Étude pratique sur l’épître de Jacques

Préliminaires

Des différents caractères chrétiens et de leur unité fondamentale

Si l’apôtre Paul déclare qu’il se faisait tout à tous, pour gagner tous les hommes à l’Evangile et les conduire au salut, cette belle parole, ainsi que le remarque un ancien docteur de l’Eglise, s’applique dans un sens encore plus élevé à celui dont Paul était le disciple et l’imitateur. Dans le cours de son ministère, comme après son élévation au ciel, Christ se révèle à tous les peuples de la terre en se faisant aussi tout à tous ; il attire à lui les hommes, il les convie au salut par des voies infiniment diverses, suivant l’infinie diversité de leurs caractères et les différents degrés de leur développement. La manière dont Christ a accompli son œuvre sur la terre présente une image exacte de son œuvre générale, de cette action invisible et divine qui embrasse tous les temps et qui nous le montre « toujours le même, hier, aujourd’hui, éternellement. » Il a lui-même caractérisé cette œuvre, une et diverse à la fois, dans les paraboles du royaume des cieux (Matthieu 13) ; il y montre, d’un côté, quelle est la condition absolue et uniforme imposée à tous ceux qui veulent entrer dans ce royaume ; de l’autre, quels sont les moyens divers par lesquels ils y sont amenés. Ceux-là seuls parviennent au royaume des cieux qui savent le ravir par la violence ; on ne trouve le trésor caché dans le champ qu’à la condition de tout sacrifier, de vendre tout ce que l’on a pour acheter, à ce prix, le champ qui renferme ce trésor. On n’acquiert la perle de grand prix, qui surpasse toutes les autres en beauté et en éclat, qu’à la condition d’en reconnaître l’immense, l’incomparable valeur, et de n’épargner ni fatigues, ni sacrifices afin d’en devenir le possesseur. C’est ainsi que pour avoir part au royaume des cieux, il faut avant tout considérer ce bien-là comme le premier des biens, et estimer tous les autres de nulle valeur auprès de celui-là.

Tel est le trait commun à tous ceux qui veulent obtenir la vie éternelle. Mais les voies par lesquelles ils sont amenés à remplir cette condition essentielle du salut, diffèrent d’homme à homme, selon l’individualité de chacun ; c’est encore ce qu’enseignent ces paraboles. Les uns ressemblent à des marchands qui, pour trouver de belles perles, ont tenté tous les moyens, enduré toutes les peines, épuisé toutes leurs ressources, et qui, au bout de leurs ardentes et infatigables recherches, parviennent enfin à découvrir la perle de grand prix. Ce sont les hommes qui, poussés par un besoin intérieur, soupirent après un bien qui soit capable de procurer à leur âme un rassasiement réel et sont déjà depuis longtemps à sa poursuite. Ils ont, il est vrai, trouvé des biens en grand nombre, qui leur ont paru d’abord répondre à leurs désirs ; mais bientôt ils se sont aperçus qu’aucun d’eux ne pouvait procurer à leur âme une satisfaction pleine et durable ; ils ont donc recommencé leurs recherches ; enfin, à force d’investigations, ils ont réussi à découvrir ce souverain bien, qui a seul pu combler entièrement les plus profonds besoins de leur être.

D’autres, sans avoir en vue la recherche d’un trésor, l’ont rencontré, comme par hasard, dans un champ qu’ils traversaient. Ce sont les hommes qui, sans s’être encore mis à la poursuite du bonheur suprême, sans soupirer encore après le royaume de Dieu, l’ont en quelque sorte vu venir au devant d’eux, et ont trouvé dans la possession de ce bien si nouveau, une jouissance dont ils n’avaient jamais conçu l’idée. Chez les uns, soumis dès le commencement à l’action préparatoire de la grâce divine, la nature supérieure qu’ils portaient en eux s’est insensiblement ennoblie et dégagée de ce qui n’était pas elle ; c’est sans secousse ni brusque transition, c’est par une suite de développements graduels qu’ils ont été attirés de leur vie première à la vie des enfants de Dieu. Les autres qui, livrés à leurs passions terrestres, furent longtemps rebelles à l’appel du Seigneur, se sont vus comme subjugués par une force supérieure, et malgré leur résistance, entraînés aux pieds de celui dont l’amour aspire à sauver tous les hommes.

La même diversité que nous venons de signaler dans les voies qui ont conduit ces hommes à la foi, se retrouve dans les caractères que revêt cette foi chez chacun. Tantôt, la vie nouvelle dans laquelle entre le chrétien a été préparée de longue main ; elle se rattache sans effort à sa vie passée, dont elle forme comme l’achèvement complet, le couronnement suprême ; alors aussi ses anciennes habitudes de pensée et de conduite, le cadre général de la vie qu’il vient d’abandonner, loin de lui paraître incompatibles avec ses convictions présentes, lui restent chers, et il les conserve sans scrupule. Tantôt, au contraire, l’élément nouveau contraste, de point en point, avec l’ancien, auquel il se substitue victorieusement. Chacune de ces conceptions chrétiennes est légitime ; chacune pourra servir, à sa manière, à glorifier l’Evangile. La première sera la preuve que tout ce qui à précédé la vie nouvelle de l’enfant de Dieu n’en a été que la lente préparation ; celle-ci, alors, loin de se montrer sous des dehors tranchants ou des allures militantes, revêtira, au contraire, les formes les plus douces. La deuxième de ces conceptions aura peut-être quelque chose de plus saisissant et de plus profond. C’est l’élément nouveau, dans sa nature propre et sous ses traits les plus caractéristiques, qui occupera la première place ; c’est la supériorité de cet élément-là qui sera surtout mise en saillie.

La diversité dont nous parlons, et qui s’observe dans tout le cours de l’histoire de l’Eglise, se fait remarquer déjà dans la première période de cette histoire, le siècle apostolique. Malheureusement, ces diverses conceptions chrétiennes, destinées à se soutenir et à se compléter réciproquement, dégénérèrent plus tard en luttes ardentes et passionnées, au milieu desquelles se perdit le sentiment de l’unité primitive et supérieure de tous les chrétiens. Ainsi naquirent ces fatales disputes qui, loin d’édifier l’Eglise, l’ont si longtemps désolée. Néanmoins, il faut le reconnaître, quiconque a appris à discerner Christ dans les rayons épars de son œuvre et sous les étroites conceptions humaines qui l’ont trop souvent défigurée, saura aussi retrouver cette unité fondamentale au sein même de tous ces contrastes. Mais si l’on remonte aux grands docteurs de l’Eglise primitive, on trouve que leurs diverses individualités, telles qu’elles ressortent de leur vie et de leurs écrits, se complètent réciproquement ; leurs conceptions de la vérité chrétienne, bien que différant entre elles, sont si loin d’être exclusives les unes des autres, que toutes font au contraire partie du même ensemble ; comme le soleil fait passer ses mille rayons par différents milieux, de même Christ, en qui « il n’y a aucune variété ni ombre de changement, » se révèle par l’intermédiaire d’organes différents.

