Histoire des réfugiés protestants de France

5.3 — De l’influence religieuse et littéraire des réfugiés en Hollande

Rajeunissement des anciennes colonies wallonnes. — Influence des prédicateurs français, — Jacques Saurin. — Claude. — Jurieu. — Du Bosc. — Superville. — Propagation de la langue française en Hollande. — Progrès de l’instruction dans les classes moyennes. — Le français réfugié. — Progrès des lettres et des sciences — Influence des réfugiés sur le droit civil et le droit criminel. — Avancement des sciences exactes. — Pierre Lyonnet. — L’émigration lettrée. — Bayle. — Progrès de la science historique. — Jacques Basnage. — Benoît. — Janiçon. — Littérature périodique. — Journaux français. — Lettres sur les matières du temps. — Mercure historique et politique. — Nouvelles de la république des lettres.

Depuis la révocation de l’édit de Nantes, la France calviniste, privée de ses académies, ne comptait plus dans son sein de grands écrivains, et ne possédait plus le moyen d’en former de nouveaux. Au commencement du dix-huitième siècle, des provinces entières manquaient de temples et de pasteurs. D’autres ne possédaient que des ministres sans instruction, nommés irrégulièrement dans les assemblées du désert, et qui se recommandaient moins par leur talent oratoire que par un zèle indomptable qui leur faisait affronter le martyre. Mais une colonie de prédicateurs et de savants s’était retirée en Hollande. Elle y avait trouvé le repos et la liberté, la considération et l’honneur, et de là elle travaillait sans relâche à maintenir la foi et à répandre les lumières dans la patrie malheureuse qu’elle avait été forcée d’abandonner. Depuis les dragonnades jusqu’au règne de Louis XVI, la Hollande fut le foyer le plus ardent du protestantisme français. Il rayonna de là en France, en Angleterre, en Allemagne ; mais ce fut principalement sur les Provinces-Unies elles-mêmes qu’il exerça une action puissante. Il y retrempa l’Église wallonne, y propagea ou du moins y accéléra la propagation de la langue française, et communiqua aux lettres et aux sciences une impulsion salutaire, dont cette contrée se ressent encore aujourd’hui.

Les communautés wallonnes créées dans la seconde moitié du seizième siècle, et qui tendaient de plus en plus à perdre leur caractère propre et à se fondre dans la population néerlandaise, furent rajeunies, pour ainsi dire, et ranimées par l’arrivée des réfugiés. Les colonies de Rotterdam, de Nimègue et de Tholen étaient prêtes à disparaître : elles leur durent leur conservation. Celle d’Amsterdam eût été assez nombreuse et assez forte pour défendre sa nationalité contre le flot envahisseur de la langue hollandaise : elle n’en reçut pas moins un grand accroissement et un nouvel élément de durée de l’adjonction de tant de milliers de nouveaux fugitifs.

Avant la révocation, les communautés wallonnes manquaient de pasteurs. Le gouvernement de Louis XIV pourvut amplement à ce besoin. La seule colonie d’Amsterdam se fortifia de l’arrivée de seize prédicateurs bannis, et des autres ministres chassés de France, plus de deux cents se répandirent dans toutes les villes des Provinces-Unies. C’était l’élite du clergé protestant de ce royaume ; car, il faut le dire, un certain nombre de pasteurs avaient cédé aux séductions et aux pièges, et embrassé la religion catholique pour ne pas quitter leur patrie. Ceux qui se résignèrent à l’exil étaient des hommes courageux et fermes, qui avaient su résister aux promesses et aux menaces, et qui imposaient désormais autant par l’autorité de leur exemple que par celle de leur parole. Issus pour la plupart de familles nobles ou de la haute bourgeoisie, ils étaient également habitués au commerce avec les grands et avec les petits. Égaux des uns par leur naissance, ils savaient se mettre au niveau des autres par une familiarité naturelle et facile, et ils présidaient à leurs soins pastoraux avec une dignité consciencieuse à laquelle on n’était pas accoutumé dans les anciennes communautés wallonnes. Pendant tout le dix-huitième siècle, dans toutes les villes où l’on rencontrait des réfugiés ou des descendants de réfugiés français, les noms de ces premiers ministres n’étaient prononcés qu’avec respect et vénération.

L’influence qu’ils exercèrent sur la réforme de la prédication fut leur premier titre d’honneur. Pour en apprécier la portée, il suffit de comparer leurs discours avec ceux des pasteurs wallons ou néerlandais. La différence est immense. L’éloquence de la chaire était parvenue en France au plus haut degré de perfection dans les deux Églises qui se disputaient l’empire des consciences, et plusieurs des ministres exilés étaient à peine inférieurs à Bossuet, et certainement supérieurs a Massillon, à Bourdaloue et à Fléchier. Les communautés wallonnes n’avaient pas d’orateurs qui leur fussent comparables. Quant à la prédication néerlandaise, elle était savante mais monotone et sans vie. Aussi les Églises françaises furent-elles fréquentées non seulement par les réfugiés, mais aussi par les descendants des familles wallonnes, et par tous ceux des Hollandais qui avaient étudié la langue française et auxquels l’éducation avait communiqué un goût plus pur et des besoins littéraires plus élevés. Dans beaucoup de villes, les magistrats assistaient presque régulièrement au prêche. Un assez grand nombre de Hollandais se réunirent même aux communautés françaises, et compensèrent ainsi les pertes qu’éprouvaient les colonies nouvelles par l’abandon de ceux de leurs membres qui s’attachaient aux Églises nationales.

Cette supériorité de la prédication française se maintint longtemps, grâce peut-être à un usage particulier aux Églises du refuge dans les Provinces-Unies. Les fonctions pastorales s’y transmettaient habituellement du père au fils, et tendaient à devenir héréditaires dans les mêmes familles. Ainsi se formèrent, comme chez les anciens Hébreux, de véritables races sacerdotales, les Chaufepié originaires du Poitou, les Mounier du Périgord, les Delprat de Montauban, les Saurin de Nîmes. Une foule de pasteurs issus de ces illustres ancêtres remplirent tour à tour les chaires d’Amsterdam, de La Haye, de Rotterdam, de Leyde, d’Harlem, et contribuèrent à conserver à ces Églises le prestige que leur avait donné le talent de leurs premiers fondateurs. Toutefois l’éloignement forcé dans lequel ils vivaient de leur ancienne patrie, et l’impossibilité d’imiter les grands modèles de l’Église catholique de France, les rendirent à la longue inférieurs à leurs devanciers. Mais cette déchéance tardive fut précédée d’une véritable révolution dans la prédication wallonne et dans la prédication hollandaise, qui se modela entièrement sur celle de France et sut conserver depuis un rang élevé.

L’orateur le plus brillant du refuge, Jacques Saurin, appartient à la seconde période de l’émigration. Né à Nîmes en 1677, il suivit bientôt à Genève son père contraint de fuir pour cause de religion, et commença dans cette ville des études sérieuses, mais interrompues au bout de peu de temps par le désir de s’illustrer dans la carrière des armes. Il avait à peine quinze ans, lorsqu’il entra dans le régiment formé par le marquis de Ruvigny et levé pour le service du duc de Savoie, alors engagé dans la coalition européenne contre Louis XIV. Après la défection de ce prince, il retourna à Genève et y compléta son éducation religieuse. Dès ce moment, les exercices oratoires du jeune étudiant attiraient de nombreux auditeurs. Un jour même, on fut obligé d’ouvrir la cathédrale à la foule accourue pour l’entendre. A peine consacré au ministère, il fut nommé ministre de l’Église française de Londres, où le célèbre prédicateur anglais Tillotson, qu’il prit pour modèle, donna le dernier degré de perfection à son admirable talent. Ce fut peut-être alors qu’Abbadie, l’entendant pour la première fois, s’écria : « Est-ce un homme ou un ange qui parle ? » Appelé à La Haye en 1705, avec le titre de ministre extraordinaire de la communauté française des nobles, il y prêcha avec un immense succès. Par l’étendue de ses connaissances, l’élévation de ses pensées, l’élan de son imagination, la force de ses arguments, la méthode lumineuse de son exposition, la pureté de son style, la propreté et la vigueur de ses expressions, il produisit l’impression la plus vive sur les flots de réfugiés qui se pressaient dans l’enceinte trop étroite du temple. L’élite de la population hollandaise de cette ville, les Heinsius, les van Haren, les hommes d’État qui tenaient alors dans leurs mains, les destinées de l’Europe, accouraient pour l’entendre et joignaient leur témoignage approbateur à celui des Français. Il n’y avait pas jusqu’à la sérénité de son noble visage, jusqu’à la clarté de sa voix sonore et vibrante, jusqu’à ce mélange de ferveur genevoise et d’ardeur méridionale, qui ne contribuassent à transporter les nombreux auditeurs qui affluaient à ses sermons.

Saurin excellait surtout dans ces prières solennelles par lesquelles il aimait à clore ses discours. Il y déployait un don de supplication que l’on n’avait encore vu chez aucun autre prédicateur. On peut en juger par un passage célèbre de son discours sur les dévotions passagères, prononcé dans la solennité religieuse du premier jour de l’an 1710. Arrivé à la péroraison, il adresse des vœux à toutes les catégories de fidèles qui remplissent le temple : aux magistrats de la république, aux ambassadeurs des puissances alliées, aux ministres de l’Église, aux pères et mères de famille, aux hommes de guerre, aux jeunes gens, aux vieillards, aux réfugiés et au monarque auteur de tant de calamités. Ce passage, nous le croyons, mérite d’être rangé parmi les chefs-d’œuvre les plus accomplis de l’éloquence sacrée.

« Après avoir écouté nos exhortations, recevez nos vœux. D’abord je me tourne vers les murs de ce palais, où se forment ces lois d’équité et de justice qui font la gloire et la félicité de ces provinces… Nourriciers de l’Église, nos maîtres et nos souverains, Dieu veuille affermir ce pouvoir que vous soutenez avec tant de gloire ! Dieu veuille maintenir entre vos mains les rênes de cette république que vous conduisez avec tant de sagesse et avec tant de douceur ! …

Je me tourne aussi vers vous, illustres personnages, qui représentez dans ces provinces les premières têtes du monde chrétien, et qui faites voir en quelque manière, au milieu de cette assemblée, des princes, des électeurs, des républiques, des rois ; Dieu veuille ouvrir tous ses trésors en faveur de ces hommes sacrés, qui sont des dieux sur la terre, et dont vous portez l’auguste caractère ; et, pour leur faire soutenir dignement le poids du pouvoir suprême, Dieu veuille leur conserver des ministres tels que vous êtes, qui sachent faire aimer et craindre tout ensemble l’autorité souveraine ! …

Nous vous bénissons aussi, sacrés lévites du Seigneur, ambassadeurs du roi des rois, ministres de la nouvelle alliance, qui portez écrit sur vos fronts la sainteté à l’Éternel, et sur vos poitrines les noms des enfants d’Israël (Exode 28.29, 36). Et vous, conducteurs de ce troupeau, qui êtes comme associés avec nous dans l’œuvre du ministère, Dieu veuille vous animer du zèle de sa maison ! …

Recevez nos vœux, pères et mères de famille, heureux de vous voir renaître en d’autres vous-mêmes, plus heureux encore de mettre dans l’assemblée des premiers-nés ceux que vous mîtes dans cette vallée de misères ! Dieu veuille que vous fassiez de vos maisons des sanctuaires à sa gloire, et de vos enfants des offrandes à celui qui est le Père des esprits et le Dieu de toute chair (Hébreux 12.9 ; Nombres 16.22).

Recevez nos vœux, gens de guerre, vous qui, après tant de combats, êtes appelés à de nouveaux combats encore ; vous qui, après être échappés à tant de périls, voyez une nouvelle carrière de périls qui vous est ouverte encore : puissiez-vous avoir le Dieu des batailles combattant sans cesse pour vous ! puissiez-vous voir la victoire constamment attachée à vos pas ! puissiez-vous, en terrassant l’ennemi, faire l’épreuve de cette maxime du sage, que celui qui maîtrise son cœur vaut mieux que celui qui prend des villes ! (Proverbes 16.32).

Recevez nos vœux, jeunes gens : puissiez-vous être à jamais préservés de la contagion de ce monde, dans lequel vous venez d’entrer ! puissiez-vous vouer à votre salut le temps précieux dont vous jouissez ! puissiez-vous vous souvenir de votre Créateur pendant les jours de votre jeunesse ! (Ecclésiaste 11.3).

Recevez nos vœux, vieillards, qui avez déjà un pied dans le tombeau, disons plutôt déjà votre cœur au ciel, là où est votre trésor (Matthieu 6.21) ; puissiez-vous voir l’homme intérieur fortifié, à mesure que l’extérieur se détruit ! (2 Corinthiens 6.16) puissiez-vous voir, réparées par les forces de votre âme, les faiblesses de votre corps, et les portes des tabernacles éternels s’ouvrir, lorsque la maison de poussière croulera sous ses fondements !

Recevez nos vœux, contrées désolées, qui êtes depuis tant d’années le théâtre sanglant de la plus sanglante guerre qui fut jamais ; puisse l’épée de l’Éternel, enivrée de tant de sang, rentrer enfin dans le fourreau ! (Jérémie 47.6) Puisse l’ange exterminateur, qui ravage vos campagnes, arrêter enfin ses exécutions sanguinaires… puisse la rosée du ciel succéder à cette pluie de sang qui vous couvre depuis tant d’années !

