Histoire des réfugiés protestants de France

6.4 — De l’influence des réfugiés sur les lettres et les arts

Épuration de la langue française dans la Suisse romande. — Progrès de l’urbanité dans les mœurs. — Propagation de la doctrine du libre examen à Lausanne. — Barbeyrac. — Le peintre Jean Petitot. — Antoine Arlaud. — Le médecin Trouillon. — Les deux Le Sage. — Abauzit. — Influence littéraire et religieuse des ministres réfugiés. — Leurs rapports avec les protestants du Midi. — Martyre de Brousson. — Peyrol. — Antoine Court. — Réorganisation des Églises en France. — Rapports de Court avec le régent, — Sa retraite à Lausanne (1729). — Origine du séminaire de Lausanne. — Protection tacite de Berne. — Court de Gébelin. — Paul Rabaut. — Rabaut Saint-Étienne.

La présence des réfugiés ne contribua pas seulement à la défense militaire de la Suisse protestante et au progrès de l’agriculture, de l’industrie et du commerce. Elle produisit encore, au bout de peu d’années, un changement remarquable dans les habitudes et jusque dans la langue de la plupart des villes du pays de Vaud et de la république de Genève. Le français rude et grossier de ces contrées s’épura au contact de ces hommes qui apportèrent dans leur nouvelle patrie, avec les chefs-d’œuvre classiques de la littérature du grand siècle, le dialecte perfectionné qui prévalait dans le royaume de Louis XIV. Dès l’an 1703, les officiers publics de Genève reçurent ordre de rédiger en bon français les publications qu’ils avaient faites jusqu’alors dans un style rempli d’expressions empruntées au patois du pays. A Lausanne aussi la langue plus correcte et plus cultivée que parlaient les réfugiés l’emporta sur le français romand, et tout le pays de Vaud se ressentit de cette influence heureuse.

Les familles nobles qui faisaient partie de l’émigration introduisirent partout cette élégance de mœurs et cette urbanité qui distinguaient la société française du dix-septième siècle, et que les étrangers se plurent à reconnaître, dans le siècle suivant, à la société de Genève et de Lausanne. Même à Berne, où la langue et les habitudes allemandes dominaient exclusivement, non seulement les Français expatriés imposèrent leurs raffinements de langage et leur politesse exquise dans les cercles les plus élevés, mais ils ressuscitèrent jusqu’aux anciens usages de la galanterie française, jusqu’à ces fameuses cours d’amour des siècles de chevalerie que la France de Louis XIV avait elle-même oubliéesa. L’intérêt de parti ne détermina donc pas seul le bon accueil qu’ils reçurent dans ces trois villes. Elles recherchèrent en eux non seulement des frères persécutés, ou des cultivateurs habiles et des manufacturiers renommés, mais aussi des hommes appartenant à cette grande nation qui donnait le ton à l’Europe entière, des hommes aimables et polis qui savaient causer, écrire, controverser même avec agrément et esprit. On peut juger de ce caractère particulier des réfugiés de cette époque par la relation d’un Voyage en Suisse, composée par deux d’entre eux, Reboulet et Labrune. Elle contient une série de lettres dans lesquelles la nature des sites, des anecdotes de société, de mœurs, d’histoire, tiennent infiniment plus de place que les considérations politiques ou la polémique religieuse. Les touristes partent de Genève et s’embarquent sur le lac. « Nos amis, disent-ils, nous procurèrent une frégate où nous fûmes le mieux du monde. Le jour fut beau et notre compagnie était si bien choisie qu’il n’y eut rien de plus agréable que la conversation que nous eûmes sur une infinité de sujets. Il n’y eut que nos bateliers à qui le calme ne plut pas. Ils furent obligés de ramer. Ce ne fut pourtant que pendant quatre heures ; car nous nous arrêtâmes à Nyon, d’où nous ne partîmes que le lendemain. » Ils s’arrêtent à Rolle, « aimable bourg que bien des villes ne valent pas : sa situation a quelque chose d’enchanté. L’on n’y voit que des personnes bien faites. » A Morges, où ils débarquent pour se rendre en voiture à Lausanne, ils ont à se louer de la réception qui leur est faite par le bailli. « On ne voit guère de gens mieux faits que ce seigneur-là et qui aient l’esprit mieux tourné et les manières plus honnêtes. » Arrivés à Lausanne, ils visitent la cathédrale : « Vous avez ouï parlé de cette église ; on ne voit rien de plus magnifique… On n’a jamais vu tant de colonnes. Nous nous lassâmes de les compter… Le temple de Saint-François est mignon. » A Morat, les souvenirs de la défaite de Charles le Téméraire et le fameux ossuaire fixent leur attention. A Berne, ils rendent visite à « tout ce qu’il y a de gens savants et de personnes qualifiées, et tout le monde généralement s’empressait à leur faire des honnêtetés. » Les deux amis parcourent ainsi Zurich, Bade, Neufchâtel, recevant partout le meilleur accueil, répondant à cette hospitalité avec le ton le plus cordial, ne parlant pas trop de « leurs chères Églises, » s’enquérant de sermons et de théologie, car ils étaient ministres, mais non moins empressés à suivre la conversation sur tout autre terrain. Il est donc certain que les proscrits religieux, comme les proscrits laïques, fournirent leur part à ces réunions élégantes et frivoles qui formaient alors la bonne compagnie. Aux savants un peu rudes du seizième siècle avait succédé en France une génération non moins instruite et dont les formes étaient plus avenantes et empreintes d’un goût plus délicat. La Suisse romande à son tour s’imprégna de cet esprit nouveau que les réfugiés y apportèrent les premiers et dont la tradition s’est perpétuée jusqu’à nous.

a – Picot, Histoire de Genève, t. III, p. 187.

