Jean Hus, Gerson et le Concile de Constance

2. — Prolongation du schisme. — Ses effets désastreux. — Cours d’Avignon et de Rome.

Dès les premiers jours de ce long schisme, la situation de l’Église parut désespérée. Les rois virent alors plus que jamais un riche trésor à exploiter dans le double pouvoir que s’arrogeait la papauté aux abois : ils virent des armes au service de leur ambition dans les pardons et les foudres dont disposaient encore les pontifes rivaux. Ces derniers n’avaient rien à refuser aux souverains dont ils demandaient l’appui ; ils payaient en dons spirituels des secours temporels, et tremblaient devant ceux qui se disaient leurs fils humbles et soumis. Dans ce conflit déplorable, dans l’incertitude désolante où vivait le monde, c’était aux rois de la terre à désigner aux peuples le vicaire du Roi des cieux, dont ils faisaient leur esclave ou leur victime.

Le premier intérêt pour les deux concurrents était de faire reconnaître leur autorité dans l’État puissant le plus voisin de Rome, dans le royaume de Naples. Là régnait depuis longues années une reine tristement célèbre dans l’histoire, Jeanne, petite-fille de Robert d’Anjou, accusée, mais non convaincue, de complicité dans le meurtre d’André de Hongrie, son époux, assassiné trente-cinq ans auparavant. Jeanne avait reconnu pour son héritier Charles de Duras, dernier rejeton de la première maison d’Anjou, qui avait aussi en perspective l’héritage de la maison de Hongrie : son ambition inquiète et fougueuse le sollicitait à des partis violents, lorsque soudain Jeanne précipite sa destinée en se déclarant pour Clément VII, qu’elle accueille à Naples et qu’elle reconnaît pour souverain pontife.

Cette conduite attire sur Jeanne les anathèmes d’Urbain VI, qui l’excommunie ; il délie ses sujets de leur serment, appelle en Italie Charles de Duras, le couronne roi de Naples, et le lance sur la proie qu’il brûlait de saisir. Clément VII abandonne une capitale agitée par les factions, et trouve un refuge plus sûr à Avignon, tandis que Jeanne cherche un soutien et un vengeur dans la maison de France : elle offre son héritage à Louis, duc d’Anjou, frère de Charles V, et l’appelle à son secours. Ce prince, qui fut la tige de la seconde maison d’Anjou, lève une armée, reçoit de Clément VII l’investiture du royaume de Naples, et se dirige sur l’Italie. Telle fut l’origine d’une guerre acharnée entre les partisans des deux maisons d’Anjou, guerre inique et barbare, proclamée sainte au même titre par chacun des pontifes romains.

Nous avons, dans les écrits de leurs secrétaires, des détails précis sur cette triste époque de la vie des deux papes. Thierry de Niem nous fait voir dans Urbain, son maître, les poignantes douleurs d’un indomptable orgueil ; il nous le montre, rendu furieux par le sentiment de sa faiblesse, se débattant avec désespoir sous la main de ce même Charles qu’il a fait roia, l’excommuniant, le maudissant après l’avoir béni ; jetant dans des cachots infects les cardinaux révoltés de sa tyrannie, les étranglant, et mourant lui-même après eux d’impuissance et de rage.

a – Après la prise de sa capitale, la reine Jeanne était morte étouffée par l’ordre de ce prince.

L’annaliste de la cour d’Avignon, le célèbre Clémangis, nous trace un tableau très différent, mais non moins déplorable, de son pape Clément VII, sous le joug de la maison de France, qu’il venait d’enrichir d’une nouvelle couronne.

« Qu’y a-t-il eu, dit-il, de plus misérable que notre Clément pendant qu’il a vécu ? Il s’était tellement rendu le serviteur des serviteurs des princes de France qu’à peine un vil esclave aurait souffert les indignités qu’il souffrait tous les jours des courtisans. Il cédait aux circonstances, aux importunités des solliciteurs ; il feignait, il dissimulait, promettait v largement, poussait le temps avec l’épaule, donnait aux uns des bénéfices, aux autres des paroles. Il faisait sa cour aux flatteurs et aux bouffons, pour gagner les princes et les grands. Il donnait les dignités à de jeunes damoiseaux dont il aimait la compagnie ; il faisait de grands présents pour acquérir, maintenir et augmenter son crédit auprès d’eux, et leur accordait sur le clergé toutes les exactions qu’ils demandaient. Par là, il assujettissait tellement tout le clergé aux magistrats séculiers qu’il n’y en avait aucun qui ne fût aussi pape que lui. »