Nos vœux sont-ils épuisés ? Hélas ! dans ce jour de joie, oublierions-nous nos douleurs ? Heureux habitants de ces provinces, importunés tant de fois du récit de nos misères, nous nous réjouissons de votre prospérité, refuseriez-vous votre compassion à nos maux ? Et vous, tisons retirés du feu (Amos 4.2), tristes et vénérables débris de nos malheureuses Églises, mes chers frères, que les malheurs du temps jetèrent sur ces bords, oublierons-nous les malheureux restes de nous-mêmes ? Gémissements de captifs, sacrificateurs sanglotants, vierges dolentes, fêtes solennelles interrompues, chemins de Sion couverts de deuil, apostats, martyrs, sanglants objets, tristes complaintes, émouvez tout, cet auditoire ! Jérusalem, si je l’oublie, que ma droite s’oublie elle-même ; que ma langue s’attache à mon palais si je ne me souviens de toi, si je ne fais de toi le principal sujet de ma joie (Psaumes 137.5-6). Jérusalem, que la paix soit dans tes murs, et la prospérité dans tes palais ! Pour l’amour de mes frères et de mes amis, je prierai pour ta paix (Psaumes 122.7-8). Dieu veuille être touché, sinon de l’ardeur de nos vœux, du moins de l’excès de nos misères ; sinon des malheurs de notre fortune, du moins de la désolation de ses sanctuaires ; sinon de ces corps que nous traînons par tout l’univers, du moins de ces âmes qu’on nous enlève ! »

Ce retour sur la persécution des protestants de France ramène sa pensée sur le monarque persécuteur. Il s’arrête un instant. Le silence et l’attention redoublent. On s’attend à un cri de colère ; mais la religion arrête la malédiction déjà placée sur ses lèvres, et en fait descendre des paroles de pardon et une prière sublime :

« Et toi, prince redoutable que j’honorai jadis comme mon roi, et, que je respecte encore comme le fléau du Seigneur, tu auras aussi part à mes vœux. Ces provinces que tu menaces, mais que le bras de l’Éternel soutient ; ces climats que tu peuples de fugitifs, mais de fugitifs que la charité anime ; ces murs qui renferment mille martyrs que tu as faits, mais que la foi rend triomphants, retentiront encore de bénédictions en ta faveur. Dieu veuille faire tomber le bandeau fatal qui cache la vérité à ta vue ! Dieu veuille oublier ces fleuves de sang dont tu as couvert la terre, et que ton règne a vu répandre ! Dieu veuille effacer de son livre les maux que tu nous as faits, et, en récompensant ceux qui les ont soufferts pardonner à ceux qui les ont fait souffrir ! Dieu veuille qu’après avoir été pour nous, pour l’Église, le ministre de ses jugements, tu sois le dispensateur de ses grâces et le ministre de ses miséricordes !

Je reviens à vous, mes frères ; je vous comprends dans tous mes vœux ! Dieu veuille faire descendre son esprit sur cette assemblée ! Dieu veuille que cette année soit pour nous tous une année de bienveillance, une préparation à l’éternité… Mais il ne suffit pas de vous souhaiter ces biens, il faut vous les procurer, il faut les puiser à la source. Il ne suffit pas qu’un homme mortel ait fait des vœux en votre faveur, il faut en demander la ratification au Dieu bienheureux (1 Timothée 6.15) ; il faut aller jusqu’au trône de Dieu même, lutter avec le Dieu fort, le forcer par nos prières et par nos larmes, et ne le point laisser aller qu’il ne nous ait bénis (Exode 32.26). Magistrats, peuple, soldats, citoyens, pasteurs, troupeau, venez, fléchissons le genou devant le monarque du monde ! Et vous, volées d’oiseaux, soucis rongeants, soins de la terre, éloignez-vous et ne troublez point notre sacrifice ! »

Souvent les réfugiés étaient livrés au découragement et au désespoir. Ils doutaient de la Providence et se plaignaient du malheur qui semblait s’attacher à leurs pas. Saurin, dans son sermon prononcé pour le jeûne à l’ouverture de la campagne de 1706, qui fut si funeste à Louis XIV, essaie, avec une hardiesse dont la prédication chrétienne n’offrait aucun exemple, de les convaincre de leur tort et de justifier Dieu. L’exorde de ce discours est d’une grande majesté :

« Je vous conjure par les murailles de ce temple qui subsistent encore, mais que l’ennemi veut renverser, par l’intérêt de vos femmes, de vos enfants dont la perte est déjà préparée, par l’amour que vous devez à la religion et à l’État, au nom de nos souverains, de nos généraux, de nos soldats, dont la prudence et la valeur ne peuvent que manquer de succès sans le secours du Tout-Puissant ; je vous conjure d’apporter, dans cet exercice, des esprits attentifs et des cœurs accessibles. »

Après ces exhortations au recueillement, il met sous les yeux des fidèles qui remplissent le temple un spectacle extraordinaire. Comme au temps du prophète Michée, l’Éternel a un procès avec son peuple. Il veut répondre aux accusations d’Israël, et, pour le conduire à la connaissance et au repentir de ses fautes, il ouvre le solennel débat en lui adressant cette question :

« Mon peuple, que t’ai-je fait ? — Ah ! Seigneur que de choses tu nous as faites ! Chemins de Sion couverts de deuil, portes de Jérusalem désolées, sacrificateurs sanglotants, vierges affligées, sanctuaires abattus, déserts peuplés de fugitifs, membres de Jésus-Christ errant sur la face de l’univers, enfants arrachés à leurs pères, prisons remplies de confesseurs, galères regorgeant de martyrs, sang de nos compatriotes répandu comme de l’eau, cadavres vénérables, puisque vous servîtes de témoins à la religion, mais jetés à la voirie et donnés aux bêtes des champs et aux oiseaux des cieux pour pâture, masures de nos temples, poudre, cendre, tristes restes des maisons consacrées à notre Dieu, feux, roues, gibets, supplices inouïs jusqu’à notre siècle, répondez, et déposez ici contre l’Éternel ! »

[Plusieurs de ces expressions se retrouvent dans le discours du premier jour de l’an 1710. Ces sortes de répétitions, assez fréquentes dans les sermons de Saurin, constituent un des défauts de ce grand prédicateur. Sermons de Jacques Saurin, t. VIII, p. 112.]

Le prédicateur protestant justifie Dieu, à l’exemple des anciens prophètes, en soutenant qu’il a voulu punir les péchés de son troupeau, et que même dans ses châtiments les plus rudes il a montré la clémence d’un père miséricordieux. L’étrange dialogue continue. Dieu se plaint à son tour, et lorsqu’il a fait entendre ses justes reproches, Saurin s’écrie : « Tel est le procès que Dieu vous intente, telles sont les plaintes qu’il vous fait… Justifiez-vous, plaidez, parlez, répondez, mon peuple, que t’ai-je fait ? qu’avez-vous à dire en votre faveur ? comment justifierez-vous votre ingratitude ? » Et lorsqu’il voit son auditoire confus et consterné, il répond en son nom, comme Israël répondit à Michée : « Avec quoi préviendrai-je l’Éternel ? avec quoi me prosternerai-je devant le Dieu souverain ? »

Dans un autre sermon sur les profondeurs divines il console les réfugiés et les relève, en leur montrant Louis XIV si longtemps heureux dans toutes ses entreprises, déchu de sa haute fortune et courbé à son tour sous la main d’un Dieu vengeur. On ne lira pas, sans un sentiment de tristesse amère, cette invective éloquente d’un Français devenu étranger à son ancienne patrie, et qui se réjouit de nos désastres de Ramillies et d’Hochstest. Mais il ne faut pas oublier que pour lui, comme pour la plupart des fugitifs exaspérés par le malheur, les sujets de Louis XIV ne sont plus que des ennemis, et que les ennemis de la France sont devenus leurs concitoyens.

« Je le vois d’abord égalant, que dis-je, surpassant les plus superbes potentats, parvenu à un point d’élévation qui fait l’étonnement du monde universel, nombreux dans sa famille, victorieux dans ses armées, étendu dans ses limites. Je vois des places conquises, des batailles gagnées, tous les coups que l’on porte à son trône ne servant qu’à l’affermir. Je vois une cour idolâtre qui l’élève au-dessus des hommes, au-dessus des héros, et qui l’égale à Dieu même. Je vois toutes les parties de l’univers inondées de ses troupes, nos frontières menacées, la religion qui chancelle, et le monde protestant au terme de sa ruine. A la vue de ces orages, je n’attends plus que le dernier coup qui va renverser l’Église et je m’écrie : O nacelle battue de la tempête ! vas-tu être engloutie dans les flots ? …

Voici la Divinité qui découvre le bras de sa sainteté (Ésaïe 52.10), qui sort du sein du chaos, qui nous confond par les miracles de son amour, après nous avoir confondus par les ténèbres de sa Providence. Voici dans l’espace de deux campagnesa plus de cent mille ennemis ou ensevelis dans les ondes, ou emportés par l’épée de nos soldats, ou foulés aux pieds de nos chevaux, ou accablés de nos chaînes. Voici des provinces entières soumises à notre obéissance. Voici nos généreux guerriers couverts des plus beaux lauriers qui eussent jamais frappé notre vue. Voici cette puissance fatale qui était montée jusqu’au ciel ; la voici qui chancelle, qui tombe… Mes frères, que ces événements nous rendent sages. Ne jugeons pas de la conduite de Dieu par nos idées, et apprenons à respecter les profondeurs de sa providence. »

a – Les campagnes d’Hochstet et de Ramillies.

Mais, s’il prodigue les paroles les plus consolatrices à ses compagnons d’exil, s’il exalte et glorifie ces hommes qui, selon son expression, n’ont emporté que leur vie pour butinb, il est sans pitié pour ceux qu’il accuse de trafiquer de la vérité et qu’il flétrit du nom de temporiseurs. Enveloppant dans un anathème commun tous les protestants restés en France, et désignés officiellement sous le nom de nouveaux convertis, il les flétrit de ces reproches accablants :

b – Sermon pour la consécration du temple de Voorbourg.

« Où est la famille de nos exilés qui ne puisse s’appliquer ces paroles d’un prophète : Ma chair est en Babylone, mon sang est parmi les habitants de la Chaldée (Jérémie 51.35). Ah ! honte de la réformation ! ah ! souvenir digne d’ouvrir une source éternelle de larmes ! Rome, qui nous insultes et nous braves, ne prétends pas nous confondre en nous montrant ces galères que tu remplis de nos forçats, dont tu aggraves les peines par le bâton sous lequel tu les abats, par les chaînes dont tu les accables, par le vinaigre que tu répands sur leurs plaies ! Ne prétends pas nous confondre en nous montrant ces cachots noirs, inaccessibles à la lumière, et dont tu augmentes l’horreur en laissant les corps morts avec les corps vivants : mais lieux changés en lieux de délices par les influences de la grâce que Dieu verse dans l’âme des prisonniers, et par les cantiques d’allégresse qu’ils ne cessent de faire retentir à sa gloire. Ne prétends pas nous confondre en nous montrant ces maisons ruinées, ces familles dispersées, et ces troupes fugitives par tous les lieux de l’univers : ces objets sont notre gloire, et tu fais notre éloge en nous insultant. Veux-tu nous couvrir de confusion ? montre, montre-nous les âmes que tu nous as enlevées ; reprocherions-nous, non que tu as extirpé l’hérésie, mais que tu as fait renier la religion, non que tu as fait des martyrs, mais que tu as fait des déserteurs de la vérité. »

Dans ses sermons ordinaires, il a souvent des mouvements d’éloquence qui rappellent la hauteur et la fière audace de l’aigle de Meaux. S’élevant contre ces hommes pusillanimes qui renvoient de jour en jour leur conversion, sans songer à la mort qui peut les surprendre à toute heure :

« Ah ! s’écrie-t-il, plût à Dieu que notre voix, devenue semblable à un tonnerre, et que la lumière de nos discours, rendue aussi vive que celle qui terrassa saint Paul sur le chemin de Damas, vous abattissent comme cet apôtre aux pieds du Seigneur ! Plût à Dieu que l’idée du désespoir et l’image affreuse des tourments de l’autre vie vous remplissent d’une frayeur salutaire et vous portassent au repentirc. »

c – Extrait du second sermon sur le renvoi de la conversion, t. I, p. 77.

Dans son beau sermon sur l’égalité des hommes, il emprunte à l’idée de la mort qui nous attend tous un tableau d’une effrayante énergie :

« Où vas-tu, riche qui te félicites de ce que tes champs ont foisonné, et qui dis à ton âme : Mon âme, tu as des biens amassés pour plusieurs années ; repose-toi, mange et bois, et fais bonne chère ? A la mort. Où vas-tu, pauvre qui traînes une vie languissante, qui mendies ton pain de maison en maison, qui es dans de continuelles alarmes sur les moyens de te procurer des aliments pour te nourrir et des habits pour te couvrir, toujours l’objet de la charité des uns et de la dureté des autres ? A la mort. Où vas-tu, noble qui te pares d’une gloire empruntée, qui comptes comme tes vertus les titres de tes ancêtres, et qui penses être formé d’une boue plus précieuse que le reste des humains ? A la mort. Où vas-tu, roturier qui te moques de la folie du noble, et qui extravagues toi-même d’une autre manière ? A la mort. Où vas-tu, marchand qui ne respires que l’augmentation de tes fonds et de tes revenus ? A la mort. Où allons-nous tous, mes chers auditeurs ? A la mort. La mort respecte-t-elle les titres, les dignités, les richesses ? Où est Alexandre ? où est César ? où sont les hommes dont le seul nom faisait trembler l’univers ? Ils ont été, mais ils ne sont plus. »

Les discours de Saurin sur l’Aumône et sur les Compassions divines abondent en passages dans lesquels son talent se déploie sous une forme plus tendre et plus touchante. Sa belle âme semble respirer tout entière dans cette exclamation à la fois si simple et si pathétique : Vous m’aimez, et je meurs. Qu’on juge de l’action que dut exercer cette voix inspirée qui retentit pendant vingt-cinq ans sous les voûtes du temple de La Haye ! Rien n’en saurait donner une idée, si ce n’est la vénération profonde et le culte pieux dont la mémoire du grand orateur, sans cesse ravivée par la lecture de ses écrits, est restée entourée en Hollande.

