Histoire des réfugiés protestants de France

11. — Lettre du pasteur Scion au magistrat d’Amsterdam

Lettre adressée par le ministre Scion au magistrat d’Amsterdam, au nom des protestants français réfugiés dans cette ville, le 24 mars 1684.

   « Nosseigneurs,

Le fondateur de l’ancienne république des Juifs, dont la police estoit si admirable, le fameux Moïse, qui nous a laissé de si belles loix, raconte, dans le premier de ses livres, que Dieu en créant le monde ne se contenta pas de réfléchir chaque jour sur ses ouvrages, l’un après l’autre, et pièce à pièce à mesure qu’il les tiroit du néant, et d’en remarquer la bonté, naturelle et essentielle ; Dieu vit que cela estoit bon, dit cet écrivain sacré coup sur coup et jusqu’à six fois, selon l’ordre et les degrés de la création : mais que le dernier jour, après avoir achevé les cieux et la terre, il considéra ces mêmes ouvrages tous ensemble par ce rapport qu’ils ont les uns avec les autres, et par cette harmonie qui les unit, et les fait conspirer au bien de l’univers, et que dans cette vue ils lui parurent encore meilleurs et plus excellents : Dieu vit toutes les choses qu’Il avoit faites, et elles estoient très bonnes, ajoute ce saint homme en finissant l’histoire de ce grand chef d’œuvre.

Cette conduite du Créateur dans la production du monde physique est un modèle de la conduite des Souverains dans l’établissement des États, le monde politique dont ils sont les créateurs. Ces dieux visibles de la terre (Psa.82.6), comme les nomme un prophète, ne regardent pas seulement en particulier et séparément les nouveaux ouvrages qu’ils y font de jour à autre comme des choses bonnes en elles-mêmes et dans leur nature ; leur vue s’étend plus loin, et ils les considèrent encore en général et conjointement par rapport au public et par cet enchaînement qui les lie, et qui les fait servir au bien de la société civile, en quoi ils trouvent un nouveau degré de bonté qui s’en va jusque dans l’excellence.

C’est, Nosseigneurs, dans cette double perspective que le vénérable magistrat d’Amsterdam a envisagé la protection, dont il favorise les Protestants de France qui se retirent sous l’ombre de ses ailes. Il l’a regardé, en elle-même et dans sa nature, comme une bonne œuvre, selon les règles de la charité chrétienne, que nous devons toujours conserver envers nos frères, et de l’hospitalité dont la pratique a fait autrefois que quelques-uns, sans le savoir, ont eu pour hostes des anges. Et il l’a regardée encore par rapport à la ville et à la république comme un bien général, et un coup d’état de la dernière importance pour son agrandissement. De sorte que si le Psalmiste chante, que les cieux racontent la gloire du Dieu fort, et que l’étendue publie l’ouvrage de ses mains, et si l’Apôtre, entrant dans la même pensée ajoute, que la puissance éternelle et les autres perfections invisibles deviennent comme visibles par la création du monde, nous pouvons dire que l’établissement des Réfugiés pour la Religion Protestante à Amsterdam est tout à la gloire de ses illustres Bourguemaîtres, et que la puissance, la sagesse, la piété, le zèle et les autres vertus morales et chrétiennes de leurs nobles Seigneuries y éclatent magnifiquement aux yeux de toute l’Europe.

Les savants et habiles ministres de l’Évangile, qui remplissent si dignement et avec tant d’éloquence les chaires sacrées des temples de cette ville, et qui, à l’exemple de St. Paul, sont assiégés jour et nuit du soin de toutes les églises, non seulement de celles qui triomphent à l’abri de ses remparts et où ils sont établis, mais encore de celles qui combattent sous la croix, et qu’ils secourent par leurs mains levées en haut, comme autant de Moïses, n’ont pas manqué dans leurs excellents sermons de faire voir à Vos nobles Seigneuries cet ouvrage dans la première de ses faces, qui est son beau côté puisqu’il regarde le ciel, et de leur en promettre au nom de Jésus-Christ, le grand Rémunérateur, des couronnes éternelles dans le Paradis. Et nous prenons la liberté, Nosseigneurs, de Vous montrer à notre tour ce même ouvrage dans la dernière face qui regarde la terre, et de Vous assurer par la grande utilité qu’il apporte au public, et qui se fera encore mieux connoître dans la suite, que la postérité le gravera sur des tables d’airain, pour en conserver le souvenir à jamais, et en témoigner de la reconnoissance à tous vos descendants.

