Histoire des réfugiés protestants de France

5.4 — De l’influence des réfugiés sur les progrès de l’agriculture, de l’industrie et du commerce

Cultivateurs français dans la baronnie de Bréda et dans la province de Frise. — Influence industrielle. — Rapports du comte d’Avaux. — Mesures de la ville d’Amsterdam pour attirer les manufacturiers français. — Pierre Baille. — Mesures des autres villes. — Industries nouvelles créées à Amsterdam. — Accroissement de la prospérité d’Amsterdam. — Manufactures fondées à Rotterdam. — Progrès de l’industrie à Leyde et à Harlem. — Manufactures établies dans les autres villes. — Perfectionnement des arts mécaniques. — Papeteries françaises. — Progrès de l’imprimerie et de la librairie. — Huguetau. — Diminution des exportations de France en Hollande. — Influence des réfugiés sur le progrès du commerce.

La France protestante ne fournit aux Provinces-Unies qu’un petit nombre de cultivateurs pauvres, originaires presque tous des provinces du Midi, et qui s’établirent en partie dans l’ancienne baronnie de Bréda, en partie dans la Frise. Les premiers reçurent des terres que leur distribua généreusement le prince d’Orange. Le magistrat de Frise en donna aux autres qui les mirent en rapport et contribuèrent ainsi à la prospérité publique. Les cultivateurs plus riches se dispersèrent dans les sept provinces, et ne formèrent pas de colonies agricoles distinctes. Leurs descendants sont aujourd’hui confondus avec la population du pays, tandis qu’en Frise on reconnaît encore les familles venues de France non seulement à leurs noms, mais à leurs procédés de culture et surtout à l’usage traditionnel d’entourer leurs propriétés de canaux qui en marquent les limites.

L’industrie et le commerce des Pays-Bas durent aux réfugiés un accroissement immense et bien supérieur à celui de l’agriculture. Les principaux fabricants, les négociants, les ouvriers se retirèrent de préférence en Angleterre et en Hollande, où il leur était plus facile de transporter les biens qu’ils avaient sauvés, et de tirer parti de leur industrie ou de leurs capitaux. La plupart de ceux qui se fixèrent dans les Provinces-Unies étaient originaires de la Normandie, de la Bretagne, du Poitou et de la Guienne. Ils dotèrent leur patrie adoptive de plusieurs manufactures nouvelles, aidèrent au rétablissement de celles qui étaient en décadence, et communiquèrent au commerce national la plus vive impulsion.

Les nombreux rapports du comte d’Avaux montrent suffisamment à quel point le gouvernement français se préoccupait de la disparition successive de tant de manufactures et de marchands dont le départ appauvrissait le royaume et enrichissait l’étranger. Il écrivit, le 11 septembre 1685 : « Je suis informé que plus de soixante protestants français se sont embarqués à Nantes sur un vaisseau hollandais, après avoir vendu leurs biens et emporté le plus d’argent qu’ils ont pu. »

Déjà précédemment il avait informé Louvois de l’évasion de plusieurs fabricants et de l’établissement à Amsterdam d’une manufacture d’étoffes de soie à fleurs, qui, disait-il, réussissait fort bien. A plusieurs reprises, il insista sur les conséquences désastreuses de la fuite d’un si grand nombre d’ouvriers. Le 9 mai 1686, il écrivit à Seignelay qu’il ne pouvait lui dissimuler la peine qu’il éprouvait de voir les manufactures de France s’établir en Hollande. « Celle de draps de meunier, disait-il, dont il se faisait un si grand débit par tout le monde, et qui était inconnue en Hollande, est à cette heure à Rotterdam ; il s’y est aussi établi entre autres chapeliers, un des plus fameux de ce métier à Rouen, qui de dix-neuf garçons qu’il avait en cette ville-là, en a mené douze à Rotterdam ; et quoiqu’il n’y soit que depuis trois mois, je sais qu’on a déjà envoyé de ses chapeaux à La Rochelle. »

Cette désertion parut si fâcheuse à l’ambassadeur de France, qu’il composa lui-même un mémoire pour instruire le roi du remède qu’il jugeait nécessaire d’appliquer à ce mal. Il n’y avait pas en effet de perte plus grave à redouter pour le royaume, après celle des fabriques de soie et de laine, que celle des caudebecsa et des chapeaux de castor. Avant la révocation, on les expédiait de Normandie en Angleterre, en Hollande et en Allemagne. Cette exportation cessa peu à peu après l’an 1685, lorsque des fabriques de chapeaux eurent été établies dans les trois pays où celles de France avaient trouvé jusqu’alors un débit assuré.

a – Les caudebecs étaient des chapeaux faits de peau d’agneau, de poil d’autruche ou de poil de chameau. Voir le Dictionnaire de Savary.