Lorsque le faible lien qui unissait entre elles les Églises protestantes fut brisé par l’irrésistible action du libre examen qui renversait les digues élevées par les premiers réformateurs contre les réformateurs futurs, lorsque l’institution chrétienne de Calvin, la confession d’Augsbourg, la confession helvétique, les arrêts des synodes, et bientôt même les textes de l’Écriture sainte furent soumis au contrôle de la raison, la Suisse romande s’attacha de préférence aux doctrines de l’ancienne école de Saumur ; à Cappel, qui appliquait à la Bible les règles de la critique historique et grammaticale ; à La Place, qui expliquait le péché originel par la corruption héréditaire des générations ; à Amyrault, qui cherchait, entre les dogmes mystérieux de la grâce et de la prédestination, une voie moyenne qui satisfît en même temps la foi et la raison. Un grand nombre de réfugiés se montrèrent favorables à cette tendance nouvelle, malgré le reproche de libertinisme et de socinianisme qui leur était adressé par leurs adversaires. Quand le sénat de Berne, effrayé de ces dissensions inévitables au sein de la réforme, voulut imposer à tous ses sujets un serment de conformité, un des membres les plus distingués de l’émigration, le célèbre Barbeyrac, ancien recteur de l’Académie de Lausanne, qui avait quitté cette ville pour accepter une chaire de droit à Groningue, se déclara publiquement en faveur du grand principe de la liberté religieuse. Il écrivit en 1718 à son ami Sinner, ancien bailli de Lausanne :

« Leurs Excellences devraient remarquer que partout, en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, les puissances et les particuliers prennent de plus en plus l’esprit de tolérance, ou plutôt l’esprit du christianisme, que des ecclésiastiques voudraient étouffer pour régner eux-mêmes sur les consciences… Les esprits ont commencé à s’éclairer et à s’adoucir, en Suisse comme ailleurs ; et vouloir ramener la contrainte serait s’exposer à quelque grande révolution, ou, du moins, faire bien des hypocrites et des parjures. Je frémis, quand je pense aux fâcheuses suites qu’aurait un arrêt souverain qui donnerait gain de cause à des ecclésiastiques brouillons… En voulant établir une parfaite uniformité de sentiments, on va multiplier les dissidents… Le meilleur moyen de rapprocher autant que possible les esprits, c’est de laisser à chacun une honnête liberté de suivre les lumières de sa conscience : c’est un droit, aussi bien qu’une obligation générale de tous les hommes… Je vous conjure, Monsieur, par tout ce qu’il y a de plus sacré, par l’intérêt de votre patrie, par votre propre gloire, et plus encore par votre piété solide et éclairée, de vouloir bien employer tout votre crédit pour maintenir les droits de la tolérance et de la liberté chrétienne… »

Le sénat de Berne persista dans son système d’orthodoxie protestante, mais les mesures de rigueur, auxquelles il se crut autorisé à recourir contre ses adversaires, ne parvinrent point à détruire dans le pays de Vaud cet esprit libéral et vraiment conforme à la raison que Barbeyrac et plusieurs de ses compagnons d’exil y avaient fait naître et qu’ils y avaient ensuite si énergiquement défendu.

Si la Suisse romande dut aux réfugiés une politesse supérieure, des mœurs plus élégantes et l’inappréciable bienfait d’une première revendication du principe de la liberté religieuse, elle n’eut pas moins à se féliciter de leur heureuse influence sur le progrès des arts, des sciences et de la littérature.

Le peintre genevois Jean Petitot avait passé sa jeunesse en Angleterre. Après la mort de Charles Ier, il vint en France et fut logé au Louvre par Louis XIV qui le chargea de faire son portrait et celui de la reine. Petitot avait porté la peinture en émail à un tel degré de perfection que le célèbre van Dyck voulut achever plusieurs ouvrages dont il n’avait laissé que des ébauches. Aidé par un savant chimiste, il avait trouvé le secret d’une couleur de l’éclat le plus merveilleux. Après la révocation, il fut enfermé au For-l’Évêque pour avoir refusé d’abjurer sa foi. Il était alors âgé de soixante-dix-huit ans. Lorsqu’il eut été remis en liberté, il revint à Genève et mourut à Vevay en 1691, après avoir rapporté dans sa patrie les trésors d’expérience qu’il avait acquis à l’étranger.

Un autre peintre genevois, né en 1668, Jacques-Antoine Arlaud, retourna également dans sa ville natale, après avoir passé une partie de sa vie en France et acquis une réputation méritée par l’exquise beauté de son coloris. Le duc d’Orléans, depuis régent, disait des miniatures d’Arlaud : « Les peintres en ce genre n’ont fait jusqu’ici que des images. Arlaud leur a appris à faire des portraits. »

La science médicale fut perfectionnée en Suisse par le réfugié Trouillon que Saint-Simon classe parmi les médecins les plus habiles de son temps. Quand le prince de Conti, à peine âgé de quarante-cinq ans, se sentit près de mourir, il obtint du gouvernement la permission de l’appeler du fond de son exil à Paris. Mais le savant proscrit arriva trop tard pour le sauver.

Le réfugié Le Sage, né à Conches en Bourgogne, en 1676, et mort à Genève en 1759, inspira le goût de la philosophie à ses nombreux disciples et publia plusieurs ouvrages estimés de ses contemporains. Son fils qui naquit à Genève en 1724, et qui fut admis au droit de bourgeoisie en 1770, se distingua par des investigations heureuses dans plusieurs branches des sciences exactes. Il devint membre correspondant de l’Académie des sciences de Paris, et celle de Rouen lui décerna un prix pour son mémoire sur les affinités chimiques.

