Histoire des réfugiés protestants de France

4.3 – De l’influence politique des réfugiés en Amérique

Défense de Charlestown dans la guerre de Sept ans. — Fragment d’un poème burlesque. — Part prise à la guerre d’indépendance. — Patriotisme des colons français de la Caroline. — Jean Bayard. — Jean-Louis Gervais. — François Marion. — Henri Laurens. — Jean Laurens. — Les deux Manigault. — Jean Jay. — Élie Boudinot.

Les services politiques que les émigrés rendirent à l’Amérique du Nord ne furent ni moins nombreux ni moins éclatants. Sujets fidèles de l’Angleterre, ils combattirent souvent dans les rangs des milices américaines pendant la première moitié du dix-huitième siècle. Dans la guerre de Sept ans, lorsque le gouverneur espagnol de l’île de Cuba, secondé par une frégate française commandée par le capitaine Lefébure menaça Charlestown, sous prétexte que le territoire de la Caroline faisait partie de la Floride, ils accoururent de toutes les parties de la province et aidèrent à repousser l’ennemi. Un poème burlesque, composé sans doute par le descendant d’un huguenot, conserva longtemps le souvenir de la déconvenue des Espagnols. Aux menaces fanfaronnes de leur chef, le poète français répondait par ces vers bouffons qu’il plaçait dans la bouche du gouverneur anglais Johnson :

Que s’ils attaquaient notre camp,
Ils y trouveraient bien mille hommes,
Qui ne se battraient pas de pommes ;
Outre cinq cents réfugiés
Que la France a répudiés
Et réduits presqu’à l’indigence,
Qui ne respiraient que vengeance,
Ce qu’on leur ferait éprouver
S’ils osaient nous venir trouver.

Mais ce fut surtout dans la lutte mémorable des colonies contre leur métropole qu’ils méritèrent bien de leur nouvelle patrie. A la fin du dix-septième siècle, l’Amérique anglaise ne possédait encore qu’environ deux cent mille habitants. Les réfugiés, malgré leur petit nombre, formaient donc une partie importante de la population, et leur sang généreux coulait dans les veines d’une multitude de familles, lorsqu’éclata la guerre d’indépendance. Ennemis naturels du despotisme politique et de l’intolérance religieuse, ils avaient certainement contribué à entretenir et même à fomenter parmi les autres colons l’amour de la liberté ; et, quand ils les virent courir aux armes, ils secondèrent le mouvement insurrectionnel avec cette énergie puissante qu’ils avaient héritée de leurs ancêtres.

Lorsque l’Angleterre victorieuse, mais épuisée par la guerre de Sept ans, essaya de rétablir l’ordre dans ses finances, et que le parlement, en décrétant le bill du timbre, souleva l’indignation des colons arbitrairement taxés, ce fut la Caroline du Sud, c’est-à-dire la province dans laquelle l’élément français avait le plus profondément marqué de son empreinte le caractère américain, qui donna l’une des premières le signal de la résistance. Elle nomma hardiment des délégués au congrès national qui allait s’assembler pour combiner un plan de conduite uniforme pour toutes les provinces, s’associant ainsi sans crainte à la grande mesure qui devait constituer un jour l’union continentale de l’Amérique. Lorsque le parlement britannique, après avoir révoqué le bill du timbre en 1766, essaya de nouveau, l’année suivante, d’imposer les colonies, en établissant des droits sur le verre, le papier, le thé, et qu’après l’interdiction du port de Boston un comité se réunit dans cette ville pour engager les treize provinces à rompre tout commerce avec la métropole, le fils d’un huguenot offrit courageusement aux orateurs de la Nouvelle-Angleterre la salle devenue célèbre par les délibérations patriotiques dont elle fut le théâtre. On montre encore à Boston une grande maison d’un aspect singulier, dont le toit pointu, les nombreuses fenêtres et l’architecture d’un autre temps attirent l’attention du voyageur. C’est Faneuil-hall que les Américains appellent le berceau de la libertéb. Quand, à la nouvelle du combat de Lexington, le peuple se souleva de toutes parts, la Caroline méridionale se donna la première une constitution indépendante, et le président qu’elle choisit fut un Français, le fils d’un réfugié, Henri Laurens. En 1776, quand les tribunaux de cette province, fermés depuis douze mois par ordre des autorités anglaises, furent solennellement rouverts par le gouvernement provisoire, et que le chef de justice prononça un discours pour justifier la révolution américaine par l’exemple des lords et des communes d’Angleterre assemblés en convention en 1688, les grands jurés réunis dans les différents districts approuvèrent hautement le principe de la résistance légale, et celui de Charlestown, dans les rangs duquel siégeaient Pierre Léger, Daniel Lesesne et Louis Dutarque, protesta à son tour contre les actes iniques du parlement britannique et invita tous les citoyens à s’armer pour la défense de leurs droits méconnus. Un grand nombre de descendants de familles réfugiées s’enrôlèrent comme volontaires dans les milices américaines. Parmi les officiers nommés par le congrès provincial de la Caroline du Sud pour commander ses forces régulières, nous trouvons les noms d’Isaac Motte, lieutenant-colonel, de François Marion et de Guillaume Mason, capitaines d’infanterie, de Joseph Jours, de Jacques Péronneau, de Thomas Lesesne, de Louis Dutarque, premiers lieutenants d’infanterie, de Jean Canterier et, d’Isaac Dubosc, capitaines de cavalerie dans un régiment de dragons. Les généraux américains n’eurent pas d’auxiliaires plus résolus et plus braves que ces enfants des proscrits. Parmi les prisonniers de guerre que les Anglais, par un raffinement de cruauté barbare, enfermèrent en 1780 dans les caves pratiquées sous la Bourse de Charlestown, nous retrouvons également les rejetons des exilés de France : Pierre Bocquet, Samuel Legaré, Jonathan Larrazin, Henri Péronneau. On les jeta chargés de fers dans des cachots humides et privés d’air, pour les punir de leur patriotisme et de leur dévouement à la liberté. D’autres furent entassés à bord de navires transformés pour eux en prisons mortelles. Le Français Pierre Fayssoux, docteur en médecine, qui remplit durant cette guerre les fonctions de premier médecin des hôpitaux à Charlestown, adressa, cinq ans après, à un membre du congrès, une relation fidèle des souffrances que l’on fit endurer à ces infortunés. « L’un d’eux, dit-il, le major Bocquet, resta exposé durant douze heures dans un bateau découvert avec une fièvre violente, et les vésicatoires appliqués sur le dos ; étendu à la fin dans le fond du bateau, mis ensuite dans le cachot de la prison avec les scélérats et les meurtriers les plus vils. On l’y laissa languir et pousser des gémissements jusqu’à ce que sa mort fut moralement certaine, et on ne l’en fit sortir que parce que l’on craignait de justes représailles. A peine son rétablissement parut-il probable, qu’on le ramena précipitamment dans la prison, pour y demeurer jusqu’au moment où l’échange général des prisonniers le retira des mains de ces barbares. »

