Lettre sur ceux qui se croient inspirés

Note ThéoTEX

La réédition de la fameuse lettre de Pictet sur les Inspirés ne procède pas seulement d’un intérêt historique, mais encore d’une intention polémique à l’égard des exaltés de notre temps, qui se reconnaîtront aisément dans ceux que le pasteur réformé de Genève combattait il y a trois siècles. Cependant si la lecture de ce texte court montre immédiatement que la typologie des inspirés, celle de ceux qui les écoutent, et les arguments raisonnables et bibliques qu’il convient de leur opposer, n’ont pas changé, elle induirait seule dans l’esprit du lecteur contemporain un parallèle abusif, si on ne rappelait son contexte d’origine. C’est pourquoi nous faisons suivre la Lettre, du sixième chapitre extrait de de la biographie d’Antoine Court (1695-1760), par l’historien protestant Edmond Hugues (1846-1929), cofondateur du Musée du Désert. On y apprendra les détails de l’apparition de cette secte camisarde que furent les Inspirés, de son ascension et de sa chute, et comment Bénédict Pictet fut sollicité par les pasteurs français partisans de l’ordre, pour écrire sa Lettre. Mais surtout, les explications données permettront de ressentir, avec l’historien, une certaine empathie à l’égard de ces pauvres mystiques, durement persécutés, dont le sage et pesant Pictet paraît entièrement dépourvu ; elles relativiseront même le bien-fondé de ce cessationisme absolu, dont il est le digne représentant.

En effet, quelles sont les preuves que les dons miraculeux de l’Esprit en général, et celui du prophétisme en particulier, ont disparu pour toujours de l’Église ? Des preuves historiques, il n’y en a pas : les premiers siècles témoignent certes d’un déclin rapide de la manifestation de ces dons ; mais comme pour les organismes vivants, diminution n’est pas synonyme d’extinction. Les périodes dites de réveil, tout au long de l’Histoire, ont presque toujours prétendu à une résurgence des charismes. Des preuves exégétiques, il n’y en a pas non plus : les versets qu’on a quelquefois cités pour affirmer que les dons devaient disparaître, quand le canon biblique aurait été complet, ne prouvent rien. Reste un seul argument : celui de l’inutilité du don prophétique, depuis que l’Église possède la totalité des Écritures saintes.

Mais d’abord c’est ici une conjecture, non une preuve. Ensuite, il se trouvait justement, comme le souligne Edmond Hugues, que les Inspirés, en majorité issus des couches misérables de la société, n’avaient pas toutes les Écritures. Et de manière globale, avant les temps modernes, combien de millions d’âmes ne savaient point lire, n’avaient ni Bible, ni pasteurs ; et encore aujourd’hui, n’existe-t-il pas des pays fermés et hostiles au christianisme ? Que devient alors cet unique argument de l’inutilité du don miraculeux : il ne tient plus.

Mais enfin, en ce qui nous concerne, évangéliques occidentaux, libres et abondamment pourvus de Bibles, connaissons-nous encore la partition qui existait au temps de Pictet, entre Inspirés et Ordonnés ? Non. Au dix-huitième siècle, il s’agissait d’une question de vie ou de mort, le choix du mauvais camp pouvait se payer par le bûcher ou le gibet ; et c’est ainsi que finirent les chefs camisards. Ces horreurs ont heureusement disparu, et en contre-partie, la distinction entre charismatiques et non-charismatiques est devenue une question de salon. Il existe bien quelques pasteurs qui se posent en cessationistes, mais il faut prendre ce mot au second degré ; ces pasteurs veulent seulement signaler qu’on ne pratique pas le parler en langues dans leur assemblée. Car qu’impliquerait le cessationisme, pris au sens propre ? Non pas que les dons miraculeux soient rares, mais qu’ils ont totalement cessé, disparu pour de bon, comme l’oiseau dodo, dont il ne reste plus un seul exemplaire vivant. Un cessationiste conséquent, comme l’était Pictet, devrait donc aujourd’hui considérer tous les prophètes charismatiques, tous les parleurs de langues, comme des idiots ou des imposteurs ; et se séparer d’eux. Or dans la réalité il n’existe plus de barrière entre pasteurs pentecôtistes et non-pentecôtistes, et aucun d’entre eux, on les comprend, ne se soucie de devenir la pierre de scandale qui raviverait d’anciennes querelles.

Grâce à la prodigieuse multiplication des appareils électroniques permettant, d’enregistrer le son et l’image, il est devenu possible d’affirmer, sans crainte d’être démenti, que la quasi totalité des manifestations prétendument surnaturelles du pentecôtisme contemporain, sont fausses. Il n’existe pas de glossolalie ou de xénolalie enregistrée, qui soumise à l’analyse prouve que l’on a effectivement affaire à une langue. Il n’existe pas de film de la guérison d’un aveugle-né, d’un sourd-muet de naissance, ou d’une lèpre très avancée. Or il est évident que si ces miracles avaient lieu, avec une quelconque fréquence, l’un d’entre eux aurait fini par laisser des preuves irréfutables. On ne doit pas d’ailleurs se scandaliser de cette volonté, exprimée ici, d’enregistrer ces supposées manifestations surnaturelles, et dire qu’il y aurait là une sorte d’attentat à la liberté de Dieu, une tentative de mettre son Esprit en boîte. Une telle protestation n’est qu’un écran de fumée : car que sont les prophéties bibliques, sinon la parole prophétique enregistrée sur le papier, et dont pour certaines chacun peut vérifier si elles se sont accomplies ou non ? La vérité d’un fait, ce que Dieu a permis ou voulu, est aussi inaliénable que celles qu’il a consignées dans sa Parole ; il est donc du devoir de l’homme adulte, de s’assurer des faits, et d’en tenir compte.

