Explication pratique de la première épître de Jean

V
Le commandement ancien et nouveau

2.7-11

7 Bien-aimés, ce n’est pas un commandement nouveau que je vous écris, mais un commandement ancien que vous connaissiez depuis le commencement : ce commandement ancien est la parole que vous avez entendue. 8 D’un autre côté, c’est un commandement nouveau que je vous écris, ce qui se confirme en lui et en vousa, car les ténèbres se dissipent et la vraie lumière brille déjà. 9 Quiconque fait profession d’être dans la lumière tout en haïssant son frère, est encore dans les ténèbres. 10 Quiconque aime son frère demeure dans la lumière et il n’est rien qui puisse le faire broncher ; 11 mais quiconque hait son frère est dans les ténèbres et marche dans les ténèbres, et ne sait où il porte ses pas, parce que les ténèbres ont aveuglé ses yeux.

a – Savoir non le commandement lui-même, mais le fait que ce commandement est nouveau.

Nous l’avons déjà vu, ce n’est pas une doctrine nouvelle que saint Jean veut annoncer à ses lecteurs ; c’est la doctrine qu’ils ont déjà entendue dont il veut à la fois raviver le souvenir et recommander l’application ; le commandement du Seigneur qu’il leur met sur la conscience n’est autre que celui qui les renferme tous, et qui se trouve à la base du christianisme pratique : « Bien-aimés, » dit-il dans son langage direct et affectueux, « ce n’est pas un commandement nouveau que je vous écris, mais un commandement ancien que vous connaissiez depuis le commencement ; ce commandement ancien est la parole que vous avez entendue. »

Nous trouvons ici la confirmation d’une remarque faite plus haut, savoir que saint Jean, lorsqu’il parle de commandements du Seigneur, n’entend point des préceptes isolés : le voici qui ramène tous les commandements à un seul, qui, assurément, n’est pas nouveau, puisque c’est la parole même qu’ils ont entendue dès le commencement de la prédication de l’Évangile, soit par le ministère de saint Jean, soit par celui de saint Paul. — Il est facile de voir quel est ce commandement unique dont parle l’Apôtre : c’est celui que légua le Christ à ses disciples, au moment de les quitter, à la fois comme gage et comme signe de la perpétuité de sa communion avec eux ; c’est aussi la marque à laquelle on devait toujours les reconnaître : ce commandement, c’est qu’ils s’aimassent les uns les autres comme Christ les avait aimés et devait les aimer jusqu’à la fin. (Jean 13.34-35)

Le Seigneur lui-même ramène à ce précepte unique tous ses commandements de détail. (Jean 15.10, 12, 17) En effet, le principe général de l’amour une fois posé, les préceptes particuliers deviennent superflus. L’amour jette ses racines dans le cœur et porte de lui-même ses fruits. Celui chez lequel ce principe est vivant n’est plus sous le joug de la loi, car il en accomplit spontanément les exigences ; aussi saint Paul appelle-t-il la charité « l’accomplissement de la loi. » (Romains 13.10) Cette charité est celle qui procède du sentiment du pardon, de la communion avec Christ et de la vie nouvelle que cette communion produit dans l’âme.

« D’un autre côté, ajoute l’Apôtre, c’est un commandement nouveau que je vous écris. » Il y a donc un sens dans lequel il est ancien, un autre dans lequel il est nouveau. Cette distinction pourrait se rapporter aux deux alliances que Dieu a traitées avec son peuple, par Moïse et par Jésus-Christ. L’amour fraternel est commandé dans l’une et dans l’autre ; mais, tandis que ce précepte était encore voilé et mal compris, sous la première économie, Jésus-Christ le mit en pleine lumière, sous la seconde, et lui donna, par sa mort, la plus puissante sanction. Ce commandement est donc tout à la fois ancien quant à l’ancienne alliance qui le contenait déjà en germe, et nouveau quant à la nouvelle qui a fait éclore de ce germe les fruits les plus inattendus. Cette explication, qui est en soi très satisfaisante, n’est cependant nullement conforme au contexte. En effet, rien absolument n’indique qu’il soit question dans ces versets du rapport entre l’ancienne et la nouvelle alliance. Le commandement ancien dont parle l’Apôtre au verset septième, n’est pas un commandement de l’ancienne alliance, mais celui que les chrétiens de l’Asie Mineure ont connu anciennement, dès le premier moment où ils ont reçu l’Évangile. Le commandement nouveau doit donc être pris dans un sens analogue : il est nouveau par rapport à ces chrétiens qui, depuis qu’ils l’ont entendu pour la première fois, ont dû faire des progrès et doivent le comprendre mieux qu’ils ne l’ont fait alors. L’Apôtre, en appelant le même précepte à la fois ancien et nouveau, a donc eu en vue, non les deux économies de l’ancienne et de la nouvelle alliance, mais deux périodes différentes dans le développement spirituel de ses lecteurs.

