Lettre sur ceux qui se croient inspirés

Les Inspirés et les Multipliants
(1715-1723)

Chapitre VI de Histoire de la Restauration du Protestantisme en France au XVIIIe siècle, par Edmond Hugues.

Antoine Court et ses collègues s’épuisaient en efforts. Depuis 1720 cependant, l’œuvre de réorganisation rencontrant des obstacles imprévus progressait lentement. Sous les coups d’une persécution croissante, un parti grossissait chaque jour, qui se séparait du reste des protestants et s’opposait à toute tentative d’organisation. « J’apprends avec douleur, écrivait-on de Genève, qu’entre tous les obstacles que vous rencontrez tous les jours à l’établissement de la gloire de Dieu et du règne de son cher Fils, vous avez des gens parmi vous qui paraissent de troubler l’ordrea. » — Ces gens étaient les « fanatiques, » et ce parti celui des Inspirés.

a – N° 17, vol. G Lettre de Pictet.

Le parti des Inspirés avait des racines profondes, quoique cachées, parmi les protestants. C’étaient les Inspirés, prophètes ou prophétesses, qui avaient au lendemain de la Révocation couru le Languedoc et soutenu les religionnaires ; c’étaient eux qui avaient animé au combat les bandes camisardes, réchauffé leur courage et souvent décidé la victoire ; c’étaient enfin les Inspirés qui depuis ce soulèvement, indomptables, et à travers mille périls, avaient entretenu le foyer de la foi. Circonstances importantes et qu’on ne doit pas oublier ! Si on les négligeait, on s’expliquerait mal l’opiniâtreté de la résistance des uns et celle des attaques des autres. Il faut donc revenir sur cette histoire, et avant d’aborder le présent remonter au passé.

Les premiers prophètes, on le sait, avaient paru dans le Dauphiné, presque au lendemain de la Révocation. C’étaient des enfants, des garçons, des filles, surtout des filles ; les plus âgés pouvaient avoir dix ansb. Ils avaient parcouru les villages et les hameaux, récitant des psaumes, des cantiques, faisant aux montagnards qui les écoutaient de tristes prédictions. Leur nombre s’était bientôt accru, et, l’enthousiasme prophétique se propageant, on en avait bientôt compté jusqu’à huit millec. Ces pauvres enfants avaient soulevé le Vivarais, le Dauphiné, le bas Languedoc. Ils avaient d’abord étonné, ils avaient ensuite profondément remué les âmes. Leur sérieux, leurs cris, leurs souffrances leur avaient gagné les sympathies de ceux qui les écoutaient. Ils étaient sujets à de singulières agitations, se roulaient par terre, se tordaient dans des convulsions horribles. Ils éclataient en imprécations avec des hoquets terribles : « Mon enfant, je te dis, je t’assure. Miséricorde ! Miséricorde ! » Ailleurs, présageant la ruine de Babylone, ils s’écriaient « que l’on était dans les derniers temps, qu’il fallait combattre vaillamment pour la foi et le repentir de ses péchés, que Babylone serait détruite dans peu de temps, qu’il fallait s’amender, qu’une partie de la grande Babylone serait détruite l’an 1708, que la délivrance de l’Église serait prochaine… » Tout cela était dit en français. « Servez-vous de vos faux et moissonnez : la moisson de la terre est prête. Coupons les grappes des vignes : les raisins sont mûrs ; — que vos mains s’arment de forced ! …  » La plupart de ces petits prophètes s’étaient arrêtés dans les hameaux voisins et s’étaient vite fait oublier. Seuls, Gabriel Astier et la belle bergère du Cret, Isabeau Vincent, s’étaient rendus célèbres. Astier était passé dans les Boutières et dans le Vivarais, où s’étaient tenues d’immenses assemblées. Isabeau était descendue à Grenoble, et elle y avait obtenu de grands succès. Mais de Broglie et Bâville avaient bientôt dispersé les fidèles d’Astier et enfermé la belle Isabeau dans un couvent. Dès lors, tout était rentré dans l’ordre.

b – No 30, p 7. Manuscrit de l’histoire des fanatiques, par de la Beaume.

c – Misson l’assure dans son Théâtre sacré. — V. aussi no 17, vol. G. p. 413.

dHistoire de quinze ans sous Louis XIV, par Moret, t. I, p. 299, Paris. (1859.)

Quelle était la cause de ce mouvement ? On a prétendu qu’un gentilhomme du Dauphiné, calviniste fervent, Du Serre, avait réuni chez lui un certain nombre d’enfants, de filles, leur avait inspiré l’horreur de l’Église, la haine du pape, et leur avait appris à trembloter, battre des mains, se jeter par terre, baver, écumer, fermer les yeux, et demeurer assoupise. C’est ridicule et odieux. Court qui n’était pas partisan des prophètes le dément en termes fort netsf. L’assertion d’ailleurs ne peut soutenir l’examen. On dit que Du Serre s’était concerté à Genève avec les ministres réfugiés et qu’il était poussé par eux à « cette machiavélique jonglerie. » Or, on sait que les ministres voyaient avec un vif déplaisir les prophètes, qu’en Angleterre, lorsque ces derniers s’y réfugièrent, ils furent fort mal reçus, et qu’en Suisse, depuis Trélat jusqu’à Pictet, les pasteurs ne cessèrent de les combattre. Et d’ailleurs, si Du Serre fut le promoteur de ce mouvement en 1689, comment expliquer l’apparition des toutes jeunes Inspirées qui se firent entendre en 1688, bien loin du Peyra, dans les montagnes du Castrois ? Y avait-il là un autre Du Serre ? Non, la chose est beaucoup plus simple et toute naturelle. La seule cause du mouvement prophétique fut l’excès du mal. Traqués, pillés, dénoncés, ruinés par le gouverneur, par les espions, par les dragons, toujours en méfiance, toujours sous le coup d’une surprise et la menace des galères et du gibet, les réformés avaient mis toute leur confiance en Dieu : n’espérant plus rien sur la terre, ils avaient tout espéré du ciel. Qu’on ajoute à cela les exhortations continuelles « à tout quitter » pour se trouver dans les assemblées, les courses de paroisse en paroisse à travers les montagnes, les dangers, les jeûnes ordonnés pour fléchir la colère de Dieu, et l’on pourra mesurer le degré d’exaltation Auquel purent monter ces hommes impressionnables. Or, les enfants, — car la famille protestante était austère, unie, liée, — les enfants, le soir, après la lecture de la Bible, écoutaient les sombres récits du père : comme quoi, la veille, une assemblée avait été surprise, qu’un voisin avait été pendu par les soldats, que les dragons avançaient, et qu’on était perdu. Ils étaient émus, effrayés. Puis, on lisait une page de l’Apocalypse, une lettre du fougueux Jurieug ; on parlait de relèvement, de victoire ; on maudissait le papisme ; on le regardait comme la bête de l’Apocalypse ; — et le cerveau agité par ces sombres visions, la nuit, les enfants avaient des songes affreux, se réveillaient en sursaut, croyaient voir des anges, criaient, pleuraient, répétaient les phrases qu’ils avaient entendues. Un d’eux, probablement plus exalté, dut raconter ses visions à ses camarades ; ce fut le commencement du mouvement prophétique. Les bandes de petits prophètes se formèrent.

e – V. Fléchier, Brueys, de la Beaume et tant d’autres ; récemment Moret : Histoire de quinze ans, etc.

fHistoire des troubles des Cévennes, etc. t. II, p. 5.

g – Les lettres de Jurieu parurent en 1688. Lettres pastorales adressées aux fidèles de France qui gémissent sous la captivité de Babylone. Rotterdam, chez Abraham Acher. (1688.)

Si étrange qu’elle puisse paraître, l’explication n’est point hasardée. En 1688, il y eut des assemblées fort nombreuses dans les montagnes du Castrois. On l’apprit, l’intendant arriva, fit trois prisonniers et les condamna au gibet. Le reste des habitants fut accablé d’amendes et de charges de toute espèce. Dès lors, on n’entendit plus parler « de prêches. » Tout paraissait calme et tranquille, lorsque subitement de nouvelles réunions se tinrent avec affluence de nouveaux convertis. Que s’était-il passé ? Deux jeunes filles, dont l’une avait à peine douze ans, passaient pour avoir eu des visions d’anges venus, disait-on, tout exprès de la part du Seigneur Jésus, prophétisaient et convoquaient des assemblées. L’exécution de l’intendant et les souffrances des fidèles les avaient seules inspirées.

Personne ne met en doute la bonne foi de ces petits prophètes, mais on prétend qu’ils furent les dupes d’une odieuse supercherie. Il n’y eut, on le voit, ni violence, ni jonglerie, ni école de prophétie ; il y eut excès de souffrances. Qu’un gentilhomme calviniste ait possédé une verrerie sur la montagne du Peyra, qu’il ait été à Genève, que lui même se soit cru inspiré ; c’est très probable. Mais qu’il ait appelé chez lui de jeunes enfants pour leur apprendre à prophétiser, qu’il ait été poussé à cette machination par les ministres de Genève, et qu’il soit ainsi le promoteur du mouvement prophétique, c’est ce que tout dément. Il y eut un Du Serre dans toutes les familles : ce furent la Bible et le malheur.