La république traita ces industrieux proscrits avec une faveur marquée. La ville d’Amsterdam les admit dans les corps de métiers, sans les astreindre aux épreuves sévères auxquelles elle soumettait les travailleurs nationaux. Elle accueillit avec empressement la requête qui lui fut adressée en 1682 par un certain nombre de fabricants et d’ouvriers. « Nous offrons, messieurs, disaient-ils, de mettre dans la maison qu’avez la bonté de nous donner, entre les mains d’une personne de votre choix, huit mille florins en bonnes marchandises, comme soies estimées par vous et valant fort bien les huit mille florins, pour servir de caution de l’avance d’argent que vous nous ferez pour avoir cent métiers de soie qu’on pourra mettre dans cette maison et qui coûteront environ six mille florins. » Le magistrat encouragea jusqu’aux simples particuliers. Il acheta un vaste édifice situé près de la porte de Weteringen et l’offrit, avec le titre de marchand et directeur général des manufactures, à Pierre Baille, qui y plaça cent dix métiers pour fabriquer la soie, la laine et les chapeaux, à l’instar de ceux qu’il avait dirigés à Clermont-Lodève en Languedoc. Quelques réfugiés de Nîmes ayant fondé en 1684 une manufacture de serges qui commençait à prospérer, la ville leur fit une avance d’argent équivalente à la moitié des marchandises qu’ils avaient en magasin. Cette même année, une faveur semblable fut accordée à un certain Péreneau, à condition qu’il établirait cinquante métiers qui donneraient des produits manufacturés que l’on avait achetés jusqu’alors à l’étranger. En 1685, un fabricant renommé de taffetas lustrés, Jean Cabrier, reçut tous les outils nécessaires pour fonder une manufacture pareille à celle qu’il avait su rendre florissante à Lyon ; et, lorsqu’il eut prouvé sa capacité par un commencement de succès, on lui fit don de tout ce qui lui avait été fourni ; on le gratifia en outre d’une récompense de cinq cents florins et d’une pension de deux cent cinquante, à condition qu’il initierait à son art les ouvriers hollandais qui lui seraient désignés, à l’exclusion de ceux des autres pays. Jacques Chamoix, Jean Pineau, Jacques et Dinant Laures furent aidés pareillement à fonder des manufactures, qui contribuèrent bientôt à la richesse du pays.

Rotterdam, Leyde, Harlem et toutes les autres villes de la province de Hollande imitèrent l’exemple d’Amsterdam. Partout les magistrats s’efforcèrent d’attirer les manufacturiers et les ouvriers français, en déclarant qu’ils ne seraient pas astreints à un nouvel apprentissage du métier qu’ils avaient exercé dans leur patrie, en les affranchissant de toute dépendance envers les corporations, en les exemptant, pour un certain nombre d’années de tout impôt ; en accordant enfin des secours temporaires à tous ceux dont le talent inspirait confiance et permettait aux villes de compter sur une rémunération prochaine de leurs avances. En 1685, les bourgmestres d’Utrecht promirent diverses immunités aux artisans français qui s’établiraient dans leurs murs. Groningue et les Ommelandes de Groningue rendirent en 1686 un édit pour les affranchir, pendant quatorze ans, de presque toutes les charges publiques. Ces deux provinces s’engagèrent en outre à fournir de l’argent et les matières premières à tous ceux qui voudraient établir des manufactures de draps, et leur donnèrent même l’assurance que la cavalerie et l’infanterie seraient habillées exclusivement des produits de leurs fabriques. La régence de Bois-le-Duc leur distribua de l’argent, des maisons, les exempta des logements des gens de guerre, les dispensa du service militaire auquel la bourgeoisie était soumise, et les affranchit de toute imposition pendant douze ans.