A côté de Saurin, mais à un rang inférieur, d’autres orateurs du refuge contribuèrent également à fournir des modèles d’éloquence chrétienne aux prédicateurs wallons et néerlandais. Né en 1619 à la Sauvetat, près de Villefranche en Rouergue, d’un père ministre, Claude fut reçu ministre lui-même à l’âge de vingt-six ans. Il fut attaché d’abord à une Église de fief, puis il prêcha successivement à Sainte Affrique, à Nîmes et à Montauban. S’étant opposé aux menées de quelques-uns des siens qui voulaient réunir les protestants à l’Église romaine, l’exercice des fonctions pastorales lui fut interdit par la cour dans le Languedoc et le Quercy. Mais sa réputation le fit bientôt appeler à Paris, et il fut ministre de Charenton depuis 1666 jusqu’en 1685. Après la révocation, il fut contraint de se retirer en Hollande, où le prince d’Orange l’accueillit avec déférence et respect. Il mourut à La Haye en 1687. Les réfugiés le considéraient comme l’oracle de leur parti et comme le théologien le plus capable de combattre Arnaud et Bossuet. Son extérieur, il est vrai, n’avait rien qui imposât, sa voix même était désagréable et son style manquait d’éclat et de couleur. Mais il compensait ces défauts par une éloquence mâle et vigoureuse et par un raisonnement pressant et serré qui portait la conviction dans les esprits. Il avait surtout une aptitude spéciale pour traiter les questions controversées, et sa méthode d’enseignement était si nette et si heureusement appropriée à l’usage de la chaire, que ses disciples tiraient de ses discours le même profit que des maîtres les plus célèbres des anciennes académies protestantes. De là ce grand concours de proposants qui se pressaient autour de lui. De là l’influence qu’il exerça par leur intermédiaire, plutôt encore que par lui-même, sur la prédication wallonne et hollandaise. Il ne reste plus de lui qu’un petit nombre de sermons imprimés. Le plus remarquable est celui qu’il prononça à La Haye, le 21 novembre 1685, c’est-à-dire un mois à peine après sa sortie de France. Le vieillard exilé et presque mourant y remerciait les magistrats et les habitants des Provinces-Unies du noble usage qu’ils faisaient de leurs richesses, pour secourir tant de pauvres réfugiés que la profession de leurs communes croyances avait chassés de leurs maisons et de leur patrie. Qui n’eût pas été douloureusement ému en entendant ces paroles à la fois si simples et si touchantes :

« Dieu veuille être votre rémunérateur, et vous rendre mille et mille fois le bien qu’il vous a mis au cœur de nous faire. Souffrez pourtant que pour nous attirer de plus en plus votre affection, nous vous disions à peu près ce que Ruth disait à Noémi : Nous venons ici pour ne faire qu’un même corps avec vous ; et comme votre Dieu est notre Dieu, votre peuple aussi sera désormais notre peuple, vos lois seront nos lois et vos intérêts nos intérêts. Où vous vivrez nous vivrons, où vous mourrez nous mourrons, et nous serons ensevelis dans vos tombeaux. Aimez-nous donc comme vos frères et vos compatriotes, et ayez de la condescendance pour nos faiblesses. Nous sommes nés sous un ciel qui ne donne pas à tous ce tempérament sage, discret et retenu, que le vôtre vous communique. Supportez-nous ; car, comme il est juste que nous nous formions, autant qu’il nous sera possible, aux règles de votre prudence, nous espérons aussi de votre équité qu’elle ne nous comptera pas toutes nos infirmités.

Pour vous, mes frères, qui êtes ici comme de misérables restes d’un grand débris, c’est à vous à qui principalement je dois appliquer ces autres paroles : Et au jour de l’adversité prends-y garde. C’est vous qu’elles regardent, c’est à vous qu’elles appartiennent. J’avoue qu’un de nos premiers devoirs en entrant dans cet État a été de remercier Dieu de nous avoir délivrés d’une rude et violente tempête, et de nous avoir conduits heureusement dans ce port ; et, dans cette vue, nous pouvons encore appeler ceci le jour de notre bien. Mais quoique ce bien soit d’un prix inestimable, il est pourtant accompagné de tant de tristes souvenirs et mêlé de tant d’amertume, qu’il faudrait être fort insensible pour ne le pas regarder aussi comme le jour de la plus grande adversité qui nous pouvait arriver. Je ne prétends pas vous faire ici une longue déduction de nos malheurs, ni m’arrêter sur les causes secondes qui nous les ont procurés. Nos malheurs vous sont connus ; et comment ne le seraient-ils pas ? Ils le sont à toute l’Europe. Et pour les causes secondes, comme ce ne sont que des canaux impurs, et des sources inférieures que la malignité du siècle a empoisonnées, il est bon de les couvrir d’un voile, de peur d’exciter en nous des mouvements que nous ne voulons pas avoir. Laissons-les au jugement de Dieu, ou plutôt prions Dieu qu’il les change, et qu’il ne leur impute point ces fureurs. »

[Ce passage se trouve dans le Recueil des sermons sur divers textes de l’Écriture sainte prononcés par Jean Claude, p. 486. Genève, Samuel de Tournes, 1693.]

Outre ses sermons, il nous reste de Claude quelques ouvrages de controverse religieuse et un traité célèbre qui parut en Hollande en 1686, sous ce titre : Plaintes des protestants de France. Les deux passages suivants, que nous empruntons à cette dernière publication, sont peut-être dépourvus d’élégance, mais la force et la gravité de l’expression répondent partout à celle de la pensée, et la conviction profonde de l’écrivain se communique invinciblement au lecteur.

« Après cette cassation, qu’y aurait-il désormais de ferme et d’inviolable en France, je ne dis pas seulement pour les fortunes des particuliers et pour celles des maisons, mais encore pour les établissements généraux, pour les autres lois, pour les compagnies souveraines, pour l’ordre de la justice et de la police, en un mot pour tout ce qui sert de base et de fondement à la société, pour les droits même inaliénables de la couronne et pour la forme du gouvernement ? Il y a dans le royaume un très grand nombre de personnes éclairées, je ne parle pas de ces faiseurs de vers, qui pour le prix d’une douzaine de madrigaux ou de quelque panégyrique du roi, emportent les bénéfices et les pensions, ni de ces compositeurs de livres, à droite et à gauche, qui savent tout hormis ce qu’il serait bon qu’ils sachent, qui est, qu’ils sont de fort petites gens ; je parle de ces esprits sages, solides et pénétrants qui voient de loin les conséquences des choses et qui savent juger. Comment n’ont-ils pas vu dans cette affaire, ce qui n’est que trop visible, que l’État se trouve percé d’outre en outre par le même coup qui traverse les protestants, et qu’une révocation de l’édit faite avec tant de hauteur ne laisse plus rien d’immobile ou de sacré ? Il s’en fallait bien que l’aversion de notre religion fût générale dans l’esprit des catholiques, puisqu’il est certain qu’à la réserve de la faction des dévots et de ce qu’on appelle les propagateurs de la foi, le peuple ni les grands n’avaient nulle animosité contre nous et qu’ils ont plaint notre infortune. »

Plus loin, protestant solennellement au nom de tous les réfugiés contre l’injustice de Louis XIV :

« Nous voulons, dit-il, que cet écrit qui contient nos justes plaintes nous serve de protestation devant le ciel et devant la terre contre toutes les violences qu’on nous a faites dans le royaume de France. … En particulier nous protestons contre l’édit du mois d’octobre 1685, comme contre une manifeste surprise, qui a été faite à la justice de Sa Majesté, et un visible abus de l’autorité et de la puissance royale, l’édit de Nantes étant de sa nature inviolable et irrévocable, hors de l’atteinte de toute puissance humaine, fait pour être un traité perpétuel entre les catholiques et nous, une foi publique et une loi fondamentale de l’État, que nulle autorité ne peut enfreindre. Nous protestons contre toutes les suites de cette révocation, contre l’extinction de l’exercice de notre religion dans tout le royaume de France ; contre les infamies et les cruautés que l’on y exerce sur les corps, en leur refusant la sépulture, en les jetant dans les voiries, ou en les traînant ignominieusement sur des claies ; contre l’enlèvement des enfants, pour les faire instruire dans la religion romaine… Nous protestons surtout contre cette impie et détestable pratique, qu’on tient à présent en France, de faire dépendre la religion de la volonté d’un roi mortel et corruptible, et de traiter la persévérance en la foi de rébellion et de crime d’État, ce qui est faire d’un homme, un Dieu. »

Pierre Jurieu, comme Claude, agit plus vivement sur les esprits par ses ouvrages de controverse que par ses discours. Né à Mer, près d’Orléans, en 1637, il étudia à l’académie de Saumur, visita ensuite les universités de Hollande et d’Angleterre, et fut appelé, après le brillant succès de son Traité de la dévotion, à remplir la chaire d’hébreu et de théologie à Sedan. La suppression de cette académie le décida à se retirer à Rotterdam, où il fut nommé pasteur de l’église wallonne et professeur de théologie. C’était l’époque où Bossuet, après avoir combattu les prétentions de l’ultramontanisme et posé les bases des libertés gallicanes, renouvelait sa polémique redoutable contre la réforme, et poursuivait les réfugiés jusque dans ces asiles lointains où la vengeance de Louis XIV ne pouvait les atteindre. Un chef-d’œuvre dogmatique, l’Exposition de la doctrine de l’Église, était déjà sorti de cette lutte ardente. Il la reprit en 1688 par un chef-d’œuvre historique, l’Histoire des variations. Les ministres bannis étaient singulièrement embarrassés. Ils ne pouvaient réfuter l’évêque de Meaux qu’en contestant son point de départ, en niant que variation est signe d’erreur. Le protestantisme orthodoxe se défendit faiblement par l’organe de Basnage, qui essaya d’opposer au tableau des variations tracé par le champion de l’Église romaine celui des variations de cette même Église, et l’unité persévérante des dogmes fondamentaux dans les communautés réformées. Le protestantisme rationaliste répondit avec plus de hardiesse. Jurieu, qui le représentait alors avec un certain éclat, ne chercha pas à nier les variations ; il les avoua sans détour ; mais en même temps il s’efforça de démontrer qu’elles ont été fréquentes dans l’histoire du christianisme, que la religion a été composée pour ainsi dire pièce à pièce, et la vérité de Dieu connue par parcelles. Il osa soutenir, dans son Traité de la puissance de l’Église, que la grande société chrétienne se compose de toutes les sociétés particulières qui reconnaissent la loi du Christ et qui ont retenu les fondements de la foi. Cet argument n’était pas irréfutable. Bossuet répliqua victorieusement, en reprochant à son adversaire de briser toutes les barrières des sectes et d’agrandir le sein de son Église, au point qu’il ne lui serait plus possible d’en exclure même les ariens et les sociniens. Peut-être Jurieu eût-il trouvé un argument plus puissant pour sa doctrine, en faisant un pas de plus et en proclamant l’indépendance absolue de la conscience individuelle. Il est vrai que, dans ce système, une ligne de démarcation imperceptible l’eût à peine séparé de la philosophie, et Jurieu n’eût jamais consenti à franchir cette dernière limite. Sur un autre point capital, il fut encore le seul qui osât tenir tête à Bossuet avec une résolution qui n’était pas exempte de témérité. L’Histoire des variations reprochait aux protestants d’avoir autorisé la révolte pour la défense de leur religion, au mépris du précepte de l’Évangile qui commande d’obéir aux pouvoirs établis. Contrairement à la tradition calviniste conservée par Basnage, Jurieu soutint nettement le droit de résistance à la tyrannie et proclama en termes formels la souveraineté du peuple, ramenant ainsi le premier ce grand mais dangereux principe abandonné en France depuis la fin des guerres de religion.

Des doctrines si audacieuses ne pouvaient que le compromettre et le perdre dans l’esprit de la plupart de ses compagnons d’exil. Les calamités qui accompagnèrent l’émigration de tant de fugitifs, et les persécutions nouvelles qui amenèrent la guerre des Cévennes, achevèrent d’aigrir son caractère emporté. Il attaqua la religion catholique avec une violence indigne d’un ministre, et n’hésita pas à annoncer en termes prophétiques sa chute prochaine. Ses amis essayèrent vainement de modérer l’excès de son zèle fougueux. Leurs remontrances ne servirent qu’à l’irriter davantage, et il les déchira à leur tour dans des libelles sanglants. Bayle, Basnage, Saurin ne furent pas traités avec plus de ménagements que Bossuet, Fénelon, Arnaud, Nicole. Ces luttes continuelles l’épuisèrent de bonne heure. Il mourut à Rotterdam en 1713, déconsidéré dans ses derniers jours pour ses prédictions politiques que l’événement avait démenties, mais laissant une foule d’ouvrages qui exercèrent une influence incontestable sur bien des esprits. Le seul peut-être qui n’ait point vieilli, et qui ne soit pas déparé par une pensée agressive, est son Histoire critique des dogmes, dans laquelle il établit avec autant de sagacité que d’érudition la succession des systèmes religieux parmi les peuples de l’antiquité.