Cependant Bâville et de Broglie, dès qu’ils avaient vu cette éclosion de prophètes et le mal qu’ils faisaient dans le Vivarais, les Cévennes et le bas Languedoc, s’étaient immédiatement portés sur les lieux. Ils avaient dispersé les assemblées, pendu les récalcitrants, et en peu de temps les prisons s’étaient trouvées « si remplies de ces pauvres gens et particulièrement d’enfants, qu’on n’avait plus su qu’en faire. » Mais pour avoir disparu, les prophètes n’étaient point morts. En 1700, le renouvellement du fanatisme avait commencé de faire du bruit. » Une vieille du Vivarais, tailleuse d’habits, « qui roulait le diocèse d’Uzès, » s’était fait entendre dans les assemblées ; bientôt étaient survenus Daniel Raoul, Marguerite Arnaud, Françoise Bez, Etienne Gout, tous pauvres gens, ignorants, domestiques. Ils disaient « qu’un temple de marbre blanc, orné de filets d’or, avec des tables où les préceptes de la loi seraient gravés, tomberait du ciel au milieu du Talon de Saint-Privat pour la consolation des fidèles des hautes Cévennes. » Mais surtout ils poussaient à la révolte et prêchaient la guerre sainte : c’est à leurs ordres que les Camisards avaient pris les armes. La prophétie devenait guerrière. Après avoir poussé à l’amendement et à l’espérance, elle excitait à la lutte, à la guerre et au combat. Quelques années auparavant, c’étaient les enfants qui prophétisaient, c’étaient maintenant les pères, arrachés par la persécution à leurs travaux et devenus tout à la fois soldats et prophètes. Leur nombre n’était pas grand. Abraham Mazel, Elie Marion, Coste, Claris, Durand Page, Jean Cavalier, étaient les plus illustres. Quelques femmes, mais rares. Placés au milieu des bandes camisardes qu’ils dirigeaient, ils en étaient véritablement l’âme et la principale force. Si les généraux de Louis XIV avaient pu les faire enlever, les révoltés se fussent immédiatement dispersés. Au fait, non : la persécution en eût fait surgir de nouveaux. Ils étaient comme les rameaux de cet arbre dont parle le poète : l’un coupé, l’autre renaissait. Uno avulso, non deficit alter aureus. « Tout ce que nous faisions, dit Durand Fage, soit pour le général, soit pour notre conduite particulière, c’était toujours par ordre de l’Esprith. » Les prophètes en effet commandaient, les soldats obéissaient. Aucun murmure, aucun doute : obéissance aveugle. Devaient-ils attaquer l’ennemi ? Craignaient-ils quelque embuscade ? Etaient-ils poursuivis ? « Seigneur, s’écriaient-ils, fais-nous connaître ce qu’il te plaît que nous fassions pour ta gloire et pour ton bien ! » Les prophètes ordonnaient la bataille, les retraites, les courses, promettaient la victoire, encourageaient les faibles, démasquaient les traîtres, fortifiaient et exaltaient jusqu’à la démence. Car il y eut dans la guerre des Camisards des actes l’héroïsme touchant à la folie. Quand « l’Esprit » avait parlé, ces hommes étaient transfigurés. Sans armes, ou n’ayant que des fusils et des sabres hors d’usage, ils affrontaient la grêle des mousquetades et les coups des troupes disciplinées de Louis XIV, comme s’ils eussent été revêtus de fer, ou comme si les ennemis n’eussent eu que « des bras de laine », L’Esprit n’avait-il pas dit en effet : « N’appréhende rien, mes enfants, je vous conduirai, je vous assisterai ? » Les Camisards étaient tous, plus ou moins, des hallucinés. Un enthousiasme ordinaire n’eût point suffi à l’effort de ce soulèvement. Ce fut en effet la défection seule des chefs qui put faire déposer les armes aux deux mille Camisards qui pendant trois ans avaient tenu en échec les meilleurs généraux de Louis XIV, vingt mille hommes d’armée régulière et cinquante-deux régiments des milices de la province. En tout autre temps, en tout autre pays, les, prophètes — cela leur arriva en Angleterre et an Suisse — eussent passé pour des fous ou des imposteurs ; sur le sombre, théâtre des Cévennes, au milieu de cette contrée dont ils semblaient être le symbole vivant, ils étaient les hommes inspirés et les chefs invincibles qui conduisaient les révoltés à la victoire. Pour les comprendre, il ne faut pas les détacher de leur cadre ; partout ailleurs, ils sont impossibles. Nulle fraude surtout et nulle supercherie. Ces gens-là se croyaient les instruments de Dieu. Quoi qu’en pense Court, venu dix ans plus tard, et peu porté par les abus dont il fut le témoin à croire inspirés ceux qui prétendaient l’être, ils étaient bien les prophètes de combat, suscités « par l’Esprit de Dieu » pour conduire et diriger son peuple. Tout ce qu’ils disaient ressentir, éprouver, entendre, voir, ils le ressentaient, l’entendaient, le voyaient. En 1704, près de Sérignan, Claris ayant démasqué deux traîtres, on osa, quoique ceux-ci eussent avoué leur crime, soutenir qu’il était d’intelligence avec ces deux hommes pour faire croire à un miracle. Alors « l’Esprit » s’exprimant par la bouche de Claris :

h – V. le Théâtre sacré, etc., p. 117.

« O gens de petite foi, est-ce que vous doutez encore de ma puissance après tant de merveilles que je vous ai fait voir ? Je veux qu’on allume, tout présentement un feu, et je te dis, mon enfant, que je permettrai que tu te mettes au milieu des flammes, sans qu’elles aient pouvoir sur toi. »

Malgré les cris, on porta des sarments, et on alluma le bûcher. Claris y entra résolument et n’en sortit que lorsque tout le bois fut consumé. Il était intact. — Un fourbe se fût-il exposé aux railleries de la foule et à une mort certaine ?

Ces faits, et bien d’autres, paraissent extraordinaires. La science en donne une explication fort naturellei. Peut-être néglige-t-elle le haut spiritualisme de ces phénomènes, mais il est facile par la compréhension de l’histoire de lui rendre le rang qu’il doit occuper.

iDes maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, par Esquirol. Paris. (1838.) — De la folie, considérée sous le point de vue pathologique, philosophique, historique et judiciaire, par M. Calmeil. Paris. (1845.) — Histoire du merveilleux : dans les temps modernes, par M. Figuier. Paris. (1860.) — La Magie et les Magiciens, par M. Maury. Paris. (1860)

C’était la seule souffrance qui avait fait les prophètes. Persécutés, ils avaient répondu à la persécution par un cri de guerre ; ils avaient poussé à la révolte, armé les paysans, enrégimenté quelques ouvriers, et, malgré tout, quoique la guerre fût le thème de leurs ardentes prédications, ils étaient restés bons, affectueux, humains. Il faut en effet les distinguer des rares Camisards qui, affolés par le désespoir, assassinaient l’abbé du Cayla et Madame de Miraman, brûlaient les églises, tuaient les prêtres et usaient de terribles représailles contre leurs ennemis vaincus. Les prophètes conseillaient toujours après le combat de relâcher ceux qui ne leur avaient point fait de mal, prêchaient la clémence, la repentance, l’amendement des mœurs, et transformaient les camps, théâtre, de leurs extases, en vrais camps de Dieu, où jamais on n’entendit ni jurements, ni bruit de querelles et de discordes, mais le seul murmure des prières et le chant des psaumesj.

jLes Prophètes Cévenols, par M. Dubois. Strasbourg (1861).

Tous leurs efforts cependant avaient été vains. Cavalier avait traité avec le maréchal de Villars, Roland était mort, et les bandes camisardes, privées de leurs chefs, s’étaient dispersées dans la montagne. De la terrible insurrection qui avait un moment effrayé Versailles, il ne restait plus qu’un douloureux souvenir et un immense écrasement.

Plus de chefs, plus de pasteurs, plus de prophètes. Les chefs étaient morts ou réfugiés, les pasteurs étaient bannis, les prophètes avaient cherché un asile dans les pays étrangers.

Peu à peu cependant, les choses avaient repris leur cours naturel. Quelques femmes avaient été les héroïnes de cette restauration. Quand tout paraissait désespéré, elles avaient pris en main la cause vaincue, et avec leur foi, leur dévouement, leur abnégation et la puissance invincible de leurs espérances, elles avaient résolu de la rendre victorieuse.

Elles s’érigèrent en prédicantes ; elles tinrent au Désert des assemblées, et dans ces mystérieuses réunions, composées presque exclusivement de femmes, elles ranimèrent les esprits abattus, fortifièrent les volontés chancelantes. La première fois qu’Antoine Court, jeune encore, accompagna sa mère au « prêche, » il entendit les exhortations d’une prédicante et en fut édifié. C’était la veuve Bancel, de Vallon, qui, cette nuit, officiait. Elles couraient ainsi de pays en pays, du Vivarais dans les Cévennes, des Cévennes dans le bas Languedoc, à travers les villes et les villages, s’arrêtant ici, prêchant là, lorsqu’on les en priait, et que l’Esprit les y poussait. C’est ainsi qu’en 1709 passèrent à Villeneuve-de-Berg Balastière et Isabeau Chalençon ; elles descendirent vers Nîmes et furent faites prisonnières dans cette ville. A quelque temps de là, Antoine Court pria Martine et Suzanne Rouge dont il venait d’apprendre l’arrivée à Vais de donner une prédication à ses coreligionnaires. Plus tard survinrent la veuve Caton, la fameuse Claire et surtout Isabeau Dubois, cette courageuse et charmante femme, qui fit sur l’âme de l’enfant une profonde impression et dont l’homme fait aimait à vanter la haute sagesse et la modestie.

Ces femmes ne se contentaient pas de prêcher ; elles prophétisaient. Lorsque Court, en 1713, quitta la maison paternelle, il rencontra sur son chemin Claire et Caton qui tombèrent en extase et lui présagèrent une brillante destinée. Elles étaient les héritières des prophètes camisards exilés et s’en glorifiaient. Mais quelque chose de profondément humain, d’affectueux, animait leurs discours. Nul cri, nulle fureur ; des paroles tendres, des larmes. Ces prédications et ces prophéties leur donnaient une immense influence. Dans chaque village, dans chaque ferme, elles avaient leurs partisans, Là, dans un langage bizarre mêlé de citations bibliques, et du récit naïf de leurs visions, elles leur prêchaient la repentance, et leur faisaient concevoir, au delà des malheurs présents, l’espérance d’un état meilleur. Parfois elles poussaient à la révolte, sur les indications des chefs. Ainsi, quoique rien ne l’assure, il n’est pas douteux qu’elles n’aient été les agents de Coste et de Claris, quand ces derniers essayèrent en 1710 d’exciter dans les Cévennes un second soulèvement. Et plus tard, après la paix d’Utrecht, lorsque la cour maintint ses mesures de rigueur, ce furent elles qui éclatèrent en menaces, se rendirent dans les assemblées, ordonnèrent à Court de paraître sur les places publiques, et qui poussèrent de toutes façons à une guerre nouvelle. Heureusement elles ne parvinrent à provoquer qu’une agitation passagère. Mais ces belliqueux discours, héritage d’un temps qui n’était plus, étaient rares. Les prophétesses, avant tout, prêchaient la repentance, relevaient les courages, gourmandaient les faibles. Elles arrêtaient le protestantisme dans sa décadence, elles tenaient le drapeau autour duquel leurs exhortations appelaient les victimes de ces temps malheureux. Le jour de la grande réparation, imaginaient-elles, ne devait pas tarder à venir, et toutes, dans le haut et le bas Vivarais, aimaient à répéter cette promesse que l’Esprit leur avait faite : « Il se tiendra une assemblée célèbre dans un pré nommé Lacour, proche Chalançon. Des Anglais y assisteront ; un arbre merveilleux croîtra et fleurira dans une nuit ; sous son ombrage, on distribuera la Cène. » Les prophétesses croyaient à la réalisation de cette prédiction. Elles l’attendaient avec joie, elles aimaient à la regarder comme le commencement des temps meilleurs à l’établissement desquels elles consacraient leurs efforts et leur vie.