De la personne de Jacques

Les deux tendances que nous venons de caractériser ont leurs représentants dans la période apostolique, en Jacques, le frère du Seigneur, et Paul, le grand apôtre des païens. Pour arriver à une intelligence complète de l’épître de Jacques et en bien comprendre l’application, il faut d’abord nous faire une idée exacte de la personne de l’auteur, et de toute son individualité chrétienne, telle qu’elle ressort de son développement religieux, de ses actes et de son épître elle-même.

Jacques n’appartenait pas au nombre des apôtres ; cette remarque est essentielle pour bien apprécier sa personnalitéa. Les apôtres étaient d’anciens disciples du Seigneur, dont l’âme encore naïve et simple s’était de bonne heure attachée à lui pour le suivre, et qui s’étaient dévoués eux mêmes sans réserve à sa personne. Ils n’avaient reçu de culture dans aucune autre école, avant de venir à Jésus ; ce fut exclusivement dans sa société et sous son influence immédiate qu’ils se développèrent ; aussi étaient-ils éminemment propres à devenir des vaisseaux de sa grâce toute puissante ; c’est à eux qu’il appartenait de reproduire fidèlement sa sainte et glorieuse image et de lui servir d’organes pour répandre dans tous les siècles la semence de sa parole et de son esprit.

a – Dans son Essai sur Paul et Jacques, composé en 1822, et qui fait partie des Kleine Gelegenheits Schriften Neander fait un seul et même personnage de Jacques, frère du Seigneur, et de Jacques le Mineur, fils d’Alphée (ou Clopas ; c’est le même mot hébreu diversement prononcé), l’un des douze apôtres. On voit que depuis lors, son opinion a changé il admet, avec la plupart des exégètes allemands, outre Jacques le Majeur, fils de Zébédée et frère de Jean, deux Jacques : l’un, fils d’Alphée, apôtre ; l’autre, frère du Seigneur, fils de Marie, non apôtre. Sans entrer ici dans cette difficile question de critique, rappelons seulement que l’opinion première de Neander, à laquelle il a cru devoir renoncer plus tard, a pour elle plusieurs raisons solides et qu’elle a été défendue par d’habiles théologiens (Schneckenburger, Eichhorn, Guericke, Rosenmüller.)

Il en fut autrement de Paul. S’il a en commun avec les autres apôtres le privilège de pouvoir rendre témoignage à Jésus-Christ ressuscité, en homme qui l’a vu de ses propres yeux et qui a personnellement subi sa divine influence, Paul se distingue d’eux tous en ce qu’il ne vint au Sauveur qu’avec un système déjà formé et parfaitement arrêté, qu’il avait puisé à une tout autre école ; aussi la vie nouvelle qu’à partir de ce moment il embrassa avec tant d’ardeur, forma-t-elle le plus violent contraste avec sa vie passéeb.

b – Voyez : Galates 1.13, 14, 23 et le récit de sa conversion dans le livre des Actes.

Quant à Jacques, il n’appartenait ni à l’une ni à l’autre de ces deux catégories ; son individualité chrétienne se distingue et de celle de Paul et de celle du reste des apôtres. Il était propre frère de Jésus. La manière la plus simple d’expliquer soit les passages où il est question des frères du Seigneur, soit Matthieu 1.25, est d’admettre que Marie eut d’autres enfants, après Jésus ; l’un d’eux s’appelait Jacques. Christ ayant sanctifié le mariage et la maternité, comme toutes les autres relations naturelles de la vie, il n’y a dans une semblable supposition rien absolument qui soit contraire à la dignité de la mère du Sauveur ou à celle du Sauveur lui-même : si elle a pu paraître choquante, cette erreur est due en partie à un faux ascétisme, qui n’a rien de chrétien, qui représente le mariage comme un état profane et le célibat comme lui étant supérieur ; en partie à l’adoration superstitieuse de Marie qui s’est introduite dans l’Eglise. La naissance surnaturelle de Jésus ne paraît même dans son véritable jour et ne prend toute sa signification que lorsqu’on la compare à la naissance naturelle des autres fils de Marie. Jésus a été conçu miraculeusement dans le sein de sa mère ; ses frères, au contraire, naquirent selon les lois ordinaires établies de Dieu pour la multiplication de l’espèce humaine. C’est précisément ce contraste qu’il importe de relever ; c’est le contraste entre la chair et l’esprit que l’on retrouve dans toute l’histoire du règne de Dieu, et que décrit l’apôtre Paul au quatrième chapitre des Galates, lorsqu’il parle des deux fils d’Abraham, l’un né selon la chair, l’autre né en vertu de la promesse. (Galates 4.23,29.)