b – Bancroft, t. II, p. 182. — M. Ampère, Revue des Deux Mondes, n° du 1er janvier 1853, p. 16.

Plusieurs de ces rejetons des familles françaises conduisirent les Américains à la victoire ou brillèrent dans les conseils de la jeune république. Quelques-uns se signalèrent à la fois comme soldats intrépides, comme négociateurs habiles et comme magistrats investis de la confiance de la nation et chargés de présider à ses destinées. Les noms de Jean Bayard, de Jean-Louis Gervais, de François Marion, de Henri et de Jean Laurens, de Jean Jay, d’Elie Boudinot, des deux Manigault, obscurcis par la gloire plus radieuse des Washington et des Franklin, des La Fayette et des Rochambeau, méritent cependant de fixer l’attention de tous ceux qui ne se résignent pas à borner l’étude de l’histoire à celle de la vie de quelques grands hommes.

Patriote aussi zélé que chrétien fervent, Jean Bayard naquit en 1738, dans le Maryland, d’une famille noble originaire du Languedoc. Il suivit d’abord la carrière du commerce à Philadelphie, et acquit l’estime de ses concitoyens par sa probité sévère. Mais bientôt la patrie réclama son dévouement. Lorsque éclata la guerre d’indépendance, il partit à la tête du deuxième bataillon de la milice de Philadelphie, pour secourir Washington, et assista au combat de Trenton. Il présida ensuite pendant plusieurs années la chambre législative de la province de Pensylvanie. En 1785, il prit place dans le congrès national. Trois ans après il alla s’établir à New-Brunswick où il remplit à la fois les fonctions de maire, de juge de la cour des plaids communs et d’ancien de l’Église, jusqu’à sa mort en 1807c.

c – Voir l’article consacré à Jean Bayard, par MM. Haag, dans La France protestante.

Jean-Louis Gervais appartenait à la colonie de Charlestown. Lorsque les Anglais assiégèrent cette ville en 1780, le gouverneur Rutledge la quitta avec lui et deux autres membres du conseil, dans la conviction que l’autorité civile de la province serait déployée avec plus d’avantage dans l’intérieur du pays que dans la capitale investie de toutes parts. Gervais le seconda avec ardeur dans ses tentatives pour rallier les milices dispersées et pour les faire marcher au secours de Charlestown. N’ayant pu réussir dans ce dessein, ils s’établirent au nord du Santee, pour se mettre en communication avec la Caroline septentrionale. Mais la réduction de la ville et de la garnison qu’elle renfermait ayant jeté la terreur parmi leurs soldats, ils reculèrent davantage vers le nord, et, après avoir tiré des secours de la Caroline septentrionale et de la Virginie, ils revinrent résolument dans la Caroline du Sud, où ils essayèrent d’imprimer plus de vigueur et d’ensemble aux efforts des habitants contre l’armée britannique. Arrivés trop tard pour sauver Charlestown, ils opposèrent du moins un obstacle puissant aux progrès des Anglais enorgueillis de leur victoire. Aussi, lorsque la province, à l’exception de la capitale, eut été nettoyée de la présence de l’ennemi, la reconnaissance publique s’empressa-t-elle d’élever Gervais à la dignité de président du sénat de la Caroline, réuni provisoirement dans le village de Jacksonboroughd.

d – Ramsay, Histoire de la révolution d’Amérique par rapport à la Caroline du Sud, passim. Ouvrage traduit de l’anglais et publié à Londres en 1787.

