Explication pratique de la première épître de Jean

XII
L’amour fraternel, résumé de la vie chrétienne

3.11-18

11 Car c’est ici la doctrine que vous avez entendue dès le commencement, que nous nous aimions les uns les autres, 12 n’étant point comme Caïn qui était du malin et qui tua son frère ; et pourquoi le tua-t-il ? Parce que ses œuvres étaient mauvaises et celles de son frère justes. 13 Ne soyez pas surpris, mes frères, si le monde vous hait. 14 Pour nous, nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons nos frères. Celui qui n’aime pas son frère demeure dans la mort ; 15 quiconque hait son frère est un meurtrier, et vous savez qu’aucun meurtrier ne possède la vie éternelle au dedans de lui. 16 En ceci nous avons connu l’amour : c’est qu’il a donné sa vie pour nous ; nous aussi nous devons donner nos vies pour nos frères. 17 Si quelqu’un possède les biens de la vie, et que voyant son frère dans le besoin il lui ferme son cœur, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui ? 18 Mes petits enfants, n’aimons pas en parole ni de la langue, mais en pratique et en vérité.

L’idée particulière que vient d’indiquer l’Apôtre lui sert de transition pour traiter de l’amour fraternel, caractère distinctif de la vie chrétienne : « C’est ici la doctrine que vous avez entendue dès le commencement, que nous nous aimions les uns les autres, n’étant point comme Caïn qui était du malin et qui tua son frère. » Ici encore il ne s’arrête pas aux manifestations relatives et multiples que peut revêtir dans la vie le sentiment dont il parle : il va droit au principe même et l’oppose d’une manière absolue au principe contraire : ce qui lui importe, ce ne sont pas les nuances qui se montrent dans la pratique, c’est la direction générale de la vie, le mobile même de l’âme. Or, en remontant jusque-là, on se trouve en présence de faits absolus et rigoureux. C’est pourquoi saint Jean, après avoir opposé, sans admettre de moyen terme, les enfants de Dieu aux enfants du diable, oppose maintenant l’amour fraternel, non pas à un moindre amour fraternel, mais à la haine ; entre ces deux sentiments il ne voit pas de milieu. Où l’amour fait défaut, là règne l’égoïsme, dont le propre est de poser partout comme centre le moi, et de supporter avec impatience tout ce qui pourrait lui faire obstacle ; il ne souffre point de rival ; dès qu’il en rencontre, l’égoïsme se transforme en haine, et la haine elle-même, quand elle arrive à son entier développement, produit la mort. Ce terrible enchaînement logique donne à saint Jean le droit de nommer, comme le représentant accompli du manque d’amour fraternel, Caïn le meurtrier. A l’amour, dont l’essence est de se sacrifier pour le prochain, il oppose la haine qui l’immole. Egoïsme, haine, meurtre, autant de développements successifs d’un même principe : l’absence d’amour. Là est la racine du mal ; aussi Celui qui juge les hommes, non d’après leurs actes extérieurs, mais d’après les dispositions qui inspirent ces actes, voit-il déjà dans ce premier germe les fruits atroces qu’il peut porter. C’est le point de vue spirituel auquel se place Jésus-Christ dans le sermon sur la montagne.