Un autre émigré, dont le caractère antique excitait jusqu’à l’admiration de Voltaire et de Rousseau, Abauzit, d’Uzès, étonna sa patrie adoptive par la profondeur et l’universalité de son génie. Issu, dit-on, d’un médecin arabe du moyen âge, il fut, après la révocation, arraché encore enfant à sa mère, qui était protestante, et placé dans un collége catholique. Elle parvint cependant à l’en retirer et le fit passer à Genève. Les bourreaux du Languedoc l’en punirent en la jetant dans un cachot ; mais le dépérissement subit de sa santé l’ayant fait mettre en liberté, elle rejoignit son fils sur la terre d’exil, et, tant qu’elle vécut auprès de lui, elle ne cessa de lui donner l’exemple de la vie la plus pure et de lui redire dans ses discours que le bonheur ne consiste ni dans les richesses ni dans les plaisirs, mais qu’il est le fruit assuré de la connaissance de la vérité et de la pratique de la vertu. Ses études achevées, Abauzit alla voyager en Hollande en 1696. Ce pays libre qui avait donné asile à tant de Français bannis eut pour lui un singulier attrait. Il y séjourna longtemps dans la société de Bayle, de Basnage et de Jurieu.

A Londres, il vit Saint-Evremond, ce réfugié philosophe, dont la maison était toujours ouverte aux hommes éminents de l’émigration religieuse, et Newton, qui l’apprécia si bien qu’il lui envoya son Commercium epistolicum, avec ces mots : « Vous êtes bien digne de décider entre Leibnitz et moi. » Le roi Guillaume lui fit des offres brillantes pour le retenir en Angleterre, mais sa mère le rappelait à Genève et il ne tarda pas à y retourner.

M. Villemain a caractérisé avec un tact exquis ce penseur un peu étrange que Rousseau comparait à Socrate, mais qui avait le tort de ne communiquer sa science et sa sagesse qu’à un petit nombre de personnes admises dans sa confidence intime : « Ces prémices de persécution, dit-il, avaient dû inspirer au jeune homme l’esprit de tolérance et de liberté, en même temps qu’une grande variété d’études favorisait en lui le libre penser. Mais il n’en resta pas moins religieux. Il prit part à la traduction française de l’Évangile, publiée à Genève ; et, pendant le cours de sa longue vie, il ne cessa jamais de s’occuper de théologie et de critique sacrée. Rien, dans ses travaux, ne porte le caractère du scepticisme. Il y a plus de charité que de dogme, mais souvent le langage d’une persuasion vive, bien éloignée de la polémique anti-chrétienne. Voltaire l’a nommé quelque part le chef des ariens de Genève ; et il paraît en effet incliner au sentiment des unitaires : mais avec quelle réserve et quelle gravité religieuse ! Ses deux écrits : Sur la connaissance du Christ, et Sur l’honneur qui lui est dû, ont inspiré les belles pages qui, dans la profession de foi du Vicaire savoyard, choquait si vivement Voltaire, comme une inconséquence et un désaveu d’incrédulité.

« Admirable, ajoute-t-il, dans la modestie et la simplicité de ses mœurs, et possédant son âme en paix jusqu’à l’âge de quatre-vingt-huit ans, Abauzit fut, à Genève, le vrai et silencieux modèle de ce christianisme philosophique dont Rousseau devint par moment l’incomparable orateurb. »

b – M. Villemain, Littérature au dix-huitième siècle, t. II, p. 106-107. Édition de 1846.

C’est surtout dans les lettres d’Abauzit à Mairan que l’on peut apprécier la rare pénétration de son esprit. Qu’il nous suffise, pour en marquer la profondeur, de rappeler qu’il s’occupa avec S’Gravesende de la solution de divers problèmes de mathématiques et de physique ; qu’il s’aperçut d’une faute échappée à Newton dans son livre des Principes mathématiques, lorsqu’il n’y avait peut-être pas dans toute l’Europe trente personnes capables de les comprendre, et que Newton corrigea son erreur dans la seconde édition de son ouvrage ; qu’un des premiers il adopta les idées nouvelles et proclama les merveilleuses découvertes de ce hardi novateur, parce qu’il était assez grand géomètre pour en saisir la vérité et pour en deviner la portée.

L’impression extraordinaire qu’il produisit sur ses concitoyens semble respirer dans l’appréciation suivante de son contemporain Senebier : « On ferait tort, dit-il, à Abauzit en le jugeant uniquement par les écrits qu’on a publiés dans ses œuvres posthumes. Il ne voulait pas qu’aucune vît le jour. Il en faisait même si peu de cas qu’il ne les redemandait jamais quand il les avait prêtées, et qu’il ne craignait pas de les brûler quand il les avait sous la main. Ceux-là seuls peuvent se faire une juste idée du grand mérite d’Abauzit qui l’ont personnellement connu. Eux seuls ont pu remarquer la précision et la justesse de ses idées, l’étendue de ses vues et la solidité de ses jugements. Abauzit savait parfaitement plusieurs langues ; il avait approfondi l’histoire ancienne et moderne ; il était un des géographes les plus scrupuleux ; il avait corrigé toutes les cartes de son atlas, et le célèbre Pocoke crut qu’Abauzit avait voyagé comme lui en Égypte par la description exacte qu’Abauzit lui fit de ce pays éloigné. Il avait poussé aussi loin l’étude de la géométrie et même des parties les plus profondes des mathématiques. Il y avait joint une connaissance très ample de la physique ; enfin il était extrêmement versé dans la connaissance des médailles et des manuscrits. Toutes ces différentes sciences étaient tellement disposées dans son esprit, que, dans un instant, il pouvait rassembler tout ce que l’on savait de plus intéressant sur chacune d’elles. En voici un exemple remarquable : Rousseau travaillait à son dictionnaire de musique ; il s’était occupé en particulier de la musique des anciens, et il venait de faire sur cet objet des recherches très laborieuses qu’il croyait complètes. Il en parla à Abauzit qui lui rendit un compte fidèle et lumineux de tout ce qu’il avait appris par un travail long et opiniâtre, et lui découvrit même beaucoup de choses qu’il ignorait encore. Rousseau crut qu’Abauzit s’occupait alors de la musique des anciens ; mais cet homme, qui savait tant de choses et qui n’avait jamais rien oublié, lui avoua naïvement qu’il y avait trente ans qu’il avait étudié cette matière.