Or Jacques étant frère du Seigneur, son développement religieux dut être distinct de celui des autres hérauts de l’Evangile. Il ne fut ni comme le reste des apôtres attiré dès le commencement par le Sauveur, ni comme certains disciples, Paul entre autres, subitement transformé par son pouvoir divin. La voie qu’il suivait, frayée d’abord complètement en dehors de la sphère d’action de Jésus, et indépendamment de son influence, s’en rapprocha plus tard insensiblement et finit par s’y rattacher tout à fait. Sans doute, il semble qu’un homme qui tenait d’aussi près au Seigneur, un de ses propres frères, le témoin journalier de sa vie, devait être mieux préparé que personne à devenir son disciple ; il semble qu’un être aussi privilégié, dès les premiers jours de sa vie, devait même jouir d’une foule d’avantages que ne possédaient pas les autres apôtres. C’est en partant de ce point de vue que les judéo-chrétiens crurent devoir considérer Jacques comme supérieur à ses compagnons de travaux, et lui vouèrent une estime particulière. Mais ce jugement, basé uniquement sur les rapports extérieurs de parenté qui l’unissaient à Jésus, est une marque de l’esprit judaïque qui s’était déjà mêlé à la vérité chrétienne. Le point de vue chrétien est précisément l’opposé de celui-là ; ce qui le caractérise, c’est la tendance à mettre la religion à l’intérieur, de même que ce qui caractérise le point de vue judaïque, c’est de la mettre à l’extérieur. Or il n’est pas rare que l’intérieur et l’extérieur, loin de répondre l’un à l’autre, soient dans un rapport inverse. Il pouvait arriver, par exemple, que les témoins les plus immédiats de la révélation que Dieu faisait éclater au sein de l’humanité, en la personne de son fils unique, fussent, en réalité, fort éloignés du royaume de Dieu que Jésus-Christ était venu fonder sur la terre. En effet, si l’on s’arrête à la manifestation extérieure de ce royaume, si l’on s’habitue à ne voir qu’avec l’œil de la chair, on étend sur l’œil de l’esprit un voile qui l’empêche de pénétrer dans le domaine intérieur. Ce fut là précisément l’erreur des Juifs à l’égard de Jésus-Christ ; c’est pour cela qu’ils le méconnurent, bien qu’il fût sorti du milieu d’eux, et que la mission de ce peuple ne fût autre que de préparer sa venue. Jésus lui-même combattit ce matérialisme religieux et apprit aux Juifs que tout ce qui est extérieur, tout ce qui tombe sous les sens, ne constitue nullement l’essentiel en religion, mais qu’au contraire tout dépend de la disposition intérieure ; il leur rappela qu’on ne lui appartient pas par les liens du sang, mais par le don du cœur. C’est ainsi qu’un jour où il travaillait à l’œuvre à laquelle il consacra toute sa vie, la prédication du salut, et où trouvant des esprits disposés à l’entendre, et avides de recueillir ses paroles, il s’occupait à les instruire, on crut devoir interrompre ces saints entretiens pour l’avertir que ses plus proches parents, sa mère et ses frères, le cherchaient ; mais lui, éloignant les interrupteurs et montrant du doigt les disciples qui l’entouraient et qui avaient reçu la semence de la parole divine dans un bon terrain, où elle avait jeté de profondes racines : « Ma mère et mes frères, dit-il, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la mettent en pratique » (Luc 8.21 ; Marc 3.34-35). Ce qui importe, ce n’est donc pas de lui être attaché par des liens de parenté terrestre ; ce qui importe, c’est l’attachement de l’âme à la volonté de Dieu qu’il est venu révéler. Dans une autre occasion, une femme, saisie par la puissance divine des paroles de Jésus, s’écria du sein de la foule qui l’entourait en l’écoutant : « Bienheureux le ventre qui t’a porté et les mamelles qui t’ont allaité ! » Mais lui, considérant cette prérogative comme de nulle valeur, répondit : « Bienheureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la gardent ! » (Luc 11.27-28). Parole prophétique, qui n’attaque pas seulement les tendances judaïques des premiers temps du christianisme, mais l’esprit de matérialisme religieux en général, tel qu’il a reparu, sous mille formes, dans toute l’histoire de l’Eglise chrétienne.

Quant à Jacques, ce qui semblait devoir favoriser son développement religieux lui fut, au contraire, nuisible. En lui et en ses frères se vérifia ce proverbe que Jésus appliquait à ses concitoyens, témoins de ses progrès depuis sa première enfance, et au milieu desquels il avait passé, depuis, la plus grande partie de sa vie : « Nul n’est prophète en son pays. » Jésus ayant grandi comme un autre enfant et dans des conditions parfaitement humaines, ce développement naturel devint une pierre d’achoppement pour ses frères ; ceux-ci, témoins journaliers de sa vie, ne surent pas percer au delà de cette enveloppe terrestre. Ils ne restèrent pas seulement insensibles à cette puissance de vie divine qui résidait en lui, et dont un esprit déjà ouvert aux choses spirituelles peut seul ressentir l’effet ; mais lorsque, dans la suite, le Fils de Dieu se révéla à ses frères par les manifestations visibles et miraculeuses de son pouvoir, afin de réveiller en eux quelques sentiments de foi, même alors ils ne purent s’affranchir de leurs doutes ; c’était chez eux le fruit des préjugés de l’homme naturel, qui ne juge que par l’extérieur et s’en tient aux apparences. Il se trouva même que durant toute la vie terrestre de Jésus-Christ ils demeurèrent dans cet état d’incertitude entre la foi et l’incrédulité. Ce ne fut que plus tard, lorsque cette pierre d’achoppement fut retirée de devant eux, lorsque le Fils de Dieu n’apparut plus sous les traits périssables d’un fils des hommes, lorsque celui qu’on croyait mort eut triomphé de la mort et se fut montré vivant et revêtu d’une puissance divine aux yeux de ces hommes faibles de foi, ce fut seulement alors que les frères du Seigneur crûrent en lui ; ce fut pour Jacques, en particulier, le moment décisif de sa vie religieuse. (1Corinth.15.7) A partir de cet instant, nous trouvons en lui le témoin résolu, ferme, infatigable de ce Jésus, son frère selon la chair, en qui il avait appris à reconnaître le Messie, son Seigneur et Sauveur. (Jacques 1.1)

Ces détails sur la manière dont Jacques reçut l’Evangile servent à faire comprendre la manière dont il le présenta à d’autres. Plus que personne il était attaché à la forme juive de la piété et à toute l’ancienne alliance ; c’est dans ce sens qu’avait déjà eu lieu son développement religieux, lorsqu’il vint à croire en Jésus-Christ comme au Messie promis dans l’Ancien Testament. Dès lors sa religion, encore enveloppée dans le judaïsme, s’épure et s’élève ; il voit dans le christianisme le vrai judaïsme ; pour lui, l’esprit qui procède de Jésus-Christ a pour effet de spiritualiser les formes de l’ancienne alliance et de les faire aboutir à leur signification réelle. Le point de vue particulier de Jacques n’est autre que celui du Sauveur dans le sermon sur la montagne. Là, nous trouvons en germe l’essence même de l’Evangile ; mais la cessation du règne de la loi n’y est pas encore ouvertement proclamée ; le point de départ commun à tous les préceptes de Jésus, c’est le royaume de Dieu, idée familière aux membres de la théocratie. Quant à Jésus-Christ lui-même, bien que dans ce discours qui inaugure son ministère il soit toujours à la base de toutes les exhortations et qu’il en forme le centre commun, cependant le lien qui rattache à sa personne chacun des points de détail n’y est pas toujours indiqué. C’est dans ce même esprit qu’est conçue notre épîtrec.

c – Comparez entre autres : Jacques 1.5 et Matthieu 7.7, Jacques 2.13 et Matthieu 5.7, Jacques 3.18 et Matthieu 5.9, Jacques 5.12-13 et Matthieu 5.34-37.