Les mots qui suivent confirment cette interprétation : « Que ce soit là un commandement nouveau, dit saint Jean, c’est ce qui se vérifie en lui et en vous, » c’est-à-dire qu’à la lumière de la communion qui existe entre Christ (lui) et l’Église (vous), celle-ci regarde et reçoit comme nouveau le commandement ancien qu’elle avait connu depuis le commencement. Le motif de ce changement, c’est que « les ténèbres se dissipent et la vraie lumière brille déjà. » C’est donc l’état des fidèles qui a changé. L’Apôtre compare l’état d’enfance spirituelle où ils se trouvaient quand ils ont pour la première fois accepté l’Évangile, avec leur position actuelle : d’enfants ils sont devenus hommes faits ; la vie nouvelle a dû se développer en eux. Saint Jean considère la vie en dehors de Christ, la vie du monde, en tant qu’il est éloigné de Dieu, et toutes les conséquences qu’une telle vie amène avec elle, comme le règne des ténèbres, auquel il oppose la divine lumière de l’Évangile avec tous les bienfaits qu’il apporte. Voilà, selon lui, la vraie lumière ; elle est vraie dans le sens le plus complet du mot, c’est-à-dire qu’elle répond absolument à l’idée qu’on doit s’en faire, elle est tout ce que la lumière peut être. Il importe de se bien rendre compte de cette acception profonde du mot, particulière au génie grec, et qu’affectionne saint Jean. Ainsi, quand une chose matérielle et un objet divin sont désignés par le même mot, comme cela arrive souvent, c’est toujours ce dernier que saint Jean appelle du nom de vrai ; l’objet matériel n’en est que l’ombre ou la figure éloignée. Par exemple, la vraie nourriture de l’homme est la nourriture spirituelle, celle qui entretient la vie de son âme, comme les aliments entretiennent celle de son corps. De même, la vraie lumière, c’est Christ lui-même ; il éclaire les esprits comme le soleil éclaire les corps. C’est pourquoi, dit saint Jean, chez ceux qui depuis longtemps appartiennent à Christ, les ténèbres du monde et du paganisme qui couvraient leur âme se dissipent, et la vraie lumière verse déjà sur eux ses rayons (déjà, c’est-à-dire : maintenant). Saint Paul développe une idée analogue dans l’épître aux Romains : « Maintenant, dit-il, le salut est plus près de nous que lorsque nous avons cru ; la nuit est avancée et le jour s’est approché. » (Romains 13.11-12) Soit donc qu’on regarde à Christ qui brille comme la vraie lumière dans le cœur des fidèles, soit qu’on regarde aux fidèles eux-mêmes qui ont reçu cette lumière et ont été éclairés par elle, on peut dire que le commandement ancien, qui est la base fondamentale du christianisme, doit devenir pour les chrétiens, à mesure qu’ils progressent, un commandement nouveau par le nouvel éclat dont il leur paraît revêtu. Ils sentent avec une puissance toujours nouvelle que l’amour fraternel est l’essence de la vie chrétienne et la marque la plus sûre de l’union avec Christ.

Le lien entre ce qui précède et ce qui va suivre, c’est la pensée sous-entendue que le commandement nouveau dont parle saint Jean n’est autre que l’amour des frères entre eux. Cet amour est un fruit nécessaire de la vie nouvelle, de la vie de lumière dans laquelle sont entrées ces églises chrétiennes ; de même la vie de ténèbres, d’éloignement de Dieu est caractérisée par l’égoïsme qui produit la haine : « Quiconque fait profession d’être dans la lumière, tout en haïssant son frère, est encore dans les ténèbres. » Christ étant la vraie lumière, être dans la lumière c’est être en communion avec Christ ; être dans les ténèbres, c’est être hors de Lui. Quiconque veut se faire passer pour chrétien, tout en haïssant celui qu’il devrait aimer comme un frère, prouve par là que malgré la profession plus ou moins longue qu’il peut avoir faite de la religion chrétienne, il est encore aussi étranger au christianisme qu’il l’était avant de l’avoir connu ; il ne s’est séparé du monde qu’en apparence : par les dispositions haineuses de son âme, il montre qu’il lui appartient encore et qu’il marche dans les ténèbres.