« On ne pouvait connaître Abauzit sans être profondément pénétré de respect pour sa science universelle et modeste, et c’est sans doute la grande impression qu’elle fit sur Rousseau qui engagea ce dernier à lui adresser le seul éloge qu’il ait jamais fait d’un homme vivant, mais en même temps le plus beau des éloges et le mieux méritéc. »

c – Jean Senebier, Histoire littéraire de Genève, t. III, p. 63 sq. Genève, 1786.

Il nous reste à constater l’influence à la fois littéraire et religieuse qu’exercèrent les nombreux ministres qui s’établirent à Genève, à Lausanne et dans les autres villes de la Suisse française. L’action de ces martyrs de la foi dépassa plus d’une fois les étroites limites du pays qui leur servait d’asile. Elle s’étendait souvent sur les provinces voisines de la France, et même sur toute la société protestante du midi du royaume, de telle sorte que ce petit coin de terre devint un obstacle réel à l’établissement définitif du régime odieux inauguré par l’acte de la révocation. Trois classes de réfugiés se sont succédé depuis cent cinquante ans dans le pays de Vaud et dans les cantons limitrophes : les réfugiés religieux du temps de Louis XIV, les réfugiés littéraires de celui de Louis XV, les réfugiés politiques de l’époque contemporaine. Tous s’efforcèrent à leur tour de réagir par leurs écrits et par leurs actes sur la patrie qui les avait rejetés de son sein. Le rôle des premiers est le seul qui entre dans le cadre de l’histoire que nous essayons d’esquisser.

Dès la fin de l’année 1685, plus de deux cents pasteurs s’étaient retirés en Suisse. On en comptait environ quatre-vingts dans la seule ville de Lausanne. Mais du fond de leur exil ils ne cessaient de correspondre avec leurs anciens troupeaux. Souvent ils retournaient secrètement en France pour les confirmer dans leur attachement à la réforme. Ils prêchaient dans les assemblées du désert, donnaient les sacrements, bénissaient les mariages, au risque de trouver la mort au milieu de ces populations fidèles auxquelles ils venaient apporter la parole de vie. Le ministre Claude Brousson étant ainsi rentré furtivement à Nîmes en 1698 fut pris, jugé conformément aux édits et pendu. Son collègue Peyrol prêchait à Genève lorsqu’on vint lui annoncer la fatale nouvelle. Il en donna connaissance à son auditoire, et s’accusa devant lui de faiblesse, pour avoir abandonné un poste à la garde duquel Brousson était mort en chrétien. Son émotion fut si vive, sa douleur si profonde, qu’en descendant de la chaire il se mit au lit et ne se releva plus. Mais peu à peu les protestants épars dans le Languedoc et dans les provinces voisines furent visités plus rarement par leurs anciens pasteurs. Ils continuaient cependant à se réunir au milieu des forêts et des montagnes, dans des cavernes immenses, loin des lieux habités, le plus souvent à la faveur de la nuit. Ce silence, ce mystère, ces torches dont la clarté vacillante projetait au loin les ombres des fidèles, ces chants lugubres et plaintifs interrompus seulement par la lecture solennelle de la Bible, ou par les cris des sentinelles à l’approche des soldats, remplissaient tous les cœurs d’un effroi religieux. Bientôt l’imagination surexcitée de ces populations ardentes se transforma en exaltation et en délire. Des visionnaires qui se croyaient inspirés de Dieu et doués de la faculté de prévoir l’avenir, et sans doute aussi des imposteurs qui jouaient le rôle d’enthousiastes, parurent dans ces assemblées nocturnes, prêchant et prophétisant tour à tour, et quelquefois faisant entendre des appels sinistres à la révolte. Les armées de Louis XIV avaient réprimé le soulèvement des Camisards, mais un sombre fanatisme s’était emparé des esprits, et c’en était fait peut-être de la pureté de la doctrine protestante dans les Cévennes, quand un jeune homme, marchant sur les traces des apôtres, mesura d’un coup d’œil ferme et sûr l’étendue du péril, et résolut de consacrer sa vie entière à le combattre et à le détruire. Il s’imposa seul cette tâche glorieuse : il l’accomplit avec l’appui des pasteurs retirés à Genève et à Lausanne.

Antoine Court naquit à Villeneuve en Vivarais, en 1696. La nature l’avait admirablement doué. Un sens droit, une remarquable facilité d’élocution, un courage inébranlable joint à un rare esprit de conduite, une vigueur extraordinaire pour supporter les plus rudes fatigues du corps et de l’âme, une extrême aménité dans son commerce intime, un dévouement sans bornes à la religion de ses pères : telles furent les qualités qui, lui tenant lieu d’études et de toutes les autres ressources de l’éducation dont il avait été privé, le mirent en état d’agir sur les populations égarées du Midi et de mériter le titre de restaurateur du protestantisme en France.

Il dirigea ses premiers efforts contre la secte des inspirés qui déshonoraient la religion réformée et qui l’auraient entièrement perdue à la longue, s’ils n’avaient été énergiquement réprimés. Dès l’âge de dix-sept ans, il parcourut le Vivarais où ces fanatiques comptaient le plus d’adeptes, et bravant le reproche de faire la guerre à Dieu, il lutta courageusement contre leurs dangereuses doctrines. Mais les efforts d’un seul homme eussent été insuffisants pour réorganiser les Églises. A l’âge de vingt-sept ans, il convoqua secrètement une assemblée d’hommes choisis parmi les plus éclairés et les plus résolus du parti. Le 21 août 1715, ils se trouvèrent réunis au nombre de neuf dans un lieu désert. Sur l’invitation de Court ils élurent, à l’exemple des anciens consistoires, un modérateur qui remplit à la fois les fonctions de président et de secrétaire. Ce titre lui fut conféré à la pluralité des suffrages. Les synodes étaient supprimés depuis trente ans. Cette assemblée les fit revivre. Elle prescrivit, en effet, pour règle de croyance, la confession de foi des Églises réformées de France, remit en vigueur la discipline ecclésiastique, organisa des consistoires dans les villages protestants, et interdit la prédication aux inspirés. Ainsi, au moment même où Louis XIV était agonisant au milieu des splendeurs de Versailles, le protestantisme qu’il croyait entièrement abattu se relevait de ses ruines, dans les montagnes du Vivarais, par les soins d’un enfant sans nom et de quelques hommes illettrés et obscurs.