Tant de privilèges stimulèrent l’industrie des réfugiés. La ville d’Amsterdam, jusqu’alors uniquement livrée au commerce maritime, se peupla de manufacturiers et d’artisans habiles. Elle vit affluer dans ses murs une multitude de brodeurs en soie et en fil, de dessinateurs de points et d’étoffes à fleurs, de sergiers, de droguetiers, de fileurs d’or et d’argent lyonnais, de fabricants de toiles originaires d’Aix en Provence et dont les magistrats hollandais avaient provoqué le départ en leur promettant de riches bénéfices. Un grand nombre d’articles que l’on achetait précédemment en France furent fabriqués désormais par les réfugiés : des serges du roi, des serges à la Dauphine, des étamines, des taffetas simples et doubles de toutes les couleurs, des crépons de laine et de soie, des éventails, des caudebecs, des broderies en or et en argent, en fil et en soie, des dentelles, des équipures, le point à la reine dont on avait fondé une manufacture dans la maison des Orphelins, les brocarts, les rubans, les gazes à fleurs, les gazes unies, les chapeaux de castor. Lorsque la ville reçut son dernier agrandissement par la construction du quartier compris entre celui des Juifs et le rempart, depuis l’Amstel jusqu’au quai de Rapenbourg, les nouvelles maisons se peuplèrent en grande partie d’ouvriers français et surtout de chapeliers. Le nom de Sentier des chapeliers (Hoedenmakerspad) est resté depuis à la rue située près de la porte d’Utrecht, et non loin de la porte de Weesper s’éleva une des plus belles manufactures de caudebecs dont les réfugiés enrichirent la Hollande. « Toutes ces industries, écrivait Scion au magistrat d’Amsterdam, se sont établies en deux ans de temps et sans dépense, au lieu que tous vos prédécesseurs n’avaient jamais pu en venir à bout avec toutes leurs applications, et que les plus grands ministres du roi très chrétien y ont employé plusieurs millions. Cela remplit de plus en plus la ville d’habitants, accroît ses revenus publics, affermit ses murailles et ses boulevards, y multiplie les arts et les fabriques, y établit les nouvelles modes, y fait rouler l’argent, y élève de nouveaux édifices, y fait fleurir de plus en plus le commerce, y fortifie la religion protestante, y porte encore plus l’abondance de toutes choses, et s’en va y attirer de partout à l’emplette, l’Allemagne, les royaumes du Nord, l’Espagne, la mer Baltique, les Indes occidentales et îles de l’Amérique, et même l’Angleterre. Cela enfin contribue à rendre Amsterdam l’une des plus fameuses villes du monde, et semblable à l’ancienne ville de Tyr, que le prophète nomme la parfaite en beauté, et dont il dit qu’elle trafiquait avec toutes les îles et avec toutes les nations ; que ses routes étaient au cœur de la mer ; que tous les navires et tous les matelots de l’Océan venaient dans son port ; qu’elle abondait en toutes sortes de marchandises, et que ses marchands étaient tous des princesb. »

b – Épître de Scion au magistrat d’Amsterdam.

Les fabriques établies par les réfugiés accrurent la prospérité d’Amsterdam avec une rapidité qui frappa l’Europe d’étonnement. On peut en juger par le rapport adressé en 1686 à l’électeur de Brandebourg, par son ambassadeur en Hollande. Le succès prodigieux des manufactures françaises, la belle industrie des taffetas lustrés jugée longtemps impossible ailleurs qu’à Tours et à Lyon, la baisse de prix des étoffes de soie que l’on vendait autrefois cinquante sous et qui étaient tombées à trente-six, celle des castors que l’on avait payés dix écus et qui n’en coûtaient plus que six, tels furent les bienfaits que cette ville dut à son hospitalité généreuse et que l’envoyé de Frédéric-Guillaume signala à son maître.

Rotterdam s’enrichit surtout par l’importation de la chapellerie française. Plusieurs des meilleurs fabricants de chapeaux de Rouen, Pierre Varin, Louis Thiolet, David Mallet, qui envoyaient autrefois tous les ans des milliers de caudebecs en Hollande, s’établirent dans ses murs et ne tardèrent pas à faire d’importantes exportations du territoire de la république dans les contrées voisines. Secondés par Jacques Du Long, Pierre Bourdon et plusieurs autres fabricants qui s’étaient fixés à Amsterdam, ils sollicitèrent la suppression des droits dont l’État frappait la sortie des chapeaux, et l’élévation de ceux qu’il percevait à leur entrée. Malgré sa répugnance pour le système protecteur, le gouvernement hollandais accueillit cette requête, pour favoriser une industrie naissante et singulièrement profitable au pays. Les droits d’exportation qui étaient de quatre sous par livre de gros furent abolis, et ceux d’entrée furent augmentés d’autant. Dès lors les chapeliers de France ne trouvèrent plus d’avantage à vendre leurs produits dans les sept provinces ; et, pour stimuler encore plus cette industrie nouvelle désormais nationalisée sur le sol hollandais, on dérogea aux anciens règlements qui défendaient aux chapeliers d’employer plus de huit ouvriers, et l’on permit aux réfugiés d’en prendre autant à leur service qu’ils le jugeraient nécessaire.

