Histoire des réfugiés protestants de France

6.3 — De l’influence politique des réfugiés

Caractère double de cette influence. — Services rendus par Henri Duquesne au canton de Berne. — Participation des réfugiés à l’expédition du colonel Arnaud (1689). — Projet du marquis de Miremont. — Conduite des réfugiés pendant la guerre pour la succession d’Espagne. — Cavalier. — Le colonel de Portes. — Plaintes du marquis de Puisieux. — Le banneret Blanchet de Lutry. — Plaintes du Résident français à Genève. — Rapports des réfugiés avec les Camisards, — Lettres de Bâville. — Flottard. — Conduite des réfugiés dans la question de la succession de Neufchâtel (1707). — Services rendus aux cantons évangéliques dans la guerre du Tockenbourg (1712) — Bataille de Villmergen. — Nouveaux services rendus à Berne pendant le dix-huitième siècle.

Le rôle politique des réfugiés en Suisse fut double. D’une part, ils rendirent de véritables services aux États qui les accueillirent, en combattant vaillamment sous leur bannière. De l’autre, par leur haine contre Louis XIV et par les efforts de plusieurs d’entre eux pour rallumer en France la guerre civile, ils devinrent plus d’une fois la source de graves complications qui faillirent entraîner les cantons protestants dans une guerre ouverte contre le grand roi.

A la tête des émigrés politiques vient se placer Henri, marquis Duquesne, fils du célèbre amiral qui avait vaincu Ruyter et élevé un instant la marine française au-dessus de celle des Hollandais et des Anglais. Réfugié d’abord en Hollande, après avoir renoncé à son projet de coloniser l’une des îles Mascarenhas, il se retira dans le pays de Vaud et devint baron d’Aubonne. Lorsqu’en 1689 des différends éclatèrent entre le canton de Berne et le duc de Savoie, il accepta la commission d’organiser une marine sur le lac Léman. Il fit aussitôt creuser un port à Morges, pour servir de point de réunion et d’abri à la flottille destinée à couvrir les côtes du pays de Vaud contre les attaques des Savoyards. Plusieurs barques de guerre furent équipées sous sa direction. Elles avaient chacune 70 pieds de long, 12 rames, 24 rameurs, 3 canons de divers calibres et 6 doubles arquebuses en batterie sur les côtés. Chacune avait un équipage armé de mousquets, de haches et de piques d’abordage, et pouvait servir à transporter 400 hommes d’infanterie. Il fallait compléter cette petite escadre par des bâtiments légers. Duquesne fit enregistrer toutes les barques, les brigantins et les bateaux pêcheurs. Les bateliers et les pêcheurs, retirés des rangs des milices, furent inscrits comme matelots sur les rôles de la flottille.

Ce fugitif, qui contribuait ainsi à la défense de sa patrie nouvelle, avait apporté secrètement de Paris le cœur de son père, dont Louis XIV refusait d’honorer la mémoire par un monument public. Le corps même de ce grand homme avait été refusé au fils, qui lui avait préparé une sépulture dans une terre étrangère. Il fit graver les paroles suivantes sur le mausolée qu’il lui éleva dans l’église d’Aubonne : Ce tombeau attend les restes de Duquesne. Passant, interroge la cour, l’armée, l’Église, et même l’Europe, l’Asie, l’Afrique et les deux mers ; demande leur pourquoi l’on a élevé un superbe mausolée au vaillant Ruyter, et point à Duquesne, son vainqueur… Je vois que, par respect pour le grand roi, tu n’oses rompre le silence.