Tels avaient été jusqu’en 1715 les trois phases du mouvement prophétique. Né, on l’a vu, de l’excès de la souffrance, entretenu par la souffrance, il avait sans doute entraîné les protestants à de graves extrémités, mais il les avait arrachés à une ruine certaine. Petits prophètes, prophètes, prophétesses, tous avaient travaillé à raviver les dernières lueurs de la foi. Ils avaient, par leur héroïque activité, groupé les fuyards, prêché l’espérance, et donné pour but à tous les efforts, la restauration prochaine de l’Église persécutée. Si, à la mort de Louis XIV, les protestants existaient encore, si vingt ans de persécutions n’avaient pu les lasser, si l’édit de 1715 n’était qu’un mensongek, c’était grâce aux prophètes, depuis le jour où ils s’étaient fait entendre sur les montagnes du Peyra et du Castrois, jusqu’au jour où, Louis XIV mourant, ils continuaient à exhorter dans leurs assemblées nocturnes les survivants de la grande persécution.

k – Louis XIV proclame officiellement la disparition du protestantisme en cette année, quelques mois avant sa mort.

En 1715, lorsque Court commença son ministère, de tous côtés, en tous lieux, surgissaient prophètes et prédicants. « La licence de s’ériger en prédicateurs était telle, que quiconque en formait le dessein pouvait l’exécuter sans obstacle, qu’hommes et femmes se mêlaient du métier, et qu’il n’était pas rare de voir dans les assemblées, si peu nombreuses qu’elles fussent, deux, trois femmes et quelquefois des hommes tomber en extase et parler tous à la fois. » Le Vivarais, les Cévennes, la Vaunage, étaient remplis d’Inspirés.

[N° 17, vol. G. — Non seulement cette partie du Languedoc, mais encore le Dauphiné tout entier avait des Inspirés. (N° 17, vol. B. Mémoire sur le Dauphiné.) Roger s’en expliqua fort bien la cause. « M. R., dit son biographe, reconnut d’abord que ce qui attirait la plupart des protestants dans les assemblées des fanatiques, c’était la famine de la Parole de Dieu. »]

On en rencontrait surtout dans cette partie de la province qui avait été le principal théâtre de la guerre des Camisards. Brenoux, Alais, Congéniès, Nîmes, Ganges, Loriol, Lunel, étaient les lieux ordinaires de leurs prédications. Duplan a laissé le récit d’un voyage qu’il fit du côté de Ganges ; dans chaque lieu qu’il traversa, il trouva des femmes ou des hommes qui tombaient en extase, racontaient leurs visions, priaient Dieu en public, prêchaient et prophétisaient. On n’entreprenait plus rien sans consulter l’Esprit. Devait-on faire une course, aller à une assemblée, accomplir l’acte le plus ordinaire de la vie, aussitôt l’Inspiré de l’endroit était interrogé : sa réponse devenait ordre de Dieu. Les Inspirés allaient plus loin ; ils se vantaient d’exorciser et de guérir les malades. A Nîmes, une jeune fille de vingt ans était souffrante. Claire et la veuve Caton, la croyant possédée du démon, voulurent l’en délivrer ; elles appelèrent Court à la séance, et se mirent à questionner le démon. Celui-ci répondit qu’il s’appelait « Belle Oreille. » On lui ordonna de quitter le corps de la pauvre malade. On pria, jeûna, mais le démon ne voulut point obéir, et la jeune fille resta dans le même état où elle se trouvait précédemment. A Ganges, dans une réunion, arriva un homme qui avait le corps enflé. L’Inspirée lui imposa les mains, « et, après l’avoir censuré de ses défauts et l’avoir exhorté à la repentance, lui ordonna de prier Dieu pendant trois jours, après quoi il se trouverait guéri. » Il faut croire que la promesse de l’Esprit ne se réalisa point, car l’auteur ajoute : « Depuis, il a été inspiré à cette femme qui lui avait imposé les mains, que ces trois jours voulaient dire trois semaines à Dieu, le maître de ces événements. »

Ces insuccès étaient nombreux. Plus d’un malade ne guérit point, plus d’une assemblée qui devait être surprise se termina dans le plus grand calme, et plus d’une qui devait se tenir en toute sécurité fut surprise ; mais si éclatants que fussent les démentis donnés par les faits aux prédictions de l’Esprit, rien ne pouvait ébranler les convictions, ni dissiper les illusions des religionnaires. Que de fois d’ailleurs les Inspirés avaient dit vrai, et que de phénomènes étonnants !

« Il y a des fois que nous sommes fort effrayés, écrivait-on à Court, et d’une tristesse qui nous ôte l’envie de rien faire, parce que bien souvent ils prononcent des choses si fortes et avec tant de pénétration, qu’il nous semble que le jugement de Dieu pend sur nos têtes. Il y a des fois que celle que vous connaissez qui est chez nous, nous met dans des alarmes terribles. Elle fait de grands cris des douleurs qu’elle souffre, dans le temps que cela la prend. D’autre fois, il lui semble de voir quantité de morts, de sang répandu par tes rues. Cela lui donne de grandes frayeurs, aussi bien qu’à nous, et puis elle dit : « Je te dis, mon enfant, que ce que je te fais voir devant tes yeux arrivera bientôt en plusieurs endroits ; il y en a qui le verront, d’autres qui ne le verront pas, mais ils l’entendront dire bientôt, bientôt, mon enfant. »

Cette crédulité faisait la puissance des Inspirés. Ils jouissaient d’une autorité incontestée. De là des impostures. Que la plupart d’entre eux fussent de bonne foi, surtout les femmes, et elles dominaient, la chose n’est point douteuse. Mais que quelques-uns, profitant de la créance accordée depuis de nombreuses années aux prophètes, en aient abusé pour en imposer, c’est ce qui n’est pas moins certain.

« Ma patience à examiner, dit Court, avant que de condamner fut des plus grandes. Mais la fourbe parut avec tant d’éclat, qu’il aurait fallu se remplir d’illusions soi-même et se rendre peu sensible à l’honneur de la religion qui était en grande souffrance, et vouloir se repaître d’erreur et de mensonge, que de ne pas crier à haute voix. »

Au surplus, un fait très-curieux se passait en ce moment. Après cette douloureuse période de troubles, de persécutions, de malheurs domestiques, les protestants privés de pasteurs, privés de livres, et même de la Bible dont ils n’avaient que quelques pages — l’Apocalypse, appartenant surtout à la classe pauvre et peu instruite qui n’avait pu s’expatrier, avaient perdu la grande tradition calviniste. Peu à peu, se débarrassant de tout bagage théologique, ils en étaient arrivés à ne plus croire qu’aux ordres de l’Esprit, aux révélations directes de Dieu. Or, vers 1715, au commencement de la Régence, quelques hommes partageant les mêmes idées, et fort ignorants pour la plupart, donnèrent un corps à cette croyance générale, la précisèrent, la formulèrent en système. Il se produisit en France le même phénomène qu’on avait déjà remarqué aux premiers jours de la Réforme, sous Luther : « A quoi bon, disaient les prophètes de Zwickau, s’attacher si étroitement à la Bible ! Toujours la Bible ! La Bible peut-elle nous parler, n’est-elle pas insuffisante pour nous instruire ? Si Dieu eut voulu nous enseigner par un livre, ne nous eut-il pas envoyé du ciel une Bible ? C’est par l’Esprit seul que nous pouvons être illuminés. Dieu lui-même nous parle. Dieu lui-même nous révèle ce que nous devons faire et ce que nous devons direl. » On vit en effet courir et se lire de plus en plus dans le bas Languedoc les feuilles d’un manuscrit que l’on appelait le « Livre de l’Esprit. » Il y était dit que Dieu avait fait son ouvrage, que Christ avait accompli le sien et que c’était maintenant le tour du Saint-Esprit. Les Inspirés affirmaient que le règne du Saint-Esprit allait arriver et qu’une nouvelle création devait être son œuvre. « On dit qu’il n’y a pas d’Inspirés, disait l’un d’eux, moi, je soutiens qu’il y en a. On dit qu’il n’y a pas de prophètes, mais moi-même qui vous parle, vous pouvez dire qu’un prophète vous parle, car j’ai été comme st-Paul deux fois aux cieux. » Si quelques-uns, peu convaincus, se permettaient de douter, les Inspirés en appelaient à la Bible, invoquaient les déclarations de l’Ancien Testament et se réclamaient des prophéties de Joël. Ils ajoutaient que de tout temps l’Esprit s’était révélé, qu’aux premiers jours du christianisme il avait fait des miracles, et que jusqu’à la fin des siècles il inspirerait les siens. Et en quel temps, disaient-ils, en pouvait-il être plus besoin que dans le temps présent ? Lorsque des prédicants orgueilleux tombaient dans des erreurs ou des vices capitaux, ne fallait-il pas les reprendre ? Lorsqu’ils n’étaient capables de donner leurs soins qu’à la forme extérieure de leurs discours, ne fallait-il pas par les paroles mêmes de l’Esprit remettre l’homme en rapport avec son Dieu ? Tout croulait. Les fidèles étaient plongés dans le mal. le protestantisme était en pleine décadence morale : il n’y avait d’autre remède que de détruire le péché. Les prédicants n’étaient plus à la hauteur de la tâche ; seul, l’Esprit de Dieu qui jadis avait opéré de si grands miracles et qui dans ces derniers temps avait permis à tant « de menu peuple » de résister aux royales persécutions, seul l’Esprit, par ses interprètes, pouvait sauver les hommes et arrêter le protestantisme dans sa chute imminente.

lHistoire de la Réformation du seizième siècle, Merle d’Aubigné, t. III.

