et à cette lumière s’écroulent toutes les barrières absolues qu’on pourrait élever entre le matériel et le spirituel, le profane et le sacré : l’abîme est comblé par la médiation éternelle du Sauveur des hommes. — Il l’est aussi entre les différentes classes de l’humanité ; il n’en est aucune qui ait le droit de servir de médiatrice aux autres : toute caste, toute prêtrise est abolie par le sacerdoce accompli de Jésus-Christ, tellement que toutes les fois que cette vérité vient à s’obscurcir dans la conscience chrétienne, on voit les hommes retomber, comme avant l’économie évangélique, sous le joug d’un sacerdoce humain et reparaître la funeste séparation entre les prêtres et les simples fidèles, le clergé et les laïques.

Mais toutes les conséquences qui découlent de l’office médiatorial du Christ se rattachent nécessairement à son œuvre de rédemption une fois pour toutes accomplie sur la terre ; aussi saint Jean ramène-t-il la pensée de ses lecteurs sur ce sacrifice suprême : « C’est lui, dit-il, qui est la propitiation pour nos péchés ; » il a ôté le péché qui pesait sur l’humanité, qui la séparait de Dieu et empêchait toute communion avec lui ; il l’a annulé ; en Christ l’humanité coupable peut désormais sans crainte se présenter devant Dieu ; elle est pure à ses yeux ; le sacrifice du Sauveur l’a délivrée du péché. Voilà l’ineffable privilège acquis à l’humanité par Jésus-Christ et auquel doivent avoir part tous les membres de la famille humaine, selon le dessein arrêté de Dieu et l’ardent désir du charitable Rédempteur du monde. Mais ce dessein d’amour ne se réalise que pour ceux qui acceptent par la foi la grâce qui leur est présentée.

Cette acceptation a lieu une première fois lorsqu’une âme abandonne le terrain du monde et du péché pour se poser sur celui de l’Évangile ; c’est le moment du passage à une vie nouvelle, ou de la conversion. Mais le travail spirituel ne s’arrête pas là ; cette grâce, il faut toujours la recevoir de nouveau ; le vieil homme qu’a dépouillé le chrétien exerce encore dans son cœur et dans sa vie de douloureuses réactions ; la lutte se renouvelle sans cesse. C’est parce qu’on a méconnu la parfaite suffisance de cette propitiation, continuant à manifester son efficace dans le fidèle jusqu’à son entier affranchissement du péché, qu’on a imaginé de nouveaux moyens de purification pour les péchés commis après le baptême.

Saint Jean, en découvrant à ses lecteurs les insondables richesses de la miséricorde divine, se sent pressé de ne mettre à cette œuvre de la rédemption aucune borne (verset 2) ; il a en mémoire ces paroles de Jésus : « Il y aura un seul troupeau et un seul berger ; » son regard s’étend et embrasse non seulement ceux qui déjà ont eu part aux bienfaits de la rédemption, mais aussi ceux qui ne connaissent pas Christ et appartiennent encore au monde. Toute l’humanité doit être réconciliée avec Dieu par Christ et entrer dans son royaume. Jusqu’à ce que ce but final et glorieux soit atteint, l’œuvre rédemptrice se poursuit sans interruption.

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