Un autre ministre de Rotterdam, Pierre Du Bosc, joua un rôle plus modeste mais plus utile que Jurieu. Fils d’un avocat au parlement de Rouen, il naquit à Bayeux en 1623, fut nommé jeune encore pasteur à Caen, et acquit une réputation d’éloquence assez grande pour que l’Église de Paris désirât se l’attacher. Turenne, La Force et Pélisson lui écrivirent pour le décider à accepter la chaire importante qu’on le jugeait digne de remplir. Il refusa pour ne pas quitter son pays natal. Exilé quelque temps à Châlons, sous prétexte d’attaques dirigées contre la religion catholique, il s’y lia d’une étroite amitié avec Conrart et avec d’Ablancourt qui mourut dans ses bras. Lorsque le bruit se répandit, en 1668, que Louis XIV allait supprimer les chambres de l’édit à Paris et à Rouen, il fut unanimement désigné par les députés des Églises pour porter leurs plaintes aux pieds du monarque. Après l’audience, le roi, passant dans l’appartement de la reine, où l’attendait toute la cour, ne put s’empêcher de dire, en s’adressant à Marie-Thérèse : « Madame, je viens d’entendre l’homme de mon royaume qui parle le mieux. » Et, se tournant vers les autres. « Il est certain, ajouta-t-il, que je n’avais jamais ouï si bien parlerd. » Dix sept ans après, lorsque l’arrêt d’exil eut été rendu contre les ministres, le Danemark, la Hollande et l’Angleterre se disputèrent l’honneur d’accueillir l’illustre banni. La Hollande l’éloignait moins de la Normandie. Il s’embarqua pour Rotterdam, où il fut nommé pasteur, et où il fut rejoint successivement par ses meilleurs amis, les marquis de Tors, de Langeay, de l’Isle du Guât, de La Musse, de Verdelle et de Vrigny ; messieurs de Saint Martin, de la Bazoche, de la Pierre, de Villazel, de Béringhen, conseillers dans des cours souveraines ; les dames de Tors, de Saint-Martin, Le Coq, de Cheüs ; les demoiselles de Villarnoul, de Danjeau, de Coursillon, de Langeay, de la Moussaye. Le succès qu’il obtint comme prédicateur fut immense. On le considérait comme un orateur parfait. Sa voix belle et sonore ajoutait encore à l’impression que produisaient ses discours. Un trait particulier qui le distinguait des autres ministres du refuge, était son attachement aux doctrines de saint Augustin. Aussi fut-il appelé le prédicateur de la grâce. Mais sa carrière fut aussi courte que brillante et féconde. Il mourut à Rotterdam, moins de quatre ans après son départ de Normandie.

d – Vie de Pierre Du Bosc, par Legendre, p. 63. Rotterdam, 1694.

Daniel de Superville, collègue de Du Bosc à l’Église wallonne de Rotterdam, naquit en 1657, à Saumur, où il commença ses études, qu’il acheva à Genève sous les maîtres les plus habiles. Déjà, en 1683, la mission bottée dont le Poitou fut le théâtre l’avait décidé à se retirer en Angleterre, lorsque l’Église de Loudun lui adressa un appel qui ne retarda sa sortie du royaume que de deux ans. Une épreuve difficile précéda son exil. Sommé de se rendre à Paris pour s’expliquer sur un sermon dont on avait dressé procès-verbal et que l’on traitait de séditieux, il se vit entouré de convertisseurs qui croyaient qu’un jeune homme élégant et poli se laisserait aisément séduire. Mais on le promena vainement à la suite de la cour, de Paris à Versailles et de Versailles à Fontainebleau ; il persista dans sa croyance et partit. Arrêté de nouveau et séparé de sa femme et de son enfant, il parvint à recouvrer la liberté et arriva à Maestricht, où madame de Superville lui fut renvoyée. Il choisit Rotterdam parmi les postes qui lui furent offerts, et il y acquit bientôt la réputation d’un prédicateur ingénieux et profond. Il disait souvent que l’orateur chrétien devait avoir la religion dans le cœur aussi bien que dans l’esprit, et l’on peut dire que sous ce rapport il suivait lui-même le précepte qu’il donnait aux autres. Sa douceur, sa clarté et sa netteté peu communes, le naturel de son débit, ses manières de gentilhomme et presque d’homme de cour faisaient de lui une sorte de Fénelon protestant, En 1691, il eut l’honneur d’être appelé à La Haye pour prêcher devant le nouveau roi d’Angleterre qui avait témoigné le désir de l’entendre, Le lendemain de la paix de Ryswick, il monta en chaire et prit cette heureuse nouvelle pour sujet de son discours. Le 10 septembre 1704, il prononça le sermon d’actions de grâce pour la victoire d’Hochstet, remportée par les alliés sous le commandement de Marlborough et d’Eugène.

« Les chefs superbes de part et d’autre sont habiles, intrépides, aguerris ; les troupes, bonnes et choisies. Mais l’ennemi a l’avantage des lieux ; il en a même dans le nombre des combattants ; il est si bien posté, qu’on ne peut l’attaquer sans risquer beaucoup. Cependant l’Éternel, qui a résolu de nous répondre par des choses terribles faites avec justice, nous fait franchir tous les obstacles. Marchez, marchez, crie-t-il par une voix secrète ; par la résolution qu’il inspire aux généraux ; par le feu, le courage qu’il souffle dans le cœur des soldats. C’est ici la vallée de Décision. N’ayez point de peur ; j’ai livré vos ennemis entre vos mains. Ils tombent en effet sous notre pouvoir, ces adversaires insolents qui se moquaient de notre entreprise et qui comptaient déjà sur la victoire… »

Le ressentiment et le désespoir, on le voit, ont effacé dans le cœur de Superville le sentiment national. La France n’est plus sa patrie ; l’abaissement de Louis XIV, l’humiliation des armées françaises sont pour lui un sujet de joie, une consolation, un espoir pour les Églises persécutées. Ce n’est pas du reste dans ces sermons de circonstance qu’il paraît sous son jour le plus brillant. Il excelle davantage et déploie toutes ses qualités d’orateur chrétien dans la prédication didactique. On peut en juger par le passage suivant que nous empruntons à son beau discours sur la vengeance défendue :

« La vengeance est la fille de la colère et de la haine ; c’est une passion inquiète et turbulente qui dévore le sein qui l’a conçue. Oh ! que cette furie, avant de porter ses feux au dehors, en allume au dedans ! Combien elle a de torches enflammées ! combien elle a de serpents pour troubler le jour et la nuit l’âme vindicative ! Représentez-vous ces battements, ces palpitations, ces serrements de cœur, ces mauvaises nuits, ces inquiétudes, ces mouvements furieux que l’on éprouve pendant que l’on roule dans sa tête quelque funeste dessein de vengeance. N’est-ce pas être bien malheureux que de nous tourmenter nous-mêmes, parce qu’un autre nous a offensés ? A force de penser à une injure, on l’enfonce davantage dans son cœur ; on rend la plaie plus profonde et plus difficile à guérir ; nous nous faisons souvent plus de mal que notre ennemi même n’a espéré de nous en faire, et nous servons parfaitement sa haine, au lieu qu’en effaçant le souvenir de l’injure que nous en avons reçue, nous tromperons son intention, s’il a eu celle de nous outrager. »

Même supériorité dans la prédication dogmatique dont il a soin, par une méthode alors nouvelle, d’écarter l’appareil du savoir et, les questions inutiles auxquelles se complaisaient la plupart des ministres, pour s’attacher davantage à imprimer dans les âmes les principales vérités de l’Évangile, et à persuader en touchant les cœurs. Quelques traits de pensée recueillis dans ses sermons justifieront notre jugement :

« La croyance d’un Dieu ne fut jamais pesante à un homme de bien ; et, dans quelque athée que ce soit, le cœur a toujours eu beaucoup de part à l’irréligion de l’esprit.

La crainte de Dieu conseille toujours mieux que le Portique et le Lycée, que toute la philosophie et la politique du monde. — Suivez toujours rondement le parti de la piété ; c’est la plus grande finesse, c’est la plus grande sagesse de la vie.

C’est un grand embarras pour nous, dans la conduite de la Providence, que de voir ses retardements et, si j’ose dire, ses longueurs. Elle ne marche que comme les grosses armées, pesamment, avec beaucoup d’attirail et de lenteur, à notre gré. Elle ressemble à ces fleuves qui font tant de tours et de retours en serpentant, et qui roulent si tranquillement leurs eaux profondes, qu’à peine peut-on remarquer leur courant. »

[Sermons sur divers textes de l’Écriture sainte par Daniel de Superville, ministre de l’Église wallonne de Rotterdam. 4 volumes, Rotterdam, 1726. — V. Sayous, Histoire de la littérature française à l’étranger, t. II, pp. 99-105.]

Parmi les autres ministres qui perfectionnèrent la prédication wallonne et hollandaise, on peut citer encore David Martin et Philiponneau de Hautecourt. Le premier, nommé pasteur à Utrecht, publia une traduction de la Bible, qui fut universellement adoptée par les Églises françaises de Hollande, de Suisse et d’Angleterre. Considérée comme une œuvre classique, elle est restée en usage dans ces trois pays, et les bibles françaises répandues dans le monde entier par la société biblique de Londres ne sont encore aujourd’hui que des réimpressions de celle du pasteur. Le second, ancien prédicateur et professeur à Saumur, reçut à l’université de Frise une chaire qu’il occupa pendant de longues années, et forma de nombreux disciples, qui propagèrent dans les Provinces-Unies la méthode particulière aux ministres du refuge.

Il est donc prouvé que la prédication wallonne reçut une vie nouvelle des ministres bannis par le gouvernement de Louis XIV. Toutefois on se tromperait en leur attribuant aussi d’une manière exclusive la rapide propagation de la langue française dans les Pays-Bas. Sans doute ils aidèrent à répandre et à généraliser la connaissance de l’idiome le plus policé que l’on parlât alors en Europe, mais ce ne furent ni eux ni les autres réfugiés qui imposèrent aux Hollandais le besoin de cette étude nouvelle. Depuis longtemps déjà la langue et la littérature françaises étaient familières aux classes élevées dans toutes les provinces de la république. Peut-être eût-il été, au pouvoir de Guillaume d’Orange de substituer la langue anglaise à celle de la cour de Louis XIV, et de donner rang aux chefs-d’œuvre de Shakespeare et de Milton avant ceux de Racine et de Molière. Mais ce prince admirait avec l’Europe entière cette littérature classique du grand siècle, qui est certainement le plus beau titre de gloire de l’esprit humain. Il trouvait d’ailleurs dans sa propre famille le culte traditionnel de cette langue perfectionnée qui tendait alors à substituer son universalité à celle de la langue latine. Son aïeul Guillaume le Taciturne avait épousé Louise de Châtillon, fille de Coligny. Le français prévalait à sa cour, et quand l’illustre fondateur de la liberté hollandaise tomba sous le poignard d’un assassin, il s’écria en expirant : « Mon Dieu, aie pitié de moi et de ce pauvre peuple. » Il prononça ces paroles, les dernières qui sortiront de sa bouche, en langue française, et cette langue fut aussi celle de son fils et de son petit-fils. La littérature française ne trouva donc aucun obstacle à s’acclimater en Hollande, et avec elle l’usage de s’exprimer dans cet idiome fut adopté de bonne heure, dans la plupart des grandes familles. Toutefois, il faut le reconnaître, les réfugiés en popularisèrent la connaissance par leurs prédications, par leurs écrits et par leur enseignement. Les nombreuses écoles qu’ils fondèrent dans presque toutes les villes, et dont la plus célèbre dut son origine à l’un des frères Luzac, les maisons d’éducation qu’ils établirent pour les jeunes gens et pour les jeunes filles, hâtèrent surtout ce résultat. Bientôt on ne se servit plus que de la langue française dans les rapports diplomatiques avec les autres puissances, et dès lors il n’y eut plus de membre de la magistrature d’Amsterdam, de La Haye, de Leyde, de Rotterdam, qui ne se piquât de la parler correctement, de l’écrire et de la faire apprendre à ses enfants.

Le français envahit même la langue hollandaise et lui imposa des tournures et des expressions nouvelles. Les réfugiés les introduisirent d’abord dans la conversation familière, puis jusque dans les écrits. Dès la fin du dix-septième siècle, les écrivains hollandais ne se firent plus scrupule de se servir habituellement des mots officier et ingénieur. Ils substituèrent le mot resolutien à celui de staatsbesluiten. Les modes et les usages français qui se répandirent en Hollande, et dont les réfugiés généralisèrent la vogue, forcèrent également les Hollandais à emprunter à la France des termes nouveaux pour désigner des objets de luxe inconnus jusqu’alors. Les auteurs hollandais adoptèrent ainsi les mots pourpoint, rabat de dentelles à glands, chemise, baudrier, grègues et une foule d’autres dont l’idiome national n’offrait pas les équivalents.

La popularité croissante de la langue française exerça une influence marquée sur le progrès de l’instruction dans les classes moyennes de la société. Avant l’émigration, on enseignait les lettres et les sciences en latin. Aussi les études sérieuses étaient-elles inabordables à tous ceux qui n’appartenaient pas à la classe des savants. Les femmes en étaient complètement exclues par leur ignorance de cette langue classique, obstacle invincible auquel on remédiait à peine par des traductions infidèles et négligées. Ainsi, sans contester les avantages du latin pendant le moyen âge, on peut affirmer que l’usage plus répandu du français contribua puissamment à la diffusion des lumières en Hollande. Pour la première fois l’instruction descendit dans les couches inférieures de la société, fatalement condamnées jusqu’alors à la privation de toute culture intellectuelle. Du cabinet de l’homme riche la science pénétra dans la cabane du pauvre, dans la mansarde de l’ouvrier. Ce ne fut plus en latin, comme autrefois Grotius, mais en français que Basnage écrivit ses Annales des Provinces-Unies, et l’étude de l’histoire nationale fut ainsi rendue facile au moindre citoyen. Ce fut dans ce même idiome qu’il rédigea son Histoire des Juifs dans les temps modernes et qu’il essaya de révéler les mystères obscurs de la cabale. Quand Saurin publia ses Discours sur l’ancien et le nouveau Testament, il ne se servit plus de la langue officielle de la théologie, comme naguère Voetius et Coccejus, et les vérités contenues dans l’Écriture sainte furent ainsi mises à la portée de chacun. Les écrits populaires de Bayle firent goûter la philosophie jusqu’à des lecteurs illettrés. Le niveau de l’instruction s’éleva graduellement dans toutes les provinces de la république, et la civilisation immobilisée en quelque sorte sous l’empire d’une langue morte prit un nouvel et magnifique essor.