Lorsqu’en 1689 le colonel Arnaud franchit les neiges du Mont-Cenis, pour ramener les Vaudois exilés dans les vallées qu’habitaient leurs ancêtres, les réfugiés français voulurent s’associer à son entreprise et combattre un prince allié de Louis XIV. Un officier distingué, nommé Bourgeois, qui résidait a Yverdun, prit le commandement d’une troupe de volontaires qui devaient suivre le corps principal et le soutenir contre une armée de vingt mille hommes que commandait Catinat. Il divisa ses soldats en dix-neuf compagnies, dont treize composées de réfugiés originaires presque tous du Languedoc et du Dauphiné, et choisit pour lieutenant un officier français, nommé Couteau. Le mauvais succès de cette expédition, qui fut repoussée par les comtes de Bernex et de Montbrison, tandis qu’Arnaud triomphait à Sallabertran, la condamnation à mort de Bourgeois par le gouvernement bernois, qui voulait éviter une rupture avec la France, et la fuite de Couteau en Angleterre, ne découragèrent point les proscrits. Non seulement ils continuèrent à favoriser les Vaudois contre le duc de Savoie, mais ils persistèrent dans leurs instances auprès de l’Angleterre et de la Hollande et sollicitèrent l’appui de ces deux puissances pour une entreprise destinée à soulever les protestants du Languedoc et des Cévennes. Le marquis de Miremont, qui devait commander l’expédition, s’adressa au maréchal de Schomberg et lui soumit un plan de campagne. Il comptait sur le mécontentement des protestants du Midi et supposait qu’ils prendraient les armes aussitôt qu’ils auraient l’espoir d’être secourus. L’éloignement des troupes occupées sur toutes les frontières, tandis que les provinces remplies de religionnaires étaient entièrement dégarnies, lui paraissait une occasion favorable. Deux mille hommes choisis et commandés par des officiers d’élite devaient pénétrer en Dauphiné par Genève, Nyon et Coppet, et se présenter au milieu des assemblées secrètes de leurs frères, informés d’avance et réunis en armes, sous prétexte de défendre leurs ministres. On éviterait avec soin d’irriter les catholiques ; on essaierait même de les entraîner à se joindre aux protestants, en alléguant des griefs communs aux deux partis : la splendeur de la noblesse ternie, l’autorité des parlements abattue, les États-Généraux supprimés. La colonne insurrectionnelle proclamerait partout sur son passage l’abolition du papier marquéa, des impôts, des logements des gens de guerre, et s’efforcerait de pousser les populations des campagnes à abattre et à incendier les bureaux des douanes, pour les compromettre et les retenir sous le drapeau de la révolte par la crainte du châtiment.

a – On appelait ainsi le papier timbré.

L’entrée du duc de Savoie dans l’alliance des nations liguées contre Louis XIV et les événements de la guerre générale firent modifier ce plan d’attaque, et l’expédition des réfugiés dans le midi de la France fut ajournée. Beaucoup d’entre eux s’enrôlèrent dans les régiments suisses qui combattirent en Piémont et en Hollande, et s’associèrent sans scrupule à la lutte de l’Europe coalisée contre leur ancienne patrie. D’autres rentrèrent secrètement dans les parties les plus agitées du Languedoc pour y fomenter l’insurrection.