Ceux qui parlaient ainsi étaient les théoriciens ; leurs partisans appuyaient ces affirmations par des arguments tirés de leur expérience. Ils disaient qu’après avoir entendu la prédication des Inspirés, ils se sentaient détachés du monde et pleins de zèle pour Dieu ; qu’ils n’avaient jamais tant pensé à lui que depuis la connaissance de toutes ces choses, et que s’ils restaient seulement quelques jours, sans assister à ces petites assemblées, ils n’avaient plus le même zèle pour Dieu ; que l’Écriture n’avait pas la même force pour les faire penser au jugement à venir ; que rien ne leur faisait faire de si sérieuses réflexions que d’entendre parler ces gens dans leur inspiration ; pour tout dire, que chacune de leurs paroles leur donnait l’horreur du péché et les détachait entièrement du monde.

Bonnes gens, après tout, et de bonne foi ! Ils couraient dans leurs réunions et ils écoutaient avec des cœurs remplis de zèle ces Inspirés qui de moins en moins leur parlaient de rébellion, mais leur prêchaient la repentance, la sainteté, le pardon et l’amour. Rentrés chez eux, au soir, ils s’entretenaient de ces touchantes choses, jeûnaient, priaient, interrogeaient Dieu et lui confessaient leurs fautes. Dieu répondait, réprimandait, donnait de nouveaux ordres, et ces hommes, à qui l’Esprit permettait de nouer ainsi avec l’Etre suprême une muette conversation, doux, calmes, résignés, reposaient dans la tranquillité de leur conscience.

Que de choses malheureusement d’une extravagance risible ! Dans un de ses sermons, un Inspiré disait : « J’ai parlé avec Dieu, et j’ai vu les chérubins et séraphins qui allaient et venaient et se prosternaient devant Dieu. » Et ailleurs : « Ah ! mon Dieu ! il me semble que je te vois au-dessous de cette voûte ! je te vois ! ah ! que tu es beau et que tu es noir ! Tu as des cheveux crépus ! » Dans la Vaunage, une femme, au milieu d’une assemblée, se déshabillait, et, toute nue, se faisait traîner par les cheveux dans la salle. — A Nîmes, une nommée Tibaude, tenait de petites réunions. Un jour qu’il s’y trouvait dix-sept personnes, Court y assista. La prophétesse entra, tomba en extase, chanta, parla un langage qu’on n’entendait pas, versifia et pour chacun des assistants tourna un couplet. A son mari, elle dit :

Et toi, mon pauvre grison,
Je m’adresse à toi, tout de bon.

A une autre personne :

Pour toi, avec tes cheveux tortus,
Tu auras toujours l’esprit bossu.

Paroles bizarres qui étonnaient ! Pour les auditeurs, tremblants et attentifs, ils applaudissaient. — Et ces scènes n’étaient pas rares ; chaque secte avait les siennes. Les choses les plus extraordinaires se faisaient au nom de l’Esprit. « Tous les jours, écrivait Corteiz, nous apprenons des choses tout à fait indignes de l’Esprit de Dieu. »

La foule cependant se tournait de plus en plus vers les Inspirés. A Nîmes, la femme Tibaude avait son église ; Vesson comptait un grand nombre d’adhérents à Congéniès et dans la Vaunage ; à Brenoux, se trouvaient « les grands piliers » de Mazel ; dans le Vivarais, Monteil gouvernait sans rival. Puis, chaque ville, chaque village avait ses prophètes. Les sectes se multipliaient. Et, chose plus grave ! elles avaient chacune la prétention de composer l’Église ; elles cherchaient à s’isoler, à avoir leurs rites spéciaux, leur culte particulier. Le protestantisme, qu’aucun lien, ni celui d’une révolte commune ni celui de la foi, ne réunissait, tendait ainsi à se diviser en une infinité de petites communautés.

Antoine Court, comme tous ses coreligionnaires, avait longtemps ajouté foi aux discours des. Inspirés. Il en vint cependant à soupçonner que « tout ce qu’on appelait révélation, n’avait pas la source dans l’Esprit divin, et que, si on n’en pouvait pas accuser la fraude, on pouvait penser du moins que la plupart de ceux qu’on Appelait Inspirés, étaient la dupe de leur zèle et de leur crédulité. »

Néanmoins, avant de les juger définitivement, il crut devoir les examiner avec soin. Ce qui le surprenait surtout, c’est que les prophéties qu’il avait entendues se réalisassent si rarement. Il pensait que l’Esprit de Dieu ne pouvait ni tromper ni se tromper, et il n’imaginait point que ses interprètes pussent faire des prédictions auxquelles les événements donnaient un complet démenti. Longtemps il hésita, mais en 1715 son opinion fut fixée. Il divisa les Inspirés en deux classes : les fourbes et les fous. Puis, voyant combien ils discréditaient la cause du protestantisme, et indisposaient les esprits sages et prudents « qui étaient venus jusqu’à envisager les prédicants et les assemblées avec une espèce d’horreur, » il prit contre eux d’énergiques mesures. Il établit l’ordre, fit venir des livres, développa l’instruction.

Mais l’entreprise était difficile. Les Inspirés « regardaient comme blasphémateurs ceux qui osaient s’émanciper d’attaquer la production de leur cerveau dérangé, et, croyant Dieu lui-même intéressé dans leur propre cause, prédisaient en son nom contre les audacieux téméraires les malheurs les plus funestes. » La résistance qu’on lui opposa, les obstacles à vaincre, la crédulité des uns et la ténacité des autres, le découragèrent. Désespérant de conduire son entreprise à bonne fin, il crut que « le meilleur pour lui était d’abandonner les malades encore à eux-mêmes. »

Il fut bientôt obligé de rompre le silence. Lorsqu’il vit à quelles extrémités se portaient les Inspirés, lorsque dans tous ses efforts il se sentit entravé, dans son œuvre de réorganisation empêché, dans ses projets d’ordre et de discipline combattu, il n’hésita pas à faire entendre de nouveau sa voix et à engager la lutte. Pour lui, il n’avait que son inébranlable volonté et son grand bon sens ; contre lui se rangeaient les Inspirés et leurs partisans qui formaient après tout la partie vivante du protestantisme. Convaincre et ramener les imposteurs, c’était difficile ; mais on pouvait par le raisonnement, par l’instruction et par l’influence des théologiens étrangers, détacher d’eux leurs adhérents ; c’est ce qu’il essaya. Un jour, il se rendit à une assemblée que la femme Tibaude tenait à Nîmes. Il écouta, et lorsque, le discours terminé, les assistants se levèrent pour applaudir, il s’écria, à l’étonnement de tous, que de pareilles choses ne pouvaient avoir Dieu pour auteur. La prophétesse indignée, sans mot dire, quitta la réunion et ses partisans la suivirent. Il resta seul, stupéfait. Le lendemain, il trouva les assistants de la veille et parvint à les convaincre des mensonges de Tibaude. Ce fut un de ses premiers et de ses plus éclatants succès. L’échec de cette prophétesse en discrédita bien d’autres qui, pour n’avoir pas la même réputation, n’en avaient pas moins leurs ardents défenseurs. Antoine Court travailla ainsi à faire le vide autour des Inspirés. Il convoqua des assemblées, multiplia ses exhortations, montra la fausseté des prophéties ; surtout il s’efforça de ramener les esprits sincères aune conception de la religion plus saine et plus vraie.

Point de repos. S’il avait appris qu’en quelque endroit avait surgi une Inspirée dont les extases et les paroles jetaient le trouble, il accourait ; s’il ne pouvait se rendre lui-même sur les lieux, il écrivait. On lui manda qu’à Loriol une servante, ancienne catholique, tombait en extase, se prétendait animée de l’Esprit et par ses tristes prédictions épouvantait tous ceux qui l’entouraient. Aussitôt il écrivit une longue lettre où il combattait les Inspirés, et, pour frapper un plus grand coup, il fit même écrire par l’illustre Pictet de Genève.

Malgré tout, il était difficile de désabuser des gens qui s’opiniâtraient dans leur erreur. En vain disait-il que des hommes véritablement animés par le Saint-Esprit ne se pouvaient tromper, qu’en tout temps, on avait vu faire mille, choses surprenantes, que, si les Inspirés disaient de bonnes paroles, ils les avaient lues dans la Bible, et qu’ils ne donnaient qu’une preuve d’heureuse mémoire, On lui répondait que ces personnes « n’étaient capables ni de folies, ni d’imagination, non plus que de bonne mémoire, pour débiter tant de choses surprenantes en des termes que des savants ne sauraient trouver pour s’en servir dans leurs discours, que Dieu dit qu’il cacherait ces choses aux sages et entendus et les révélerait aux plus petits, et que, si ceux-là, se taisaient, les pierres même parleraient. »

Contre des convictions si profondes, la parole malhabile encore d’un jeune prédicant ne pouvait prévaloir : il fallait qu’elle reçut une consécration. A l’instigation de Court, le Synode de 1715 établit : 1° que, selon l’ordre de saint Paul, il serait défendu aux femmes de prêcher à l’avenir ; 2° qu’il serait ordonné de s’en tenir uniquement à l’Écriture sainte comme à la seule règle de foi, et qu’en conséquence on rejetterait toutes les prétendues révélations qui avaient vogue parmi les protestants, non seulement parce qu’elles n’avaient aucun fondement dans l’Écriture, mais encore à cause des grands abus qu’elles avaient produits. — Le second Synode, tenu en 1716, s’occupa de nouveau de ce triste sujet :

« On doit écouter la Parole de Dieu comme la seule règle de foi, et en même temps refuser toute prétendue révélation dans laquelle nous n’avons rien qui puisse soutenir notre foi ; et, à cause des grands scandales qui sont arrivés de notre temps, les pasteurs sont obligés d’y veiller avec soin. »

Malheureusement deux des pasteurs qui avaient signé ces règlements furent les premiers à les violer, et devinrent les chefs de ces mêmes Inspirés qu’ils avaient promis de combattre. C’étaient Jean Huc et Jean Vesson. Le succès que l’on attendait de ces mesures fut singulièrement amoindri.