[Clémangis, de Ruin. Eccles. Le pape Clément cherchait à acheter la faveur du roi, des grands et des princes par ses complaisances et par ses largesses, afin que, comme l’aspic qui se bouche les oreilles, ils fussent insensibles aux pieuses remontrances de la vénérable Université de Paris… Mettait de côté tout scrupule de conscience, il accordait des faveurs et des dispenses à tous ceux qui les achetaient à prix d’argent. (Chron. du relig. de Saint-Denis.)]

Ainsi les rois exploitaient à leur profit la superstition des peuples, se faisaient également une arme contre leurs ennemis de la violence de l’un des deux pontifes et de la faiblesse de l’autre. Quel respect pour la papauté pouvait encore subsister dans les âmes, lorsque les deux concurrents, entre lesquels les meilleurs esprits auraient difficilement prononcé, émoussaient leurs foudres en s’en frappant l’un l’autre ? Quelle foi en l’infaillibilité pontificale était encore possible quand il n’y avait ni trônes, ni Églises, ni armées qui ne fussent d’une part riches en indulgences, et d’autre part accablée d’anathèmes ? On voyait ainsi des deux côtés un égal abus des dons spirituels dans l’intérêt des passions les plus grossières ; il fallait avilir la tiare pour la garder, se faire des créatures à tout prix ou cesser d’être pape, et les pouvoirs que deux prêtres s’attribuaient sur le ciel et sur l’enfer, pour la désolation du monde, faisaient à la fois leur grandeur et leur servitude.

Le schisme survécut à ses principaux auteurs ; et vainement espérait-on qu’après la mort de l’un des deux concurrents, les cardinaux de son obédience se réuniraient au collège du pontife survivant : c’était penser que le bien public et l’intérêt de l’Église les touchaient plus que leur intérêt propre ; c’était étrangement se tromper. Pour la plupart d’entre eux, le bien public, l’intérêt de l’Église, c’était, avant tout, le maintien de leurs privilèges, la conservation de leurs honneurs, de leurs richesses ; or, s’abstenir de donner un successeur au pontife défunt, c’était renoncer à ce qui faisait leur force. Ils savaient que, à peine ils auraient cessé de se faire craindre, on se souviendrait de leur opposition bien plus qu’on ne leur tiendrait compte de leur sacrifice ; ils savaient encore que, pour traiter avec sûreté, il faut traiter à armes égales, et, pour que les chances fussent égales entre les deux collèges, il fallait qu’il y eût deux papes. Aussi, tout en protestant contre le schisme, leur premier soin était-il de remplir le siège vacant auquel se rattachait leur fortune. Les députés des États, les ambassadeurs des princes qui, à chaque vacance, venaient conjurer les cardinaux de rendre à l’Église la paix et l’union, en se réunissant au collège opposé, arrivaient toujours trop tard, et une juste crainte forçait à consommer l’élection avant qu’on eût entendu les raisons qui devaient y mettre obstacle.

Une autre crainte pourtant combattait la première dans l’âme des cardinaux : ils sentaient que le schisme, en agitant les esprits, en substituant pour eux la nécessité d’examiner à l’habitude d’obéir, mettait en péril l’autorité de l’Église et la leur. Si d’une part un intérêt présent les portait à l’entretenir, d’autre part un intérêt plus éloigné, mais non moins sérieux, les excitait à tout mettre en œuvre pour l’étouffer ; aussi redoublaient-ils, dans ce but, de précautions nouvelles et toujours en vain. Chacun prenait l’engagement de tout faire, s’il était élu, pour l’union de l’Église, de sacrifier même à ce grand intérêt la dignité pontificale, chacun prêtait ce serment avant l’heure de l’élection ; mais ensuite le nouvel élu avait hâte de l’oublier. Ainsi, tous ceux qui s’efforçaient de mettre fin au schisme s’agitaient dans un cercle vicieux, et voilà ce qui fut vivement exprimé par le célèbre prédicateur français, Pierre-aux-Bœufs. Après avoir défini une espèce de couronne lumineuse nommée halo, qui se forme quelquefois autour des astres, il ajoute, dans son naïf et vieux langage : « Par ce cercle j’entends le schisme, par la grande similitude que je vois qu’ils ont l’un à l’autre. Hélas ! le schisme présent n’a-t-il pas bien la forme d’un cercle où l’on ne trouve fin ni issue ? Plusieurs autres schismes ont été ; mais ce ne furent que demi-cercles, où l’on trouvait le bout et les mettait-on à fin ; mais en ce schisme présent, nous ne trouvons ni fond ni riveb. »

bPreuves de la nouvelle Hist. du conc. de Const., par Bourgeois du Chastenet.