Il n’y avait alors en France qu’un seul ministre qui fût régulièrement consacré. Il se nommait Roger, et il avait reçu l’ordination dans le Wurtemberg. Court et ses collaborateurs à Nîmes, Corteis et Maroger, n’étaient que proposants, et ils ne pouvaient en conséquence ni administrer les sacrements, ni bénir les mariages. Pour renouer les traditions interrompues, le plus âgé d’entre eux, Pierre Corteis, se rendit à Zurich, y reçut l’imposition des mains prescrite par les lois ecclésiastiques, et de retour en France, il consacra à son tour Antoine Court dans un synode tenu en 1718. Depuis ce jour le jeune pasteur se voua sans réserve à sa haute mission. Mais il avait besoin d’auxiliaires, et il n’était pas facile d’en trouver dans une carrière au bout de laquelle on n’entrevoyait que la roue et le gibet. Court n’hésita pas à les chercher lui-même. Il parcourut les provinces du Midi, arracha des ateliers ou de la charrue des jeunes gens auxquels il reconnaissait assez d’aptitude pour apprendre, assez de courage pour affronter la mort, se fit lui-même leur instituteur et les remplit de la conviction ardente dont il était embrasé. Bientôt les assemblées du désert devinrent plus fréquentes et plus régulières. On y lisait l’Évangile, on chantait des psaumes, on récitait des prières, on distribuait les sacrements, on s’exhortait mutuellement au martyre. Obligé de se cacher dans les forêts les plus impénétrables des Cévennes, de coucher souvent dans les antres des rochers, Court s’exposa bien des fois à tomber entre les mains des soldats envoyés à sa poursuite. Un jour, il n’échappa que par une sorte de miracle de la ville d’Alais. Le commandant instruit de son arrivée avait appelé la garnison sous les armes, fait garder les portes et ordonné des perquisitions dans toutes les maisons. Sa perte semblait certaine. Un jour entier et la nuit suivante, il resta caché dans un fumier recouvert de planches, où personne ne s’avisa de le chercher. Contraint enfin par la faim de sortir de sa retraite, il prit un air si tranquille et si assuré qu’il eut le bonheur de passer auprès des sentinelles sans être reconnu. Par une coïncidence bizarre, au moment même où les autorités le poursuivaient comme un criminel, il leur rendait un service inappréciable en empêchant une révolte qui pouvait compromettre gravement la tranquillité du royaume.

Le cardinal Albéroni cherchait à créer un parti en faveur de Philippe V. Comptant sur les protestants dont il connaissait les malheurs, il leur envoya des émissaires pour leur promettre son appui, s’ils prenaient les armes. Le régent, informé de ces menées, eut recours à Basnage avec lequel il était en correspondance, et, d’après le conseil de cet illustre proscrit, il dépêcha un gentilhomme près de Court, pour le prier d’employer son crédit à maintenir les protestants dans la soumission. Il apprit bientôt, avec cette satisfaction vive qui suit la crainte, que le pasteur du désert avait devancé ses vœux, qu’une partie des agents espagnols était déjà éconduite, qu’on s’efforçait de faire échouer les sollicitations des autres, et que Court ne cessait, au péril de sa vie, d’inspirer des sentiments pacifiques à ce petit nombre de personnes fanatisées que trente ans d’ignorance et l’application prolongée d’une législation barbare pouvaient égarer. Touché de ces dispositions si différentes de celles qu’il attendait, le prince fit offrir au jeune homme une pension considérable, avec la permission de vendre ses biens et de sortir du royaume. Court refusa pour ne pas consentir volontairement à l’espèce d’exil à laquelle ces faveurs l’eussent condamnéd.

d – Sur les négociations du régent avec Antoine Court, voir les curieux détails donnés par Court de Gébelin dans son Monde primitif, t. I, p. v, vi, vii.

Ce qu’il ne crut pas devoir faire alors à des conditions avantageuses, il fut obligé de le faire dix ans plus tard, lorsque les lois pénales, renouvelées à la majorité de Louis XV, pesèrent avec une égale force sur lui et sur sa famille qu’il ne pouvait plus rendre heureuse au sein de sa patrie. Il comptait d’ailleurs chercher à l’étranger des appuis nouveaux et puissants à ses frères opprimés. En 1729, il se retira à Lausanne, où sa femme l’avait devancé et où il fut reçu avec la distinction la plus flatteuse. Cette ville hospitalière lui accorda une pension avec le droit de bourgeoisie, et, dans ce pays tout rempli de réfugiés, il goûta pour la première fois un repos qu’il n’avait pas connu depuis son enfance. Mais, du fond de sa retraite, il ne cessa de tourner ses regards vers ses frères opprimés et d’entretenir avec eux une correspondance active, pour les diriger par ses conseils et pour les exhorter à la patience et à la résignation. Des dissensions religieuses ayant éclaté en Languedoc, il y retourna tout à coup en 1744 et parut seul au milieu des Églises divisées pour leur apporter la paix. A sa voix vénérée, les animosités tombèrent, et le calme troublé depuis onze ans se rétablit en un jour. Lorsqu’avant de repartir pour Lausanne, il convoqua près de Nîmes, dans un endroit solitaire, une assemblée des fidèles, près de dix mille hommes y accoururent. Il leur parla avec une éloquence énergique qu’il n’avait encore déployée au même degré dans aucun de ses discours, leur rappela les devoirs qu’ils avaient à remplir comme chrétiens, comme frères, comme sujets ; les exhorta à la paix, à la concorde ; puis leur adressa ses derniers adieux et s’éloigna pour toujours au milieu de l’émotion générale.