Aussi Jacques occupe-t-il une place importante dans l’histoire du règne de Dieu où l’on ne rencontre aucune solution de continuité, mais où les diverses phases se succèdent dans un étroit enchaînement. Cette loi fondamentale qui préside à toutes les œuvres de Dieu, à celles de la grâce comme à celles de la nature, se retrouve dans ses révélations ; il y aurait pour nous une lacune dans le Nouveau Testament, si l’Épître de Jacques en était absente ; elle forme la transition naturelle entre l’Ancien Testament et le Nouveau. Dédaigner de suivre avec patience ce développement graduel, vouloir toujours arriver de prime abord, et sans intermédiaire, à la perfection, c’est se rendre coupable d’une étroitesse de vues qui se punit elle-même en se condamnant à une connaissance de la vérité chrétienne qui reste forcément incomplète. En outre, la conception chrétienne de Jacques était éminemment propre à servir de transition aux juifs pieux pour les amener à l’Evangile. Autant elle eût peu convenu à un homme tel que Paul, qui avait en vue la conversion des peuples païens, autant elle était favorable à l’œuvre assignée à Jacques parmi les juifs de la Palestine et de Jérusalem.

Admirable témoignage de la sagesse divine, qui assigne à chacun, selon son individualité, une sphère d’action spéciale et donne, à chacun sa place dans le développement général du règne de Dieu. Que chacun remplisse fidèlement la tâche qui lui est échue, qu’il apprenne à discerner ses dons particuliers, et qu’il fasse consciencieusement valoir ces dons-là, sans chercher à empiéter sur un terrain qui n’est pas le sien ! En même temps, que personne ne méconnaisse la marque d’une vocation divine dans ceux de ses frères qui, avec des dons différents, ont reçu une différente mission ; qu’ils se considèrent plutôt les uns les autres comme se complétant réciproquement : voilà l’essentiel.

Telle est aussi la relation de Paul et de Jacques. Même avant d’avoir passé au christianisme, Jacques n’ignorait pas que les prophéties relatives aux temps glorieux du Messie, telles, que le culte rendu à l’Eternel par tous les peuples païens et leur participation aux bienfaits du règne de Dieu, devaient être accomplies en Christ, le Messie ; mais il ne soupçonna pas d’abord, même après avoir ouvertement reconnu Jésus comme le Messie promis, que ce culte universel pût être rendu au vrai Dieu, et que cette participation universelle à son royaume fût possible, si ce n’est dans les formes anciennes de la théocratie juive. Le Seigneur avait, sinon déclaré ouvertement, du moins indiqué dans ses discours, que la parole nouvelle qu’il venait apporter au monde devait, par sa seule puissance et indépendamment de tout secours extérieur, pénétrer toute la vie de l’humanité, comme le levain pénètre la pâte ; qu’elle devait tout vivifier, tout transformer chez tous les peuples, tant juifs que païens ; que l’esprit nouveau du christianisme était appelé à déborder de toutes parts, à briser le moule antique du judaïsme légal ; mais ces vérités, que Jésus n’avait guère qu’indiquées, Jacques ne les avait pas encore comprises ; elles appartenaient à celles dont Jésus disait à ses disciples, en prenant congé d’eux, « que le Saint-Esprit leur enseignerait dans la suite ce qu’ils étaient alors incapables de comprendre. » (Jean 16.12-13) Mais le Saint-Esprit ne leur révéla pas ces vérités profondes à tous en même temps, ni de la même manière. Encore ici son action divine se modifia selon l’individualité de chacun et la voie particulière qui l’avait amené à l’Evangile. Tous les disciples n’en étaient pas au même point ; pour arriver à saisir dans leur profondeur ces paroles prophétiques de Jésus-Christ, il fallait qu’il s’accomplît en eux un travail préparatoire, qui fut plus lent chez les uns, plus rapide chez les autres ; tantôt leur intelligence, éclairée et dirigée par le Saint-Esprit, parvenait à sonder, à embrasser peu à peu dans son ensemble tout le contenu de la vérité divine que Christ leur avait révélée ; tantôt ils recevaient comme une illumination directe du Saint-Esprit. Mais on ne sut pas toujours reconnaître, sous ces formes diverses, l’œuvre de Dieu qui, dans la variété de ses manifestations, demeure toujours semblable à elle-même. L’histoire de l’Eglise offre souvent le douloureux spectacle de ces conflits : l’un possède-t-il certaines vues qui échappent encore à l’autre, l’un est-il affranchi des entraves dans lesquelles l’autre reste encore captif, cette diversité dans le degré de liberté des vues dégénère souvent en luttes ouvertes. Telle fut la source de bien des divisions, de bien des anathèmes qui désolèrent déjà l’Eglise primitive.

Mais Jacques n’était pas de ces esprits étroits qui s’attachent avec acharnement à leurs vues particulières, repoussent sans examen celles d’autrui, par cela seul qu’elles appartiennent à autrui, cherchent à limiter le développement du règne de Dieu et fermant les yeux à tous les faits, leur opposent sans cesse un parti pris opiniâtre. En effet, comme s’agitait au concile de Jérusalem la question de l’observation de la loi mosaïque, et que Pierre et Paul exposaient les succès qu’obtenait l’Evangile parmi les gentils, sans que ceux-ci se soumissent à la circoncision ou à l’observation de la loi, Jacques fut convaincu par ce simple témoignage ; il vit dans ces faits incontestables une preuve suffisante que la foi au Sauveur n’opérait pas avec moins d’efficace parmi les gentils que parmi les juifs. Ce fut pour lui un accomplissement encore inconnu des prédictions de l’Ancien Testament qu’il apprit, depuis lors, à envisager sous un nouveau jour et dont il comprit mieux le but profond et l’inépuisable contenu. Aussitôt, son esprit de douceur et de conciliation se montra au sein du concile, par la manière dont il chercha à rapprocher les chrétiens d’entre les juifs des chrétiens d’entre les gentils. Reconnaissant l’entière légitimité d’un point de vue qui n’était pourtant pas le sien, il fut d’avis que les païens qui avaient reçu l’Evangile fussent admis, en vertu de leur foi, à la communion du royaume de Dieu, exactement sur le même pied que les juifs croyants. Seulement, pour hâter un rapprochement complet, il pensa qu’ils devaient en même temps se conformer à certaines coutumes juives, tout à fait extérieures, sans valeur propre, et qui avaient, en outre, l’avantage de les éloigner absolument de tout ce qui tenait au culte idolâtre. C’est ainsi que, tout en reconnaissant aux communautés chrétiennes sorties du paganisme, sans avoir passé par la circoncision, les mêmes droits qu’aux communautés juives qui avaient reçu l’Evangile, et tout en autorisant, pour sa part, la prédication spéciale de l’Evangile parmi les païens, Jacques resta néanmoins fidèle à son point de vue particulier, voulant que l’esprit nouveau continuât de revêtir les formes anciennes, et que les juifs conservassent intacte leur nationalité religieuse. (Act. ch. 15) Toutefois les Actes des apôtres nous le montrent toujours s’interposant comme médiateur entre Paul et les plus rigides d’entre les judéo-chrétiens qui nourrissaient contre l’apôtre des gentils de fortes préventions. Il donna ainsi, dans les circonstances les plus diverses, la preuve de l’esprit conciliant et modéré qui le caractérisait.