Mais nulle part l’industrie française ne prit un développement plus remarquable qu’à Leyde et à Harlem. Il est vrai que ces deux villes, anciennement les plus considérables de la province de Hollande, possédaient déjà plusieurs manufactures pareilles à celles que les réfugiés allaient y établir. Les fabriques de draps et de laines y étaient florissantes depuis plusieurs siècles, et elles s’étaient encore accrues et fortifiées à Leyde, lorsque les victoires du prince de Parme avaient fait affluer dans cette ville industrieuse un si grand nombre de Wallons que l’on désigna quelquefois ses habitants par leur nom. Mais elles n’y parvinrent à leur dernier degré de perfection qu’après l’arrivée des protestants de France. Depuis cette époque, elles produisirent les draps les plus fins, les plus beaux camelots et les serges les plus estimées de la Hollande. Elles acquirent une réputation européenne, et l’élévation des salaires attira jusqu’à des soldats catholiques des armées de Louis XIV, qui désertèrent et vinrent s’établir à Leyde en qualités d’ouvriers.

Harlem, qui avait également reçu au nombre de ses citoyens une foule d’artisans originaires de Flandre, dut aussi l’accroissement et le perfectionnement de ses manufactures aux réfugiés français que la beauté du site et la salubrité du climat y attirèrent plus qu’ailleurs. Ils y introduisirent les fabriques de peluches, principalement de peluches à fleurs, connues dans le commerce sous le nom de caffas. C’étaient des sortes de velours que l’on recherchait en Allemagne, en Danemark et en Suède, où les négociants hollandais les vendaient dix à quinze pour cent moins cher que ceux de France. On imitait à Harlem les dessins de Tours et de Lyon, car les ouvriers formés par les réfugiés ne s’élevèrent jamais jusqu’à cet art exquis qui embellissait tous les ans les velours de ces deux villes, et surtout ceux de Lyon, par une extrême variété et par toutes les grâces du goût et de la nouveauté. La prodigieuse étendue du négoce de la Hollande dans toutes les parties du monde n’en donna pas moins aux peluches, aux étoffes de soie à fleurs dites les belles triomphantes, aux étoffes de soie mêlée de laine, une réputation qui assura partout leur placement. Ces produits de l’industrie des réfugiés acquirent une renommée si grande que l’on vit des velours à ramage fabriqués à Mitan, envoyés en Hollande, puis renvoyés et vendus à Milan pour velours hollandais. Les étoffes de soie d’Harlem soutinrent même pendant longtemps la concurrence de celles de Lyon, surtout à Paris, malgré la supériorité reconnue de ces dernières. On les recherchait dans tout le nord de la France à cause de leur solidité, et parce qu’elles ne changeaient pas de forme tous les ans ; car telle fut sur cet article la bizarrerie de la mode, qu’on la faisait consister dans l’uniformité permanente de l’étoffe, tandis qu’on exigeait impérieusement des fabriques lyonnaises des dessins sans cesse nouveaux.

Parmi les manufactures de soie dont les réfugiés enrichirent la ville d’Harlem, celles de gazes et de fils méritent par leur importance une mention spéciale. L’usage en était singulièrement répandu à cette époque. Des classes élevées de la société il était descendu dans les rangs inférieurs. Ces étoffes légères composées de soie, ou de fils d’or et d’argent, que l’on désignait sous le nom de gazes, étaient extrêmement goûtées. On les employait comme objets de parure aussi bien que d’habillement. On s’en servait pour couvrir des meubles précieux. Ce seul article, joint aux étoffes de soie ordinaires, employait 3000 métiers et entretenait dans l’aisance environ 15 000 ouvriers.

L’introduction des droguets, des bas, des bonnets, et surtout des toiles françaises, contribua également à la prospérité d’Harlem. Cette ville eut jusqu’à vingt manufactures de toiles fondées par les réfugiés. Ses habitants apprirent d’eux à contrefaire celles de France, à ployer les leurs à la façon de ces dernières et à les imiter avec une telle perfection, qu’ils pouvaient vendre leurs marchandises comme françaises dans les ports du Mexique et du Pérou. Les provinces de Groningue, de Frise et d’Over-Yssel durent en partie leur richesse à cette industrie nouvelle. Mais ce furent surtout les toiles d’Harlem qui devinrent renommées pour leur blancheur et leur finesse. Les fabricants de cette ville surent leur donner un si beau lustre, qu’ils en vinrent à acheter les toiles écrues de la Westphalie, du comté de Juliers, de la Flandre et du Brabant, pour les blanchir et les vendre ensuite dans le commerce comme toiles de Hollande. Il y eut une époque où cette fabrication l’emporta sur celle de France au point que des manufacturiers de Beauvais, de Compiègne, de Courtrai, s’efforcèrent de l’imiter et firent passer leurs produits pour hollandais, sous le nom de demi-hollande et de truffettes demi-hollande. Outre ces toiles qui étaient de fine qualité, Harlem emprunta à l’industrie des réfugiés les toiles noyales de Bretagne qui servaient à la confection des voiles, et bientôt ces nouvelles fabriques suffirent à la consommation de la marine hollandaise, et permirent encore des importations considérables en Angleterre.