Toutefois ce puissant instrument de progrès ne tarda pas à dégénérer entre les mains des réfugiés. Leur séjour prolongé dans les Provinces-Unies altéra peu à peu la pureté de la langue qu’ils avaient tant propagée, et donna naissance à ce style particulier que l’on appelle le français réfugié.

Voltaire attribue l’infériorité relative du langage des émigrés à leur tendance à étudier et à reproduire les phrases incorrectes des réformateurs genevois, qui, selon lui, avaient adopté eux-mêmes le dialecte de la Suisse romandee. Mais il est pour nous hors de doute que les auteurs protestants du seizième et du dix-septième siècle écrivaient dans une langue aussi cultivée et aussi pure que les auteurs catholiques, et que la prose française a reçu de Calvin, de Théodore de Bèze et de leurs successeurs, une vigueur et une netteté d’expression qui hâtèrent l’avènement de Balzac et de Pascal. Voltaire se trompe moins quand il impute ce défaut à cette circonstance, que la plupart des prédicateurs exilés en 1685 étaient originaires du Languedoc et du Dauphiné, et qu’ils avaient fait leurs études dans la ville de Saumur. Ils devaient conserver naturellement à l’étranger les locutions particulières et même l’accent des contrées dans lesquelles ils avaient été élevés, ou celui des petites villes et des cantons retirés des provinces dans lesquelles ils avaient vécu. Peut-être aussi les psaumes de Clément Marot et la Bible en usage dans les églises réformées du royaume et lue de père en fils dans les familles exilées, invétérèrent-ils dans leur langage l’esprit du vieux français. Mais ce ne sont là que les causes accessoires de la pureté moindre du français réfugié. Les véritables causes de cette altération sont les relations de chaque jour qui s’établirent entre les familles expatriées et le peuple si différent au milieu duquel elles vivaient, et l’impossibilité de perfectionner davantage une langue dépaysée, qui était devenue stationnaire et comme pétrifiée, depuis qu’elle ne participait plus aux modifications introduites par les grands prosateurs du dix-huitième siècle. Le français réfugié ressemble au rameau détaché de l’arbre et arrêté dans sa croissance, qui conserve quelque temps encore une vie factice, mais qui se dessèche peu à peu et se flétrit sur sa tige privée de sucs vivifiants.

e – Voltaire, Siècle de Louis XIV, article Saurin.

Cette dégénération fut extrêmement rapide. Déjà en 1691 Racine écrivait à son fils, qui venait de faire un voyage en Hollande et dont les expressions se ressentaient d’une séjour de quelques années à La Haye : « Mon cher fils, vous me faites plaisir de me mander des nouvelles : mais prenez garde de ne les pas prendre dans les gazettes de Hollande ; car, outre que nous les avons comme vous, vous y pourriez prendre certains termes qui ne valent rien, comme celui de recruter, dont vous vous servez, au lieu de quoi il faut dire faire des recrues. »

En 1698, il renouvelait ses observations critiques : « Votre relation du voyage que vous avez fait à Amsterdam m’a fait un très grand plaisir. Je n’ai pu m’empêcher de la lire à MM. de Valincourt et Despréaux. Je me gardai bien en la lisant de leur lire l’étrange mot de tentatif, que vous avez appris de quelque Hollandais, et qui les aurait beaucoup étonnés. » Dans une autre lettre il lui disait. « Vous voulez que je vous fasse une petite critique sur un mot de votre lettre. Il en a agi avec politesse ; il faut dire : il en a usé. On ne dit point il en a bien agi, et c’est une mauvaise façon de parler. »

Ce que Racine reprochait à son fils, la France pouvait le reprocher aux œuvres littéraires des réfugiés. Dès les premières années qui suivirent l’émigration, les ouvrages qu’ils publièrent en Hollande, et en particulier le Mercure historique et politique, portent l’empreinte de cette action désastreuse de la langue nationale sur la langue française. On y reconnaît non seulement des locutions vieillies, mais aussi des constructions embarrassées et quelquefois incorrectes, plus conformes au génie hollandais qu’au génie français. Voltaire signale la trace de cette corruption dans tous les prédicateurs, et jusque dans les beaux sermons de Saurin, dont il n’apprécie pas assez la valeur. Le seul auteur auquel il n’impute pas les mêmes défauts de langage est Bayle, qui ne péchait, dit-il, que par une familiarité qui approche quelquefois de la bassesse. Toutefois il convient qu’à cette première époque du refuge le français ne s’était pas encore corrompu en Hollande comme il l’était de son temps. Du reste, Saurin avouait lui-même cette infériorité relative : « Il est difficile, dit-il, que ceux qui ont sacrifié leur patrie à leur religion parlent leur langue avec pureté. » A mesure que les bannis se transformaient en Hollandais et s’habituaient à s’exprimer dans l’idiome de leur nouvelle patrie, cette dégénération devenait plus frappante. Les phrases imitées du hollandais et les tours surannés donnèrent de plus en plus à leur style cette tournure particulière qui constitua au dix-huitième siècle le caractère distinctif de leur littérature. Il n’y eut qu’un petit nombre de familles qui conservèrent la tradition du français sans alliage qu’avaient parlé leurs ancêtres, soit qu’elles vécussent plus isolées des Hollandais, soit qu’elles retrempassent par l’étude et par de fréquents voyages en France cette belle langue qui se corrompait autour d’eux. La célèbre gazette de Leyde, fondée par Etienne Luzac, fut rédigée dans un style aussi correct et aussi élégant que les meilleurs ouvrages périodiques qui parurent en France à cette époque.

Toutes les branches des connaissances humaines furent avancées en Hollande par les réfugiés. Cette contrée offrait un terrain merveilleusement propre à la propagation des idées nouvelles. Là, point d’entraves, point de censure, point de persécution. Les théories démocratiques les plus audacieuses, les systèmes philosophiques les plus hardis pouvaient se produire librement. Les réfugiés secondèrent cet esprit investigateur, en le dirigeant tour à tour vers l’étude du droit, des sciences exactes, de la philosophie, de l’histoire et vers la critique littéraire et politique.

La défense d’exercer les fonctions d’avocat en France conduisit en Hollande plusieurs protestants versés dans l’étude des lois. Quelques-uns, à l’exemple d’Hotman, étaient imbus de principes républicains incompatibles avec la monarchie absolue de Louis XIV. La plupart, hostiles au droit écrit et concevant la possibilité d’une législation fondée sur la raison et l’équité, s’étaient appliqués surtout à l’étude du droit naturel parmi ces jurisconsultes qui, par la tendance de leurs idées, semblent appartenir à la grande génération de la fin du dix-huitième siècle, le plus distingué était Barbeyrac.

Né a Béziers en 1674, il fut contraint par la persécution de se retirer à Lausanne, De là il fut appelé à Groningue, où il occupa longtemps avec distinction une chaire de droit et d’histoire. Il y popularisa la science juridique non seulement par son enseignement, mais aussi par ses ouvrages. Il traduisit en français et commenta Puffendorf et Grotius. Dans sa préface de Puffendorf louée par Voltaire, il ne craignit pas de se placer ouvertement en dehors du christianisme, en préférant la morale des philosophes modernes à celle des Pères de l’Église. Voltaire décerne également des éloges aux autres ouvrages de ce libre penseur. « Il semble, dit-il, que ces Traités du droit des gens, de la guerre et de la paix, qui n’ont jamais servi ni à aucun traité de paix, ni à aucune déclaration de guerre, ni à assurer le droit d’aucun homme, soient une consolation pour les peuples des maux qu’ont faits la politique et la force. Ils donnent l’idée de la justice, comme on a les portraits des personnes célèbres qu’on ne peut voirf. » Elie Luzac partageait les principes de Barbeyrac. Sa traduction de l’ouvrage de Wolff sur le droit naturel fut un service important rendu à une science qui était encore à son début. Ses commentaires ingénieux sur l’Esprit des lois de Montesquieu, et ses propres écrits en faveur de la liberté de la presse, attestent également un esprit libéral et ami du progrès.

fSiècle de Louis XIV, article Barbeyrac.

Barbeyrac, Luzac et les autres légistes réfugiés en Hollande y exercèrent une influence salutaire sur le droit civil et sur le droit criminel. Ils propagèrent les écrits de Pothier, de d’Aguesseau, si appréciés en France par les penseurs les plus éminents, et dont les maximes, trop avancées pour leur siècle, ne passèrent dans la loi écrite que dans la période contemporaine. Les Hollandais durent à ces hommes qui formèrent école une application plus philosophique du droit civil des Romains, des procédés juridiques plus rationnels et plus conformes au génie des grands jurisconsultes de l’antiquité romaine, un abandon presque complet des formes surannées de la jurisprudence allemande que l’on avait conservées jusqu’alors. Ils modifièrent également dans un sens plus libéral le droit criminel. Tandis que même en France la justice se déshonorait encore par l’application fréquente de la torture, en Hollande on ne l’employa plus guère, dans le cours du dix-huitième siècle, que dans des cas fort rares, et seulement comme un moyen supplémentaire d’instruction par lequel on s’efforçait d’obtenir la démonstration définitive d’une culpabilité déjà constatée en partie par la preuve testimoniale. Les juges ne l’autorisaient que dans les causes qui pouvaient entraîner la peine capitale, que le tribunal, enchaîné par une loi vieillie mais respectée, ne pouvait prononcer qu’après avoir arraché à l’accusé un aveu complet. Les principes de droit rendus populaires par les réfugiés adoucirent également la rigueur des supplices. La peine de la roue disparut de la province de Hollande plus de quarante ans avant qu’elle ne fût abolie en France, tandis que dans celle de Groningue, où les jurisconsultes français n’exercèrent pas une influence aussi marquée, elle était encore infligée aux condamnés à mort, il y a moins de soixante ans. Ce fut principalement à l’entrée des réfugiés dans les régences des villes que la république fut redevable de ce progrès. Les régences se composaient habituellement d’un bailli ou grand officier, d’un bourgmestre et d’échevins chargés de rendre la justice. On y parvenait par voie d’élection, et le peuple ne choisissait d’ordinaire que des personnes de la plus haute distinction. Mais tel était le prestige qui entourait les réfugiés que, dès la fin du dix-septième siècle, les Le Pla, les Chatelain et que Cau furent admis dans la régence de Leyde Daniel de Dieu fut bailli d’Amsterdam. Ces positions élevées leur permirent de bonne heure d’exercer sur les décisions de la justice, et indirectement sur la législation elle-même, une action salutaire qu’ils firent tourner au profit de l’humanité.

L’histoire naturelle, la médecine, la physique et surtout les sciences exactes, si généralement cultivées en France depuis Pascal et Descartes, durent en partie aux réfugiés la forte impulsion qu’elles reçurent en Hollande. Un mathématicien renommé, Jacques Bernard, né à Nions en Dauphiné, en 1658, d’abord retiré à Genève, puis à Lausanne, vint demander un asile définitif aux Provinces-Unies, où il fut accueilli par le publiciste Jean Leclerc, son parent et son compagnon d’études. Nommé d’abord prédicateur à Leyde, il fut bientôt appelé par l’université de cette ville à la chaire de philosophie et de mathématiques qu’il occupa avec un grand éclat jusqu’à sa mort en 1718. Les sciences exactes furent réellement avancées en Hollande par l’enseignement de cet homme éminent, dont l’historien de l’université de Leyde reconnaît pleinement le mérite supérieur et l’influence puissanteg.

g – Siegenbeek, Histoire de l’Université de Leyde, t. II, pp. 171-172. En hollandais. Cité d’après Kœnen, p. 227.