Etat religieux et moral des lecteurs de l’Épître

Afin d’arriver à une intelligence complète de l’Épître de Jacques, il importe encore de se faire une idée exacte de ceux auxquels il l’adresse, et de connaître leur état religieux et moral. Quant au pays où étaient répandues ces communautés chrétiennes, on ne peut rien déterminer avec certitude. L’épître elle-même ne nous fournit, à cet égard, que quelques indications générales, suffisantes toutefois pour le but pratique que nous nous proposons. L’essentiel est de savoir que ces nouvelles églises se composaient exclusivement de chrétiens sortis du judaïsme, chez lesquels se retrouvaient, avec la foi en Jésus comme Messie, tous les défauts inhérents à l’esprit judaïque Pour beaucoup d’entre eux, cette foi n’était nullement accompagnée de la vie nouvelle qui en est le résultat, ou ne l’était que dans une faible mesure. Un amour immodéré des biens de la terre souvent associé à un faux zèle pour la gloire de Dieu, l’avarice, l’âpreté au gain et, comme suite naturelle, les conflits d’intérêts et les luttes égoïstes, tels étaient les principaux vices dont ces chrétiens avaient été imbus au sein du judaïsme, et qu’ils transportèrent avec eux dans l’église chrétienne. Or, partout où règne l’aristocratie d’argent, comment espérer de voir triompher l’amour chrétien qui, en pénétrant toutes les sphères et toutes les classes, doit y effacer, en les absorbant, toutes les diversités terrestres ? Bien loin de disparaître sous le niveau de la charité, les différences de fortune et de position étaient fortement relevées parmi les Juifs, chacun faisant valoir avec obstination ses prérogatives, aux dépens du sentiment fraternel. En outre, l’esprit judaïque portait à faire de la religion une œuvre tout extérieure ; au lieu déconsidérer la piété comme un principe fécond qui a sa racine dans le cœur et qui embrasse l’ensemble de la vie, on s’attachait à certains actes religieux, isolés et cérémoniels, qu’on substituait à cette disposition générale, et dans lesquels on faisait consister toute la religion. C’est ainsi qu’on accordait une très grande valeur à la descendance charnelle d’Abraham, à la circoncision, aux œuvres légales ; tels étaient les frêles soutiens sur lesquels on appuyait l’espoir d’une justification devant Dieu. Cet esprit judaïque se retrouvait à quelque degré parmi les judéo-chrétiens, surtout dans leurs relations avec les gentils et les chrétiens d’origine païenne, auxquels ils se croyaient supérieurs.

En effet, il ne faut pas voir dans la tendance que nous signalons un fait purement accidentel qui, étant spécial au judaïsme, aurait disparu avec lui et dont l’Eglise chrétienne n’aurait plus rien à redouter. La parole de Salomon trouve ici son application : « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil ; ce qui a été, c’est ce qui sera. » Ce que nous appelons l’esprit judaïque n’est pas inhérent à l’institution divine du judaïsme ; c’est un fruit du cœur naturel de l’homme qui, en cherchant à faire tourner à son profit les dons de Dieu, sans vouloir néanmoins renoncer à sa volonté perverse, tente un compromis funeste entre la piété et ses mauvais penchants, et parvient ainsi à dénaturer et à gâter l’œuvre de Dieu. Or, l’homme naturel demeurant toujours le même, les mêmes fruits pernicieux que nous avons désignés sous le nom de tendance judaïque, ne peuvent manquer de se reproduire. Ils se montrent même au sein du christianisme dans la mesure où ceux qui le professent mêlent à cette profession des éléments judaïques. Regarder comme une prérogative d’appartenir à l’un des peuples de la chrétienté, ou à tel peuple particulier, jadis célèbre comme peuple religieux, et qui occupe dans l’histoire du règne de Dieu une position élevée, sans songer qu’à moins de se rendre digne d’un pareil peuple par le caractère et par l’ensemble de la vie, ce prétendu privilège est au contraire une aggravation de condamnation : pur judaïsme ! Se vanter d’être issu d’un père universellement connu par sa piété, sans suivre en rien un si noble exemple : pur judaïsme ! Mettre toute sa gloire et toute sa confiance à faire partie de telle ou telle église, sans s’inquiéter de pratiquer le véritable christianisme ; oublier le christianisme pour l’Eglise : pur judaïsme ! N’avoir d’autre fondement de son assurance qu’une participation assidue aux cérémonies extérieures du culte, la fréquentation du service divin, la célébration des sacrements, sans qu’aucun de ces actes réponde à un besoin du cœur : pur judaïsme ! C’est le même principe en vertu duquel les Juifs attachaient un si grand prix à la circoncision et aux œuvres légales. Le nom a changé, non la chose. Aussi tout ce que dit l’apôtre Paul pour combattre ces funestes tendances est-il encore de saison. Il est vrai que les péchés particuliers contre lesquels il s’élève dans ses épîtres ne se montrent plus parmi nous sous la même forme qu’alors ; mais l’esprit est toujours le même ; et c’est contre cet esprit qui se perpétue de siècle en siècle, que sont essentiellement dirigés les reproches de l’apôtre. Le formalisme auquel s’attaque l’épître de Jacques n’est pas, il est vrai, identiquement le même que combat l’apôtre Paul ; néanmoins il procède de la même source et s’inspire du même principe. S’adressant à des hommes satisfaits de leur piété et pleins de confiance en elle, Jacques leur prouve que la vraie piété doit se montrer par ses fruits, vérité évidemment mise en oubli par ses lecteurs. Paul prouve aux siens que les œuvres n’ont aucune valeur en elles-mêmes, si elles ne sont pas l’expression de la foi. Il y a, en effet, différent genres de formalisme. Tantôt il se manifeste par une valeur exagérée accordée aux œuvres légales ; c’est le formalisme que Paul ne cesse de poursuivre dans ses épîtres ; tantôt il consiste à mettre en première ligne une connaissance purement intellectuelle de la loi, du vrai Dieu, du culte qu’il faut lui rendre, et à voir dans cette connaissance stérile, dans cette foi de tête à laquelle rien ne répond dans la vie, une prérogative sur les païens ; c’est le formalisme contre lequel Jacques dirige son épître. Du reste, ce formalisme-là, Paul le connaissait aussi ; il le combat dans le deuxième chapitre de son Épître aux Romains (voyez le verset 23), où il s’adresse à ceux qui croient pouvoir s’appuyer avec sécurité sur la connaissance qu’ils ont de la loi. Ce péché tient aussi de très près à la science morte des scribes et des pharisiens que condamna Jésus-Christ : « Vous croyez, leur dit-il, avoir par les Ecritures la vie éternelle, et cependant vous ne vous laissez pas conduire par elles à celui qui seul peut vous la donner. » Il arriva de là que, chacun faisant un si grand cas de ses connaissances religieuses, tous cherchaient à s’ériger en docteurs et à instruire les autres, sans s’être appliqué à eux-mêmes la vérité divine qu’ils annonçaient. De là aussi des disputes passionnées entre ces différents docteurs, des contestations et des anathèmes. C’est ainsi que s’établit à côté du formalisme des œuvres un autre formalisme, issu de la même source, l’esclavage de la lettre qui s’associait tout aussi bien que le premier à une conduite que Dieu réprouve et pouvait même lui servir de soutien.