Un autre Français non moins intrépide s’associa à l’entreprise patriotique de Rutledge et de Gervais. C’était François Marion, petit-fils du réfugié Benjamin Marion, qui s’était établi dans la Caroline méridionale, en 1694. Nommé capitaine d’une compagnie franche au commencement de l’insurrection, il fut placé bientôt à la tête d’un régiment. Au siège de Charlestown, il eut une jambe fracturée, et cet accident, en le mettant hors d’état de rester à la tête des volontaires qu’il commandait, le décida, heureusement pour sa patrie, à sortir de la ville qui fut obligée peu après de se rendre au général Clinton. Il se retira dans la Caroline du Nord, et, lorsque le général Gates s’avança contre lord Cornwallis, que Clinton avait laissé à Charlestown pour aller protéger en personne la ville de New-York, menacée par l’armée de Washington, il obtint une compagnie de seize hommes d’élite avec lesquels il pénétra dans la province occupée par les Anglais, et prit position sur les bords du Santee. De ce poste heureusement choisi il fit appel au patriotisme des habitants qui accoururent en foule pour combattre sous lui. Un jour, il fondit sur un détachement ennemi et réussit à délivrer un grand nombre de prisonniers que l’on conduisait de Camden à Charlestown. Les suites de la défaite du général Gates l’obligèrent d’abandonner une seconde fois la province, mais il y revint après une absence de dix jours, et, à force d’activité et de courage il parvint à rallier les amis de l’indépendance profondément alarmés du danger que courait la patrie. Elevé par le gouverneur Rutledge au rang de brigadier général, il justifia par ses services la haute confiance qui lui était témoignée. Dépourvu d’abord de tous moyens de défense, il s’empara des scies des moulins à scie et les changea en épées pour ses cavaliers. Manquant de munitions de guerre, il attaqua plus d’une fois les Anglais après avoir distribué à peine trois cartouches à chacun de ses soldats. Souvent même il conduisit sa troupe à l’ennemi, sans plomb ni poudre, mais imposant encore par son attitude résolue. Pendant plusieurs semaines il n’eut sous ses ordres que soixante et dix hommes, tous volontaires, et dont les fatigues et les blessures réduisirent bien souvent le nombre à vingt cinq, et il n’en réussit pas moins a se maintenir au milieu d’un pays sillonné en tout sens par les Anglais. De grands efforts furent tentés pour ébranler la fidélité des patriotes attachés à sa fortune. Le major Wemys incendia un jour une vingtaine de maisons qui appartenaient à des habitants des bords de la Pedee, de la crique de Lynch et de la rivière Noire, pour les punir des secours qu’ils lui faisaient parvenir en secret. Cette mesure cruelle produisit un effet contraire à celui qu’en attendait le chef anglais. La vengeance et le désespoir se joignirent au patriotisme pour déterminer les colons ruinés à se réunir aux soldats de Marion et à l’aider à tenir la campagne. Maintes fois les officiers britanniques lui procurèrent ainsi des renforts par leurs violences intempestives. Le major Wemys s’avisa un jour de rassembler quelques centaines de colons des bords du Santee, soupçonnés de favoriser les insurgés, et, tandis qu’il les haranguait pour leur déclarer que l’armée britannique venait les délivrer de l’oppression et de la tyrannie, un parti qu’il avait aposté se saisit de leurs chevaux. Les Américains retournèrent à pied dans leurs demeures, mais la plupart ne tardèrent pas à se ranger sous le drapeau de Marion. Contraints de reculer devant des forces supérieures, cet officier et sa troupe fidèle se virent réduits pendant plusieurs mois à coucher en plein air, et à se mettre à couvert dans des retraites inaccessibles, au milieu des marécages et des forêts. Mais du fond de ces asiles impénétrables, ils ne cessèrent de harceler les Anglais et de désarmer leurs détachements isolés. Grâce à cette guerre de partisans, la consternation causée par la réduction de Charlestown et par la déroute du général Gates se dissipa peu à peu. Tandis que Cornwallis, imprudemment engagé en Virginie, était obligé de mettre bas les armes avec un corps de huit mille hommes, et que le général Green, repoussé dans une première expédition, se disposait à pénétrer de nouveau dans la Caroline, du haut des montagnes qui dominent le Santee, soixante-seize exilés qui s’étaient réfugiés dans le camp de Marion le quittèrent pour aller propager l’insurrection. Tout était préparé pour le succès quand le lieutenant-colonel Lee vint faire sa jonction avec le corps de Marion, pendant que l’armée principale des Américains, sous les ordres de Green, chassait les Anglais de poste en poste et les contraignait à se renfermer dans les lignes de Charlestown. Dans cette campagne mémorable dont l’issue devait être la délivrance de la Caroline, Marion facilita par son initiative hardie les succès du général américain. En s’emparant par un audacieux coup de main du fort de Watson, il rompit la chaîne des postes fortifiés qui assuraient les communications entre Camden et la capitale de la province, et fit tomber ainsi toute résistance devant l’armée principale qui prit possession de Camden, du fort d’Orangebourg et du fort Granby. Lui-même, à la tête de sa brigade, força la garnison du fort Motte à se rendre à discrétion, chassa les Anglais de Georgetown et les poursuivit jusqu’à Charlestown. Il contribua donc par ses opérations brillantes autant que par sa valeur et sa patience héroïque aux triomphes des Américains dans cette campagne décisive qui ne laissa aux Anglais, sur le sol des États-Unis, que Charlestown, Savannah et New-York.

Lorsque le 18 janvier 1782 le gouverneur Rutledge, en vertu des pouvoirs extraordinaires que lui avait conférés le congrès, réunit les deux corps législatifs de la Caroline dans le village de Jacksonborough, en présence des membres du sénat et de la chambre des représentants, il rendit un solennel hommage à Marion dont il loua le génie entreprenant et la persévérance infatigable au milieu des plus grandes difficultés. Le général français avait été envoyé lui-même à cette assemblée par le suffrage de ses concitoyens, mais il n’en conserva pas moins le commandement de la brigade des rives du Santee. Un district situé sur les bords de la Pedee était alors la seule partie de la Caroline, en dehors des lignes de la capitale, qui ne reconnût pas l’autorité du gouvernement national. Les habitants, qui prenaient le nom de loyalistes, refusaient d’obéir aux magistrats nouveaux. Retranchés derrière d’épais marécages, ils faisaient de fréquentes sorties et infestaient de leurs brigandages les contrées voisines. Marion les réduisit à se soumettre. Il leur accorda généreusement le pardon des trahisons qu’ils avaient commises envers les autres colons, l’assurance de leurs propriétés et la protection des lois, à la seule condition qu’ils restitueraient le butin qu’ils avaient enlevé dans leurs courses, et qu’ils signeraient un acte écrit pour déclarer leur allégeance envers la république des États-Unis. Cette modération du vainqueur les ramena à des sentiments plus patriotiques. Plusieurs s’enrôlèrent volontairement sous ses ordres et se signalèrent par leur valeur. Les autres renoncèrent du moins à cette lutte impie contre leurs concitoyens, et, bientôt après, l’évacuation de Charlestown par les Anglais acheva la pacification de toute la Caroline.