Le principal but du long séjour de Court à Lausanne fut la fondation d’un établissement qui pourvût de pasteurs les Églises françaises. Il s’efforça d’intéresser à cette œuvre le zèle religieux et la charité des protestants de Suisse, de Hollande, d’Angleterre et d’Allemagne. Il composa des mémoires, entreprit des voyages et s’associa dans une grande partie de ses démarches avec Duplan, gentilhomme d’Alais, qui alla collecter par toute l’Europe pour les fidèles sous la croix. Les mêmes mains qui ouvraient à l’étranger des asiles pour les réfugiés indigents et qui faisaient parvenir leurs aumônes pieuses aux protestants condamnés aux galères, étendirent aussi leurs bienfaits sur l’objet des sollicitations de ces deux exilés volontaires. L’archevêque de Cantorbéry, William Wake, les Églises wallonnes de la Hollande, celles du Brandebourg, le gouvernement de Berne et les réformés du midi de la France organisèrent des souscriptions pour défrayer de jeunes Français qui devaient étudier en Suisse, se vouer au saint ministère et retourner ensuite dans leur patrie où le martyre les attendait presque toujours. Ce fut en 1729 que s’ouvrit le séminaire de Lausanne, placé tout d’abord sous la direction de Court, qui avait été revêtu secrètement du titre de député général des Églises, renouvelé en sa faveur, après avoir été porté pour la dernière fois par le marquis de Ruvigny. Le gouvernement de Berne, de peur de blesser le roi de France en favorisant ouvertement un établissement qui pouvait lui déplaire, ne le prit que sous sa protection tacite. Toutefois le mystère dont on l’entourait à dessein ne fut pas tellement impénétrable, qu’il pût échapper à la connaissance de l’ambassadeur français. Mais sans doute la cour de Versailles, convaincue désormais de l’impossibilité d’extirper le protestantisme dans le royaume, vit sans trop de dépit que ces ministres fussent élevés dans un pays exempt de fanatisme, français par sa langue et ses sympathies politiques, et dans lequel ils ne pouvaient puiser des sentiments de haine contre leur patrie.

Pendant le reste de sa vie laborieuse et vraiment apostolique qui se prolongea encore plus de trente ans, Court ne cessa de consacrer tous ses soins à cette grande institution religieuse qui, dans l’espace de quatre-vingts ans, a fourni à la France plus de quatre cents prédicateurs. Le professeur George Polier de Bottens le seconda puissamment et l’aida à organiser définitivement cette école des pasteurs du désert, dont les règlements intérieurs et les conditions de durée ne furent jamais complètement connus du gouvernement français. En 1787, au moment où l’abbé Bonnaud composait son discours adressé à Louis XVI pour le détourner du projet d’accorder aux protestants l’état civil, l’évêque de Lausanne et de Fribourg écrivit aux ministres du roi qui lui avaient demandé des renseignements précis : « Ce séminaire est distinct en tout point de l’académie qui est pour les Suisses. Là se trouvent vingt ou vingt-quatre Français protestants qui doivent avoir les Églises de leur pays. Ils y restent trois ans, font des cours de morale, de philosophie, théologie, Écriture sainte, sous des professeurs distincts de ceux de l’académie, sans en porter le titre. Les uns sont consacrés par ces maîtres en chambres privées ; les autres, après avoir été examinés et après avoir obtenu un acte de capacité, retournent chez eux et sont consacrés par le synode de leur province. Un comité de sept à huit personnes, laïques et ecclésiastiques, les plus comme il faut de la ville de Lausanne, les placent eux-mêmes en diverses pensions et leur donnent environ quarante livres de France par mois. Ils ne disent point d’où ils tirent ces fonds et gardent un profond secret… »

L’évêque de Fribourg ignorait encore avec tout le monde que la volonté des donateurs avait laissé l’administration des fonds à un comité particulier qui siégeait à Genève et qui, pour tromper la surveillance du Résident français, voilait le véritable objet de sa gestion financière et employait des précautions si minutieuses que, si ses papiers avaient été saisis, ils n’auraient rien appris au gouvernement français. Il ne savait pas que, pour assurer complètement le mystère que l’on observait avec une sorte de terreur, le comité faisait même détruire régulièrement ces papiers au bout d’un certain nombre d’années, évitant ainsi jusqu’à la possibilité de compromettre un jour les protestants de France qui entretenaient avec lui une correspondance défendue par les lois du royaume, et les ministres genevois qui étaient en désobéissance envers leurs magistrats par les relations qu’ils conservaient avec les pasteurs du désert.

C’est ainsi que prit naissance et que se maintint cette pépinière de jeunes ministres, qui remplaça les écoles détruites de Saumur et de Sedan. Créée pour garantir un enseignement religieux aux populations protestantes du Midi, elle subsista jusqu’au jour où la création de la faculté de théologie de Montauban par Napoléon mit un terme naturel à sa mission, en lui permettant d’abdiquer dans les mains des établissements fondés en France par l’autorité souveraine.

[Sur Antoine Court et sur le séminaire de Lausanne, nous avons consulté deux lettres inédites de M. de Végobre fils, dont le père avait été le confident intime du restaurateur des Églises. Elles nous ont été communiquées par M. Coquerel fils, à qui elles appartiennent. M. Munier-Romilly et M. Cellérier, de Genève, nous ont également fourni des renseignements précieux. Parmi les ouvrages imprimés nous avons eu recours à l’Histoire des Églises du Désert, par M. Charles Coquerel, t. I, passim ; à la Notice historique sur l’Église réformée de Nîmes, par Borrel, pp. 29-33 (Nîmes, 1837) ; à plusieurs dissertations du Monde primitif, par Court de Gébelin, principalement à celle intitulée De nos premières études, dans le tome premier.]