On s’est demandé si parmi les diverses manifestations de cet esprit formaliste, il faut aussi compter cette fausse conception de la foi et cette valeur exagérée accordée à la foi seule, indépendamment des œuvres, que Jacques combat avec force dans son Épître (chap. 2) ; ou bien si ces erreurs proviennent d’une toute autre source, et s’il ne faut voir aucun lien entre elles et les tendances formalistes dont nous, venons de parler. Cette dernière opinion a été soutenue. « Les préceptes de Jacques touchant la foi, a-t-on dit, ne ressortent pas nécessairement de son sujet ; elles ont un but polémique ; il ne les adresse à ses lecteurs que pour les mettre en garde contre la conception de la foi, telle que Paul l’avait prêchée. Jacques n’en parle ainsi que parce que la doctrine de Paul sur la justification par la foi avait été mal comprise et faussement appliquée dans les églises auxquelles il s’adresse ; on y trouvait des hommes qui continuaient à vivre dans le péché et qui croyaient néanmoins pouvoir se prévaloir de la justification accordée aux pécheurs par la foi au Sauveur Paul lui-même, dans son Épître aux Romains, prémunit à plusieurs reprises ses lecteurs contre une interprétation aussi erronée de sa doctrine. Plus tard, lorsque cette même doctrine de la grâce que Paul opposait avec force au judaïsme et aux tendances judaïsantes, fut relevée par Luther qui voyait l’Eglise menacée d’un nouveau judaïsme, on vit bientôt se développer à la suite ce même culte de la lettre, de la connaissance morte que Jacques avait déjà combattu ; le formalisme reparut, l’union entre la foi et la vie fut rompue, et les exhortations de Jacques dirigées contre les erreurs de son temps retrouvèrent leur application. »

Que faut-il penser sur cette question ? Le but de Jacques est-il de prévenir une fausse interprétation de la doctrine de Paul, ou a-t-il écrit sans avoir du tout en vue l’apôtre des gentils ? Avant de répondre à cette question, remarquons qu’elle est absolument indépendante de celle-ci : quel est le rapport entre la doctrine de Jacques et celle de Paul ? En effet, Jacques aurait pu redresser une fausse interprétation de la doctrine de Paul, sans être en opposition avec lui ; bien plus, il aurait pu arriver que, connaissant mal lui-même cette doctrine, et ne l’ayant vue exposer que sous un jour faux, il se prit à la combattre directement, et que néanmoins il existât entre l’enseignement de Jacques et le véritable enseignement de Paul une entière harmonie. En effet, lorsqu’une personne, par l’habitude de défendre ses idées contre un genre particulier d’adversaires, a adopté une certaine manière de les présenter, et qu’une seconde personne partant d’un autre point de vue et ayant devant les yeux d’autres adversaires, se met à combattre les opinions de la première, il arrive souvent qu’on voit ressortir de cette contestation apparente l’accord fondamental qui règne entre les deux interlocuteurs, l’un ne faisant que développer et compléter les vues de l’autre. C’est ainsi qu’une exposition des vérités chrétiennes, destinée à contrebalancer l’influence exclusive de l’enseignement de Paul, pouvait entrer comme un élément essentiel dans le recueil des écrits sacrés qui renferment la révélation primitive et parfaitement pure de la vérité chrétienne.

Ces deux conceptions religieuses, se complétant entre elles, pouvaient l’une et l’autre trouver place dans la révélation du Saint-Esprit, une quant au fond, diverse quant aux instruments humains qui, inspirés de ce même Esprit en ont été les hérauts. Nous réserverons donc pour un autre moment la question du rapport de doctrine entre Jacques et Paul ; celle qui nous occupe maintenant est toute différente, savoir : les attaques de Jacques contre la foi morte font-elles partie du sujet fondamental qu’il traite dans son épître, ou bien les y a-t-il introduites dans le but unique de s’opposer à une fausse interprétation de la doctrine de Paul ? De ces deux manières de voir, la première nous paraît, sans contredit, la véritable.

On peut, sans doute, se représenter facilement qu’à la doctrine de Paul se soit bientôt associé un formalisme tel que celui que Jacques s’applique à combattre ; c’est même ce qui arriva effectivement plus tard ; mais sommes-nous en droit de supposer qu’il se soit répandu dans les églises auxquelles s’adresse notre épître ? Voilà la question. Or, le danger de mal comprendre la doctrine de Paul n’était nulle part moins à redouter que parmi ces congrégations chrétiennes, composées d’anciens juifs continuant à vivre au sein d’une population exclusivement juive, par la raison toute simple que des églises comme celles-là connaissaient à peine la forme particulière sous laquelle Paul avait présenté la vérité chrétienne, et étaient fort éloignées de son point de vue. En effet, sa conception de la foi suppose une distinction tranchée entre la loi et l’Evangile, et une opposition absolue à toute justice légale, à tout mérite des œuvres : en d’autres termes, c’est précisément le point de vue judaïque, le formalisme judaïque que Paul met tant de soin à renverser. Par conséquent, dans les églises où régnait cette tendance, comme celles auxquelles s’adresse Jacques, non seulement il n’y avait pas lieu à mal comprendre la doctrine particulière de Paul, mais cette doctrine même leur était plus ou moins étrangèred.

d – Si Jacques avait voulu combattre une fausse interprétation de la doctrine de Paul, n’aurait-il pas pris soin d’abord d’en rétablir le sens véritable, afin de bien faire comprendre que ce qu’il attaque, ce n’est pas la doctrine même de Paul, mais seulement les idées erronées qu’on s’en faisait ? Or nous ne trouvons nulle part une semblable rectification dans l’Épître de Jacques.