Pendant la guerre pour la succession d’Espagne, un jeune Cévenol, qui avait suivi tant de protestants volontairement exilés et gagné quelque temps sa vie en travaillant à Genève et à Lausanne comme garçon boulanger, éprouva tout à coup cet impérieux besoin de revoir sa patrie, qui est si naturel aux montagnards. Il quitta le pays qui lui avait donné asile et, suivant des sentiers secrets à travers le Jura, il arriva dans le haut Languedoc, au moment même où les cruautés de Bâville et les excès de zèle de l’abbé Du Chayla faisaient éclater la révolte des Camisards. Aussitôt il se joint à ses frères, les étonne par son courage et son audace, devient l’un de leurs chefs et tient la campagne dans la plaine, tandis que Roland commande dans la montagne. Ce général de vingt et un ans était Cavalier. Séduit par les promesses du maréchal de Villars, il posa les armes ; mais, dédaigné par Louis XIV, qui le vit un instant à Versailles, il s’échappa de France et retourna en Suisse, où ses principaux lieutenants et un grand nombre de ses frères d’armes le rejoignirent. Arrivé à Lausanne, il s’efforça d’organiser un régiment de volontaires destinés à entrer au service du duc de Savoie, pour pénétrer en Languedoc et protéger le débarquement d’un corps d’armée par la flotte hollandaise. En même temps le comte de Briançon, envoyé du duc de Savoie, pressait l’Angleterre et la Hollande de contribuer par leurs subsides à une levée de quinze mille hommes, qu’un autre réfugié, le marquis de Miremont, proposait de faire dans la Suisse romande, où il y avait, disait-il, « quantité d’étrangers, batteurs du pavé, fort brouillés avec les espèces et par conséquent propres à se faire soldats pour se procurer du pain. » Le marquis n’annonçait rien moins que le projet de ranimer la révolte des Cévenols et de porter ses armes dans les entrailles de la France. Enfin le colonel de Portes recrutait dans le pays de Vaud un régiment soldé par Guillaume III, lorsque l’ambassadeur de France, le marquis de Puisieux, informé de toutes ces menées, porta plainte au conseil de Berne et remit une note à la diète réunie à Bade. Mais les expressions en étaient singulièrement adoucies et elles ne ressemblaient guère aux exigences impérieuses des représentants de Louis XIV, dans la première partie de ce règne si longtemps glorieux. Les victoires de Marlborough et d’Eugène avaient détruit presque tout le prestige du nom du grand roi. Aussi la diète ne prit-elle aucune décision, et se borna-t-elle à transmettre la note de l’ambassadeur aux cantons. Le conseil de Berne feignit de renvoyer les principaux chefs des réfugiés, dont la plupart restèrent cachés dans le pays de Vaud. Cavalier se rendit en Hollande avec ses meilleurs officiers et prit service dans l’armée anglo-hollandaise qui combattait en Espagneb. Les autres Cévenols s’enrôlèrent dans le régiment de Portes, qui se couvrit de gloire sous le prince Eugène, en Piémont, en Lombardie, en Dauphiné et en Provence, où, suivant l’exemple de leurs coreligionnaires établis depuis longtemps dans la Suisse romande, ils se fixèrent dans cette contrée et pourvurent à leur existence en se livrant, comme eux, à l’industrie, au commerce et à l’agriculture.

b – Voir, sur la part que Cavalier prit à la bataille d’Almanza et sur les dernières années de sa vie, notre chapitre sur l’Angleterre.

Toutefois le séjour d’un si grand nombre de réfugiés et la présence d’enrôleurs pour la Savoie, la Hollande et l’Angleterre, continuèrent à entretenir une vive effervescence parmi les habitants du pays de Vaud. Tant que dura la guerre pour la succession d’Espagne, des compagnies franches, composées surtout de Cévenols, firent des incursions rapides dans le pays de Gex, d’où elles revenaient chargées de butin. Des bandes d’aventuriers, sous prétexte de prendre part à la lutte, s’emparèrent plus d’une fois des convois d’argent que des maisons de banque de Genève envoyaient chaque mois, par le mont Saint-Bernard, à l’armée du duc de Vendôme en Italie. Le banneret Blanchet de Lutry, sous prétexte de recouvrer la fortune confisquée de sa femme, Française de naissance et d’origine illustre qu’il avait sauvée des dragonnades, se crut autorisé à enlever une somme de 352 000 livres destinée aux troupes françaises en Piémont. Quoiqu’il fût arrêté sur les réclamations de l’ambassadeur de France et condamné à porter la tête sur l’échafaud, de hardis partisans ne cessèrent d’infester les routes et de harceler les détachements isolés des armées de Louis XIV. En 1705, une troupe composée de gens du pays de Vaud et de réfugiés enleva un nouveau convoi de 21 000 louis d’or, entre Versoix et Coppet, sur le territoire français.