Parmi les élèves du séminaire de Lausanne, Court de Gébelin, Paul Rabaut et Rabaut Saint-Etienne, célèbres tous trois à des titres divers, mais dont les efforts convergèrent toujours vers un même but, l’affranchissement des protestants de France, méritent une mention spéciale dans cet ouvrage. Le premier était fils d’Antoine Court. Né à Lausanne, il fit ses études dans cette ville, au milieu des descendants des réfugiés, et fut consacré jeune encore au saint ministère. Après la mort de son père, en 1760, il quitta le pays de Vaud, et alla visiter en France les Églises du désert. Pour éviter d’être reconnu et arrêté, il se fit appeler Gébelin, nom de fantaisie adopté autrefois par son père, et que l’on avait employé sur les adresses des lettres qu’on lui faisait parvenir de l’intérieur du royaume, afin d’en dérober le secret à la police. Il vit à Uzès, patrie de sa mère, les champs et l’humble maison que, dans sa fuite précipitée, elle avait été contrainte d’abandonner et qui étaient passés dans des mains étrangères. Mais il les vit sans envie, et, lorsqu’on lui indiqua les moyens d’en obtenir la restitution, il refusa d’y recourir, ne pouvant se résoudre à déposséder les propriétaires qui en jouissaient depuis tant d’années. Il débuta par la publication de deux importants ouvrages dont son père avait préparé les matériaux : le Français patriote et impartial, et l’Histoire de la guerre des Camisards. Puis il vint à Paris, et, après dix années des études les plus laborieuses et les plus persévérantes, il fit paraître son traité du Monde primitif, qui lui valut deux prix de l’Académie française et la place de censeur royal dont sa qualité de protestant semblait devoir l’exclure. Dès lors il employa la haute considération dont il était entouré à plaider auprès des grands la cause de ses frères opprimés. Un jour, il osa présenter au duc de La Vrillière un mémoire en faveur de quelques prisonniers pour cause de religion. « Savez-vous, lui dit le ministre d’un ton menaçant, que je vous ferai pendre » — « Je sais, monseigneur, répondit-il sans trembler, que vous le pouvez, mais je sais aussi que vous êtes trop juste pour le faire et j’espère que vous daignerez m’écouter. » Le ministre étonné reçut le mémoire et dans la suite il se montra toujours partisan de la tolérance. Déjà précédemment, dans ses Toulousaines, il avait publié des détails alors inconnus sur le procès de Calas, et appelé peut-être le premier l’attention de Voltaire sur cet événement tragique. En même temps il avait dénoncé à l’indignation publique le supplice du pasteur Rochette, ancien élève du séminaire de Lausanne, et celui de trois autres martyrs de la foi protestante, les frères Grenier, gentilshommes verriers, condamnés à mort pour être sortis en armes un jour d’émotion populaire. Nommé agent et député des Églises à Paris, et représentant du comité qui dirigeait le séminaire de Lausanne, il devint en quelque sorte le directeur d’un ministère de la religion réformée. Mais il n’eut pas le bonheur de voir ses efforts couronnés par un succès complet. Il mourut en 1784, trois ans avant la célèbre ordonnance de Louis XVI qui rendit aux protestants l’état civil et dont il avait, plus que tout autre, préparé la promulgation par la popularité de ses écrits et par l’estime qu’il avait su inspirer aux hommes les plus éminents de la société parisienne.

Paul Rabaut et son fils Rabaut Saint-Étienne furent élèves, comme Court de Gébelin, dans l’exil, au milieu des fils et des petits-fils des protestants expatriés en 1685 ; mais, plus heureux que lui, ils vécurent assez pour voir enfin des jours meilleurs luire sur leur patrie.

En 1736, Antoine Court, dans une de ses tournées en France, descendit chez un marchand de draps de Bédarieux. Il remarqua dans le fils de son hôte des dispositions extraordinaires pour l’étude des sciences et en même temps une conviction religieuse pleine d’ardeur et d’exaltation. Animé d’un vif espoir, il lui proposa d’embrasser la carrière ecclésiastique et de le suivre à Lausanne. Le jeune homme y consentit avec joie et fut consacré ministre en 1739. C’était Paul Rabaut. De retour en France, il fut attaché à l’Église de Nîmes, et telle fut l’influence de sa parole saintement éloquente et de son caractère conciliant, que protestants et catholiques l’environnèrent du même respect. L’évêque de Nîmes, Becdelièvre, qui n’avait pas le talent oratoire de Fléchier, mais qui avait hérité des vertus épiscopales, de l’amour de la tolérance et de la charité de son illustre prédécesseur, conçut pour Rabaut une estime sincère, et, pour la première fois en France, on vit un évêque et un ministre se concerter entre eux et travailler à un rapprochement entre les habitants d’une même ville profondément divisée par les dissentiments religieux.

Comme Court de Gébelin, Rabaut s’était proposé de poursuivre par toutes les voies légales l’émancipation de ses frères. Il écrivit un mémoire en leur faveur et se chargea de le faire parvenir sous les yeux de Louis XV. L’entreprise était difficile et périlleuse. Accompagné d’un ami dévoué, il vint à Uchaud pour y attendre le passage du marquis de Paulmi qui se rendait à Montpellier. A son arrivée, il s’approche seul de sa voiture, modeste dans sa contenance, mais le regard assuré ; il déclare son nom, sa qualité, le but de son message, et présente l’écrit. Touché de cet acte de confiance héroïque, le général dont les pouvoirs étaient presque illimités, et qui, d’un seul geste, pouvait le faire pendre, sans aucune formalité de justice, se découvre, reçoit le mémoire et promet de le remettre entre les mains du roi. Il tint parole, et de ce jour les poursuites contre les religionnaires perdirent de leur rigueur dans le Languedoc.