Singulier homme que Vesson ! On a vu qu’il avait été déjà déposé par les Synodes et réintégré peu de temps après, en 1718, dans sa charge. Des signes de mésintelligence ne tardèrent pas à se manifester. Vesson, qui avait jadis été un des Inspirés les plus populaires, devint-il jaloux de la prépondérance croissante d’Antoine Court ? Son parti que les règlements synodaux tendaient à ruiner lui reprocha-t-il sa désertion ? Ou plutôt, sa fougue naturelle, son amour d’indépendance, son impatience de tout frein, l’empêchaient-ils de se plier à la discipline récemment instituée ? On ne sait. Quoi qu’il en soit, il reprit bientôt ses habitudes, prêchant à sa guise, administrant la Cène et n’assistant pas aux Synodes. En 1719, il reçut une lettre de Court qui le rappelait au devoir. Ses sentiments n’étaient pas encore hostiles, car, dans une lettre à l’un de ses partisans, il protestait de son dévouement à l’Église et de son amour pour l’union. « Sans doute, il n’avait pas assisté au Synode, mais quel besoin l’y eût conduit, puisqu’il annonçait la parole de Dieu ? » Il parlait d’ailleurs en termes excellents de Court et se plaisait à l’appeler « son frère. » On n’osa point lui susciter de nouveaux embarras, et il continua à mener sa libre vie. « Comment faire de l’interdire ! Nous craignons plus qu’il ne se range entièrement du parti des Inspirés qui sont encore en grand nombre dans la Vaunage, ce qui formerait une autre secte qui serait très dangereuse. » On lui donna cependant pour compagnon le proposant Deleuze, homme sage, éclairé, pour surveiller les discours qu’il tiendrait et les explications de la Bible qu’il pourrait donner. Vesson ne tint compte de lui. Les choses suivirent leur cours. Vesson viola les règlements établis et inclina probablement de plus en plus vers le parti des Inspirés. Les Synodes se décidèrent alors à prendre de vigoureuses mesures, et ils l’assignèrent devant une de leurs assemblées. Les colères longtemps contenues éclatèrent. Vesson qui se sentait appuyé, entouré, à la tête d’un parti, n’hésita pas à calomnier les Anciens ; il supposa des lettres diffamatoires, affecta de ne point paraître à la réunion synodale, et surtout soutint et enseigna des doctrines désapprouvées.

Un Synode fut convoqué en 1720 pour le juger.

« Que fera-t-on de Vesson qui s’oppose à l’ordre, qui ne veut point de discipline, qui insulte les Anciens, qui calomnie ses frères ? Et à l’instant, on prouva comme à Meyrueis (?) il avait lu une lettre supposée et diffamatoire contre tous ses frères qui prêchent au Désert ; on prouva comment il avait baptisé des enfants depuis que l’assemblée l’avait défendu à tous les proposants ; on a mené un très grand nombre de preuves comme (quoi) il a violé à tous égards ce qu’il avait promis à la grotte du château de Fraisac… Après que la vénérable compagnie a eu entendu toutes les fautes, ils ont dit qu’il ne fallait plus qu’il prêchât. Quelques-uns de la compagnie ont dit : Mais le moyen de l’empêcher ? Tous les autres de l’assemblée se sont pris à crier : Il ne le faut point écouter, et exhorter le peuple à ne point le recevoir. M. Baldy, qui est plein de bons conseils, dit : Parce que cet homme est un flatteur et que le monde ne le connaît pas tel qu’il est, on pourrait regarder cette démission comme injuste. Il y faut ajouter que le sieur Vesson peut revenir dans la paix de l’Église lorsqu’il composera un Synode général dans lequel il donnera une pleine satisfaction en se justifiant des crimes qu’on lui impute. »

C’était un acte hardi que de bannir de la paix de l’Église un homme tel que Vesson ; un schisme pouvait en résulter. Mais encore qu’ils redoutassent une scission funeste, les membres du Synode la croyaient moins périlleuse pour le protestantisme que le fanatisme et le désordre. Convaincus par Antoine Court et par une lettre récente de Pictet de la nécessité de la discipline, ils voulaient avant toutes choses et à tous risques la faire respecter. Ce fut donc avec un profond sentiment de leur devoir que, le 13 septembre 1720, usant encore une fois du pouvoir dictatorial dont ils avaient été investis, ils imposèrent silence à Vesson et lui ordonnèrent « d’obéir à la voix de l’Écriture qui dit que l’esprit des prophètes est soumis aux prophètes. »

Cette décision combla l’irritation des Inspirés. Jusqu’à ce moment Huc et Vesson avaient exercé une incontestable influence sur ce parti ; dès ce jour, ils en devinrent l’âme, le personnifièrent. Vesson se jeta dans le bas Languedoc, Huc dans les Cévennes. Huc, on l’a, vu, s’était séparé depuis longtemps de ses collègues ; la démission de Vesson réveilla son ardeur. Il se trouvait dans les hautes Cévennes, où depuis longtemps déjà, grâce à ses opinions hardies sur la messe, sur les mariages et sur l’Inspiration, il s’était gagné des partisans. Corteiz s’engagea dans la montagne pour ébranler son crédit ; il ne réussit pas. En 1722, un jeune proposant, Combes, fut envoyé de nouveau par le Synode pour dissiper dans l’esprit de ses adhérents le prestige dont était encore entouré le vieux Camisard. Cette mission eut un peu plus de succès. Combes agit avec habileté et finit par s’attirer, non sans peine, la confiance des protestants.

La résistance de Vesson fut encore plus longue. Dès qu’il apprit la mesure qui le frappait, il parcourut les villages dont il connaissait les sympathies, et s’efforça d’exciter en sa faveur par ses pressantes exhortations leur zèle et leur dévouement. Il se posa en victime, se prétendit calomnié, méprisé, injustement condamné. Il rejeta l’autorité des Synodes, accusa d’hérésie ses persécuteurs, exalta surtout la puissance de l’Esprit. Un jour que Corteiz le poussait à bout, il répondit : « Vous vous opposez aux conseils de Dieu, en vous opposant aux révélations, et je ne veux me réunir qu’à la condition que vous ne parlerez ni contre les révélations, ni contre ceux qui les croient. »

Ainsi banni de l’Église, il fut accueilli par les fidèles avec enthousiasme. Tous ceux qui voyaient avec peine le nouvel état de choses, tous ceux qui ajoutaient foi aux discours des Inspirés et qui sentaient leurs convictions opprimées par les règlements nouveaux, firent cause commune avec lui. Durfort, Congéniès, toute la Vaunage tint pour lui : il devint « le grand timon. » Une chose aggravait la situation. Si le parti de l’ordre, dont Antoine Court était le chef, se composait d’hommes sages et instruits, et si celui des Inspirés se recrutait surtout parmi les ignorants, on ne peut nier qu’il n’y eût parmi ces derniers des religionnaires éclairés et de mérite. Ils pouvaient ne point soutenir Vesson, mais toutes leurs sympathies appartenaient au parti et aux idées dont il était le représentant. Parmi ces derniers se trouvait Duplan. Il n’aimait ni Vesson ni Huc, « ces rebelles, ces orgueilleux, ces hérétiques, ces schismatiques, » mais il croyait aux communications du Saint-Esprit, il croyait aux révélations. Ni les fourbes ni les fanatiques n’avaient pu ébranler sa conviction. Il détestait les impostures et les superstitions, mais ayant été témoin, jeune encore, de faits touchants et qui l’avaient profondément ému, lisant la Bible avec piété et avec foi, voyant à chacune de ses pages l’intervention miraculeuse de la divinité, il était fermement persuadé de la possibilité et de la réalité de certaines prophéties. Aussi disait-il hautement qu’il n’aimait pas « les jugements téméraires, ni les voix aigres qui sous apparence de piété et de zèle, criaient sans connaissance et sans intelligence : Ote ! ôte ! crucifie, crucifie ! » Il n’avait jamais sur ce sujet partagé l’opinion d’Antoine Court. « Nos sentiments, lui écrivait un jour son jeune ami, ont toujours été sur ce chapitre les antipodes les uns des autres, votre expérience vous persuadant qu’il y a des Inspirés, et la mienne qu’il n’y en a pas. » Le pieux gentilhomme d’Alais fréquentait donc les Inspirés et assistait à leurs assemblées ; leurs réunions lui étaient chères, et leur mysticisme plaisait à sa sensible imagination ; il en était l’hôte assidu et le principal personnage.

Il fallait prendre des mesures énergiques. Ce péril devait être définitivement écarté, et l’on devait attaquer sans hésitation un parti qui compromettait chaque jour la cause du protestantime. — Les Synodes, les prédicants et les pasteurs étrangers furent chargés de ce soin.

Les Synodes de 1721 déclarèrent que l’Écriture sainte devait être tenue pour seule règle de foi, et que ceux qui soutiendraient Vesson dans son schisme ne seraient pas admis à la sainte Cène. Ils censurèrent en outre Duplan qui encourageait et autorisait les visions et les songes de « ces femmelettes. »

On résolut en même temps de faire suivre Vesson de village en village. Le Synode de 1721 confia cette mission à Bétrine et à Pierredon, et bientôt Corteiz et Bouvière vinrent les rejoindre. « Nous avons résolu, écrivait Corteiz, de faire quelque séjour à la Vaunage. Je crois qu’il nous y faudra tenir un colloque à cause de Vesson. » Ils poursuivirent ainsi leur adversaire, eux le cherchant, lui les évitant. Parfois ils parvinrent à le rencontrer ; ils lui parlèrent d’ordre, d’union, de discipline ; mais celui-ci se plaçant toujours sur le terrain de l’inspiration évita de répondre à leurs exhortations sentimentales. Ils s’adressèrent alors à ses partisans ; ces derniers se montrèrent intraitables et menaçants. Un jour qu’ils se trouvaient dans un village, ils virent deux hommes armés de bâtons leur demander ce qu’ils voulaient de Vesson. Jamais d’ailleurs la vraie question ne fut traitée : ils firent appel à l’union. C’était habile, car ils se sentaient incapables de réfuter certains arguments ; mais ils répandirent en grand nombre des traités et des discours où le sujet était élucidé. L’écrit contre les fanatiques du pasteur suisse, Merlat, courut ainsi tout le bas Languedoc.