Dès lors comment concilier deux choses contradictoires : celle qui veut que les dons surnaturels de l’Esprit soient encore accordés aujourd’hui, et celle qui veut qu’on ne puisse jamais observer la trace indiscutable de l’un d’eux ? Le plus simple est de tricher ; de dire par exemple : que la prophétie ne consiste pas à prédire l’avenir, mais à encourager les auditeurs ; de dire que le parler en langues ne véhicule pas une information quantifiable et traduisible, mais qu’il exprime simplement une émotion provoquée par l’Esprit. Evidemment ces subterfuges ne peuvent prévaloir longtemps, puisque la définition même du surnaturel le fait entrer en opposition frontale avec la science. Ainsi dans l’exercice de la prophétie, il est scientifiquement inexplicable qu’une information voyage du futur vers le présent, tandis que consoler son prochain par un discours, ne présente aucun paradoxe à la raison.

En réalité la question de la pratique des charismes dans la sphère évangélique n’est pas la seule qui donne lieu à des positions contradictoires, et apparemment inconciliables. Après avoir annexé la théologie réformée, pour des raisons variées, les évangéliques, il fallait le prévoir, doivent maintenant se prononcer sur le baptême des nouveaux-nés. Mais comment accepter que Dieu veuille à la fois le baptême des enfants des croyants, et demande qu’on attende leur conversion pour les baptiser ? Comment réconcilier l’opinion que Dieu autorise dans les temps modernes le pastorat féminin, et celle que Dieu continue à l’interdire ? Un échappatoire courant à ces difficultés consiste à répéter : « C’est compliqué ! c’est très compliqué ! et même c’est encore beaucoup plus compliqué que ça… » Réponse oiseuse, et peu honnête, celui qui la fait insinuant qu’il possède un intellect ou un savoir plus vastes que celui à qui il l’a fait, pour mieux embrasser l’ampleur du problème, ou façon de lui dire : « Cordonnier, pas plus haut que la chaussure… »

Il existe certainement des sujets où Dieu laisse l’homme libre de choix ; l’apôtre Paul, inspiré par l’Esprit Saint écrit aux Corinthiens : « Ainsi, celui qui marie sa fille fait bien ; et celui qui ne la marie pas fait mieux… » Aurait-il pu écrire la même chose, à propos du baptême des nourrissons ? et dans quel sens ? Il est difficile de le croire ; encore plus d’imaginer que Dieu n’a pas d’avis sur ce point, ni sur celui des femmes-pasteurs.

Les grands problèmes insolubles s’éteignent souvent d’eux-mêmes, non parce qu’ils ont trouvé une solution, mais parce que la philosophie du siècle ne les pose plus. Le vingt-et-unième a inauguré l’ère du « en même temps », du « factuel alternatif », du « post-réel », l’Église évangélique semble bien déterminée à ne pas rester en arrière dans cette mutation. Pour ceux qui s’en étonneraient, rappelons l’expérience de pensée dite du chat de Schrödinger, qui sert de paradigme à la métaphysique du en même temps.

On sait qu’en mécanique quantique, l’état d’une particule n’est pas défini, jusqu’à ce qu’on l’observe. Avant cette observation, on peut considérer qu’elle « existe » dans une superposition d’états contraires, et plus ou moins probables. Son spin par exemple, n’est ni haut ni bas, ou à la fois haut et bas si on préfère, jusqu’à ce que vous fassiez passer cette particule par un détecteur de spin, qui de sa propre autorité assigne un état au spin. Peu satisfait de cette vision des choses, Schrödinger en 1935, et pour embarrasser Niels Bohr, avait imaginé d’enfermer son chat dans une boîte obscure, contenant une ampoule de cyanure, reliée au détecteur de spin. Selon l’état de la particule, un percuteur cassait l’ampoule de poison, mettant fin aux jours du chat. Schrödinger pose alors la question de savoir si dans la boîte, le chat est mort ou vif. Comme l’état du chat est lié à celui de la particule, et que celle-ci, avant toute détection, est en même temps de spin haut et de spin bas, on en déduit que dans la boîte, le chat est en même temps mort et vivant… jusqu’à ce qu’on l’ouvre pour le savoir, moment fatidique qui actionne ou non le percuteur. Naturellement la physique a trop de bon sens pour s’être laissée ridiculiser longtemps par cette plaisanterie, mais ce n’est pas le lieu d’expliquer comment elle s’en est sortie.

Le cloud évangélique évolue rapidement vers une superposition d’états ecclésiastiques, où les bébés sont en même temps régénérés baptismaux et pécheurs perdus, où une femme est en même temps pasteur officiel et servante cachée du Seigneur, où les dons miraculeux ont été abolis, et en même temps maintenus. Sans doute la raison y perd un peu ses billes, mais cette indétermination foncière, ne vaut-elle pas mieux que les excommunications mutuelles, et les bûchers ? Ah, c’est Pictet qui doit être bien surpris, s’il peut nous voir de là-haut !

Phoenix, le 20 avril 2018.

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