Pierre Lyonnet, non moins célèbre comme naturaliste que comme anatomiste et comme graveur, l’emportait encore sur Jacques Bernard par l’étendue et la précision de ses connaissances. Né à Maestricht, en 1707, d’une famille originaire de la Lorraine et qui avait quitté ce pays à l’époque des persécutions religieuses, il fut destiné d’abord par son père, ministre de l’Église française de Heusden, aux fonctions pastorales. Une aptitude singulière pour apprendre les langues lui rendit familiers en peu d’années le latin, le grec, l’hébreu, le français, l’italien, l’espagnol, l’allemand et l’anglais. En même temps il s’appliqua aux sciences exactes, au dessin et à la sculpture avec un succès extraordinaire. Arrivé à l’âge de choisir une carrière, il préféra l’étude du droit à celle de la théologie, et, après avoir pris ses grades à Utrecht, il obtint des États-Généraux l’emploi de secrétaire des chiffres et de traducteur juré. Dès lors il occupa les loisirs que lui laissaient ses fonctions à dessiner divers objets naturels, et principalement des insectes. Il forma même un recueil de dessins coloriés qui représentaient tous ceux que l’on trouvait dans les environs de La Haye. Ses liaisons avec Boerhaave, Leeuwenhoek et Swammerdam, naturalistes célèbres à cette époque, et l’amitié qui l’attachait au Genevois Trembley qui résidait à La Haye et qui venait d’y publier ses découvertes sur les polypes, le déterminèrent à se vouer lui-même à ce genre spécial d’études. Sa première publication, qui se composait de recherches sur les insectes dont il enrichit sa traduction française de l’ouvrage de Lesser, parut digne à Réaumur d’être réimprimée à Paris. Devenu le collaborateur de Trembley, il grava les huit dernières planches des Mémoires que ce dernier publia sur les polypes d’eau douce en 1744. Cuvier qualifie ces planches de morceaux de gravure remarquables par leur délicatesse non moins que par leur exactitudeh. Bientôt, appliquant le talent dont il venait de faire preuve à perpétuer ses propres découvertes, il livra au public son beau travail sur l’anatomie de la chenille, œuvre d’observation patiente et ingénieuse dont l’histoire naturelle n’avait pas encore offert d’exemplei. « Le livre où il la décrivit, dit Cuvier, les figures où il la représenta, furent placés à l’instant où ils parurent au nombre des chefs-d’œuvre les plus étonnants de l’industrie humaine… L’auteur y fait connaître toutes les parties d’un si petit animal, avec plus de détail et d’exactitude, on peut le dire, que l’on ne connaît celle de l’homme. Le nombre seul des muscles, tous décrits et représentés, est de 4041 ; celui des branches de nerfs, et des rameaux des trachées est infiniment plus considérable. On y voit de plus les viscères avec tous leurs détails ; et tout cela est rendu par des artifices, de gravure si délicats, par des tailles si fines, si nettes, si bien appropriées au tissu des substances qu’elles doivent exprimer, que l’œil saisit tout avec plus de facilité que s’il s’appliquait à l’objet même, et en s’aidant du microscope. »

h – Voir l’article de Cuvier sur Lyonnet dans la Biographie universelle, t. XXV.

i – Traité anatomique sur la chenille qui ronge le bois de saule. La Haye et Amsterdam, 1760.

Aux noms de Bernard et de Lyonnet, on peut joindre ceux du célèbre physicien Desaguliers, qui voyagea quelque temps en Hollande et y popularisa les grandes découvertes de Newton, en donnant à Rotterdam et à La Haye des leçons publiques qui eurent un retentissement immense ; de Guillaume Loré, mathématicien de premier ordre, qui enrichit de ses travaux le recueil de l’Académie des sciences de Paris ; de Pierre Latané, professeur en médecine et médecin en chef de la cour d’Orange ; enfin de l’un des plus beaux génies des temps modernes, le Hollandais Huygens, que l’intolérance rendit à sa patrie. Ce dernier, appelé à Paris par Colbert qui créait alors l’Académie des sciences, y publia en 1673 son Horloge oscillante qu’il dédia à Louis XIV ; présent digne du monarque, car, si l’on excepte les Principes de Newton, cette œuvre est peut-être la plus belle production des sciences exactes au dix-septième siècle. Mais, en 1681, les progrès de la persécution le décidèrent à quitter la France, sans qu’aucune promesse pût triompher de sa résolutionj. Le grand géomètre rapporta dans son pays natal sa magnifique découverte de l’application du pendule aux horloges, son analyse des ondulations de la lumière, les perfectionnements donnés au baromètre et à la machine pneumatique.

j – Voir la dissertation de M. Coquerel dans son Histoire des Églises du Désert, t. I, p. 84, note. Amsterdam, 1685.

Les lettres proprement dites furent plus redevables encore aux réfugiés que le droit et les sciences exactes.

A la tête de l’émigration littéraire vient se placer un esprit sceptique et railleur, dans lequel semblent s’être incarnés le doute et le paradoxe, esprit étranger aux convictions passionnées des martyrs de la foi calviniste, et qui appartient plutôt à l’école des Montaigne et des Voltaire. Pierre Bayle naquit en 1647. Il était fils d’un ministre protestant du pays de Foix. Dès son enfance il montra une ardeur extrême pour apprendre et pour raisonner sur ce qu’il apprenait. L’érudition et la dialectique devinrent ainsi de bonne heure les deux puissants ressorts de cette intelligence mobile, qui joignait à la vivacité et à la souplesse méridionales cet instinct investigateur que la réforme avait si fortement excité. A vingt-deux ans, frappé des arguments des catholiques sur la tradition et sur l’autorité de l’Église, il abjura la religion protestante à Toulouse, en 1669, voulant, disait-il, se réunir au gros de l’arbre, dont les communions réformées étaient des branches retranchées. Les jésuites se félicitèrent hautement de la conversion du fils d’un ministre, sur lequel ils fondaient les plus brillantes espérances. Mais leur disciple ne tarda pas à leur échapper. Choqué du culte des saints et des images, et jugeant le dogme de la transsubstantiation incompatible avec les principes de Descartes, il redevint protestant et s’enfuit à Genève, pour échapper aux peines sévères dont la loi frappait les relaps. De retour en France sous un nom supposé, il fut placé par Basnage chez un négociant de Rouen ; puis, sur la recommandation de Ruvigny, on l’admit comme précepteur dans la famille de Béringhen ; enfin, après la mort du savant Pithois, il fut nommé professeur de philosophie à l’université de Sedan, où il eut pour collègue Jurieu, alors son ami, et depuis son irréconciliable adversaire. En 1681, après la suppression de cette université protestante, il fut appelé avec lui en Hollande, et continua ses leçons dans l’école illustre que la ville de Rotterdam avait fondée pour leur servir de lieu de retraite. Avant de quitter la France, Bayle était déjà entré dans sa véritable carrière par une œuvre originale, sa Lettre sur les comètes. La forme qu’il donna à ses attaques contre les craintes superstitieuses inspirées par l’apparition de la comète de 1680, le conduisit à soutenir une thèse de nature à provoquer un véritable soulèvement de l’opinion. Après avoir comparé les athées aux idolâtres et aux chrétiens, il arriva à cette conclusion que les croyances religieuses influent peu sur la conduite de la plupart des hommes, qui se gouvernent plutôt selon leur tempérament et les impressions qu’ils reçoivent du moment ; qu’un athée peut être honnête homme ; qu’une société d’athées pourrait exister et serait préférable à une société d’idolâtres ; assertions étranges qui ne méritent pas d’être réfutées, mais à travers lesquelles on entrevoit une idée sérieuse et digne d’examen, celle d’une morale innée dans la conscience humaine et indépendante de toute religion positive.

Ce traité n’exprimait pas encore la véritable pensée de Bayle. Ce fut la révocation de l’édit de Nantes qui le décida à révéler le fond de sa doctrine. Avec le malheur public coïncidait pour lui un épouvantable malheur privé. Son frère, qui avait embrassé les fonctions de pasteur, périt de langueur et de misère dans les horribles cachots du Château-Trompette. Quelques protestants convertis ayant publié un panégyrique de Louis XIV sous ce titre : La France toute catholique sous le règne de Louis le Grand, l’indignation de Bayle éclata en trois lettres dans lesquelles il racontait les horreurs de la persécution et dépeignait en traits saisissants et lugubres ce que c’est que la France toute catholique sous le règne de Louis le Grand.

Bien des protestations véhémentes sortirent à cette époque des plumes protestantes, mais l’écrit de Bayle saisit avec plus de justesse que tous les autres le caractère et la portée de l’édit de Louis XIV. Malgré sa colère, il trouva des vues supérieures de politique et de moraliste. Il fut surtout heureusement inspiré, lorsque, après avoir reproché à la France catholique tout entière, sa complicité active ou silencieuse, son mépris de l’opinion des autres peuples, son audace enfin à qualifier d’actes de prudence et de douceur la violence et la dévastation, il soutint que, bien loin d’avoir procuré la victoire de la religion catholique, on n’avait fait que préparer celle du déisme.

« Ne vous y trompez pas, s’écrie-t-il en s’adressant aux persécuteurs, vos triomphes sont plutôt ceux du déisme que ceux de la vraie foi. Je voudrais que vous entendissiez ceux qui n’ont d’autre religion que celle de l’équité naturelle. Ils regardent votre conduite comme un argument irréfutable ; et lorsqu’ils remontent plus haut, et qu’ils considèrent les ravages et les violences sanguinaires que votre religion catholique a commises pendant six ou sept cents ans par tout le monde, ils ne peuvent s’empêcher de dire que Dieu est trop bon essentiellement pour être l’auteur d’une chose aussi pernicieuse que les religions positives ; qu’il n’a révélé à l’homme que le droit naturel, mais que des esprits ennemis de notre repos sont venus de nuit semer la zizanie dans le champ de la religion naturelle, par l’établissement de certains cultes particuliers, qu’ils savaient bien qui seraient une semence éternelle de guerres, de carnages et d’injustices. Ces blasphèmes font horreur à la conscience ; mais votre Église en répondra devant Dieu, puisque son esprit, ses maximes et sa conduite les excitent dans l’âme de ces gens-làk. »

kŒuvres diverses de Bayle, t. II, p. 338. La Haye, 1727.

Il ajoute en terminant :

« Quoique, humainement parlant, vous ne méritiez pas qu’on vous plaigne, je ne laisse pas de vous plaindre de vous voir dans une si furieuse disproportion de l’esprit du christianisme. Mais je plains encore davantage le christianisme que vous avez rendu puant, pour me servir de l’expression de l’Évangile, auprès des autres religions. Il n’y a rien de plus vrai que le nom de chrétien est devenu justement odieux aux infidèles, depuis qu’ils savent ce que vous valez. Vous avez été, pendant plusieurs siècles, la partie la plus visible du christianisme ; ainsi c’est par vous qu’on a dû juger du tout. Or, quel jugement peut-on faire du christianisme si on se règle sur votre conduite ? Ne doit-on pas croire que c’est une religion qui aime le sang et le carnage, qui veut violenter le corps et l’âme ; qui, pour établir sa tyrannie sur les consciences et faire des fourbes et des hypocrites, en cas qu’elle n’ait pas l’adresse de persuader ce qu’elle veut, met tout en usage, mensonges, faux serments, dragons, juges iniques, chicaneurs et solliciteurs de méchants procès, faux témoins, bourreaux, inquisitions ; et tout cela, ou en faisant semblant de croire qu’il est permis et légitime, parce qu’il est utile à la propagation de la foi, ou en le croyant effectivement, qui sont deux dispositions honteuses au nom chrétien. »

Après avoir flétri les bourreaux dans un langage qui devait satisfaire les ressentiments les plus vifs, et inspirer même quelques regrets aux protestants trop vengés par cette plume indiscrète, Bayle fit un pas de plus et prêcha la tolérance absolue. Son Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus Christ : Contrains-les d’entrer, est une réfutation victorieuse de tous les théologiens qui avaient recommandé le principe de la contrainte comme un moyen légitime de prosélytisme. Les arguments qu’il emploie sont de deux sortes. Il repousse l’intolérance au point de vue religieux, en prouvant que le sens littéral du passage en question est contraire aux notions les plus saines de la raison, non moins qu’à l’esprit général de l’Évangile ; « car rien, dit-il, avec infiniment de raison, ne peut être plus opposé à cet esprit que les cachots, les exils, le pillage, les galères, l’insolence des soldats, les supplices et les tortures. » Il la combat ensuite au point de vue politique, en traçant le tableau d’une société idéale, où le pouvoir, au lieu de « livrer le bras séculier aux désirs furieux et tumultueux d’une populace de moines et de clercs, » étendrait une égale protection sur toutes les religions. Ce grand principe de la liberté religieuse, adopté par la révolution de 1789, et dont M. Guizot a donné la véritable formule, le jour où il fit entendre du haut de la tribune cette parole si juste et si vraie : l’État est laïque, fut ainsi proclamé hautement en Hollande par un réfugié français. Mais Bayle manifeste surtout sa pensée intime dans une troisième espèce d’arguments, moins développée, mais bien plus radicale, à savoir que la plupart des questions débattues par les théologiens sont incertaines et indémontrables, que tous les systèmes sont également obscurs, qu’en conséquence chacun doit se contenter de prier pour celui qu’il ne peut pas convaincre, et ne pas chercher à l’opprimer.

Si Bayle chercha réellement à établir la paix universelle et à appuyer la tolérance sur l’exposition de la vanité de toutes les croyances et de l’incertitude de tous les dogmes, son dessein enveloppé dans des phrases ambiguës ne fut pas approuvé durant sa vie par les plus éminents de ses compagnons d’exil. Ils devaient chercher au contraire, par les plus vigoureux efforts de l’intelligence, à maintenir ces dogmes et ces croyances pour lesquels ils avaient souffert, et qui ne trouvaient plus, chez un des hommes qui avaient la mission spéciale de les défendre, qu’un sceptique et impitoyable railleur. Le vieux calvinisme, non moins exclusif que la religion romaine, ne s’y trompa point ; il se sentit frappé du même coup qui venait d’atteindre le catholicisme. Saurin se chargea de le venger. Plaçant tout le poids de ses convictions, toute l’autorité de son nom, dans la thèse contraire à celle de Bayle, il opposa son dogmatisme rigoureux au rationalisme exagéré du philosophe de Rotterdam, se constitua en quelque sorte son antagoniste personnel, et s’appliqua à fortifier la foi chrétienne que Voltaire, Rousseau, Diderot et toute l’école des encyclopédistes allaient bientôt si rudement attaquerl. C’était rendre un service signalé à la cause du protestantisme orthodoxe auquel il fournissait des armes contre ses ennemis futurs. A l’exemple de Saurin, Jurieu réfuta le scepticisme de Bayle, et se déchaîna avec sa violence ordinaire contre l’impiété de son ancien ami. Hautement accusé lui-même par Bossuet de favoriser les sociniens, il saisit cette occasion de repousser une imputation si dangereuse pour son crédit. Traitant le commentaire comme le manifeste perfide d’une secte de mauvais réformés qui cherchaient à établir l’indifférence des religions sur le dogme de la tolérance universelle, il soutint que la doctrine de Bayle conduisait directement au déisme, que les droits qu’il reconnaissait à la conscience individuelle étaient outrés, et que non seulement les princes avaient à voir aux matières religieuses, mais qu’ils avaient encore le devoir spécial de maintenir la pureté de la foi en se servant de leur autorité pour réprimer les sectes dissidentes.

l – Voir sur cette controverse l’Histoire des Églises du Désert, par Charles Coquerel, t. I, pp. 241-242.