Mais en contribuant à adoucir le sort de ses frères, Rabaut rendit le sien plus rigoureux. Le gouverneur de la province, irrité de sa démarche, mit sa tête à prix. Traqué de toutes parts, le courageux ministre se retirait la nuit dans les grottes des montagnes on dans les bergeries isolées qui se trouvent en grand nombre dans les garrigues incultes des alentours de Nîmes. Enfin, en 1762, il obtint du prince de Beauveau une sorte de tolérance tacite. Les protestants nîmois choisirent alors pour leurs réunions d’hiver un vaste amphithéâtre situé sur le chemin d’Alais, au bord du torrent de Cadereau, et que l’on nommait l’Ermitage. Là, sur des sièges construits avec des pierres amoncelées, se plaçaient chaque dimanche six à huit mille personnes avides d’entendre la parole inspirée de leur pasteur. L’été, ils transportaient leurs assemblées dans une ancienne carrière, nommée Lecque, qu’environnaient de toutes parts des rochers immenses et à laquelle on n’arrivait que par deux sentiers étroits. Les rayons brûlants du soleil ne pouvaient y pénétrer, et les fidèles s’y trouvaient à l’abri des chaleurs du jour et des pluies d’orage. Ce fut dans cette sombre cavité que la voix éclatante de Rabaut retentit plus de vingt ans et entretint dans les cœurs la foi et l’espérance. Trois ministres animés du même zèle et prêts à braver les mêmes dangers le secondèrent dans cette difficile mission : Paul Vincent, Puget, Encontre, et, plus tard, son propre fils Rabaut Saint-Étienne.

Jean-Paul Rabaut, dit Saint-Étienne, né dans la proscription religieuse en 1742 et victime de la proscription terroriste en 1793, fit ses études à Lausanne sous la direction de Court de Gébelin, qui n’avait pas encore quitté cette paisible retraite pour aller recueillir sur un théâtre plus vaste la gloire qu’il allait devoir à son immense savoir. La communauté de foi et de malheur forma dès lors entre le maître et le disciple une amitié si étroite que jamais elle ne s’altéra depuis. Ses études achevées, Saint-Étienne embrassa l’état périlleux de son père et revint au milieu de ses frères pour partager leur sort et pour affronter la persécution religieuse qui se ralentissait quelquefois, mais qui se renouvelait toujours. A peine rentré en France, il apprit l’exécution de Rochette, condamné à mort par le parlement de Toulouse pour avoir prêché dans les assemblées du désert, et, loin de faiblir, il vint exercer dans le ressort de la même cour de justice les fonctions de son dangereux ministère. La tolérance, la soumission aux lois, l’amour du monarque, la résignation et l’oubli des injures, tels étaient les sujets que sa mâle éloquence se plaisait à développer devant ses auditeurs. A l’exemple de son père, il s’appliquait à calmer les haines et à maintenir la paix dans ces contrées tant de fois ensanglantées par les guerres religieuses. Non seulement il prêcha la tolérance, mais il la défendit dans un ouvrage célèbre intitulé le Vieux Cévenol. Resserrant en un cadre historique toutes les lois promulguées depuis Louis XIV contre les protestants, il composa une sorte de roman où les malheurs subis par ses frères, sous l’empire de cette législation barbare, étaient ingénieusement décrits dans le tableau de la vie d’Ambroise Borély, proscrit imaginaire que l’auteur faisait mourir à Londres, à l’âge de cent trois ans. Étranger aux idées exclusives d’une fraction de son parti, lorsque le diocèse de Nîmes perdit son évêque Becdelièvre, il se fit l’interprète de la douleur publique en composant l’éloge funèbre de cet homme vénérable. Le comte Boissy d’Anglas, qui habitait alors cette ville, fit parvenir son écrit à La Harpe avec lequel il était lié. Le célèbre critique lui répondit : « Vous m’avez envoyé un excellent écrit ; voilà la véritable éloquence, celle de l’âme et du sentiment. On voit que tout ce qui sort de la plume de l’auteur est inspiré par les vertus qu’il célèbre. Je vous prie de remercier votre digne ami. »

Un grand projet occupait depuis longtemps l’âme généreuse du pasteur nîmois : celui de réclamer du gouvernement la concession d’un état civil pour les protestants. Encouragé par La Fayette qui, passant en Languedoc après sa glorieuse campagne d’Amérique, lui avait promis sa puissante intervention, il vint à Paris, et, soutenu par celui que l’on appelait alors le citoyen des deux mondes et qui était entouré de tout le prestige de sa popularité naissante, appuyé chaleureusement par Malesherbes et par le marquis de Breteuil, il obtint du roi le célèbre édit de 1787 qui fut la première réparation de la grande erreur de Louis XIV. Paul Rabaut vivait encore, sans avoir un lieu sûr où reposer sa tête. Le vieux pasteur du désert put enfin retourner à Nîmes et y construire une maison dans une rue que l’on appela et que l’on appelle encore la rue de M. Paul.

Lorsque Louis XVI convoqua les États-Généraux en 1789, Rabaut Saint-Étienne fut nommé le premier des huit députés du tiers-état que devait élire la sénéchaussée de Toulouse. Le 15 mars 1790, il fut proclamé président de l’Assemblée nationale. En annonçant cette nouvelle à son père il termina sa lettre par ces mots : Le président de l’Assemblée nationale est à vos pieds. L’un des premiers, il réclama l’établissement du jury, la liberté réglée de la presse et, avant tout, celle des cultes et des consciences, conséquence immédiate de l’édit que les protestants devaient à l’heureuse initiative du monarque. Après la révolution du 10 août, il fut entraîné bientôt dans la perte des Girondins et envoyé à l’échafaud, le 5 décembre 1793. Paul Rabaut fut lui-même incarcéré dans la citadelle de Nîmes et n’en sortit qu’après le 9 thermidor. La constitution de l’an III ayant consacré définitivement la liberté religieuse, il en célébra l’inauguration par un discours solennel, dans lequel il évoqua les vieux et douloureux souvenirs des temps passés et attendrit jusqu’aux larmes l’immense auditoire réuni pour l’entendre. Mais ce fut la dernière fois que le noble vieillard parut en chaire. Il mourut peu de jours après à l’âge de quatre-vingts ans.

[Notice historique sur l’Église réformée de Nîmes, par Borrel, pp. 33-52. Nîmes, 1837. — Notice sur Rabaut Saint-Étienne, par le comte Boissy d’Anglas. Cette notice se trouve en tête du Vieux Cévenol réimprimé à Paris en 1821.]

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