Les populations de Genève et du pays de Vaud partageaient tous les ressentiments des exilés et applaudissaient avec eux aux défaites du grand roi. Quand l’armée commandée par le maréchal de Tessé et, après lui, par Lafeuillade, envahit la Savoie, elles provoquèrent dans ses rangs de nombreuses désertions. Le Résident français à Genève, de la Closure, s’en plaignit amèrement aux magistrats de cette ville qui promirent de rendre les déserteurs ; mais les citoyens indignés s’opposèrent à l’exécution de cette mesure. Ils cachèrent les soldats français dans leurs maisons, achetèrent leurs armes et les firent passer aux Camisards. Après la bataille d’Hochstett, lorsque les armées de Louis XIV évacuèrent entièrement l’Allemagne et que les alliés s’apprêtèrent à franchir les frontières du royaume, la Closure eut plus d’une fois à entendre les démonstrations bruyantes de la foule, qui venait, sous les fenêtres de son hôtel, témoigner sa joie par des sérénades ironiques. Le roi dédaigna ces insultes, mais les hostilités faillirent éclater lorsqu’il acquit des preuves certaines des intelligences des réfugiés établis dans cette ville avec les insurgés des Cévennes. Elles lui furent fournies par le terrible intendant du Languedoc, Lamoignon de Bâville. « Je n’avais point trouvé de marchand de Genève dans mon chemin que depuis quelques jours, écrivit ce dernier au Résident de France chargé de communiquer sa lettre au conseil. J’ai découvert qu’un nommé Maillé, assez riche bourgeois d’Anduze, avait donné de l’argent aux Camisards, dont je l’ai convaincu. Il a enfin tout avoué et dit que cet argent venait de Régis, réfugié à Genève, qui l’avait remis à son père Régis d’Anduze, que j’ai fait arrêter. Ce Régis a aussi tout avoué et je le jugerai demain avec Maillé. Je vous prie de me mander si son fils fait un grand commerce. C’est un bien malheureux homme de faire périr son père de cette manière. »

Deux jours après il écrivit de nouveau :

« Maillé et Régis furent jugés hier, condamnés à être pendus et exécutés. Maillé, après avoir longtemps hésité, a déclaré que c’est Régis qui lui a remis l’argent qui consistait en douze cents livres. J’ai suivi cette affaire et j’ai trouvé que Régis avait tiré des lettres de change sur Galdi, à Lyon… Le père de Régis était un vieillard de 68 ans, fort accrédité dans les Cévennes, comme un homme qui avait une bonne tête, capable de conduire les autres… Son malheureux fils doit avoir bien du regret de l’avoir fait périr… Ne serait-il pas juste que Messieurs de Genève le livrassent à la justice du roi, ou du moins le chassassent de leur ville ? … Il est cause de la mort de deux cents personnes qui ont été brûlées, rouées ou pendues. Je ne vous ai pas mandé que ce coquin avait écrit une lettre à Villas, qui a été lue par tous les chefs du parti, par laquelle il leur mandait qu’il fallait commencer par m’assassiner, ou m’enlever, et en faire autant, si l’on pouvait, à M. le duc de Berwick. Cela a été déclaré par tous les coupables à la question et à la mort. »

Le bourreau des protestants du Midi, qui rejetait ainsi sur un autre l’odieuse responsabilité de ses propres forfaits, demandait en outre l’extradition d’un réfugié dangereux au premier chef, le Languedocien Flottard, homme hardi et entreprenant, qui, après avoir quitté sa patrie pour cause de religion, était entré comme officier dans l’armée anglaise, en même temps que Cavalier, son compagnon d’aventures. Envoyé en Suisse pour faire des levées en faveur de la coalition, il était soupçonné par Bâville de tenir le fil de toutes les intrigues ourdies pour entretenir la guerre dans les Cévennes. Le conseil, sur les vives instances de la Closure, ordonna en effet son arrestation, mais il lui laissa le temps de s’échapper et de se retirer à Lausanne où sa qualité d’officier britannique et l’intervention de l’envoyé d’Angleterre, Stanian, le mirent à l’abri de nouvelles poursuites.

La question de Neufchâtel fit éclater de nouveau les vieux ressentiments des réfugiés contre Louis XIV, et la solution qu’elle reçut fut en partie leur œuvre.