Irrité de la violence de ces attaques, Bayle s’emporta en plaintes amères. L’Avis aux réfugiés sur leur prochain retour en France, qui parut en 1690, et que lui attribuèrent ses ennemis, quoiqu’il ne s’en reconnût jamais l’auteur, fut un pamphlet mordant dirigé contre les émigrés en Hollande, et surtout contre Jurieu, qui avait annoncé prophétiquement que la cause protestante triompherait en 1689. L’auteur anonyme félicitait ironiquement les exilés des bonnes dispositions de Louis XIV à leur égard, et de leur prochain rappel dans leur patrie où bon nombre de catholiques les accueilleraient avec joie. Mais il les avertissait charitablement de ne pas remettre le pied dans le royaume sans avoir fait préalablement une petite quarantaine pour se purger de deux maladies contractées pendant leur séjour à l’étranger, savoir : « l’esprit de satire et certain esprit républicain qui ne va pas moins qu’à introduire l’anarchie dans le monde, le plus grand fléau de la société civile. » Le second reproche était tout entier à l’adresse de Jurieu qui avait écrit que « les rois sont faits pour les peuples et non pas les peuples pour les rois. » La réponse ne se fit pas attendre, et, au grand scandale des réfugiés en Hollande, une polémique violente s’engagea entre les deux professeurs de l’école illustre. Bayle lutta pendant trois ans, mais on exploita perfidement contre lui certaines avances à Louis XIV contenues dans le fameux libelle, et le blâme sévère dont il flétrissait la révolution d’Angleterre. En 1693, les magistrats de Rotterdam, cachant leurs motifs politiques derrière les plaintes du consistoire français, lui retirèrent sa pension, et lui défendirent en outre de donner des leçons publiques et même particulièresm.

m – Note sur la dispute entre Bayle et Jurieu l’intéressant chapitre de M. Sayous dans le tome premier de son Histoire de la littérature française à l’étranger.

Si, comme le donne à entendre Basnage, l’Avis aux réfugiés est réellement son œuvre, ce ne fut de sa part qu’une pure boutade. Il ne se réconcilia jamais avec les catholiques ; mais, dégoûté à jamais des « entre-mangeries professorales, » il se mit à travailler sans relâche à son Dictionnaire historique et critique, monument gigantesque d’une érudition riche et variée, dans lequel trouva place toute la science du dix-septième siècle, véritable chaos où se mêlent toutes les vérités et toutes les erreurs qui ont eu cours parmi les hommes, mais qui, malgré la précision minutieuse des détails et l’aisance avec laquelle l’auteur porte son immense savoir, ne laisse dans l’esprit qu’incertitude et confusion.

Après la philosophie, l’histoire était le genre de composition qui devait séduire le plus les écrivains réfugiés, car ils y pouvaient satisfaire cet esprit de résistance et de liberté qu’ils avaient dû comprimer si longtemps en France. Jacques Basnage est le plus célèbre des historiens que l’on rencontre parmi eux. Familiarisé dès sa jeunesse avec les meilleurs auteurs classiques de l’antiquité, il n’était pas moins versé dans les textes profanes que dans les textes sacrés. Chargé par les États-Généraux des fonctions d’historiographe, avec la mission spéciale d’écrire les annales de la république depuis la paix de Munster, il accepta, à condition que toutes les archives lui seraient ouvertes et qu’il aurait la faculté d’exprimer ses opinions avec la liberté la plus entière. Son premier volume, publié en 1719, contient une exposition remarquable des formes de gouvernement qui régissaient les sept provinces à l’époque du traité de Westphalie, sujet difficile qui n’avait pas encore été traité. Il finit à la paix de Bréda en 1667. Le second renferme les négociations de la triple alliance qui arrêta Louis XIV au milieu de ses conquêtes, le traité d’Aix-la-Chapelle, l’invasion des Français en 1672, la révolution qui renversa les frères de Witt et rétablit le stathoudérat au profit de la maison d’Orange, et la guerre européenne qui suivit et fut terminée par le traité de Nimègue. Basnage avait continué son ouvrage jusqu’en 1684 et rassemblé les matériaux pour le poursuivre jusqu’à l’année 1720, lorsqu’il fut arrêté par la mort. On lui reproche d’avoir méconnu le patriotisme de Jean de Witt, en le présentant comme un partisan trop ardent de la France contre l’Espagne et comme un adversaire implacable de l’Angleterre. Peut-être, en effet, son ouvrage se ressent-il quelque peu des idées révolutionnaires de 1672, qui amenèrent la sanglante catastrophe de La Haye. Mais les meilleurs juges n’en reconnaissent pas moins tous les autres caractères de la vérité dans ce monument historique qu’il consacra à sa patrie d’adoption. Ils louent surtout la clarté de l’exposition, la profondeur des vues et la sagacité avec laquelle il poursuit la marche et démêle la filiation des événements à travers les négociations compliquées et tortueuses de la diplomatie.

L’Histoire de la religion des Églises réformées, qui parut à Rotterdam en 1690 est un essai de réfutation de l’Histoire des variations. Basnage s’efforce d’opposer la perpétuité de la foi protestante qu’il fait remonter jusqu’aux temps apostoliques à la perpétuité de la foi catholique, dont il fait ressortir les fluctuations sur les doctrines de l’autorité et de l’infaillibilité du saint-siège, sur les dogmes de la justification par les œuvres et de la grâce, sur les sacrements. Moins logique que Jurieu, il soutient la thèse inadmissible, selon nous, d’une Église chrétienne primitive, fondée uniquement sur la parole divine, altérée successivement, dans le cours des siècles, par des additions humaines, et rendue à sa première pureté par les réformateurs. Il ne voit pas que ces variations et ces fluctuations de doctrine, tant reprochées par Bossuet, constituent au contraire la véritable essence du protestantisme issu du principe du libre examen, et qui ne peut que perdre à vouloir renier les conséquences de cette conquête immortelle de l’esprit humain.

L’Histoire des Juifs, dans laquelle on remarque les chapitres sur les Caraïtes, les Massorètes et les Samaritains, est également un ouvrage d’un grand mérite et surtout d’une immense érudition. Il fut traduit dans presque toutes les langues de l’Europe. Basnage était en correspondance, non seulement avec des princes et des hommes d’État des deux religions, mais encore avec les savants les plus illustres de France, d’Italie, d’Allemagne et d’Angleterre. Ce commerce épistolaire roulait sur la littérature autant que sur la politique. L’illustre proscrit inspirait une égale confiance aux protestants et aux catholiques. Elle était si entière qu’un archevêque de France, incertain du parti qu’il devait prendre dans l’affaire de la bulle Unigenitus, n’hésita point à s’adresser à lui pour le prier de lui donner son avis. Basnage répondit avec une mesure parfaite qu’il ne lui appartenait pas de se prononcer sur une pareille question ; que, si l’archevêque reconnaissait l’autorité du pape, il était tenu de se soumettre et d’adhérer à la bulle ; que, dans le cas contraire, il pouvait la rejeter, mais qu’il prît garde que, de conséquence en conséquence, il ne fût entraîné plus loin qu’il ne voulait allern.

n – Voir l’article Basnage dans le Dictionnaire de Chaufepié.

A côté de Basnage viennent se placer un historien sacré et un historien profane, Elie Benoît et François-Michel Janiçon. Le premier, fils du concierge de l’hôtel de La Trémouille, né à Paris en 1640, pasteur à Alençon pendant vingt ans, puis ministre de l’Église wallonne de Delft, publia successivement son Histoire des Églises réformées de France, destinée à servir de complément à celle de Théodore de Bèze, et l’Histoire de l’Édit de Nantes qu’il composa sur la demande de l’Église wallonne d’Amsterdam. Ce dernier ouvrage est un acte d’accusation plein de véhémence contre le clergé catholique, et, en même temps, une apologie sans nulle réserve de la conduite des réformés de France, depuis le règne d’Henri IV jusqu’à la révocation. Malgré son ressentiment passionné, Benoît ne saurait être soupçonné de mauvaise foi. Mais on peut lui reprocher avec raison de manquer de mesure, et de blesser le bon goût par son ton toujours amer et sa plainte continuellement agressive.

Janiçon, neveu d’un ministre de Blois, qui fut depuis prédicateur à Utrecht, rédigea d’abord un journal français à Amsterdam ; mais, tombé dans la disgrâce du gouvernement, il accepta les fonctions d’ambassadeur du landgrave de Hesse-Cassel à La Haye. Ce fut dans cette ville qu’il commença le grand ouvrage qu’il n’eût pas le temps d’achever et qui parut en 1729, sous ce titre : État présent de la république des Provinces-Unies. Les ressorts du gouvernement hollandais y sont décrits avec une singulière pénétration. « Attaché, dit-il, par principe de religion, à un État qui est devenu l’asile d’une multitude innombrable de réformés, j’avais fait tout ce qui dépendait de moi pour connaître l’économie qui en si peu de temps a porté cette république au degré de gloire où nous la voyons. J’y remarquais un grand nombre de républiques, qui, gouvernées chacune par des lois particulières, accommodées au génie, aux mœurs, aux besoins et au commerce de leurs habitants, ont encore des lois plus générales, qui les liant entre elles, forment un tout très uniforme de parties très différentes. » L’histoire de Janiçon, inspirée par celle de Basnage, servit à son tour de point de départ à l’un des meilleurs écrivains hollandais, à l’historien Wagenaar.

Un dernier service que les réfugiés rendirent, dans ce pays, à la science historique, ce fut le zèle avec lequel ils y popularisèrent les ouvrages de Rollin, et surtout son Traité des Études si judicieusement apprécié par M. Villemain, qui l’appelle « Un monument de raison, de goût, et un des livres le mieux écrits de notre langue, après les livres de génieo. »

o – Villemain, Littérature au dix-huitième siècle, t. I, p. 226. Paris, 1846.

Les réfugiés ne se contentèrent pas de publier des livres qui répandirent en Hollande l’étude du droit, des sciences exactes, de la philosophie et de l’histoire ; ils se ménagèrent encore un autre moyen d’influence par les feuilles périodiques dont ils popularisèrent l’usage et par lesquelles ils n’agirent pas seulement sur les sept provinces, mais sur l’Europe entière.

On ne saurait déterminer avec certitude si les journaux français, si rigoureusement surveillés à Amsterdam dans l’intervalle entre le traité de Nimègue et l’année de la révocation, étaient rédigés par des Français réfugiés. Mais on peut affirmer que les plaintes du comte d’Avaux et les sévérités du gouvernement commandées par la raison d’État, ne sauraient être invoquées contre les auteurs de ces publications. Peu à peu l’indignation produite par la dureté croissante du traitement qu’on faisait subir aux protestants de France fit oublier aux journalistes les lois destinées à réprimer leurs excès. Ils recommencèrent leurs attaques contre Louis XIV, sans que l’on songeât désormais à mettre un frein à leurs plus violentes invectives. La gazette de Harlem était remplie de récits des dragonnades que le comte d’Avaux essayait en vain de démentir. Rien n’irrita plus les esprits que la lettre suivante, dans laquelle Jacob de Bye, consul hollandais à Nantes, mais naturalisé Français pour son malheur, racontait lui-même les tortures qu’il avait souffertes :

« Il y a huit jours que je vous fis savoir ma griève affliction. Il y a apparence que vous en apprendrez la suite avec douleur, s’il vous reste encore quelque charité… Je fus chargé de six diables de dragons, et ensuite encore de quinze autres qui, m’ayant enfermé dans une chambre, me firent manger et boire avec eux, faisant venir toutes sortes de friandises des auberges, inondant le plancher des meilleurs vins, brûlant en très peu de temps plus de cent livres de chandelles, dès que la nuit fut venue, commençant à mettre en pièces et brûler nos meubles. Cela étant fait, ils me mirent dans une chaise me disant. « Çà, b… de chien de huguenot, tu sais que le roi nous ordonne de te faire tous les maux que ton b… de corps est capable de porter ; si tu veux qu’on t’épargne, donne-nous à chacun deux louis d’or. » Je tâchai de les apaiser par une pièce d’argent, mais inutilement. Enfin j’accordai pour un louis d’or par tête, le leur payant sur-le-champ, sur quoi ils me promirent de me mieux traiter. Une heure après, un des plus méchants se leva, disant : « B… de huguenot, j’aime mieux te rendre ton argent et te tourmenter, le roi veut que tu changes, » et me jeta l’argent à la tête. Ils me mirent dans une chaise auprès d’un grand feu, m’ôtèrent mes souliers et mes bas, et me firent brûler les pieds, y laissant dégoutter le suif de la chandelle. De sorte que la douleur m’arrachant de là, ils me lièrent à un pied du lit, où ces hommes plus que diaboliques vinrent heurter plus de dix fois leur tête contre mon estomac avec tant de violence, qu’étant tombé, je fus mené auprès du feu, où ils m’arrachèrent le poil des jambes. Le jour étant venu, ils me donnèrent un peu de relâche, me menaçant toutefois de me jeter par la fenêtre. Je les priai cent fois de me tuer, mais ils me répondirent : « Nous n’avons point d’ordre de te tuer, mais de te tourmenter tant que tu auras changé. Tu auras beau faire, tu le feras après qu’on t’aura mangé jusqu’aux os. » Je fus mené auprès du maire où bourgmestre de la ville, qui me dit que, si je ne voulais pas changer, le duc avait ordonné de mettre ma femme dans un couvent et mes enfants dans un hôpital, pour être séparé d’eux pour toujours, et qu’il y avait encore quatorze dragons prêts à me tomber dessus. Vous voyez qu’il n’y avait point là de mort à espérer, si ce n’est une mort continuelle sans mourir après une prison éternelle. J’ai été contraint de fléchir … »

Nous ne voulons ni confirmer ni contester ces faits épouvantables qui furent reproduits dans toutes les gazettes de Hollande. Louis XIV écrivit lui-même au comte d’Avaux pour les nier, mais il promit en même temps d’en prendre une connaissance plus exacte ; et, sans doute, les informations qu’il reçut furent telles qu’il jugea prudent de garder à l’avenir le silence sur les exploits de ses missionnaires bottés.