Henri Laurens rendit à sa patrie des services plus éclatants encore que Gervais et Marion. Né à Charlestown en 1724, de parents calvinistes qui avaient quitté la France après la révocation et qui s’étaient établis d’abord à New-York pour se rendre de là dans la capitale de la Caroline, le jeune Laurens s’enrichit de bonne heure par le commerce, et le noble emploi qu’il fit de sa fortune lui valut l’estime et l’affection de ses concitoyens. En 1774, au moment où le parlement britannique retentissait des débats ardents soulevés par le Boston port bill, il signa la pétition que quarante-neuf Américains adressèrent aux deux chambres pour leur représenter les conséquences fatales que pourrait entraîner cet acte de vengeance. Il se trouvait alors en Angleterre, et la prévision d’une rupture imminente engageait ses amis à le supplier d’ajourner son départ. Il résista à leurs prières et résolut de retourner dans sa ville natale, pour seconder les efforts de ses concitoyens contre leurs oppresseurs, quoiqu’il n’eût rien négligé pour prévenir cette lutte fratricide. Lorsqu’il fut sur le point de s’embarquer, son ancien associé Oswald, qui fut plus tard un des négociateurs de la paix entre les deux pays, fit une dernière et solennelle tentative pour le décider à ne pas prendre part à la révolte. « Je suis déterminé, répondit-il, à demeurer debout ou à tomber avec ma patrie. » Arrivé à Charlestown, il avertit les habitants que la guerre était inévitable. Ils se préparèrent en silence, et ayant nommé un comité général qui se réunit en 1775, ils lui en donnèrent la présidence. Laurens accepta ce dangereux honneur, risquant ainsi sa fortune et sa vie irrévocablement engagées dans l’insurrection. Tant qu’il fut à la tête du gouvernement provisoire de la Caroline, il s’efforça de conserver au mouvement de la résistance un caractère légal. « Nous voyons avec peine, écrivit-il au gouverneur anglais Guillaume Campbell qui s’était retiré à bord d’un bâtiment de guerre, que depuis quelques jours Votre Excellence ait jugé à propos de nous quitter… Rien de plus évident que les inconvénients qui doivent inévitablement résulter de cette démarche pour le peuple, privé par là de cet accès auprès de votre personne, qui est absolument nécessaire pour faire les affaires publiques. Nous soumettons au jugement de Votre Excellence si la retraite de notre gouverneur sur un vaisseau du roi, dans ce temps d’inquiétude générale où les esprits des habitants sont remplis des plus grandes craintes pour leur sûreté, n’est pas propre à accroître leurs alarmes, et à leur faire soupçonner quelque dessein prémédité contre eux. Nous supplions en conséquence Votre Excellence de revenir à Charlestown, lieu ordinaire de la résidence du gouverneur de la Caroline méridionale. Votre Excellence peut être assurée qu’aussi longtemps que, conformément à ses déclarations solennelles et réitérées, elle ne prendra point de part active contre le bon peuple de cette colonie dans la lutte difficile qu’il est en ce moment obligé de soutenir pour la conservation de ses libertés civiles, nous lui garantirons de tout notre pouvoir cette sûreté et ce respect pour sa personne et son caractère que les habitants de la Caroline ont toujours désiré montrer envers le représentant de leur souverain.

Par ordre du comité général, Henri Laurens, président. »

L’Anglais accueillit mal ces ouvertures conciliantes, et sa réponse fit assez connaître à Laurens le sort qui lui était réservé, si les colonies venaient à succomber.

« J’ai reçu un message signé de vous, de la part d’un nombre de personnes qui s’intitulent comité général. La présomption d’une pareille adresse venant d’un corps qui n’est assemblé par aucune autorité légitime, et dont je suis obligé de considérer les membres comme en rébellion actuelle et ouverte contre leur souverain, ne peut être égalée que par les outrages qui m’ont forcé de me réfugier à bord des vaisseaux du roi qui se trouvaient dans le port. Elle ne mérite point de réponse, et je n’en aurais fait aucune, si ce n’eût été pour remarquer avec quelle hardiesse vous avez avancé que je pourrais assez oublier ce que je dois à mon souverain et à mon pays pour promettre que je ne prendrais point de part active à ramener au sentiment de leur devoir les destructeurs de notre glorieuse constitution et des vraies libertés du peuple. Votre comité peut continuer de mettre en usage les lâches artifices qu’on a déjà employés pour prévenir contre moi l’opinion publique. Mais je ne retournerai jamais à Charlestown que je ne puisse maintenir l’autorité du roi et protéger ses fidèles et loyaux sujets. »

Nommé membre du premier congrès national qui se réunit après la déclaration d’indépendance en 1776, il fut bientôt élu président de cette assemblée qui constitua définitivement la république des Provinces-Unies. Dans ce poste éminent, il fit preuve de l’aptitude la plus rare, et par la noblesse et la dignité de son langage, il fut constamment l’interprète respecté du grand pays qu’il avait l’honneur de représenter. Quand l’Angleterre, naguère si arrogante, révoqua les bills qui avaient provoqué la résistance armée de l’Amérique, et que lord Howe lui fit remettre en 1778 le bill conciliatoire du parlement britannique, il lui répondit avec la fierté qui convenait au premier magistrat d’un peuple libre :

« Votre seigneurie peut être assurée que lorsque le roi de la Grande-Bretagne sera sérieusement disposé à mettre fin à la guerre cruelle et nullement provoquée qu’on fait à ces États-Unis, le congrès prêtera l’oreille avec empressement à des conditions de paix qui puissent s’accorder avec l’honneur d’une nation indépendante. »