Si le roi d’Angleterre Guillaume III avait encore vécu à l’ouverture de la succession des comtés de Neufchâtel et de Valengin, il se serait efforcé d’en former un quatorzième canton et de l’incorporer à la ligue helvétique, pour assurer la majorité au parti protestant dans les diètes générales, et pour diminuer ainsi l’influence de la France et des cantons catholiques dévoués à cette couronne. A ce prix il aurait abandonné ses prétentions personnelles à cet État auquel il eût procuré une entière indépendance. Sa mort fit passer les droits de la maison de Nassau à celle de Brandebourg qui les fit valoir en 1707, après le décès de Marie d’Orléans, duchesse de Nemours. Lorsque le prince de Conti, le prince de Savoie-Carignan et plusieurs grandes familles de France et d’Allemagne élevèrent des prétentions sur ce même héritage, la haine religieuse des populations protestantes de Suisse contre la maison de Bourbon, leurs sympathies pour les émigrés qui manifestaient les plus vives alarmes, et l’attitude énergique de Berne, qui prit aussitôt Neufchâtel sous sa protection spéciale, enlevèrent tout d’abord ses chances au prince de Conti que Louis XIV appuyait de son crédit. Une assemblée régulièrement convoquée déféra la souveraineté à Frédéric Ier, roi de Prusse, malgré les menaces de l’ambassadeur de France, qui était accouru en personne à Neufchâtel. La scène qui se passa dans cette ville fut, selon l’expression de Lamberty, plus grondante que le tonnerre. L’envoyé français déclara aux Neufchâtelois que leur ruine était à leur porte, que le roi son maître se ressentirait de leur mauvaise conduite jusque sur leur postérité, et qu’il n’y aurait pas un coin du monde où ils pourraient se mettre à l’abri de sa colère. Quand Louis XIV, profondément blessé de la préférence accordée à Frédéric, concentra des troupes à Huningue et à Besançon, les Bernois se préparèrent à résister avec énergie, et Neufchâtel a son tour leva dix compagnies de cent dix hommes chacune, composées de volontaires suisses et de réfugiés. Les cantons protestants, excepté Bâle placé sous le canon d’Huningue et terrifié par la menace d’un bombardement immédiat, armèrent leurs milices. Les puissances coalisées promirent leur appui. L’ambassadeur d’Angleterre Stanian écrivit aux trois États de Neufchâtel et de Valengin : « Si la France ose faire de pareilles menaces, dans un temps comme celui-ci, dans lequel elle n’oserait toucher la moindre de vos métairies, crainte de joindre aux ennemis qui l’attaquent de nouvelles forces qui achèveraient de l’accabler…, que n’avez-vous pas à attendre de son despotisme, si vous ne prenez pas de sûres mesures pour vous conserver contre les attentats que vous avez à craindre, lorsqu’elle sera débarrassée de la guerre présente. Le violement de tous vos privilèges, un esclavage pareil à celui que souffrent tous les autres Français, et lequel, pour des gens de cœur, est plus dur que la mort même, un renversement de notre sainte religion, et une dragonnade pareille à celle que l’on a pratiquée en France, contre la foi des traités les plus solennels : ce sont là les maux que vous prépare la France, si les menaces de cette puissance et les caresses des prétendants français vous font donner dans les précipices où l’on tâche de vous entraîner. » Chaque jour on s’attendait à une attaque de la part de l’armée française dont les soldats se répandaient en invectives contre ce peuple de paysans qui osait résister au grand roi. Les milices de Berne et de Neufchâtel, excitées par leurs chefs, par les réfugiés, par les ministres de la religion, qui représentaient le roi de Prusse comme le défenseur de l’Evangile et Louis XIV comme l’instrument des jésuites, brûlaient d’en venir aux mains avec l’ennemi. « Que je voudrais voir Neufchâtel assailli ! écrivait avec quelque jactance le général vaudois de Saint-Saphorin, nous envahirions la Franche-Comté. » Aux prises avec l’Europe entière, craignant d’ailleurs d’exposer une province encore peu française et qui regrettait ses anciens privilèges, le roi fut obligé de laisser sans vengeance l’affront qu’il avait reçu et de renoncer à toutes ses prétentions. Il reconnut la neutralité de Neufchâtel, en attendant qu’il admît par les traités de Bade et de Rastadt la souveraineté du roi de Prusse sur ce petit État. Cette solution pacifique, après les menaces les plus hautaines, grandit Berne dans l’opinion publique et excita le plus vif enthousiasme dans les cantons évangéliques qui crurent avoir ainsi vengé les réfugiés de leurs cruels persécuteurs. La principauté de Neufchâtel fut administrée depuis par des gouverneurs que les rois de Prusse, par une politique habilement calculée, choisirent presque tous dans le corps de la noblesse émigrée.