N’est-il pas évident, au contraire, que l’erreur particulière contre laquelle s’élève l’écrivain sacré au chapitre second n’est qu’une branche de la tendance générale qu’il combat tout le long de son épître ? Consultons le contexte : le chapitre premier a pour but d’attaquer ceux qui se contentent d’écouter la parole et qui se reposent sur la connaissance qu’ils en ont, sans s’inquiéter de la mettre en pratique ; il condamne ensuite ceux qui font profession de servir Dieu, mais dont la piété est plus illusoire que réelle. Or, n’est-ce pas exactement contre les mêmes hommes que s’élève Jacques dans le chapitre suivant ? Le formalisme qu’il combat n’est-il pas le même ? Cet attachement aveugle à certains articles de dogme, cette foi stérile au Messie et au Dieu un et vrai, sur laquelle on s’appuyait avec confiance et dont on attendait la justification, sans que cette foi trouvât d’écho dans la vie, n’est-ce pas identiquement le même genre d’erreur qu’il vient d’attaquer ? Le même funeste désaccord qu’il vient de signaler entre la théorie et pratique, il le montre maintenant entre la foi et la vie. Une foi de tête correspond exactement à une connaissance toute de théorie. Le même homme qui se contente de pouvoir discourir longuement sur la loi, sans songer à la pratiquer lui-même, est aussi celui qui se vante de sa foi, sans songer à faire les œuvres que cette foi doit nécessairement produire. Le même homme qui place l’essentiel de la piété dans quelques pratiques extérieures, ou qui se figure être un homme vraiment religieux, parce qu’il fait profession de la vraie religion, est aussi celui qui s’imagine être sauvé par une foi sans œuvres. En outre, si l’on jette les yeux sur le chapitre troisième, on voit qu’il est dirigé contre ceux qui veulent, à tout propos, s’ériger en docteurs et qui, ne pratiquant pas eux-mêmes ce qu’ils enseignent à d’autres, ne font qu’aggraver leur propre culpabilité. N’est-ce pas encore là le même vice fondamental qu’il a combattu au chapitre premier ? Or, les avertissements des chapitres un et trois se rapportant, selon toute évidence, au même fait, est-on en droit de chercher un motif tout différent aux exhortations que Jacques place entre deux et qui remplissent le chapitre second ? Est-il naturel de les isoler du contexte pour en faire un morceau à part, sans lien commun ni avec ce qui précède, ni avec ce qui suit ? Ne sommes-nous pas tenus au contraire, en bonne exégèse, de conclure de la comparaison que nous venons de faire, qu’en attaquant la foi morte Jacques veut simplement condamner, sous une autre forme, cette même tendance judaïque qu’il a en vue dans les chapitres un et trois, et que, par conséquent, il n’a aucune intention polémique contre Paule ?

e – De ce que l’Épître aux Hébreux qui, si elle n’est pas de Paul, a été du moins écrite dans son esprit et sous son influence, cite les mêmes exemples de foi que Jacques (Hébr. ch. 9 et Jacq. ch. 2), on a voulu conclure à un but polémique chez ce dernier. Mais la conclusion n’est ni nécessaire, ni même légitime. Quant à l’exemple d’Abraham présenté comme héros de la foi en un Dieu saint, il devait s’offrir naturellement à la pensée d’un Juif. Quant à Rahab, cette femme païenne qui eut néanmoins une foi assez ferme en Jéhovah pour prêter les mains à la victoire de son peuple, Jacques n’avait nul besoin d’emprunter cet exemple à Paul ; l’un et l’autre l’empruntèrent à la tradition régnante, le nom de Rahab étant, depuis une haute antiquité, tenu en grande vénération parmi les Juifs.

Ajoutons que dans la manière de combattre ces erreurs, Jacques, laissant percer son individualité, se distingue nettement de Paul. D’un côté, on trouve l’homme essentiellement pratique ; de l’autre, l’homme plus systématique. L’un avait trouvé dans la foi en Jésus-Christ le couronnement suprême de sa vie religieuse qui s’était déjà développée au sein du judaïsme. Chez l’autre, cette même foi s’était présentée sous la forme d’un contraste violent avec son ancien point de vue judaïque ; il avait trouvé en elle le principe d’une création toute nouvelle. De là, la manière différente dont ils présentent la même vérité : Jacques procède par préceptes particuliers et exhortations de détail ; Paul, après avoir posé le point central en déduit tout le reste ; chez lui, c’est l’impression d’ensemble, d’unité qui domine. Jacques, dans le courant de ses recommandations, fait entre autres mention de Jésus-Christ, mais sans que la personne du Sauveur occupe dans son épître la première place, ce qui lui a valu le reproche de n’avoir pas annoncé le salut par Christf. Paul, au contraire, met le plus grand soin à placer partout Jésus-Christ en première ligne ; c’est toujours lui qu’il relève, lui dont il fait le centre de toute la vie, lui dont tout dérive, lui auquel tout doit être rapporté. Du reste, sous les préceptes divers de Jacques, sous ses exhortations isolées, il n’est pas difficile de retrouver l’unité supérieure qui leur sert de base ; Christ, alors même qu’il n’est pas expressément nommé, n’en est pas moins le centre vivant auquel se rattachent tous les détails de ses enseignements. — C’est ainsi qu’il y a telle vie dans laquelle le nom de Christ n’occupe pas une grande place, mais où son influence se fait partout sentir, et qu’on n’envisage sous son vrai jour, dont on ne comprend toute la valeur, qu’autant qu’on la considère dans son rapport avec Jésus-Christ ; et réciproquement, il y a telle autre vie dans laquelle ce nom auguste revient fréquemment, sans qu’on remarque qu’elle dépende tout entière de lui, qu’il en soit le principe et le mobile. Tel est le point de vue auquel il faut nous placer pour comprendre les paroles de reproche et les exhortations de Jacques.

f – Il eût semblé naturel, par exemple, qu’à l’occasion de la dernière exhortation de l’Épître (Jacques 5.19-20), l’œuvre de Christ fut rappelée (comparez 1 Pierre 3.18), et que parmi les exemples de patience (Jacques 5.10-11), celui de Christ occupât la première place (comparez Hébreux 12.2). D’un autre côté, des passages comme les suivants : Jacques 1.2, 4, 9, 18, 25 ; 2.1, 5 ; 3.1, 18 ; 4.8, 10 ; 5.3 sont marqués au coin du plus pur christianisme.