On pourrait supposer que les journaux fondés par les réfugiés portaient tous l’empreinte des valeurs religieuses de cette époque de persécutions. Il n’en est rien cependant. On est étonné du ton modéré dont plusieurs de ces publications sont empreintes. Les Lettres sur les matières du temps sont animées d’un esprit singulièrement exempt de passion. Il semble que l’auteur, en parlant de lui-même, raconte des événements passés depuis longtemps et auxquels il est étranger, tant il les discute avec calme et impartialité. Qu’on en juge par le passage suivant dans lequel, après avoir raconté sa mise en liberté, il essaie de démêler les motifs présumés de cette mesure de démence inattendue :

« Je ne doute pas que vous ne soyez aussi surpris en recevant ma lettre, que je le fus lorsque j’appris ma liberté. En effet, qui aurait pu croire qu’après avoir été confiné dans une si longue prison, et pour une cause qui a eu d’ailleurs de si funestes suites, je me verrais tout d’un coup délivré d’une manière si peu attendue, et sans savoir ni comment ni pourquoi ? Il faut avouer que si l’on n’avait eu d’autre but que de me surprendre agréablement, on ne pourrait s’y être mieux pris.

Ce sont là sans doute, monsieur, des coups de la Providence ; car, du côté de la politique humaine, on n’y comprend rien du tout. Ce n’est à présent ni une rigueur générale, puisque j’en suis exempt avec plusieurs autres, ni encore moins un adoucissement général, puisque tant de personnes gémissent encore sous l’oppression et sous la contrainte. On veut donc en même temps deux choses opposées qu’il est bien difficile d’accorder avec les règles d’une conduite uniforme. Ainsi quelque part qu’y ait eue la cour, la raison veut, aussi bien que le respect, qu’on attribue la cause principale d’un procédé si variable aux conseils ecclésiastiques qui ont été la source de nos maux. Nous ne savons que trop que ceux qui les ont donnés n’ont eu en vue ni les véritables maximes de l’État, ni celles de l’Évangile. On a voulu convertir des gens malgré eux, et forcer tout un peuple à changer de créance, comme l’on change d’habit. C’était le vrai moyen de faire des rebelles involontaires et des hypocrites, aux dépens du bien de l’État et de l’honneur de la religion. Le temps ne l’a que trop vérifié ; mais les mêmes conseils subsistent encore, quoique combattus par les véritables intérêts fortifiés par l’événement. C’est apparemment ce qui cause tant de variétés. Il semble qu’on voudrait que les conversions forcées devinssent volontaires, ou du moins que la liberté qu’on accorde à quelques-uns sanctifiât la contrainte des autres. »

[Lettres sur les matières du temps. Amsterdam, chez Pierre Savouret, 1688. Extrait de la première lettre. Nous avons trouvé un exemplaire de cette publication, aujourd’hui fort rare, à la Bibliothèque de Leyde.]

Il serait difficile, nous le croyons, d’exprimer dans un langage plus mesuré des pensées plus judicieuses. La même politesse de formes et la même justesse d’appréciation règnent dans le passage suivant sur les variations du gouvernement français dans sa conduite à l’égard des nouveaux convertis :

« Nous apprenons par les lettres de France que l’affaire des nouveaux convertis n’est pas encore prête à finir et qu’elle occupe les conseils de Sa Majesté, pour aviser aux moyens de prévenir les sujets de ces assemblées, qui se continuent en tant de lieux pour y prier Dieu. On les écarte autant que l’on peut. On emprisonne, on pend, on fait grâce ; mais ces remèdes sont impuissants contre la cause du mal, laquelle consiste dans la répugnance du cœur, qui est un étrange ressort en matière de religion. Si, en proposant de changer, on avait proposé en même temps quelque alternative possible à exécuter, comme de sortir avec ses biens dans un temps limité, ainsi qu’on le pratiqua dans le siècle précédent, ou même de sortir sans biens, le roi aurait été obéi volontairement dans l’un ou dans l’autre cas, parce que l’esprit trouvant un choix et une issue, ne peut se reprocher, ni s’excuser d’avoir agi par contrainte. Mais de vouloir proposer un changement de créance sans y admettre le consentement du cœur, et fermer en même temps toutes les issues pour le forcer de vouloir ce qu’il ne veut point, c’est tenter une chose aussi impossible que de vouloir empêcher la fumée d’un embrasement avant que de l’avoir éteint ; et les malheureux qu’on châtie en ces occasions sont punis, moins par leur faute que par celle d’autrui, je veux dire, de ceux qui les font agir par contrainte. »

L’auteur des Lettres sur les matières du temps ne signait pas les articles sortis de sa plume finement railleuse. Les rédacteurs du Mercure historique et politique, fondé à l’époque du refuge et qui paraissait tous les mois à La Haye, ont également dérobé leurs noms à la connaissance de leurs contemporains. D’autres n’ont pas imité cette réserve, comme Michel Janiçon, qui dirigea quelque temps un journal français à Amsterdam, et ensuite à Utrecht. La feuille périodique intitulée : Nouvelles extraordinaires de divers endroits, fut créée par Etienne Luzac, né à Leyde en 1706, d’une famille originaire de Bergerac. Elle se transforma depuis et devint la célèbre Gazette de Leyde, précieux recueil pour l’histoire de la seconde moitié du dix-huitième siècle, modèle de style et en même temps d’exactitude, de véracité, de hardiesse, qui lui assurèrent une publicité immense en Europe. Etienne Luzac se chargea en outre de la gazette qui paraissait sous le nom d’Antoine de La Font, et dont il devint propriétaire en 1738. Son frère aîné, Jean Luzac, imprimeur-libraire à Leyde, le seconda dans la publication de la gazette de cette ville, qui fut continuée depuis par des journalistes distingués choisis parmi les réfugiés et surtout parmi les membres de la famille du premier fondateur. Le plus renommé fut Jean Luzac, neveu d’Etienne et fils de Jean, qui allia la profession d’avocat à celle de collaborateur de la gazette, dont la direction lui fut exclusivement remise en 1775. En correspondance avec l’empereur Léopold, dont il approuvait hautement les vues libérales, avec le roi de Pologne Stanislas Poniatowsky, avec les hommes d’État Hertzberg et Dohm, avec les fondateurs de l’indépendance des Provinces-Unies d’Amérique, Washington, Adams, Jefferson, il sut donner un intérêt encyclopédique a cette feuille qu’il rédigea jusqu’en 1798 et qui fut enfin supprimée par Napoléon.

Telles furent les destinées du journalisme politique en Hollande sous l’influence des réfugiés. Ils y créèrent en outre le journalisme littéraire, qui leur dut son plus éclatant essor.

Le Journal des savants, fondé à Paris en 1665 par un conseiller ecclésiastique au parlement, Denis de Sallo, fut la première publication scientifique qui parut en Europe. Imité presque aussitôt en Italie, en Allemagne et en Angleterre, il donna naissance à une multitude de revues critiques auxquelles il a survécu. La noble pensée de donner des juges compétents aux productions littéraires, réalisée d’abord en France sous les auspices de Colbert, fut propagée par les réfugiés sur le sol libre de la Hollande. Ce fut Bayle qui ouvrit cette voie nouvelle et féconde. Le désir de réprimer l’ignorance effrontée de Nicolas de Blegny et de son Mercure savant, et les instances de Jurieu, qui espérait alors trouver en lui un apologiste zélé de ses idées, le décidèrent à publier ses Nouvelles de la république des lettres, qui parurent en 1684. Son activité intellectuelle, qui tenait du prodige, ses vastes connaissances, le tour original qu’il savait donner à toutes ses œuvres, et sa correspondance étendue assurèrent le succès de cette entreprise. Quelques réfugiés conçurent l’espoir qu’il transformerait son journal en un instrument de guerre dirigé contre leurs ennemis. Il ne répondit pas à leur désir. Il voulait que toute la république des lettres profitât de la grande liberté d’imprimer que possédait la Hollande. Mais il ne voulait user de cette liberté qu’avec modération, traiter avec une égale impartialité les auteurs protestants et les auteurs catholiques, et ne parler de leurs ouvrages qu’avec la discrétion d’un juge inaccessible aux haines des partis. L’esprit philosophique contenu par les précautions d’une police ombrageuse, et plus encore par la lenteur et la négligence des censeurs chargés d’examiner les livres nouveaux, trouvait alors difficilement en France à satisfaire son besoin de discussion. Aussi les esprits désireux d’indépendance, mais forcés à être prudents, s’estimèrent-ils heureux de trouver dans le Journal de Bayle un organe commode à leur timidité, et plus d’un article lui fut envoyé secrètement de Paris. Il lui en vint un de Fontenelle, par l’intermédiaire de Basnage, et qui causa une certaine émotion dans le public instruit. C’était une prétendue lettre de Batavia, dans laquelle on rapportait les événements survenus dans l’île de Bornéo à l’occasion de la rivalité de deux prétendants au trône, Mreo et Enègue, transparentes anagrammes de Rome et de Genève. Cette allégorie hardie compromit Fontenelle, que le journaliste réfugié avait nommé, sans songer aux conséquences ; et, s’il faut en croire Voltaire, l’académicien français n’évita la Bastille qu’en se faisant pardonner son opinion par quelques vers à la louange de la destruction de l’hérésie.

Lorsqu’en 1687 la fatigue et la maladie contraignirent Bayle de renoncer aux Nouvelles de la république des lettres, trois journaux se partagèrent sa succession et se maintinrent jusque après sa mort avec un mérite et un succès divers. Le premier fut la Bibliothèque universelle de Jean Leclerc, qui parut de 1696 à 1703, et qui fut suivie de la Bibliothèque choisie de 1703 à 1713, et plus tard de la Bibliothèque ancienne et moderne de 1713 à 1721. Quoique cet écrivain, né à Genève, ne doive pas être considéré comme un réfugié, il se rattache cependant à ces nombreuses familles qui sortirent de France pour échapper à la persécution ; car son aïeul, Nicolas Leclerc, originaire de Beauvais en Picardie, avait été enlevé encore enfant de la maison paternelle par sa mère, protestante zélée, qui s’était retirée avec lui en Dauphiné, et, de là, dans la cité de Calvin. Le second fut rédigé avec un esprit de critique et d’analyse remarquable par un ami de Bayle, Henri Basnage de Beauval, frère de Jacques Basnage, qui continua véritablement les Nouvelles sous le titre d’Histoire des ouvrages des savants, revue mensuelle qu’il édita de 1687 à 1709. Le troisième, protégé par le titre qu’avait illustré le talent de Bayle, fut dirigé par un ministre réfugié, nommé Bernard, qui commença sa publication en 1699.

Le plus littéraire de ces trois recueils est celui de Basnage ; le plus savant, celui de Leclerc ; le troisième, dépourvu d’originalité, forme la transition aux journaux du même genre qui abondèrent en Hollande dans le cours du dix-huitième siècle. Le seul écrivain sorti du refuge, qui continua dignement la mission littéraire de Bayle et de ses successeurs immédiats, fut Elie Luzac dont les articles, insérés dans la Bibliothèque impartiale et dans la Bibliothèque des sciences, sont écrits avec un incontestable talent. En 1766, il eut même la gloire de déterminer par un éloquent mémoire le rejet d’un projet de censure de la presse que l’on discutait dans l’assemblée des États de Hollande.

Les Hollandais entrèrent à leur tour dans la carrière ouverte par les écrivains réfugiés. Van Effen fit paraître le Journal littéraire, le Courrier politique et galant, le Nouveau Spectateur français. Puis, s’adressant plus spécialement à ses compatriotes, il publia dans leur idiome, de 1710 à 1748, la République des savants, suivie bientôt de divers écrits périodiques rédigés dans la même langue et dans le même but.

Si l’on songe que l’Académie française fut presque dès son origine une institution toute monarchique, que ses actes étaient trop souvent entachés de flatterie, et que la cour de Louis XIV resta véritablement le centre de la littérature du grand siècle ; si l’on songe surtout que les écrivains français étaient courbés sous la loi d’une Église dominante, devant laquelle s’inclinaient encore les génies les plus sublimes, on appréciera davantage l’influence vraiment civilisatrice des réfugiés en Hollande, et la haute portée des services qu’ils rendirent à cette contrée et à l’Europe entière, en créant des instruments de publicité indépendants d’un pouvoir ombrageux, en popularisant par leur moyen les principes libéraux qu’ils professaient en politique et en religion, en réalisant ainsi la pensée grande et heureuse d’une sorte de république littéraire.

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