Les ouvriers d’Utrecht et d’Amersfoort dévidaient une partie des soies destinées aux manufactures d’Harlem et que l’on faisait venir d’Italie. Mais ces deux villes tiraient également parti pour elles-mêmes de cette magnifique industrie. C’est à Utrecht que fut fondée en 1681 la célèbre fabrique de Zidjebalen qui n’avait pas son égale dans les sept provinces. Les soies moirées qu’elle produisait étaient d’une qualité supérieure, et elles fournissaient à la subsistance de cinq cents ouvriers, français pour la plupart, qui avaient aidé le Hollandais Jacques van Mollen à créer ce magnifique établissement. Cette ville vit s’établir encore dans ses murs d’importantes fabriques de velours. Commencées ou dirigées bientôt par des réfugiés, elles donnèrent à leurs produits une solidité et un éclat que n’atteignirent pas les manufactures d’Amsterdam. Les fabricants français et surtout ceux d’Amiens, qui s’appliquaient à les imiter, ne trouvèrent plus bientôt à débiter les leurs qu’en les vendant sous le nom de velours d’Utrecht. Encore en 1766, lorsque l’industrie hollandaise fut en pleine décadence, les velours et généralement les soieries d’Utrecht procuraient du travail à dix mille ouvriers. Enfin les anciennes fabriques de draps de cette ville, principalement celles de draps noirs, furent perfectionnées par les réfugiés. Elles passèrent pour la plupart entre leurs mains et leur durent une longue période de prospérité.

A Amersfoort, les réfugiés fabriquèrent les célèbres étoffes françaises connues sous le nom de Marseilles d’Amersfoort. A Naerden, ils créèrent des manufactures de velours qui occupaient encore au milieu du dix-huitième siècle jusqu’à 300 métiers, dont chacun suffisait à l’entretien d’une famille. Zaandam vit s’élever dans ses murs, dans l’intervalle de 1680 à 1690, des moulins qui servaient à broyer les couleurs, des moulins à tabac, des fabriques de céruse et d’amidon bleu. A Dordrecht qui servit d’asile à une multitude d’ouvriers, les raffineries de sucre, les brasseries, les fabriques de fils d’argent et d’or, celles de draps et de tapis devinrent plus florissantes qu’elles ne l’avaient jamais été. La pêche de la baleine que ses habitants faisaient sur les côtes du Groenland prit un plus grand essor. Tandis qu’en 1679 elle n’occupait encore que 126 bateaux, en 1680 ce nombre s’éleva à 148, en 1681 à 172, en 1682 à 186, en 1683 à 242, en 1684 à 246. Après l’année de la révocation, il augmenta plus rapidement encore, grâce à l’arrivée d’une foule de réfugiés appartenant soit à la marine marchande, soit à la marine militaire, qui complétèrent les équipages des navires néerlandais, et dont plusieurs occupèrent même dans la suite le poste de directeurs de la pêche groenlandaise à Dordrecht.

Ainsi presque toutes les villes des Provinces-Unies reçurent des réfugiés un surcroît de richesse, grâce aux industries qu’ils y importèrent ou qu’ils y vinrent améliorer. Non seulement ils créèrent des manufactures nouvelles et relevèrent celles qu’ils y trouvèrent établies, ils firent plus encore : ils surent, par leur travail intelligent, perfectionner jusqu’aux arts mécaniques, jusqu’aux plus humbles métiers, L’art de façonner l’or, l’argent, les bijoux, et surtout la taille des diamants, c’est-à-dire les diverses opérations appelées l’égrisage, le clivage et le poliment, furent considérablement avancées par ce goût inné qu’ils avaient apporté de France. Ils enseignèrent aux Hollandais des procédés supérieurs à ceux que ce peuple avait employés jusqu’alors pour raffiner les sucres, les sels, le soufre, la résine, pour blanchir la cire, pour fabriquer le savon, particulièrement le savon noir, pour teindre en écarlate, pour préparer les peaux et les cuirs de maroquin et de chamois. La confection et la réparation des horloges, les métiers d’armurier et de serrurier leur durent d’incontestables progrès. A Amsterdam, comme à Berlin, les serrures françaises furent bientôt réputées les meilleures et les plus sûres. Les cordonniers français, les tailleurs, les coiffeurs, et jusqu’aux simples ouvrières en dentelles, furent presque considérés comme des artistes. Ainsi, par le fini de leurs ouvrages, les manufacturiers et les artisans réfugiés acquirent une vogue qui retint dans le pays des sommes considérables dont la France et Paris surtout cessèrent de profiter ; ils assurèrent l’estime publique à des aptitudes manuelles méprisées jusqu’alors, et élevèrent ainsi la condition des classes moyennes, qui grandirent à la fois en bien-être et en considération.