A Caïn, type des enfants du diable, des enfants de la haine, saint Jean oppose Abel, type des enfants de Dieu, des enfants de l’amour. Les rapports des deux frères sont l’image des rapports des chrétiens avec les hommes du monde : « Pourquoi (Caïn) l’égorgea-t-il (Abel) ? Parce que ses œuvres étaient mauvaises, et celles de son frère justes. » Le motif de cette haine est le même qui, aujourd’hui encore, irrite le monde contre les disciples de Jésus-Christ ; leur attachement à la volonté, de Dieu les fait haïr et persécuter par ceux qui refusent de s’y soumettre. Ils doivent s’y attendre : « Ne soyez pas surpris, mes frères, si le monde vous hait. » Cette haine est pour eux comme un sceau de la vie divine, puisque c’est à cette vie même que s’attaque le monde. De là les solennelles déclarations qui suivent : « Pour nous, nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons nos frères. Celui qui n’aime pas son frère demeure dans la mort. » La vie pour saint Jean, dans le sens absolu, c’est la vie de Dieu, qui ne peut être entretenue que par la communion avec Dieu. Toute vie qui ne s’alimente pas à cette source divine n’a de vie que le nom ; c’est pourquoi le monde qui vit dans l’éloignement de Dieu ne vit pas véritablement : il est dans la mort. Les chrétiens y étaient aussi lorsqu’ils appartenaient encore au monde ; mais depuis que, par la foi en Jésus-Christ, ils sont entrés en communion avec Dieu, ils sont « passés de la mort à la vie, » et, de même que le signe de la mort c’est le manque d’amour, l’égoïsme, la haine, de même le signe de la vie c’est l’amour. Celui donc qui n’aime pas son frère, portât-il le nom de chrétien, « demeure dans la mort, » car il appartient encore au monde. Ce n’est point par des formules, c’est par la vie, par l’amour, que le chrétien se distingue de celui qui ne l’est pas. Seulement, il ne faut pas oublier que, dans la pensée de saint Jean, l’amour ne peut procéder que de la foi en l’amour rédempteur de Dieu, manifesté en Christ. Il accentue encore sa pensée en ajoutant : « Quiconque hait son frère est un meurtrier, et vous savez qu’aucun meurtrier ne possède la vie éternelle au dedans de lui. » De la haine au meurtre il n’y a que la distance du désir intérieur à l’acte consommé : la haine est un meurtre commis dans le cœur. Ce principe posé, saint Jean admet comme reconnu par ses lecteurs cet autre principe que tout meurtrier est digne de mort ; « celui qui répand le sang de l’homme mourra, » dit l’Écriture. Cette parole, l’Apôtre l’applique à la mort spirituelle, à l’éloignement de Dieu : l’homme haineux ou meurtrier n’a pas la vie en lui, il est dans la mort. La vie dont il est ici question, étant élevée au-dessus de toutes les vicissitudes du temps présent et portant en elle un germe d’éternité, est appelée dès à présent « vie éternelle. »

Saint Jean, qui vient de parler de l’amour, met aussitôt en lumière le lien qui rattache l’amour à la foi : « En ceci nous avons connu l’amour, en ce qu’il a donné sa vie pour nous. Nous aussi, nous devons donner nos vies pour nos frères. » L’amour chrétien procède immédiatement de l’amour de Christ pour nous ; c’est là que nous trouvons à la fois notre mobile et notre modèle. Ce qu’est l’amour, nous l’avons vu dans l’exemple de Christ, qui nous a aimés jusqu’à donner sa vie pour nous. Soyons donc prêts, nous aussi, à montrer la sincérité de notre amour, en sacrifiant tout, notre vie même, pour nos frères.

Toutefois, comme il importe par-dessus tout de distinguer soigneusement l’apparence de la réalité, l’Apôtre redoute de voir quelque fâcheuse illusion se mêler à l’exercice de l’amour chrétien ; en effet, il n’est pas impossible de prendre le change, même sur cet élément essentiel de la vie nouvelle : s’il y a un amour vrai, qui se révèle par l’esprit de sacrifice, il y a aussi un amour de parole et de langue, amour illusoire, démenti par les faits. « Si quelqu’un possède les biens de la vie, et que, voyant son frère dans le besoin, il lui ferme son cœur, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui ? Mes petits enfants, n’aimons pas en paroles et de la langue, mais en pratique et en vérité. » L’amour de Dieu étant à l’amour fraternel ce qu’est la cause à l’effet, l’absence de celui-ci est une marque certaine de l’absence de celui-là.

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