Court s’était absenté ; il se trouvait en ce moment à Genève. C’est de là qu’il encourageait les pasteurs étrangers, ses amis, à s’occuper de cette grave affaire. En attendant, il écrivait contre les femmes qui se mêlaient de prêcher. Saint Paul, disait-il, n’a jamais permis aux femmes d’enseigner. Et après avoir établi cette thèse :

« Si quelqu’une de nos prédicantes, ajoutait-il, a assez de savoir et de zèle pour convertir certain pécheur, ou pour maintenir la religion là où elle est établie, quand il n’y aura point de ministre en cet endroit là, qu’elle s’attache par des représentations à ramener ce pécheur, à consoler l’affligé, à visiter le malade, à instruire la jeunesse, à fortifier le faible ; mais qu’elle fasse tout cela par des entretiens charitables, par des visites particulières ; qu’elle ne s’émancipe jamais à prêcher, ni à paraître un docteur dans une assemblée dûment convoquée. »

Et ailleurs :

« Peut-on injurier davantage l’Esprit de Dieu qu’en le faisant auteur des rêveries et des singeries d’une Tibaude, d’une Valentine, d’une Boureille de Grand-Gallargues, et de tant d’autres ! »

Cédant enfin aux pressantes sollicitations de Corteiz et de Court, Pictet publia sa fameuse Lettre sur ceux qui se croient inspirésm.

mLettre sur ceux qui se croient inspirés. Bibliothèque de Genève. (Recueil de diverses pièces, t. XXV.) Cette lettre parut probablement au mois de juin 1721 — V. aussi Pièces et documents, n° IX.

Ce n’était pas la première fois que l’on s’adressait dans ce but à Genève. En 1714 déjà, des fanatiques ayant paru à Erlan, ou avait demandé à la vénérable Compagnie quelle était la conduite qu’il fallait tenir à leur égard. En 1717, le modérateur avait prié les pasteurs, à cause du nombre croissant des prétendus Inspirés, de donner une explication publique de l’inspiration. On voit encore que Samuel Turretin fit soutenir plusieurs thèses sur ce sujet par les étudiants de l’Académie.

Pictet avait une grande autorité sur les religionnaires. Aussi, dès 1720, Corteiz mandait-il à Court : « Dites à M. Pictet d’écrire contre ; il le faut prier de se signer, car ces prétendus Inspirés seraient capables de dire que c’est nous qui l’avons faite. » La lettre parut. Cet opuscule ne reproduisait guère que les sentiments bien connus de l’auteur sur ces matières, mais il était imprimé, signé et appuyé par la vénérable Compagnie de Genève. Il produisit une immense émotion. « Nos fanatiques sont pour ainsi dire aux abois, » écrivait Durand, et Corteiz réclamait des exemplaires pour les distribuer :

« J’ai déjà appris que le livre contre les prétendus Inspirés en a ébranlé plusieurs et affermi un bon nombre d’autres qui variaient, et a donné, comme vous êtes tout persuadé, une véritable joie à plusieurs autres qui étaient affligés de voir tant de personnes chanceler et entrer dans des sentiments justement improuvés. Mais il n’y a pas assez en France de ces livres ; il en faudrait trois ou quatre cents. S’il se découvre quelque moyen pour en faire passer, profitez-en pour la guérison de ces pauvres malades. »

Le vide commença de se faire autour de Vesson. Il comprit que le seul moyen de relever son autorité était de la faire consacrer d’une manière solennelle. Il écrivit à Pictet et, peu de temps après, il montra une lettre du savant professeur où celui-ci lui disait que « sans exception, un troupeau pouvait élire un pasteur, et lui donner le pouvoir de faire toutes les fonctions du ministère. » Aussitôt il assembla ses partisans, et leur fit entendre qu’ils pouvaient légitimement lui donner l’ordination. Ces gens, prévenus en sa faveur, ne regardèrent pas si, dans le cas actuel, la chose pouvait se faire, si Vesson avait les qualités requises, s’il avait été déposé, ni si son renvoi était juste. Ils le reconnurent comme pasteur et promirent de le soutenir jusqu’à la mort. — Vesson, rassuré, convoqua avec une nouvelle ardeur les assemblées, administra les sacrements et annonça hautement qu’il ne voulait plus se laisser gouverner par tous « les réformateurs et docteurs, car il avait reçu plus de Dieu que tous ces bons personnages. » Il signa : Jean Vesson, berger du Christ.

Il y avait eu cependant une supercherie ou un faux : Pictet n’avait jamais écrit au fougueux Inspiré.

« J’apprends encore, écrivit-il, que le sieur Vesson montre une lettre, qu’il dit venir de ma part, qui porte qu’on peut et qu’on doit le recevoir ministre et lui donner plein pouvoir d’en faire les fonctions, sans recevoir l’imposition des mains. Je crois qu’il serait embarrassé de montrer cette lettre, ou quelqu’un l’aura écrite en mon nom. »

Le grand crédit dont jouissait Vesson s’évanouit subitement. On l’abandonna ; seuls, quelques amis lui restèrent. Désespéré, il courut de tous côtés, parla, se justifia, montra des lettres supposées. Vains efforts : il était perdu. Un jour, du côté de Sommières, il tint une assemblée ; quelques fidèles seulement s’y rendirent. « Qu’est-ce que je vous ai fait, mes frères, s’écria-t-il, ne vous ai-je pas prêché l’évangile du Christ ? Pourquoi voulez-vous m’abandonner ? » Pressé de toutes parts par le parti de l’ordre, délaissé par les siens, chargé en outre d’une nombreuse famille qu’il ne pouvait plus entretenir, poursuivi par les huissiers et les sergents qui faisaient des exécutions dans sa maison, il commença de désespérer de la fortune. Tout à coup, au mois de juin 1722, il disparut avec plusieurs de ses partisans. Un profond silence se fit autour de son nom.

Le parti des Inspirés était bien ébranlé. Huc commençait de perdre toute autorité ; Vesson venait de quitter la Vaunage, les prophètes étaient en discrédit ; Monteil se maintenait seul dans le Vivarais. Les principaux chefs disparus, leurs adhérents, s’il en restait encore, ne devaient pas tarder à rentrer dans l’ordre, à revenir aux doctrines officielles de l’Église. Mais il fallait, avant que le parti ne reçût les derniers coups, qu’il comptât, lui aussi, ses martyrs.

Le 6 mars 1723, on eut à Montpellier un curieux spectacle. Une centaine de soldats du régiment d’Auvergne conduisaient à la citadelle deux chaises à porteur, et, vêtues de costumes étranges, treize personnes armées de bâtons chargés de lauriers. Il y avait six hommes, six femmes et un jeune garçon. Trois de ces hommes étaient coiffés d’un bonnet de papier doré en forme de casque ; ils tenaient à la main un roseau d’où pendait un étendard de taffetas ; ils étaient revêtus d’une aube sur laquelle tombait en guise d’étole une espèce de baudrier. Deux de ces femmes étaient elles aussi vêtues d’une aube et portaient un bonnet de moire d’argent, bordé de taffetas blanc, avec une aigrette attachée par un ruban vert. Derrière eux marchait la maréchaussée. — Les habitants étonnés, croyant voir une bande de masques surpris dans une orgie, se pressaient sur les portes ; quelques-uns imaginaient que c’était la suite du Chevalet que l’on menait en prison.

Parmi ces prisonniers se trouvait Vesson.

Montpellier comptait peu de protestants. Le spectacle des exécutions capitales, la vue des placards chaque jour affichés contre les religionnaires, la multitude des prêtres et des confréries en avaient singulièrement diminué le nombre. Un an plus tard, en 1724, Corteiz écrivait :

« Comme il n’y a ni ministres, ni proposants, ni assemblées, ni sacrements, ni discipline, la corruption y est grande, les préjugés funestes ; autant de personnes à qui je parlais, autant de religions je trouvais. Il y a une crasse ignorance ; quelques-uns sont de la religion parce que seulement leur père et mère en étaient. »

Villes peu sûres en effet pour les réformés, celles où résidaient à la fois les jésuites, le gouverneur et l’intendant ! C’est cependant à Montpellier que les derniers Inspirés avaient cherché un asile.

Au temps où le parti jouissait de son plus grand crédit, et où les mesures prises par le Synode de 1720 n’avaient fait qu’accroître sa popularité, une demoiselle Verchand, habitant cette ville, mais originaire de Sommières, avait eu pendant un voyage dans les Cévennes une étrange vision. Elle avait vu le ciel s’ouvrir et Dieu lui apparaître. Bientôt la peste avait éclaté, et le souvenir de ce qu’elle avait contemplé n’avait plus quitté son esprit. De retour à Montpellier, elle s’était mise en relations avec Duplan. Celui-ci lui avait écrit plusieurs lettres. Il lui parlait « de la grande affaire du règne de Dieu, et de la délivrance de son Église ; » il demandait à l’Éternel de lui accorder de plus en plus « les lumières et les vertus de son Esprit pour lui faire connaître les grands mystères de son amour, » mille autres choses semblables. Mademoiselle Verchand, à son instigation et sous le coup des derniers événements, avait aussitôt réuni chez elle quelques coreligionnaires pour prier Dieu en commun. Une secte s’était ainsi formée.