Pendant près de quarante années cinq papes ou antipapes donnèrent à l’Europe un pareil scandale. Urbain VI était mort en 1389 ; les cardinaux italiens lui avaient aussitôt donné pour successeur Pierre de Thomacelli, qui prit le nom de Boniface IX, et un auteur contemporain a dit au sujet de son élection : Le second âge de ce schisme a commencé sous Boniface ; mais ce second âge a été pire, plus dépravé et plus scélérat que le premier. C’est sous son pontificat qu’on vit fleurir et croître la simonie et que d’autres maux plus grands encore acquirent des forces toutes nouvellesc. Nul en effet mieux que ce pape ne sut l’art de faire argent de toute chose : on dit que ce fut lui qui rendit le premier les annates perpétuellesd ; Niem, qui en fut témoin, nous rapporte qu’on ne voyait dans toute l’Italie que courriers du pape, qui allaient s’informant s’il n’y avait point quelque bon bénéficier malade, pour négocier son bénéfice à Rome. Tous les péchés eurent leur tarif ; c’est à Rome que l’absolution en fut promise. Pour participer aux grâces spirituelles attachées au voyage il suffisait de la bonne intention de l’entreprendre, et pour en être dispensé c’était assez d’en déposer le prix ; et les peuples payaient, et ils venaient en foule recevoir leurs pardons de celui qui n’en avait aucun à espérer pour lui-même : tant une idée a de force lorsqu’elle a enfoncé ses racines dans le cœur de l’homme de manière à y faire cause commune avec ses plus graves intérêts. Et quoi de plus important, en effet, quel privilège pour l’immense majorité des hommes, que celui de racheter leurs péchés par quelques aumônes, et de mesurer, en quelque sorte, le droit de faillir sur l’avidité de celui qui pardonne ?

c – Vrie, lib. III. ap. Von der Hardt, t. I.

d – On entend par annate le revenu d’une année que ceux qui ont obtenu des bénéfices payent à la chambre apostolique.

Boniface écrivit cependant à Charles VI une lettre où il montrait un zèle ardent pour la paix et l’union de l’Église ; il déplorait l’état misérable où le schisme l’avait réduite ; il pressait le roi, son très cher fils, de s’employer tout entier à l’éteindre, promettant de sacrifier son propre intérêt au bien de la chrétienté. Clément VII, d’autre part, jouait également bien son rôle à Avignon. Il ordonna des processions quotidiennes pour la paix, il composa pour la paix un office nouveau, avec ordre de le chanter dans son palais pontifical. Il prêchait pour l’union, et son intention paraissait bonne ; mais, comme le dit un ancien auteur : « La douce accoutumance des honneurs du monde ne lui permettait point de prendre goût ni d’obéir aux moyens de cette union. Il accordait de grandes indulgences à tous ceux qui assisteraient à son office de la paix ; mais en même temps il en accordait d’autres, avec de plus grands dons, à un fougueux prédicateur de Paris, Jean Goulain, pour qu’il prêchât la guerre. Les deux pontifes voulaient sans doute la paix et l’union, mais ces mots signifiaient dans leur pensée leur propre triomphe et la ruine de leur rival.

Plusieurs princes temporels, qui auraient pu réunir leurs efforts pour l’extinction du schisme, songeaient pour eux-mêmes moins à l’éteindre qu’à l’entretenir. Les deux premiers concurrents au trône de Naples, Louis, duc d’Anjou, et Charles de Duras étaient morts ; leur querelle se continuait dans leur postérité : les fils qu’ils avaient laissés, Louis II d’Anjou, et Ladislas de Hongrie, héritaient des prétentions rivales et des fureurs de leurs pères. Clément VIl soutenait les droits du premier, Boniface proclamait ceux de Ladislas, et l’Europe fut de nouveau en feu.

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