Il ne paraît y avoir pour saint Jean que deux conditions spirituelles possibles, l’amour et la haine, et l’on pourrait se demander s’il n’existe pas une troisième condition intermédiaire, qui n’est ni l’amour dévoué ni la haine proprement dite. Mais il est dans l’esprit de cet apôtre de marquer les contrastes de la manière la plus tranchée, en négligeant les nuances mitoyennes. Il se place, non sur le terrain des faits, toujours complexes, mais sur celui des principes absolus, qui n’admet entre l’amour et la haine aucune transition possible. L’expérience confirme d’ailleurs ce point de vue : il est certain que le mobile qui fait agir les hommes est ou l’amour à l’exclusion de l’égoïsme, ou l’égoïsme à l’exclusion de l’amour. Or, l’égoïsme conséquent aboutit à la haine ; car quiconque fait ombrage à l’égoïste, quiconque a un intérêt contraire au sien, devient son ennemi. Il ne peut donc y avoir que deux dispositions fondamentales à l’égard du prochain : l’amour, qui ne reculera, s’il le faut, devant aucun sacrifice, et la haine, déjà contenue en germe dans l’égoïsme. C’est ainsi que Jésus-Christ divise tous les hommes en deux classes : ceux qui servent Dieu et ceux qui servent le monde.

Poursuivant et éclaircissant sa pensée, saint Jean ajoute : « Quiconque aime son frère demeure dans la lumière, et il n’y a rien qui le fasse broncher. » L’amour fraternel est donc le sceau de la communion avec Christ ; comme sa vie n’a été qu’un constant élan de charité, c’est aussi par la charité que doivent se faire reconnaître ses disciples. C’est par ce trait spécial que l’on distinguait les chrétiens aux premiers siècles de l’Église, tant était nouvelle et caractéristique au sein du paganisme cette disposition à la charité envers tous : « ils s’aiment avant de se connaître, » s’écriait-on.

Saint Jean déclare de ceux qui marchent dans cette voie de l’amour fraternel « qu’il n’y a rien en eux qui les fasse broncher, » précisément parce qu’ils marchent dans la lumière. En avançant dans un chemin ténébreux, nous risquons de broncher à chaque pas ; mais lorsque la route est éclairée, nous y marchons avec assurance. Il en est de même de la voie spirituelle où nous sommes : faute de lumière, nous y serons exposés à des chutes fréquentes. Or cette lumière, qui peut seule affermir nos pas, c’est l’amour ; l’amour fait discerner au croyant le but que Dieu met devant lui et le chemin qui y conduit ; l’amour lui donne cette sagesse et cette prudence qui lui font éviter les écueils semés sur sa route ; l’amour lui communique ce tact exquis qui sait à chaque instant mettre à profit les circonstances et discerner le juste et l’injuste ; l’amour lui donne la sérénité d’esprit qui lui est nécessaire, et le soustrait à l’empire de la passion qui troublerait son jugement ; l’amour porte sans cesse ses pensées sur le seul but digne de les occuper, et écarte toute influence étrangère. C’est ainsi qu’il est vrai de dire, dans tous les sens, que celui qui aime son frère ne bronche point. « Mais, par contre, quiconque hait son frère est dans les ténèbres et marche dans les ténèbres, et ne sait où il porte ses pas, parce que les ténèbres ont aveuglé ses yeux. »

Nous ne pouvons marcher que dans le milieu où nous sommes : celui qui, par manque d’amour pour ses frères, se trouve dans les ténèbres spirituelles, ne peut marcher que dans les ténèbres ; il ne connaît ni le but de la vocation chrétienne, ni le chemin qui y mène : il est, à cet égard, comme un aveugle ; il ne peut se tracer à lui-même une ligne de conduite ferme et nette ; il s’égare à chaque instant, emporté çà et là par les caprices de son égoïsme ; c’est une vie inconstante, ballottée, sans fixité et sans principe. Si saint Jean, à l’exemple du Christ dans ses derniers discours, ne parle que de l’amour des chrétiens entre eux, ce n’est pas à l’exclusion de l’amour du prochain en général ; il ne le recommande pas d’une manière spéciale, parce qu’il le suppose toujours. C’est dans l’amour des chrétiens entre eux que se manifeste l’amour dans sa plus grande puissance et sa beauté la plus sublime ; mais le premier fruit de l’amour chrétien, c’est l’ardent désir d’amener tous les hommes à cette communion fraternelle : leur commune origine, l’image de Dieu placée en tous et la rédemption offerte à tous leur font un devoir de s’unir en un seul corps dont Christ est la tête. Puisque Christ, le modèle de la charité, a donné sa vie pour ses ennemis afin d’en faire des frères, des enfants de Dieu, il ne peut y avoir à l’amour fraternel, dans le sens chrétien, aucune limite quelconque.

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