Le marquis de Puisieux, peu flatté du rôle que sa cour lui avait fait jouer, demanda et obtint son rappel. Le comte du Luc qui lui succéda entreprit de réparer l’échec essuyé par la France, en ravivant les vieilles inimitiés entre les catholiques et les protestants. Comptant sur l’appui de Louis XIV, l’abbé de Saint-Gall se crut assez fort pour enlever à ses sujets réformés du Tockenbourg les libertés dont ils avaient été en possession jusqu’alors, et qui remontaient à la domination des comtes, leurs anciens souverains. Une grande fermentation se manifesta aussitôt dans les cantons évangéliques. De toutes les chaires de Berne, de Zurich, de Genève, de Neufchâtel, de Lausanne, s’élevèrent des prières pour le peuple du Tockenbourg exposé désormais aux injustes persécutions que les calvinistes enduraient en France depuis la révocation. Quand l’excès de l’oppression eut fait éclater la révolte en 1712, Berne et Zurich s’empressèrent de faire cause commune avec les rebelles, tandis que les cinq cantons catholiques se déclarèrent pour l’abbé de Saint-Gall. Dans ce nouveau conflit qui replongea la Suisse dans la guerre civile, les réfugiés prirent les armes et payèrent noblement de leur sang l’hospitalité qu’ils avaient reçue. Ils combattirent dans les rangs de l’armée bernoise avec cette froide résolution qu’ils avaient si souvent montrée sur les champs de bataille, et leur dévouement héroïque contribua à l’heureuse issue de la journée de Villmergen, qui contraignit les cinq cantons à signer la paix d’Arau. Ainsi, cette fois encore, ils aidèrent au triomphe du principe religieux pour lequel ils avaient souffert. L’abbé de Saint-Gall perdit ses droits sur le Tockenbourg, et Berne et Zurich, en acquérant la souveraineté d’une ligne non interrompue de territoires qui s’étendaient du lac de Genève à celui de Constance, assurèrent les communications entre les cantons protestants, et tinrent depuis facilement en échec les cantons catholiques séparés les uns des autres et affaiblis par les pertes qu’ils venaient d’éprouver.

Lorsqu’en 1742 l’infant don Philippe, à la tête d’une armée espagnole, pénétra d’Italie en Savoie et s’empara de Chambéry, et que la Suisse, effrayée de ce voisinage, ordonna des préparatifs pour faire respecter sa neutralité, les réfugiés offrirent unanimement leurs services, et l’infant fut forcé de renoncer à son projet de traverser le territoire de la confédération. Pendant les mouvements séditieux qui éclatèrent à Berne en 1749, le conseil recourut tout d’abord aux émigrés qui formaient la colonie de cette ville, et leur fit prendre les armes pour le maintien de la tranquillité publique. Ils furent partagés, dans cette circonstance, en trois compagnies, de vingt-six hommes chacune. Lors des troubles de Neufchâtel en 1768, ils montrèrent la même ardeur dans l’accomplissement de leurs devoirs civiques. Enfin dans les temps contemporains leurs descendants, soit comme officiers, soit comme soldats, n’ont cessé de se montrer dignes des exemples de désintéressement patriotique et de brillante valeur donnés par leurs ancêtres.

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