Ses lettres officielles, conservées dans les archives du congrès, sont toutes marquées du double cachet de l’homme d’État et du patriote, et portent à la fois l’empreinte de cette élévation de sentiments et de cette énergie virile qui lui avaient fait confier la présidence de l’assemblée nationale. Lorsqu’à la fin de l’année 1778, il résigna volontairement ses hautes fonctions, il obtint du congrès un vote de remerciements publics et la déclaration qu’il avait bien mérité de la patrie. En 1779, il fut nommé ministre plénipotentiaire des États-Unis en Hollande. Le navire sur lequel il s’était embarqué ayant été capturé par un bâtiment anglais, il fut inhumainement enfermé dans la Tour de Londres. Personne ne fut admis à le visiter dans sa prison. On lui interdit d’écrire des lettres et de recevoir celles qui lui étaient adressées. Il était alors âgé de 56 ans, et la goutte et d’autres infirmités lui faisaient éprouver de cruelles souffrances. Confiné dans une chambre étroite, sans autre compagnie que les deux gardiens qui le surveillaient nuit et jour, privé de la faculté de converser et de lire, il reçut au bout d’un mois de captivité une lettre conçue en ces termes. « Leurs seigneuries vous font dire que si vous voulez vous engager à servir les intérêts de l’Angleterre dans son conflit avec les colonies, vous serez mis en liberté. » Il rejeta cette proposition avec l’indignation la plus vive. On lui insinua que s’il écrivait aux ministres pour exprimer son repentir de sa conduite passée, on le laisserait sortir de la Tour et que la ville de Londres lui serait assignée pour prison. « Je ne souscrirai jamais, répondit-il, à ma propre infamie et au déshonneur de ma famille. » On espéra briser son courage indomptable, en lui laissant ignorer les victoires des insurgés dans les provinces du Nord, tandis qu’on lui faisait parvenir les journaux américains qui annonçaient les succès de l’armée britannique dans la Caroline du Sud, la prise de Charlestown et l’ordre donné par le vainqueur de séquestrer ses biens et ceux des autres rebelles. Sa fermeté ne se démentit pas, un instant. « Rien, dit-il, ne saurait m’émouvoir. » Lorsqu’en 1781, le lieutenant-colonel Jean Laurens, son fils aîné, fut envoyé en France, avec une mission du congrès auprès de Louis XVI, le ministère anglais fit sommer le père de lui ordonner de quitter la cour de Versailles, promettant à cette condition d’adoucir la rigueur de sa captivité. « Mon fils, répondit-il, est en âge de prendre conseil de lui-même et de suivre les inspirations de sa propre volonté. Si je lui écrivais dans les termes qui me sont commandés, mes paroles ne produiraient aucun effet. Il en conclurait que l’isolement de la prison a affaibli mon esprit. Je sais qu’il est homme d’honneur. Il m’aime tendrement et sacrifierait sa vie pour sauver la mienne, mais il n’immolerait point sa réputation pour acheter ma délivrance, et je l’en applaudis. » Une année s’était écoulée depuis qu’il était tombé aux mains des Anglais, lorsqu’il reçut l’ordre de payer la somme de quatre-vingt-dix-sept livres sterling et dix schillings aux geôliers chargés de veiller sur lui. « Je ne payerai pas mes gardiens, répondit-il, je serais heureux de me passer de leurs soins. » Trois semaines après, on lui remit pour la première fois des plumes et du papier. Les secrétaires d’État comptaient sur son entremise pour obtenir un échange plus prompt des prisonniers. Il n’eut pas plutôt satisfait à leur désir, qu’ils lui retirèrent de nouveau tout moyen de correspondance avec le dehors.

Vers la fin de l’année 1781, l’excès des tortures morales qu’ils infligeaient à leur victime excita une compassion si générale et souleva tellement l’opinion publique, que les bourreaux rougirent de leur cruauté et résolurent de briser ses fers. Une seule difficulté les arrêtait encore, celle de trouver un mode de délivrance qui laissât intact l’honneur des deux parties. Laurens ne voulait consentir à aucun acte par lequel il se reconnût sujet britannique. Le gouvernement persistait de son côté à le traiter comme tel et à lui imputer le crime de haute trahison. Lorsqu’on le traduisit devant la cour du banc du roi et que le juge, lui adressant la parole selon les formes consacrées par la loi, lui dit : Le roi, votre souverain maître, il l’interrompit aussitôt. « Ce n’est pas, s’écria-t-il, mon souverain. » On le mit en liberté, sous caution, après qu’il eût pris l’engagement de se représenter à Pâques devant le même tribunal. A l’approche du terme fixé, on ne le déchargea pas des accusations portées contre lui, mais il fut requis par lord Shelbourne de se rendre sur le continent pour contribuer au rétablissement de la paix entre les deux pays. Laurens s’effraya de la reconnaissance que l’on semblait attendre de cet acte de générosité tardive. Il s’était considéré toujours comme prisonnier de guerre, et, dans la crainte d’aliéner son indépendance, il ne voulait contracter aucune obligation envers les Anglais. « Je ne puis accepter votre don, répondit-il aux ministres ; le congrès a offert autrefois de m’échanger contre le lieutenant général Burgoyne ; je ne doute pas que maintenant il ne consente à vous rendre à ma place le lieutenant général baron de Cornwallis. » On le remit en liberté sans condition ; mais un emprisonnement rigoureux de plus de quatorze mois avait détruit sa santé. Accoutumé depuis longtemps à la vie la plus active, il ne se releva jamais du repos forcé dans lequel il avait langui. Toutefois, il servit une dernière fois sa patrie victorieuse lorsqu’il fut chargé par le congrès de faire partie de la commission désignée pour négocier la paix avec l’Angleterre. Il se rendit à Paris, et il y signa le 30 novembre 1782, conjointement avec Benjamin Franklin, Jean Adams et Jean Jay, les articles provisionnels du traité mémorable qui devait assurer l’indépendance des treize provinces et les placer au rang des nations. Quand, l’année suivante, on stipula les conditions de la paix de Versailles, le fils du réfugié de France, instruit dès son enfance de toutes les persécutions souffertes par ses ancêtres, ne renonça pas à sa méfiance naturelle contre un pays momentanément allié avec le sien, mais qui maintenait encore les lois barbares édictées contre les protestants ; et, grâce à sa puissante intervention, l’on porta les frontières de la république jusqu’au Mississippi et l’on ouvrit la navigation de ce fleuve aux citoyens des États-Unis. L’annexion de la Louisiane que la France avait cédée à l’Espagne à la fin de la guerre de Sept ans, mais qui allait être réunie de nouveau à son ancienne métropole en 1799, pour être définitivement vendue aux Américains par le premier consul, vingt ans après la conclusion de la paix de Versailles, était préparée par cette clause adroite que Laurens fit insérer dans le traité. A son retour à Charlestown, ses concitoyens lui offrirent l’honneur de les représenter au congrès national. Il n’accepta pas ce témoignage flatteur de la confiance d’un peuple libre. Lorsqu’on agita la question de la révision de l’union fédérale, il fut élu député sans avoir sollicité ce mandat. Il refusa de nouveau pour ne plus sortir du cercle de sa famille et de ses amis. Ses forces épuisées déclinaient de jour en jour, et le 8 décembre 1792, il mourut à l’âge de soixante-neuf ans.