C’est ce que nous faisons par ce dénombrement de nos personnes et de nos familles, et dans le détail de nos professions et de nos emplois, que nous y avons ajouté. Si vous daignez, Nosseigneurs y jeter les yeux, comme nous osons l’espérer de vos grandes vertus, qui se font un plaisir et un devoir d’imiter les actions de Dieu, vous y verrez près de deux mille personnes, qui sont venues en cette ville, sans compter celles qui sont allées avec Monsieur de Sommelsdijk à Surinam, dont le nombre est considérable. Vous y verrez que la moitié de tout ce monde, étant encore dans l’enfance ou dans la jeunesse de leur âge, se forment aisément à l’air et à la langue du pays, comme s’ils en étoient originaires, et deviennent peu à peu de bons et de naturels Flamands. Vous y verrez de toutes sortes d’ordres et de conditions ; des gens de lettres et des gens d’épée ; des séculiers et des ecclésiastiques, des marchands et des artisans, des ouvriers et des matelots, dont la plus part vivent de leurs rentes, ou de leur industrie, sans être à charge à la Diaconie. Vous y verrez un grand nombre de métiers différents, qui ne s’exerçoient point auparavant dans la ville, ni dans les Provinces Unies ; des brodeurs en soye et en fil ; des dessinateurs de points et d’étoffes à fleurs ; des sergiers et des droguetiers ; des blanconniers et des tireurs et fileurs d’or et d’argent Lyonnois ; des ventailliers et des ébénistes ; des faiseurs de caudebecs et de chandelles au moûle, et plusieurs autres. Vous y verrez quantité de nouvelles manufactures, que l’on étoit contraint auparavant d’aller quérir en France, et qui se fabriquent à présent ici ; des serges du Roi et à la Dauphine ; des bourdalous et des étamines ; des taffetas doubles et simples de toutes les couleurs ; des crêpons de laine et de soye ; des éventails et des caudebecs ; des broderies en or et en argent, en fil et en soye ; des dentelles et des équipures, et enfin le point à la Reine, établi dans la maison des Orphelins ; en outre les droguets et les serges de Nîmes ; les brocarts et les brocatels ; les rubans et les agréments, les gazes à fleurs et unies ; les chapeaux de castor, et plusieurs autres fabriques, dont la plus part ne se faisoient pas dans cette ville, et les autres s’y travaillent en beaucoup plus grande quantité depuis notre venue, qui les y a augmentées.

Tous cela, Nosseigneurs, s’est établi en deux ans de temps et sans dépense, au lieu que tous vos prédécesseurs n’avoient jamais pu en venir à bout avec toutes leurs applications, et que les plus grands Ministres du Roi très Chrétien y ont employé plusieurs millions. Cela remplit de plus en plus la ville d’habitants, peuple sa belle Colonie de Surinam, accroît ses revenus publics, affermit ses murailles et ses boulevards, y multiplie les arts et les fabriques, y établit les nouvelles modes, y fait rouler l’argent, y élève de nouveaux édifices, y fait fleurir de plus en plus le commerce, y fortifie la religion Protestante, y porte encore plus l’abondance de toutes choses, et s’en va y attirer de partout à l’emplête, l’Allemagne, les Royaumes du Nord, l’Espagne, la Mer Baltique, les Indes Occidentales et Isles de l’Amérique, et même l’Angleterre. Cela enfin contribue à rendre Amsterdam l’une des plus fameuses villes du monde, et semblable à l’ancienne ville de Tyr, que le Prophète nomme la parfaite en beauté, et dont il dit qu’elle trafiquoit avec toutes les Isles et avec toutes les Nations ; que ses routes étoient au cœur de la mer ; que tous les navires et tous les matelots de l’Océan venoient dans son port ; qu’elle abondoit en toutes sortes de marchandises, et que ses marchands étoient tous des Princes.

Dès l’année 1681, que la persécution redoubla en France, nous songeâmes à sortir de ce Royaume, pour aller jouir ailleurs de la liberté de nos consciences et de l’exercice public de notre sainte Religion. Dans cette vue le Sieur Amonet vint expressément de Paris à la Haye, pour nous en faciliter les moyens, et il s’adressa d’abord au Sieur Scion, Ministre de notre nation, qui y estoit réfugié des premiers, et dont la souffrance ayant de la relation à l’État, comme il est connu au public, elle fut consolée d’un traitement honorable par leurs N. et G. P., et même d’une recommandation à la première Église Wallonne qui viendroit à vaquer dans la Province, en suite et de l’avis du Conseil de cette Ville.