A tant d’avantages que la Hollande retira de leur arrivée, il faut ajouter les belles manufactures de papier qu’ils y formèrent, et l’immense impulsion qu’ils donnèrent à l’imprimerie, à la librairie, et généralement à toutes les industries alimentées par cette fabrication.

Les plus anciennes papeteries des Pays-Bas furent fondées dans la province de Gueldre, aux alentours de Beekbergen et d’Apeldoorn, par le Français Martin Orges, qui s’établit dans cette contrée en 1616. Toutefois, quelles que fussent la blancheur et la solidité du papier qui sortait de ses fabriques, les imprimeurs hollandais se servaient de préférence de celui de France qu’ils faisaient venir d’Ambert et d’Angoulême. Il n’en fut plus ainsi dans les années qui suivirent la révocation. Une des premières manufactures de l’Angoumois, qui n’entretenait pas moins de cinq cents ouvriers, était dirigée par les deux frères Vincent, dont l’un demeurait à Amsterdam et l’autre à Angoulême. Ce dernier obtint par l’entremise du comte d’Avaux un passeport pour la Hollande, où il avait été devancé par la plupart de ses ouvriers. D’autres fabricants suivirent cet exemple, et l’ambassadeur de France informa bientôt sa cour que leurs papeteries réussissaient parfaitement bien. Le nombre des manufactures nouvellement établies dans les premières années du refuge fut si considérable, et l’affluence de toutes les parties de la France devint si grande que l’on dut envoyer en Angleterre les ouvriers trop nombreux qui s’adressaient chaque jour aux diaconies des Églises wallonnes, et dont la plupart trouvèrent de l’emploi dans une grande manufacture de Londres dirigée par Paul Dupin. Depuis ce temps, et malgré la supériorité reconnue du papier qui portait la marque des fabriques françaises, celui de Hollande fut recherché dans presque toute l’Europe. Les négociants néerlandais en pourvurent pendant longtemps les Pays-Bas autrichiens, une partie de l’Angleterre, de la France, de l’Espagne, et à peu près tout le Portugal. Il servit exclusivement à la consommation intérieure. « Je sais, écrivit le comte d’Avaux en 1688, que de fameux imprimeurs de ce pays-ci, qui avaient commencé de grands ouvrages avec du papier de France, et qui ne croyaient pas s’en pouvoir passer pour les achever, en font faire en Hollande même, où on établit de nouvelles papeteries. Lorsqu’une fois cela aura pris son cours, on ne retournera plus en France chercher du papier, quand on serait dans la meilleure intelligence du monde. »

Cette prévision ne se réalisa que trop tôt. Non seulement les imprimeurs d’Amsterdam ne se servirent plus de papier français pour les ouvrages publiés en langue hollandaise, mais ils imprimèrent encore pour le compte d’auteurs français, anglais et allemands, une multitude de livres dont souvent pas un seul exemplaire ne se vendait dans le pays. Tel était le bon marché et en même temps la qualité du papier hollandais, qu’auteurs et imprimeurs y trouvèrent leur compte, et que cette industrie entretenant une foule d’ouvriers, ajouta véritablement à la prospérité publique. Les fabriques établies sur les bords du Zaan rivalisèrent avec les meilleures de France et furent longtemps une des branches les plus importantes de l’industrie nationale. Pendant presque tout le dix-huitième siècle, elles soutinrent la concurrence avec celles d’Allemagne, fondées par d’autres réfugiés, sous le patronage du grand électeur. Quoique dans ce pays le prix de la main-d’œuvre fût moins élevé qu’en Hollande, on vendait cependant le papier plus cher à Leipzick qu’à Amsterdam, où les négociants plus riches pouvaient se contenter de bénéfices moindres et assigner de plus longs termes pour faciliter les payements.