Son fils Jean Laurens naquit à Charlestown en 1755. A l’âge de seize ans, il fut envoyé en Europe pour faire ses études qu’il commença à Genève et qu’il acheva à Londres. Lorsqu’éclata la guerre d’indépendance, il manifesta le plus vif désir de retourner en Amérique et de combattre dans les rangs de ses concitoyens. Forcé d’obéir à son père et de rester en Angleterre, il se soumit à regret ; mais, voulant concilier ses devoirs de fils avec ceux de patriote, à Coke, à Littelton et aux autres jurisconsultes dont il avait fait jusqu’alors l’objet de ses lectures, il substitua Vauban, Follard et les autres écrivains qui avaient composé des ouvrages sur l’art militaire. Ainsi préparé pour la carrière dans laquelle il brûlait d’entrer, il se rendit en France et partit de là pour la capitale de la Caroline on il revint en 1777. Attaché à Washington en qualité d’aide de camp, il eut bientôt occasion de signaler son courage et son habileté au combat de Germantown où il fut blessé. Il n’en continua pas moins de servir sous les ordres de ce général dans les provinces du centre de l’Union jusqu’au jour où l’armée britannique fut refoulée de Philadelphie à New-York. Le 28 juin 1778, il prit une part glorieuse à la bataille de Monmouth que lord Clinton perdit dans sa retraite. Quand le théâtre de la guerre fut transporté dans le nord, le jeune Laurens reçut une commission de lieutenant-colonel dans l’armée de Rhode-Island. A la tête de quelques troupes légères, il contribua si bien à l’heureuse issue de cette campagne, que le congrès lui décerna un éloge public dans sa séance du 5 novembre 1778. L’année suivante, quand les Anglais dirigèrent leurs principaux efforts contre les provinces du sud, il accourut à la défense de la Caroline. Détaché du camp du général Moultrie avec un petit nombre d’hommes d’élite et une troupe nombreuse de miliciens, pour disputer le passage du pont de Coosawatchie à l’armée ennemie qui s’avançait sur Charlestown, il ne cessa de soutenir cette entreprise périlleuse qu’après avoir vu tomber à ses côtés la moitié de ses meilleurs soldats. Blessé lui-même, il attendit à peine sa guérison pour reparaître dans les rangs des Américains, et se distingua de nouveau dans la malheureuse expédition dirigée contre Savannah. Lorsque les Anglais menacèrent sérieusement Charlestown, il s’enferma dans cette place, qui fut investie bientôt par Clinton. Cinq mille hommes à peine en composaient la garnison, et le succès de la défense paraissait si douteux que beaucoup d’habitants exprimaient hautement la volonté de se rendre. Laurens déclara qu’il percerait de son épée le premier qui oserait prononcer le mot de capitulation, contrairement à l’avis du commandant. Quand les officiers supérieurs furent convaincus enfin de l’inutilité de tous les efforts pour prolonger une lutte inégale, il céda à la nécessité et devint prisonnier de guerre. Echangé contre un officier anglais, il fut envoyé par le congrès en France comme ambassadeur extraordinaire, pour représenter à Louis XVI la situation critique des États-Unis, réclamer un secours prompt et efficace, et solliciter particulièrement un prêt d’argent et l’assistance de la flotte du roi. Le succès de sa mission fut si rapide et si complet que la réputation de l’habile négociateur égala désormais celle du vaillant officier. Conjointement avec Franklin, le comte de Vergennes et le marquis de Castries, il combina le plan de la campagne décisive de 1781, qui amena la capitulation de lord Cornwallis et la fin de la guerre d’Amérique. Six mois après son départ, il était de retour, après avoir obtenu tout ce qu’il avait été chargé de demander : un subside de six millions, la caution du roi de France pour dix millions empruntés à la Hollande, la coopération d’une armée navale, l’envoi d’un puissant renfort à l’armée de terre, l’appui d’officiers renommés, tels que le comte de Rochambeau, placé à la tête des troupes françaises, le baron de Vioménil, le chevalier de Chastellux, le duc de Laval-Montmorency, le vicomte de Rochambeau, le comte de Saint-Mesmes, le vicomte de Noailles, le comte de Custine, le duc de Castries, le prince de Broglie, le comte de Ségur, le duc de Lauzun. Le petit-fils d’un obscur réfugié conduisait au secours de sa patrie les représentants de la première noblesse du pays de ses ancêtres. Après avoir rendu compte au congrès du résultat de ses négociations, il se hâta de reprendre sa place parmi les aides de camp de Washington. Aussi désintéressé que brave, il refusa l’indemnité considérable à laquelle il avait droit, et ne consentit à recevoir que la somme qu’il avait déboursée. Lorsque, conformément aux conventions arrêtées à Paris, les armées de France et d’Amérique mirent le siège devant Yorktown en Virginie, le jeune Laurens, qui venait d’être élevé au rang de colonel, justifia de nouveau la confiance de ses chefs par l’un des plus brillants faits d’armes de cette campagne. Deux redoutes avancées d’environ trois cents pas à la gauche des retranchements britanniques retardaient le progrès des Américains et de leurs alliés. On résolut de les enlever à tout prix, et, pour mieux exciter l’émulation des combattants, les Français furent chargés de s’emparer de l’une et les Américains de l’autre. Ces derniers, placés sous les ordres de Laurens, marchèrent à l’assaut sans avoir chargé leurs fusils, franchirent les palissades, et, abordant les Anglais à l’arme blanche, ils emportèrent la redoute en peu de minutes. Le vaillant jeune homme fit lui-même prisonnier l’officier qui commandait le fort, et fut assez heureux pour lui sauver la vie. Pendant ce temps, les Français s’emparaient de la seconde redoute, et Cornwallis, après avoir défendu pied à pied les approches de son camp, se vit contraint à se rendre avec un corps de huit mille hommes. Ce fut Jean Laurens que Washington désigna pour dresser les articles de la capitulation, et, par un caprice bizarre du sort, le fils fixa les conditions auxquelles une armée britannique devenait prisonnière, au moment même où le père était étroitement renfermé dans la Tour de Londres.