On connaît les extravagances des Inspirés et l’on sait que ceux du bas Languedoc se distinguaient parmi les plus exaltés. Il a été parlé plus haut du « Livre de l’Esprit. » Mais à Lunel, la folie avait atteint son plus haut degré. Un nommé Delord réunissait dans sa demeure quelques religionnaires, et deux fils de cordonnier, Antoine et André Comte, y faisaient les fonctions de prédicants et de prophètes. La chambre où ils s’assemblaient était tapissée de feuilles de papier sur lesquelles ils avaient écrit des versets de la Bible et dessiné maladroitement la figure de saint Paul, d’Elie et d’autres. Un bâton portait en guise d’étendard une vieille serviette sur laquelle on lisait les commandements. Dans le fond se trouvait la chaire. Or, vers 1721, Antoine et André Comte quittèrent Lunel et se rendirent à Montpellier dans le but probablement de répandre leurs doctrines et de recruter des partisans. Ils réussirent au delà de leurs espérances. Mademoiselle Verchand était naturellement désignée à leurs visites ; ils se présentèrent chez elle, lui firent accroire que la peste n’éclaterait pas dans la ville, et, comme celle-ci cherchait à échapper à leurs instances, « ils lui arrentèrent sa maison par ordre de Dieu. » Mademoiselle Verchand se laissa persuader ; les frères Comte s’établirent dans sa maison et devinrent les grands directeurs de la secte qu’elle avait fondée. Quelque temps après, un commis de Montpellier, natif du Pont-de-Montvert, fort ignorant et fort exalté, Jacob Bonicel, fut admis parmi les membres de la société. D’autres personnes, inquiétées probablement par les progrès du parti de l’ordre, vinrent accroître ce petit noyau ; la nouvelle Église prit de jour en jour une importance croissante.

C’est alors que Vesson arriva. Il avait sans doute entendu parler à Sommières de Mademoiselle Verchand ; il savait qu’elle possédait quelque fortune et que les chefs de la secte touchaient des émoluments. Aussi, lorsqu’il se vit traqué par ses créanciers, abandonné par ses adhérents, poursuivi par les Synodes, il partit pour Montpellier. La petite communauté le reçut avec de grands honneurs. Elle le nomma ministre et pasteur en titre. Par son intermédiaire, elle entra aussitôt en correspondance avec les villes où Vesson avait compté ses plus chauds partisans. Elle fit même écrire à Duplan pour l’engager à venir, lui offrant la présidence de l’Église. Duplan refusa. On employa menaces et promesses ; il resta inexorable. Il ne voulut jamais se renfermer « dans ce résidu, » soit que les pratiques auxquelles on s’y livrait lui parussent ridicules, soit qu’il ne voulût point faire cause commune avec Vesson « que l’orgueil et quelque autre passion criminelle avaient séparé du corps de l’Église. »

La secte ne perdit point courage. Elle travailla non seulement à grouper autour d’elle les débris du parti des Inspirés, mais elle prétendit encore tenir entre ses mains les seules chances de salut du protestantisme. Un de ses membres écrivait :

« Jésus-Christ est venu à présent en esprit et en vérité…, pour montrer la lumière au peuple nouveau de la Chanaan céleste par les opérations du Saint-Esprit. Nous sommes ici postés pour recevoir toute nation qui voudra être du parti de la fille de Sion. Elle fera voir la délivrance à tous les élus qui seront dans la France, et aux autres aussi, s’ils partent promptement pour venir voir la gloire qui va arriver sur la terre avec le triomphement. C’est à présent le rappellement des enfants de Dieu. »

La réunion de ces visionnaires, tous Inspirés et prophètes à divers degrés, devait nécessairement faire éclore quelque système bizarre, étrange. C’est ce qui arriva. Un des membres, Bonicel, en fut le théoricien.

Dieu, disait-il, avait envoyé une première fois Jésus au monde pour le sauver ; mais le monde, sous l’influence de sa nature perverse, ne l’avait pas écouté et avait persisté dans ses errements. Il fallait donc une nouvelle création du règne de Jésus-Christ ; cette création, le Saint-Esprit en pouvait seul être l’auteur. Voilà pourquoi Dieu avait institué dans son ciel et baptisé de son Saint-Esprit trois mages pour instruire et reprendre de sa part les peuples, les avait appelés Paul, Jean, Moïse, leur avait donné le baudrier, la robe blanche et le casque comme marque de leur charge, et leur avait confié le soin de faire entrer les nations dans le temple saint, où il avait placé une nouvelle arche mystique. Qu’on se gardât surtout de fermer l’oreille aux prophéties de ces mages suscités par Dieu ; la coupe de malédiction était pleine, la chaudière brûlait et allait consumer ceux qui les auraient méprisées. Il fallait, à moins de périr, devenir hommes de la nouvelle création et entrer dans le royaume que le Saint-Esprit allait fonder.

Mais comment y entrer et par quels moyens ? Par le baptême du Saint-Esprit. Un des trois mages, le mage Jean, — Bonicel, — appelé par Dieu à administrer le baptême de la repentance, avait été chargé de répandre sur les élus « les eaux de la grâce divine. » Bienheureux qui recevait le billet de ce baptême et possédait « le numéro de ce jour de bienveillance. » Il participait aux bienfaits du nouveau règne. Ce règne ne devait pas tarder à venir ; il était même déjà venu, et « l’année de bienveillance » en était le commencement. La maison de la Glanitino — Mademoiselle Verchand — était le temple de Salomon, et Montpellier allait devenir une nouvelle Jérusalem, où de tous côtés on apporterait les trésors du monde et où arriveraient des pays étrangers les plus magnifiques offrandes.

Tel était en quelques mots le système. C’est dans le détail des pratiques que s’étaient surtout donné carrière les imaginations.

Devenus par le baptême enfants d’une nouvelle création, les élus changeaient leurs noms contre de nouveaux noms. Ainsi Bonicel s’appelait Jean ; Antoine Comte, Moïse ; Bourely, Paul ; Mademoiselle Verchand, la Glanitino ; la prophétesse Blayne, Marie-Madeleine ; Vesson, Solmifa. Dès qu’un nouveau disciple avait reçu le baptême, il recevait un billet où se trouvait son nouveau nom en hébreu, — hébreu, comme le reste, de récente invention.

Le baptême avait des rites particuliers. Le néophyte avait la main et le visage lavés, recevait ensuite sur la tète trois gouttes d’eau, et était peigné, afin que les mauvaises pensées qui se trouvaient dans ses cheveux disparussent. Il écrivait sur un papier : « Je promets à mon Dieu de ne lui être plus rebelle et de ne plus murmurer envers ses effets. » Ensuite, pieds nus et à genoux, il s’avançait vers le « résidu, » mangeait à la porte un peu de miel pour se rendre doux, humble et patient, et s’avançait dans le sanctuaire où il buvait trois gouttes d’eau-de-vie ; puis on lui coupait une mèche de cheveux. De là, il était mené au « pavillon de la gloire » où des mains de Moïse, il recevait de l’eau-de-vie qu’il buvait au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

La sainte Cène était célébrée assez simplement. « Prends, disait-on, en offrant le pain ; ceci est mon corps que je te donne à manger, » et, présentant la coupe : « Prends ceci et bois ; ceci est mon sang que j’ai versé sur l’arbre de la croix pour vous tous. » Jésus était censé parler par la bouche de ses ministres.

Les enfants de la nouvelle création pouvaient se marier entre eux. Bonicel et Mademoiselle Verchand furent ainsi mariés. Mais il paraît que ces mariages pouvaient être rompus, quand les deux contractants le demandaient, et qu’en outre quelques-uns étaient purement spirituels, « pour le ciel, et non pas pour la terre. »

Le culte de la secte n’avait rien de curieux. On donnait la communion, et l’on prêchait.

Mais surtout on racontait les visions, on prophétisait et l’on conversait avec Dieu par le Saint-Esprit. Dieu se manifestait en toutes occasions à son nouveau peuple et lui faisait part de sa volonté. Les trois mages étaient les interprètes de ses commandements. De là, d’étranges cérémonies. Il faut lire les procès-verbaux où sont consignés les actes des Multipliants, — tel était le nom de ces sectaires, — c’est le comble de la folie. Il fut un jour question de faire dans les rues de Montpellier une procession. Mademoiselle Verchand représentait la veuve de Sarepta ; Marie-Madeleine figurait Sion et deux femmes les filles d’Israël. Soixante enfants habillés de blanc avec des bonnets en carton enrubannés frappaient sur des tambours et jouaient du violon ; quelques veuves suivaient le cortège une palme à la main et des couronnes sur la tête ; plus loin marchaient les anciens et les patriarches en culottes noires et en bas noirs.

Quant aux salles où se réunissaient les sectaires, la première contenait vingt-quatre bancs ; elle était ornée de lauriers auxquels étaient attachés des pommes, des oranges, des citrons, des pains de grosseur différente, des bouteilles de vin et d’eau-de-vie. Sur la porte se lisait cette inscription : « Personne ne peut entrer dans le lieu saint, sans être fouillé. » La seconde, « le résidu, le sanctuaire, » était plus vaste. Au milieu se dressait une chaire élevée de quatre marches, ornée de lauriers, de rubans avec des inscriptions hébraïques. Aux murs s’adossaient de gros lauriers. Le plafond était tendu de blanc et au milieu brillait un cartouche avec ces mots en grosses lettres rouges : Hæc est via veritatis. Dans la salle on voyait une lampe à sept becs, des tambours, des sacs remplis de fruits, des balances, des compas, des pains moisis, un plat entouré d’une serviette dont les quatre bouts étaient liés avec des rubans de différentes couleurs ; tout cela en bon ordre, bien disposé, arrangé. Chaque objet avait en effet sa signification. Les lauriers représentaient la délivrance de l’Église et le triomphe de Jésus-Christ en esprit ; les oranges figuraient les biens qui devaient abonder pendant le règne du Christ ; le taffetas blanc tendu sur le plafond et les ganses de rubans aux quatre couleurs n’étaient autres que les livrées des noces du Saint-Esprit ; la chaire représentait la montagne d’Oreb ; la lampe les chandeliers de Salomon ; les trois drapeaux le Père, le Fils et le Saint-Esprit… Il faut passer outre ; on risquerait fort de se perdre dans cette multitude de symboles.