Depuis la naissance de la république des Provinces-Unies, l’imprimerie et la librairie avaient fleuri dans la patrie de Laurent Coster sous la protection des lois et de la liberté. Deux villes surtout, Leyde et Amsterdam, l’une fière de son académie, la plus renommée du pays, l’autre riche par son commerce immense, avaient compté au nombre de leurs citoyens des libraires et des imprimeurs célèbres. Les Elzévirs et les Blaeuw avaient tenu longtemps un rang élevé dans le commerce des livres, et l’imprimerie leur devait le haut degré de perfection qu’elle avait atteint en Hollande. Mais, à la fin du dix-septième siècle, elle était en décadence et semblait menacée d’une ruine prochaine, lorsqu’elle fut relevée par les réfugiés. Ce furent eux qui donnèrent à la librairie hollandaise cette impulsion puissante qui lui assura l’influence européenne qu’elle eut dans le siècle suivant. Elle commença par éditer une multitude d’ouvrages protestants que les lois sévères de la censure n’auraient pas permis de publier en France. Des écrivains éminents, condamnés au silence dans leur ancienne patrie, se trouvaient libres pour la première fois de propager leurs idées. Les livres, les recueils périodiques, les gazettes qu’ils firent paraître, furent lus partout avidement. Ils circulèrent même en France, quoique leur introduction dans ce royaume fût rigoureusement interdite. Pour tromper la police française, on changeait les noms des imprimeurs et ceux des villes dans lesquelles ils imprimaient ces ouvrages. C’est ainsi que les livres édités à Rotterdam par Reinier Leers furent publiés sous le pseudonyme de Pierre Marteau à Cologne ; ceux d’Abraham Wolfgang à Amsterdam, sous celui de Pierre Leblanc à Villefranche. La même ruse fut visiblement employée par les éditeurs qui prirent les noms d’emprunt de Jean du Pays, de Jacques le Curieux, de Jacques plein de courage, et qui se faisaient passer pour des libraires de Liège et de Cologne. Grâce à ce stratagème, les États-Généraux avaient beau promulguer des édits rigoureux contre les écrivains qui s’efforçaient d’avilir la dignité de Louis XIV : les coupables étaient assurés de l’impunité. Les auteurs français eux-mêmes recouraient souvent aux imprimeurs hollandais, soit que la liberté de la presse qui régnait dans ce pays assurât à leurs ouvrages une plus grande valeur dans l’opinion des lecteurs et une publicité plus étendue, soit que le caractère de leurs écrits leur commandât impérieusement de chercher des éditeurs sur un sol indépendant. C’est ainsi que La Fontaine fit paraître ses Contes et Nouvelles à Amsterdam en 1685. L’Histoire naturelle de l’âme de Lamettrie fut publiée à La Haye en 1745 ; sa Politique du médecin de Machiavel à Amsterdam en 1746 ; son Homme-machine à Leyde en 1748. Poursuivi pour ce dernier ouvrage, son éditeur, Etienne Luzac, se défendit dans son Essai sur la liberté de produire ses sentiments, qui parut au pays libre, avec privilège de tous les véritables philosophes. Les principaux ouvrages de Rousseau, le Contrat social, la Nouvelle Héloïse, sortirent des presses de Michel Rey, libraire à Amsterdam. Jean Néaulme publia dans cette même ville la première édition de l’Émile en 1762.

Un grand nombre de librairies importantes furent fondées par des réfugiés ou par des descendants de réfugiés. Chalmot, Néaulme, Desbordes, Changuion, les frères Luzac, Rey, Marchand, furent longtemps à la tête du commerce des livres à La Haye, à Leyde et à Amsterdam. Le premier exemple d’une librairie vraiment européenne fut donné par la famille de Huguetan, originaire de Lyon. Le chef de cette maison s’établit à Amsterdam avec ses trois fils, et y créa le trafic de livres le plus étendu peut-être qui ait jamais existé. Il n’y avait pas dans toute l’Europe, et particulièrement en Espagne, en Italie, en France, en Hollande, en Angleterre, en Allemagne, de ville où il n’entretint des comptoirs, des commis et des facteurs. Il avait des entrepôts à Constantinople, à Smyrne, à Alep. Plusieurs milliers de personnes prenaient part aux bénéfices de ce négoce immense, qui dut son plus grand développement à l’activité infatigable et à la rare sagacité du plus jeune des trois frères, Pierre Huguetan de Montferrat. La plupart des ouvrages mis en circulation par cette maison sortaient des presses de Bernard Picart, imprimeur distingué et non moins célèbre comme dessinateur et comme graveur. Né à Paris en 1672, il avait quitté la France après la révocation, en compagnie de son père Etienne Picart, protestant zélé, qui sacrifia tout ce qu’il possédait à sa conviction religieuse. Employé d’abord à orner d’estampes les livres nouveaux, il acquit un nom par ses dessins exquis marqués souvent au coin du génie, et ajouta ainsi à la vogue de la librairie hollandaise, quoique dans la suite il abusât de son talent et qu’un travail trop hâtif nuisît quelquefois à la qualité de ses productions .