Après ce grand revers les Anglais perdirent rapidement toutes leurs positions, et ils ne conservaient plus guère que Charlestown et quelques portions de la Caroline du Sud, quand le colonel Laurens, jugeant que rien n’était fait tant que l’ennemi n’était pas entièrement expulsé du sol américain, et dédaignant même d’assister en personne au spectacle de la reddition de Cornwallis, vint réclamer sa part des derniers périls qui restaient à courir pour la délivrance de la patrie. Les opérations militaires n’étaient pas encore terminées, lorsqu’il fut nommé député au congrès provincial qui devait siéger à Jacksonborough, en attendant la reprise de la capitale de la Caroline. Mais il aimait mieux servir son pays sur les champs de bataille que dans les assemblées politiques. Il n’eut pas plutôt rempli ses devoirs de représentant qu’il retourna combattre dans l’armée du général Green. Un jour que les Anglais faisaient une sortie pour ravitailler Charlestown, au bruit de la fusillade il sortit de sa chambre où il était retenu par la maladie, et suivit le brigadier général Gist envoyé avec trois cents hommes pour repousser un de leurs plus forts détachements. Quand les deux troupes ne se trouvèrent plus séparées que par un petit intervalle, il marcha en avant avec quelques soldats et engagea la lutte contre des forces supérieures, dans l’espoir d’un prompt secours. Mais il ne fut pas soutenu à temps, et, après, des prodiges de valeur, il reçut un coup mortel, et expira sur le champ de bataille, le 27 août 1782. Il avait à peine 27 ans. Un Américain, membre du congrès national, David Ramsay, a peint avec vérité le noble caractère de ce jeune homme frappé au sein du triomphe, après tant de services rendus, tant d’espérances données à ses concitoyens.

« La nature, dit-il, l’avait orné avec profusion de ses dons les plus exquis, qu’avait encore perfectionnés et embellis une excellente éducation. Quoi que sa fortune et le crédit de sa famille lui donnassent des droits à la prééminence, il n’en était pas moins un ami ardent de l’égalité républicaine. Généreux et libéral, son cœur abondait en philanthropie naturelle et sincère. Dans son zèle pour les droits de l’humanité, il soutenait que la liberté appartenait à toute créature humaine par droit de naissance, quelle que fût la différence de pays, de couleur on de capacité. Son abord séduisant gagnait les cœurs de tous ceux qui le connaissaient ; sa sincérité et ses autres vertus lui assuraient à jamais leur estime. Agissant d’après les plus nobles principes, réunissant la valeur et les autres qualités d’un excellent officier aux connaissances d’un homme profondément instruit, et à l’urbanité délicate d’un gentilhomme bien élevé, il était l’idole de son pays, la gloire de l’armée et un ornement de la nature humaine. Ses talents ne brillaient pas moins dans la législature et dans le cabinet qu’au champ de bataille, et répondaient aux emplois les plus élevés. Sa patrie qui l’admirait et qui voyait croître son rare mérite, était prête à le revêtir des honneurs les plus distingués. Moissonné au milieu de tant de belles espérances, il a laissé aux hommes un grand sujet de déplorer les malheurs de la guerre, qui a pu priver la société d’un citoyen aussi précieux, dans la vingt-septième année de sa vie. »

[Voir, sur Henri et Jean Laurens, Ramsay, History of south Carolina, t. II, pp. 481-501. Charlestown, 1809. — Cf. L’Histoire de la révolution d’Amérique par rapport à la Caroline du Sud, par le même, passim.]

Les noms des deux Manigault, moins illustres que ceux des deux Laurens, méritent cependant d’être mentionnés parmi les citoyens d’origine française qui contribuèrent au triomphe de la liberté américaine et payèrent ainsi la dette de l’hospitalité accordée à leurs ancêtres. Né à Charlestown, en 1704, d’une famille qui habitait autrefois La Rochelle, Gabriel Manigault était devenu un des plus riches commerçants de l’Amérique, et par la loyauté de son caractère et la noblesse de ses sentiments il s’était concilié si bien l’estime publique qu’il fut élu jeune encore représentant de sa ville natale au congrès provincial de la Caroline. Dans une élection nouvelle les voix se partageaient et l’issue paraissait douteuse, lorsque les ouvriers se rendirent processionnellement vers le lieu où ils devaient voter, et par l’unanimité de leurs suffrages assurèrent une seconde fois sa victoire. Quand éclata la guerre d’indépendance il était trop âgé pour prendre les armes ; mais il assista de sa fortune les patriotes qui risquèrent leur vie pour arracher leur pays au joug du despotisme, et prouva la confiance que lui inspirait le gouvernement national, en prêtant deux cent vingt mille dollars à l’État de la Caroline. Au mois de mai 1779, lorsque le général Prévost menaça Charlestown, le noble vieillard, privé de l’appui de son fils unique qui l’avait précédé dans la tombe, ne put se résigner à assister tranquillement à la victoire des Anglais. Il prit par la main son petit-fils Joseph, enfant de quinze ans, et vint se ranger avec lui parmi les volontaires qui allaient combattre pour leur pays. Cet acte touchant de patriotisme fut la dernière preuve d’attachement qu’il put donner à ses concitoyens. Il mourut deux ans après, léguant à sa famille une fortune honorablement acquise de cinq cent mille dollars et l’exemple d’une vie sans tache.

Son fils, Gabriel Manigault, naquit à Charlestown en 1731. Élevé en Angleterre, il revint dans la Caroline en 1754, y exerça les fonctions de juge et fut nommé représentant au congrès provincial. Son éloquence et son aptitude aux affaires lui donnèrent bientôt une influence légitime. Dévoué aux intérêts de son pays, il s’opposa au bill du timbre et aux autres empiétements du parlement britannique. En 1766, il fut nommé président de l’assemblée de la Caroline, et, comme tel, il signa plusieurs actes législatifs qui préparèrent le mouvement insurrectionnel qui éclata neuf ans après. Il aurait été sans doute un des chefs de la révolution, si une fin prématurée ne l’avait arrêté au moment le plus brillant de sa carrière. Il mourut à l’âge de quarante-deux ans, l’année même où les habitants de Boston, en jetant à la mer une cargaison de thé de la compagnie des Indes, provoquèrent la lutte entre la métropole et ses colonies.

Un dernier fait constate la part considérable que les descendants des réfugiés prirent à la révolution d’Amérique. Des sept présidents qui dirigèrent les délibérations du congrès de Philadelphie durant la guerre d’indépendance, trois avaient pour ancêtres des émigrés de France, et tous trois étaient des hommes distingués : Henri Laurens, Jean Jay et Elie Boudinot. A défaut de renseignements plus précis, voici du moins quelques faits qui pourront faire apprécier la haute influence exercée par les deux derniers sur les destinées des États-Unis.