Voilà où en étaient venus les successeurs des premiers Inspirés, et comment, à la suite de l’évolution qui commença à s’opérer dans le prophétisme vers 1715, les esprits et les cerveaux malades se laissèrent peu à peu séduire par des spéculations dont le résultat apparut bientôt chez les sectaires de Montpellier. Court et ses collègues l’avaient pressenti. Aussi avaient-ils déployé une ardeur infatigable à ruiner ce parti. Mais lorsqu’ils espéraient voir triompher leur cause, leur principal adversaire avait fui, s’était dérobé à leurs poursuites. Où s’était-il réfugié ? Ils l’avaient bientôt appris. Vesson établi à Montpellier cherchait de là à entraver les efforts de ceux qu’il considérait comme ses plus grands ennemis.

« Monsieur, écrivait Corteiz à un fidèle, on nous a dit que Jean Vesson du lieu du Cros en Cévennes, prédicant, venait dans vos quartiers. Nous sommes obligés en bonne conscience de vous en avertir selon le Synode de Vitré, tenu en l’an 1583, et du Synode de Lyon en l’an 1563, et du Synode de Verteuil, tenu en 1567, comme vous pouvez lire dans la discipline ecclésiastique, chap. 1er, art. 45. et 55 et 56. Voici l’article : « Les coureurs, c’est-à-dire ceux qui n’ont aucune vocation et s’ingèrent dans le saint ministère, seront réprimés et interdits, et ceux qui seront déclarés schismatiques seront dénoncés par toutes les églises, afin qu’elles s’en donnent garde. »… Vesson se trouve dans ce cas… Il fait environ huit ans qu’il est le sujet de nos larmes, de nos maux. Il a été toujours rebelle, inflexible, il nous fuit, il s’éloigne de nous. Apparemment l’horreur de ses crimes l’épouvante, et il n’ose se produire. Il abuse de quelque peu de personnes, de leur crédulité, de leur faiblesse. On nous a dit qu’il venait dans vos contrées. Notre conscience nous engage à vous prévenir que Vesson, étant un menteur de profession, il pourrait avec quelque homme ou femme vous montrer plusieurs lettres et papiers supposés, et sous apparence de zèle et de piété vous séduire ; mais surtout, comme c’est un avare, il ne manquera pas de faire agir pour faire ramasser tout ce qu’il pourra exiger. »

Il fallait donc recommencer la lutte, couper les ramifications de la secte et circonscrire le mal dans Montpellier. Bernage épargna à Court cette lutte, mais par quelle terrible mesure de rigueur ! Il avait appris par ses espions que l’on voyait entrer depuis quelque temps dans la maison de Mademoiselle Verchand un nombre considérable de personnes, et que des cérémonies bizarres s’y accomplissaient. A son retour des Etats tenus à Nîmes, il fit envahir la maison par un détachement de soldats, et treize personnes furent prises. — C’étaient ces prisonniers que, le 6 mars 1723, on avait vu passer dans les rues de Montpellier, escortés par quelques hommes de la maréchaussée et du régiment d’Auvergne.

Le procès de ces malheureux s’instruisit rapidement. Convaincus d’avoir désobéi aux ordres du roi qui défendait de professer la religion protestante et de s’assembler pour prêcher, ils furent tous condamnés. Vesson, pour échapper à la peine qui le menaçait, commit dans le cours de l’instruction une triste action. Il écrivit à Bernage pour se mettre à ses gages et lui livrer ses coreligionnaires. D’ailleurs, il demandait peu : la liberté, le secret, cinq cents écus et les biens qu’on lui retenait. La chose se ferait fort convenablement ; aux fêtes de Pâques, tandis que les réformés seraient assemblés au Synode, il se présenterait devant eux bénissant le ciel de sa miraculeuse délivrance, et livrerait aux soldats ceux qu’il désignerait, — apparemment Court, Corteiz et les autres prédicants. Mais Bernage n’accueillit pas la proposition. Vesson fut condamné à la peine de mort.

Le 22 avril, Bonicel et Antoine Comte, les deux mages, Vesson le ministre, furent extraits de la citadelle, en chemise, la corde au cou, tenant chacun une torche de cire ardente. Conduits devant la croix de la place de l’Esplanade, ils firent amende honorable, et pendus ensuite aux gibets élevés sur la place. Derrière eux, tremblants et pâles, les autres membres de la petite communauté assistaient à l’exécution.

Il a été parlé plus haut des prophètes de Lunel. Sur la dénonciation de l’un des captifs, les soldats se portèrent dans cette ville et s’emparèrent des deux filles de Delord et de deux hommes. On instruisit leur procès avec celui des prisonniers faits chez Mademoiselle Verchand. Les uns furent condamnés à ramer sur les galères du roi, les autres à être enfermés dans la tour de Constance. Ils étaient treize, cinq hommes et huit femmes ; parmi ces dernières se trouvait Mademoiselle Verchand : elle eut la tête rasée, et, après avoir assisté au supplice de ses amis, elle fut enfermée avec ses compagnes de captivité dans cette tour de Constance, où depuis de si longues années étaient jetées sans aucune distinction d’âge les plus touchantes victimes de la persécutionn.

n – La fille de Mademoiselle Verchand fut mise dans un couvent. On voit (Archives de l’Hérault, G, 392) qu’il lui fut accordé sur le fonds des amendes une pension de 150 livres ; elle se trouvait alors au couvent des religieuses d’Agde.

Quelques semaines après l’exécution de Vesson, le gibet se dressa une seconde fois. Dans les Cévennes, dans une maison écartée de Saint-Paul-Lacoste, les soldats avaient arrêté le vieux Huc, et l’avaient conduit à la citadelle de Montpellier où Vesson se trouvait encore. Le vieillard fut confronté avec son ancien ami. On l’accusa d’avoir présidé des assemblées et d’avoir prêché. Convaincu de ce double crime, il fut condamné à être pendu. Huc avait soixante ans. Il avait déjà inquiété le Synode par ses opinions, et pour le détourner de certaines idées catholiques, on avait prié un pasteur suisse de lui écrire. Rien, ne l’avait touché. Sous le coup de sa condamnation et de sollicitations pressantes, il finit par abjurer. Mais cette abjuration sincère ne le sauva pas, et, le 5 mai, au milieu d’une affluence extraordinaire, il souffrit le dernier supplice avec une grande résignation. Les catholiques firent à leur victime de pompeuses funérailles. Deux cents pénitents marchaient à la tête du convoi, les cordeliers y assistaient, et six d’entre eux portaient la bière. Sur les ailes du cortège, trente-six ecclésiastiques ramassaient les aumônes des fidèles. Enfin, pour rendre cette cérémonie plus solennelle, le corps du vieux prédicant fut déposé dans un caveau de Notre-Dame-des-Tables.

Ces supplices, les extravagances de la secte, et le grand éclat dont furent entourés ces événements, portèrent un coup fatal au parti des Inspirés. Peut-être Duplan aurait-il pu retarder par le prestige de son nom un dénouement inévitable, mais il fut bientôt obligé de s’enfuir à l’étranger. On avait trouvé à Montpellier, parmi les papiers des Multipliants, les lettres qu’il avait adressées à Mademoiselle Verchand. Poursuivi pendant un an, découragé et désespéré, il se décida, après avoir erré au Désert, à quitter la France. On n’entendit plus dès lors parler sérieusement de prophètes ni d’Inspirés.

[N° 17, vol. G, p. 349. — « Sentiments sur la fin malheureuse de Vesson et Mazelet : Ces personnes étaient séparées de notre corps. Nous les avions excommuniées comme des hérétiques et des rebelles. Cependant leur chute entre vos mains n’a pas resté de nous pénétrer d’affliction, car nous aurions beaucoup plus souhaité, comme nous en faisions souvent le sujet de nos prières, qu’ils eussent glorifié Dieu et édifié l’Église par leur retour dans leurs devoirs que de leur voir finir (leurs) jours d’une manière si misérable et si peu édifiante. Mais comme Dieu ne fait rien que sagement, nous avons mis le doigt sur la bouche en admirant les effets de sa providence… »]

Un Synode décréta que ceux qui avaient soutenu Vesson seraient obligés pour rentrer dans l’Église de faire devant les pasteurs, Anciens et fidèles, la déclaration suivante :

« Nous confessons et déclarons en présence de Dieu et de l’Église que, si nous avons soutenu Vesson, ça a été dans un temps qu’il ne prêchait que la Parole de Dieu et que nous ignorions s’il avait droit ou tort dans le schisme qui déchirait l’Église. Nous demandons pardon à Dieu de n’avoir pas donné assez de soins et fait de prières pour connaître notre devoir dans cette affaire, et nous promettons désormais d’être attachés au corps des pasteurs et des Anciens qui composent l’Église et de nous opposer de toutes nos forces à ceux qui voudront prêcher sans vocation, ou qui n’observeront pas l’ordre et la discipline ecclésiastique que nos pères ont sagement établie, pour l’édification de l’Église. »

Le parti de l’ordre ne voulait point laisser perdre les fruits de son triomphe. Il redoutait les écarts d’imagination et le retour d’un mal qui avait trop longtemps duré.

On vit bien encore à Nîmes et dans les villages environnants de nouveaux fanatiques ; Monteil se maintint assez longtemps dans le Vivarais, et même un nommé Dortial, avec les prophétesses Claire et Veyrenche, essaya plus tard de fonder une secte semblable à celle des Multipliants de Montpellier. Mais c’étaient les dernières agitations d’un soulèvement qui avait ébranlé jusque dans ses bases le protestantisme, les derniers vestiges d’un état de choses qui était à tout jamais renversé.

« A l’égard des fanatiques ou des prétendus Inspirés, écrivait Court, il n’y en a plus beaucoup au milieu de nous. Autrefois c’était une espèce de contagion qui s’était communiquée presque dans tous les lieux et dans toutes les familles. A peine, aujourd’hui, nous en connaissons une douzaine confinés presque tous dans un même lieu. »

Ainsi les Inspirés avaient disparu. Leur doctrine tomba bientôt dans un tel discrédit que ce devint un crime à l’avenir de l’avoir partagée. Duplan fut même très vivement combattu, parce qu’il avait fréquenté les assemblées des fanatiques. Il ne fallut rien moins que l’autorité de son nom et l’éclat de ses services pour arrêter les attaques de quelques adversaires acharnés.

chapitre précédent retour à la page d'index