L’impulsion donnée à l’imprimerie et à la librairie hollandaises multiplia les relations de la république avec les classes savantes en France, en Angleterre et en Allemagne. Elle ouvrit de nouveaux débouchés à son commerce. A l’intérieur elle contribua à répandre l’instruction dans les rangs inférieurs de la société qui avaient vécu jusqu’alors dans l’ignorance. Les connaissances devenues plus générales élevèrent le niveau de la moralité publique. Enfin la prospérité matérielle de la nation se ressentit des progrès de cette belle industrie. Non seulement une foule de gens de lettres lui durent l’aisance ou la richesse, mais elle pourvut encore à l’entretien d’une multitude d’ouvriers tels que des correcteurs, des fondeurs de caractères, des relieurs, des graveurs, des dessinateurs, des fabricants de cuirs et de parchemins.

Les soieries, les toiles, les laines, la chapellerie, la papeterie, la librairie, telles sont les principales industries dont les réfugiés enrichirent la Hollande, et dont la France eut à déplorer la perte ou la diminution. Selon Macpherson, le revenu total de ce royaume fut amoindri de plus de 75 millions de livres sterling pendant les cinquante ans qui s’écoulèrent de 1683 à 1733. Les guerres calamiteuses de la seconde moitié du règne de Louis XIV furent sans doute la cause la plus active du dépérissement de cette monarchie que Richelieu et Mazarin avaient rendue si puissante et Colbert si riche et si prospère. Mais les manufactures que les réfugiés portèrent à l’étranger contribuèrent également à ce déclin fatal. Il résulte des calculs de Macpherson que l’importation annuelle en Hollande des étoffes de soie, des velours, des laines et des toiles de provenance française, subit une réduction de 600 000 livres sterling ; celle des chapeaux, de 217 000 ; celle des verres, des horloges, des montres et des ustensiles de ménage, de 160 000 ; celle des dentelles, des gants et du papier, de 260 000 ; celle des toiles à voiles, des toiles de lin et des canevas, de 165 000 ; celle du savon, du safran, du pastel, du miel et des laines filées, de 300 000. La diminution totale des importations de France en Hollande fut de 1,7 million de livres sterling ; celle des marchandises importées en Angleterre fut, selon le même écrivain, de 1,88 million de livres sterling. Ainsi la perte annuelle que les réfugiés établis dans ces deux pays firent essuyer à la France ne fut pas de moins de 3,58 millions de livres sterling, ou d’environ 90 millions de francs.

La prospérité des manufactures fondées par les réfugiés en Hollande influa naturellement sur celle du négoce. Les persécutions dirigées contre les protestants en France avaient porté d’abord un rude coup aux relations commerciales des Hollandais avec ce pays. Un grand nombre de négociants français s’étaient retirés des ports de mer, pour se fixer à Paris ou dans les environs de cette ville, où ils avaient trouvé dans une certaine mesure un asile contre l’intolérance. D’autres avaient vu leurs maisons saccagées par les dragons, leurs marchandises détruites ou confisquées, et les Hollandais dont ils étaient les débiteurs avaient été compromis et comme enveloppés dans leur malheur. La consternation fut si grande à la bourse d’Amsterdam, lorsqu’on apprit la nouvelle de la révocation, que l’on refusait des capitaux aux maisons les plus solvables qui entretenaient des rapports d’affaires avec les marchands français. Un des premiers effets de l’édit de Louis XIV fut d’assurer à la Hollande l’argent, le crédit, l’esprit commercial et les connaissances acquises de tant de réfugiés qui y transférèrent leur demeure. Elle profita surtout des relations étroites qu’ils surent maintenir avec leurs parents, leurs amis et généralement avec leurs coreligionnaires dispersés en Allemagne, en Angleterre et en Amérique. La sévère austérité des mœurs, l’habitude du travail, l’esprit d’ordre qui présidait à leur vie et la haute confiance qu’inspirait leur caractère religieux, les aidèrent à créer peu à peu quelques-unes de ces grandes fortunes qui devaient contribuer un jour à la prospérité de l’État, et qui se formèrent sous l’influence des mêmes causes auxquelles les anciens Hollandais, issus d’une population de pauvres pêcheurs, avaient dû leurs immenses richesses. Les manufactures établies par les familles expatriées assurèrent des placements avantageux à un grand nombre de capitaux sans emploi. L’exportation des produits de l’industrie alimenta à son tour le commerce national avec les pays étrangers. Les réfugiés stimulèrent ainsi le trafic du peuple qui les avait accueillis à leur sortie du royaume et l’indemnisèrent bien au delà du préjudice momentané que les mesures barbares du gouvernement français lui avaient fait souffrir.

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