Né à New-York, d’une famille originaire de la Guienne, Jean Jay fut envoyé par ses concitoyens au congrès général, qui se réunit à l’origine du conflit entre la métropole et les colonies. Il signa, en 1774, l’acte d’association des treize provinces pour suspendre les importations des marchandises britanniques. Plus tard, en 1779, nommé président du congrès, il fut le digne interprète des aspirations d’un peuple libre. La fierté du républicanisme antique jointe à celle de l’honneur moderne respirent dans cette circulaire éloquente qu’il adressa au nom des membres de la représentation nationale aux électeurs, lorsque les succès des Anglais dans les provinces du Sud eurent jeté le découragement dans une partie de la population et amené la dépréciation du papier-monnaie émis au commencement de la guerre civile.

« Amis et concitoyens, disait-il, dans les gouvernements élevés sur les principes généreux de la liberté et de l’égalité, où ceux qui conduisent l’État, loin d’être les maîtres de ceux dont ils tirent leur autorité, sont les serviteurs du peuple, c’est leur devoir d’informer leurs concitoyens de la situation de leurs affaires, et en leur prouvant la convenance des mesures publiques, de les engager à joindre l’influence de l’inclination à la force de l’obligation légale pour les faire réussir. Ils y sont toujours tenus, même dans les temps où règnent la paix la plus parfaite, l’ordre et la tranquillité, où le salut de la république n’est exposé ni à la force de la séduction étrangère, ni, dans son propre sein, aux effets des factions, de la trahison ou d’une ambition mal dirigée. »

Puis, après avoir exposé l’origine de la dette publique, et prouvé que les États-Unis, par leur richesse naturelle, par la valeur et les ressources de leur territoire, seraient toujours en état de tenir leurs engagements, il conjurait les Américains de reprendre confiance en eux-mêmes et dans le gouvernement qu’ils avaient fondé :

« Nous convenons qu’il y a eu un temps où des hommes d’honneur ont pu, sans être accusés de timidité, douter du succès de la présente révolution mais ce temps est passé. L’indépendance de l’Amérique est maintenant aussi fixe que le destin, et les violents efforts de la Grande-Bretagne pour la renverser sont aussi vains et aussi inutiles que la furie des vagues qui se brisent contre les rochers. Que ceux que ces doutes travaillent encore considèrent le caractère de nos ennemis et l’état où ils sont. Qu’ils se rappellent que nous combattons contre un royaume qui tombe en ruines, contre une nation sans vertu publique, un peuple vendu à ses propres représentants et trahi par eux, un gouvernement qui, en violant de la manière la plus impie les droits de la religion, de la justice, de l’humanité, semble appeler la vengeance du ciel et renoncer à la protection de la Providence. C’est contre la fureur de ces ennemis que vous avez fait une heureuse résistance, lorsque vous étiez seuls, sans amis, aux jours de la faiblesse et de l’enfance nationales, avant que « vos mains eussent été dressées à la guerre ou vos doigts au combat. » Pourrait-il y avoir quelque raison de craindre quo le divin dispensateur des événements humains, après nous avoir séparés de la maison d’esclavage et nous avoir conduits en sûreté, à travers une mer de sang, vers la terre promise de la liberté, laisse imparfaite l’œuvre de notre rédemption politique, et qu’il permette que nous périssions engloutis dans une mer de difficultés, ou qu’il souffre que nous soyons ramenés, chargés de chaînes, dans ce pays d’oppression, de la tyrannie duquel son bras puissant a daigné nous délivrer… Réveillez-vous donc enfin, disputez-vous à qui fera les plus grands efforts pour son pays ; rallumez cette flamme de patriotisme, qui éclata dans toute l’Amérique menacée d’ignominie et d’esclavage, et embrasa tous ses citoyens. Déterminez-vous à sortir de cette querelle avec honneur et gloire comme vous l’avez commencée. Qu’il ne soit jamais dit que l’Amérique, à peine indépendante, est devenue insolvable, ou que son éclat et sa renommée ont été obscurcis et ternis, dans leur naissance, par la violation de ses engagements et de sa foi, à la même heure où toutes les nations de la terre admiraient, adoraient presque la splendeur de son aurore. »

De même que Henri Laurens, Jean Jay eut l’honneur, au sortir de sa présidence, de représenter son pays auprès de Louis XVI. Il fut un des quatre commissaires des États-Unis, qui signèrent, le 30 novembre 1782, les articles préliminaires du traité de Versailles, par lequel l’Angleterre reconnut la liberté de ses anciennes colonies.

Elie Boudinot naquit à Philadelphie, le 2 mars 1740, d’une famille française émigrée après la révocation. Destiné par ses parents à la carrière du barreau, il fit des études brillantes et fut bientôt considéré comme un des jurisconsultes les plus éminents de la Pensylvanie. Lorsque éclata la guerre d’indépendance, il remplissait les fonctions de chef de justice à New-Jersey. A l’exemple de presque tous les descendants des réfugiés, il se rangea du côté des patriotes. Distingué par le congrès national, il fut nommé commissaire général des prisonniers. Appelé lui-même en 1777, par le choix libre de ses concitoyens, à siéger dans cette grande assemblée, il en fut élu président en 1782. Après l’adoption de la constitution qui régit encore aujourd’hui ces heureuses provinces, il entra dans la chambre des représentants dont il fit partie pendant six ans. Son mandat accompli, il fut nommé directeur de l’hôtel des Monnaies en remplacement de Rittenhouse ; mais il ne consentit à occuper ce poste important que peu d’années, et, fatigué de la vie politique, il alla vivre dans la retraite à Burlington, dans l’État de New-Jersey. Là, fidèle aux traditions des familles protestantes françaises, il se dévoua tout entier à la grande œuvre de la propagation de l’Evangile. La société biblique américaine, dont il fut longtemps président, eut constamment à se louer de sa munificence généreuse. Un grand nombre d’institutions charitables et presque tous les établissements d’utilité publique reçurent de lui des donations proportionnées à son immense fortune. Entouré du respect et de la vénération de tous, il prolongea sa noble et utile carrière jusqu’au mois d’octobre 1821e.

e – Voir l’article Boudinot, dans la France protestante, publiée par MM. Haag.

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