Après que ces deux personnes eurent conféré sur cette affaire, ils dressèrent un mémoire, contenant le projet de l’établissement des manufactures étrangères en Hollande par la venue des Protestants persécutés, et de quelques privilèges que les villes leur accorderoient pour les y attirer préférablement aux autres pays de cette religion. Et eurent l’honneur de présenter ce mémoire au Seigneur Président Bourgmemaître Van Beuningen, comme à l’un des plus éclairés du Gouvernement, qui n’est pas moins connu dans le grand monde par la sublimité de son rare génie et les pénétrations de sa politique consommée, que par son zèle et sa fidélité inviolable pour les intérêts de la République.

Ce mémoire ayant été porté dans le Conseil, le même Seigneur Van Beuningen, qui estoit alors Président, et les Seigneurs Bourguemaîtres Hudde, Corver et Opmeer, Régents avec lui, dont le mérite n’est pas moins grand, et qui ne lui cèdent en rien dans la gloire du Gouvernement, accordèrent le droit de bourgeoisie, la maîtrise franche, l’exemption des impôts et des autres charges ordinaires de la Ville, des collectes générales, et quelques autres grâces en faveur des Réfugiés pendant trois ans, et de plus leurs Nobles Seigneuries moyennèrent dans les États de Hollande et de West-Frise, qu’ils ne seroient point tirés au deux centième denier, ni aux autres impositions extraordinaires de la Province durant douze ans, quelque considérables que fussent les biens qu’ils pourroient y apporter, ce qui a été le premier fondement de notre retraite et de notre établissement à Amsterdam, où nous jouissons encore de ces privilèges.

La nouvelle de ces concessions ne fut pas plutôt sue en France, que l’on vit arriver en cette ville plusieurs familles Protestantes. Ce qui fit que l’année suivante 1682 les Seigneurs Bourguemaîtres Hudde, qui est en vénération pour son exquise prudence et par sa grande modestie et douceur, qui lui gagnent le cœur de tout le monde ; Maerseveen, qui se fait admirer par son intrépidité et par sa vigueur à soutenir les droits et les libertés de la République ; Munter, qui a déjà blanchi dans le Consulat, et qui s’y est acquis une estime et une approbation générale, et Witsen, de qui on dit ce que la Técohite disoit autrefois du Roi David, qu’il nous est comme un Ange de Dieu, et sur qui leurs Nobles Seigneuries ses illustres Collègues s’étant reposés de l’affaire des Réfugiés, et des manufactures étrangères, il en a été le premier et le grand mobile, étant entré en régence pour attirer encore plus d’habitants dans la ville et porter le projet de l’établissement de ces fabriques nouvelles dans sa perfection et son plus haut période. Ils résolurent d’y employer une maison inutile et de peu de conséquence, située près de la porte de Wetering, et ils y mirent pour Directeur général le Sieur Pierre Baille, qui avoit déjà fait rouler la manufacture royale de Clermont de Lodève en Languedoc, et qui y a réussi admirablement, malgré toutes les difficultés d’une si grande entreprise.

Et parceque les grandes occupations du Consulat ne permettoient pas à leurs Nobles Seigneuries, de donner leurs soins à cette affaire, elles s’en sont déchargées dès le commencement et d’année en année sur des Commissaires, qui ont tous parfaitement secondé leurs bonnes intentions, entre lesquels le Sieur Grand Bailli Boreel, et le Seigneur ancien Echevin et Sénateur Sautin s’y sont employés avec tant d’ardeur et de diligence, de peines et de travaux, qu’on leur fera justice de dire, qu’ils ont été et qu’ils sont encore dans la manufacture d’Amsterdam, ce qu’estoit l’image de Phidias dans le centre du bouclier de la statue de Minerve à Athènes, qui en soutenoit toute la machine, et que l’on n’en pouvoit arracher sans que la statue tombât aussitôt toute en pièces.

Cet établissement ayant continué heureusement l’année dernière durant la régence des Seigneurs Bourguemaîtres Munter, Opmeer, Van Beuningen et Bors, qui dans son premier Consulat s’est signalé, et continuant encore sous la régence de Vos Nobles Seigneuries par les soins et la bonne conduite du même Seigneur Commissaire Sautin, qui a répondu avec succès à l’espérance que le Seigneur Bourguemaître Witsen en avoit conçue, lorsqu’il en laissa le timon pour aller remplir la charge de Député dans l’Assemblée de Leurs hautes Puissances, Nosseigneurs les États Généraux, où son grand mérite l’a élevé, et des Seigneurs anciens Echevins et Sénateurs Six et De Vry, qui lui ont été adjoints, a fait tant de bruit dans l’Europe, qu’il a attiré presque tout ce qu’il y a d’ouvriers et d’artisans parmi nous. Oui, Nosseigneurs, c’est la manufacture qui a fait venir en cette ville ceux d’entre nous qui entendent ces sortes de fabriques, et qui a produit ce grand nombre de métiers, où on les travaille par toutes ses rues. C’est à son imitation que plusieurs d’entre nous, aidés de vos grâces et des immunités de votre bourgeoisie, ont établi, les uns deux, les autres trois, et d’autres dix, douze, et jusqu’à quinze métiers, que nous faisons rouler dans nos maisons à l’ombre de votre protection puissante. C’est elle enfin, qui fait venir encore les plus habiles maîtres, et qui leur donne de l’émulation, et les oblige à vous présenter tous les jours des requêtes pour de nouveaux établissements avantageux à la ville.