Les églises auxquelles il adresse son épître étaient composées de pauvres et de riches ; mais les premiers formaient sans contredit la majorité. On vit se reproduire parmi les juifs ce fait universel que l’Evangile trouve plus d’accès parmi les pauvres et les chétifs que parmi les riches et les grands. Sans doute les richesses ne ferment pas l’entrée du royaume des cieux et ne sont pas un obstacle absolu à la foi en Jésus-Christ. Ce qui importe, ce n’est pas la position mais la disposition. Ainsi, quand le Seigneur déclarait qu’il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux, il avait en vue des riches tels que celui qui avait provoqué cette sérieuse déclaration, des hommes qui, même à leur insu, cherchent leur souverain bien dans ce monde, qui ayant placé leur trésor ici-bas, ne peuvent songer à le trouver dans le ciel, et dont le cœur reste attaché à la terre parce que c’est là aussi qu’est leur trésor ; de là résulte qu’ils n’éprouvent nullement à l’égard des biens célestes ce désir ardent sans lequel personne ne peut y avoir part. Jésus ajoute aussitôt que lors même que le salut d’un riche est impossible aux hommes, c’est-à-dire par des moyens purement humains, néanmoins tout est possible à Dieu. Il nous apprend par là que le secours de Dieu peut seul empêcher que les richesses ne tournent en piège à ceux qui les possèdent et ne leur ferment l’accès du royaume des cieux.

Ces paroles montrent donc que l’obstacle ne réside pas dans les richesses elles-mêmes, mais dans une funeste disposition d’esprit à laquelle le riche est plus enclin que tout autre ; ce qui est essentiel, c’est qu’il soit lui-même amené à sentir ce danger, et que comprenant la difficulté spéciale attachée à sa position, il se tourne vers Dieu et qu’il lui demande la force de conserver, au sein même de ses biens terrestres, un trésor céleste et un cœur toujours à la recherche de ce trésor-là.

Notre épître indique les conditions auxquelles les riches peuvent parvenir au salut. Bien que les richesses ne fussent pas en elles-mêmes un obstacle au bonheur éternel, il arrivait souvent que les riches et les grands d’entre les juifs, plongés dans les jouissances terrestres, oubliaient les besoins les plus élevés de leur âme, qu’ils perdaient le sentiment de la dépendance où ils étaient de ce pouvoir suprême qui dispense et conduit toutes choses, qu’ils s’imaginaient n’avoir besoin de rien, et ne ressentaient ni leur indigence spirituelle, ni le désir d’en être délivrés. C’est ainsi que dans l’Ancien Testament les riches, les orgueilleux et les impies sont constamment associés. Chaque position extérieure a ses avantages et ses désavantages spirituels qui dépendent, non de cette position elle-même, mais de l’état d’âme de celui qui l’occupe ; il n’en est aucune qui soit par elle-même nuisible ou salutaire, mais il n’en est aucune non plus qui ne puisse devenir, selon les dispositions qu’on y apporte, ou favorable, ou funeste au salut. Ainsi la pauvreté a ses dangers particuliers ; lorsque l’âme est tellement abattue par les angoisses de l’indigence, qu’elle ne trouve plus assez de liberté pour rentrer en elle-même et se rendre compte de se qui se passe en elle ; lorsque les besoins les plus nobles de la nature humaine sont comprimés à tel point qu’ils ne trouvent plus à se faire jour, alors la pauvreté devient un obstacle à l’entrée du royaume des cieux. Cependant, à tout prendre, les pauvres et les petits d’entre le peuple, qui gémissaient sous l’oppression des riches et des puissants, dans ces églises nouvelles auxquelles Jacques s’adresse, étaient plus accessibles à L’Evangile ; la misère temporelle qui pesait sur eux les préparait à souhaiter plus ardemment d’être affranchis de leur misère spirituelle. En partant de leurs nécessités physiques, on parvenait plus facilement à réveiller en eux le sentiment de leur indigence morale, et par là on les amenait à celui qui seul pouvait les en délivrer. Les pauvres n’étant pas accoutumés, comme les riches, à chercher dans les biens de la terre une satisfaction illusoire, étaient plus disposés à se tourner vers le seul bien qui puisse combler réellement les besoins les plus profonds de l’âme. Ils étaient d’ailleurs, par leur position, moins éloignés de cette pauvreté d’esprit dont le Seigneur disait « qu’à elle appartient le royaume des cieux. » C’est ainsi que l’Evangile, en se répandant parmi les Juifs, trouva plus d’accès chez les pauvres que chez les riches ; c’est même ce qui fit donner aux premiers chrétiens le nom de « pauvres et petits, » par lequel on les désignait, en signe de mépris.

Sans doute, on ne saurait prétendre que tous les pauvres qui embrassèrent alors la foi chrétienne aient été préparés d’avance par une vraie pauvreté d’esprit, et qu’ils aient tous soupiré après les véritables richesses de l’Evangile. Il ne se trouvait parmi eux que trop de gens imbus de l’esprit judaïque, qui, au lieu de nourrir dans leur cœur une espérance spirituelle, vraie et capable de répondre aux besoins d’une âme qui cherche son trésor dans le ciel, s’étaient laissé persuader qu’ils trouveraient une compensation à leurs afflictions du moment dans les jouissances charnelles qui devaient accompagner l’avènement du Seigneur. La foi de ces hommes (si toutefois on peut l’appeler de ce nom), procédant non de la grâce divine, mais du cœur naturel et charnel, prouvait assez que cette tendance judaïque n’appartenait pas exclusivement au judaïsme, mais que plusieurs chrétiens de nom l’avaient transportée avec eux dans le christianisme ; aussi Jacques s’attache-t-il à la combattre chez ses lecteurs.

Les chrétiens, étant généralement pauvres et sans appui, avaient à souffrir de la part des grands toutes sortes de mauvais traitements, tantôt à cause de leur foi, tantôt à cause du sordide égoïsme de leurs persécuteurs, qui se servaient quelquefois de la foi nouvelle comme de prétexte pour couvrir leurs cruautés. Même les riches qui faisaient profession de la foi chrétienne, sans l’avoir embrassée de cœur, étaient atteints du vice commun, et manquaient de charité et de justice à l’égard de leurs frères pauvres. Aussi notre épître renferme-t-elle à la fois de consolantes exhortations adressées aux affligés, et des reproches dirigés contre les riches, soit dans le sein de l’Eglise, soit au dehors.

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