C’est ainsi, Nosseigneurs, qu’en soulageant les membres du corps mystique de notre Seigneur Jésus Christ, qui sont exilés pour son nom, vous travaillez au bien général de l’État, et surtout de la ville que vous gouvernez avec tant de zèle et de prudence. C’est ainsi que vous vous attirez et les vœux et les cœurs des peuples, qui vous regardent comme les défenseurs de la foi, l’asyle des persécutés, les colonnes de la justice, les appuis de la liberté, les protecteurs de l’Église, et les Pères de la Patrie.

Mais comme Dieu conserve et multiplie tous les jours par sa Providence les ouvrages qu’il a formés dans la Création, Vos Nobles Seigneuries, qui sont une image vivante de sa Puissance dans leur autorité, ne sauroient mieux imiter cette conduite, qu’en affermissant et augmentant le nombre de nos familles et des fabriques qu’elles ont déjà établies en cette ville.

C’est, Nosseigneurs, ce qui se fera aisément par les moyens contenus dans un nouveau mémoire, que nous avons dressé pour ce sujet, et que nous osons présenter avec un très profond respect à Vos Nobles Seigneuries, appuyés sur cette tendre compassion qu’elles font paroître d’une manière si chrétienne et si généreuse pour ceux que la violence des persécutions et le désir de leur salut portent à abandonner leur patrie. Dieu qui se plaît au milieu des louanges de son Israël, et qui voit de son ciel que c’est pour pouvoir nous acquitter de ce saint devoir et de toutes les autres parties de son service public que nous sommes venus en Hollande, inclinera sans doute vos cœurs, qu’il tient entre ses mains et qu’il manie comme le cours des ruisseaux, à nous accorder la grâce que nous Vous demandons avec toute l’ardeur dont nous sommes capables, comme le couronnement de toutes les autres dont nous Vous sommes obligés.

Ce sera, Nosseigneurs, Vous ouvrir une source perpétuelle et inépuisable de monde de la religion Réformée, qui, étant attiré en cette ville par cet aimant, n’y apportera pas seulement de jour en jour les nouvelles modes et fabriques de France, qui changent souvent, mais encore Vous fournira de quoi grossir, lorsque Vous le voudrez, la belle Colonie de Surinam, où nous avons déjà un grand nombre d’ouvriers de toutes les sortes, des charpentiers, des maçons, des tonneliers, des maréchaux, des serruriers et des gens propres pour l’agriculture, qui s’estant réfugiés avec nous à Amsterdam, ont pris ce parti avec le Sieur Dalbus, Ministre de notre nation, qui les y a encouragés par son exemple, et y ont porté avec eux les biens qu’ils avoient sauvés du débris de leur naufrage, sans que pour les y engager il en ait rien coûté aux intéressés, ce qu’ils n’auroient pu faire autrement sans une grande dépense, comme Vos Nobles Seigneuries peuvent en être éclaircies par le Seigneur ancien Echevin et Sénateur Sautin, qui en a pris et qui en prend encore tous les soins, et à qui les Réfugiés sont adressés et conduits par le Sieur Scion.

Ce sera enfin, Nosseigneurs, un monument public et perpétuel de votre piété envers Dieu, et de votre charité envers l’Église, qui éternisera la gloire de votre régence, et qui nous donnera un nouveau sujet de redoubler nos vœux et nos prières pour la prospérité de Vos Nobles Seigneuries, et pour la bénédiction de la République qu’elles gouvernent, et de tout l’État, auquel nous souhaitons comme de bons et fidèles Hollandois une durée aussi longue que le monde, et à vos illustres maisons de père en fils la régence que Vous remplissez si dignement, d’aussi bon cœur, que nous avons l’honneur d’estre avec un très profond respect,

 Nosseigneurs,

   De Vos Nobles Seigneuries,

    Les très humbles et très obéissants serviteurs

     les Protestants françois réfugiés à Amsterdam, et pour eux,

Scion. »

A Amsterdam, ce 24 mars 1684.

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