Jean Hus, Gerson et le Concile de Constance

5. — Wycliffe et Gerson.

On comprend d’autant mieux les hommes qui se sont illustrés, dans les luttes de leur âge, par leur caractère ou par leur génie, que l’on connaît davantage ceux qu’ils ont pris pour guides ou qu’ils ont eus pour adversaires. A ce double point de vue, et dans l’histoire, la grande et mélancolique figure de Jean Hus est inséparable de Wycliffe et de Gerson ; parler d’eux, c’est déjà parler de lui : l’un fut son maître, l’autre son accusateur et son juge.

Tous deux d’ailleurs tiennent une large place dans l’époque dont nous retraçons l’histoire : Gerson, par sa vie, par son zèle à combattre les prétentions exagérées du pape et les hardiesses des novateurs, à défendre avec le catholicisme gallican les principes de la morale, à fonder l’Église sur l’autorité des conciles ; Wycliffe, par la mémoire qu’il a laissée, par ses écrits dont s’inspira Jean Hus, objets d’émulation, d’admiration pour les réformateurs, de colère et d’épouvante pour le clergé romain.

Ces deux hommes célèbres, qui nous apparaissent encore aujourd’hui dans des rangs si opposés, présentent néanmoins dans leur caractère comme dans leur conduite quelques ressemblances à côté de nombreux contrastes.

Dans l’un comme dans l’autre, une active et pieuse ferveur était unie à une haute intelligence ; pour tous deux la grande et sainte cause de la religion était inséparable de la raison et de la morale ; ils se montrèrent également ennemis de cette scolastique, qui substituait dans les discours et dans les écrits des théologiens les arguties d’une logique subtile aux inspirations d’une raison droite et d’un esprit généreux ; tous deux voulaient une science vivante qui trouvât le chemin du cœur à la place de cette dialectique dont Bacon a dit qu’elle était l’art de fendre un cheveu en quatre, et que Gerson compare à des toiles d’araignée dont la trame subtile ne peut être d’aucun usage pour la vérité. Ils s’élevèrent avec une égale indignation contre la coupable conduite d’un clergé qui négligeait le culte en esprit pour un culte purement cérémonial, et qui oubliait ou dédaignait de raviver les âmes par l’enseignement et la prédication de la parole évangélique.

[Le Christ a prêché l’Évangile, il a ordonné à tous ses apôtres et à ses disciples d’aller et de prêcher l’Évangile à tous les hommes… Ah ! Seigneur ! puisque Jésus et Jean, poussés par la charité, sont sortis de la solitude et ont prêché au milieu du peuple, quels sont ces hérétiques qui osent dire qu’il est meilleur de demeurer en repos et d’observer de prétendues ordonnances que de prêcher l’Évangile de Christ ? Wycliffe msc. of a feigned contemplative life. Gerson écrit de Bruges à Pierre d’Ailly, dans sa première lettre sur la réforme de la théologie : « Je parle par expérience ; je déclare que, dans nos églises cathédrales et presque partout, on célèbre des rites insensés et qui sont les restes des cérémonies sacrilèges des païens et des idolâtres… La parole de Dieu, qui est certes le plus grand remède des maladies spirituelles, et dont la prédication est le principal devoir des prélats, est abandonnée comme inutile et au-dessous de leur grandeur. » Gers. op. t. I, 121.]

Wycliffe et Gerson s’efforcèrent enfin l’un et l’autre d’arrêter par le bras temporel les empiétements du sacerdoce ; ils eurent la confiance des rois qu’ils représentèrent dans des circonstances difficiles ; plus tard, lorsque cet appui leur manqua, ils ne sacrifièrent pas leurs principes à leurs intérêts, et, après avoir consumé leur vie dans une pénible lutte contre les prétentions dangereuses de la papauté, ils moururent ; l’un interdit, censuré par l’Église et disgracié par son roi ; l’autre, dans les rigueurs d’un exil volontaire. Tous deux furent accusés d’hérésie par les ennemis également ardents et implacables qu’ils s’étaient faits dans leur ordre ; et, en effet, lorsqu’ils provoquent au retour des mœurs et de la discipline de l’ancienne Église, lorsqu’ils signalent les abus des richesses et des pouvoirs ecclésiastiques en flétrissant l’ambition de la cour romaine ou la corruption du clergé séculier ou régulier, il serait difficile de dire lequel des deux emploie un langage plus fort et plus incisif : on en jugera par quelques exemples.

S’agit-il de définir l’Église et de limiter la puissance spirituelle du pape, Wycliffe s’exprime ainsi :

« Quand les hommes parlent de la sainte Église, ils entendent seulement les prélats, les prêtres, les moines et tous ceux qui portent tonsure, quelque criminelle que soit leur vie ; cependant ceux qui seront sauvés sont seuls membres de la sainte Église ; beaucoup, au contraire, qui sont appelés tels sont ses ennemis et sont membres de la synagogue de Satand. » « Nos prélats, dit-il encore, font de nouveaux articles de doctrine ; il ne suffit plus de croire en Jésus-Christ, il faut croire encore que l’évêque de Rome est le chef de la sainte Église ; mais aucun apôtre n’a jamais obligé les hommes à croire une semblable chose de lui-même, et cependant les apôtres étaient tous également assurés de leur salut. Comment donc un misérable pécheur obligera-t-il le monde à croire qu’il est le chef de la sainte Église, lorsqu’il ne sait pas si lui-même sera sauvé ? Certes, lorsque l’évêque de Rome attire sur lui la condamnation par ses péchés, c’est un démon d’enfer que l’on présente à l’adoration des hommes comme le chef de la sainte Église. Ils disent qu’il est de foi que tout ce que le pape ordonne ou décide est ordonné ou décidé par Jésus-Christ ; mais jamais hérésie plus dangereuse n’a été suscitée par le diable. »

d – Wycliffe. On eight things by which simple men are distrayed. — Vaughan, t. II, p. 279.

L’opinion de Gerson sur ce point capital n’est guère moins précise : « L’Église universelle, dit-ile, est l’assemblage de tous les chrétiens, Grecs, Barbares, hommes, femmes, nobles, paysans, riches et pauvres. C’est cette Église qui, selon la tradition, ne peut ni errer ni faillir ; elle n’a pour chef que Jésus-Christ ; le pape, les cardinaux, les prélats, les ecclésiastiques, les rois, le peuple en sont membres, quoiqu’à des degrés différents… Il y a une autre Église nommée apostolique qui est particulière et renfermée dans l’Église universelle, savoir : le pape et le clergé ; c’est celle-là qu’on a coutume d’appeler l’Église romaine, c’est celle dont on tient que le pape est la tête et que les autres ecclésiastiques sont les membres ; celle-là peut errer et faillir, elle peut tromper et être trompée, elle peut tomber dans le schisme et dans l’hérésie ; elle n’est que l’instrument et l’organe de l’Église universelle, et elle n’a d’autorité qu’autant que l’Église universelle lui en donne pour exercer le pouvoir qui réside en elle seulement… L’Église a le droit de déposer les papes s’ils se rendent indignes de leur office ou s’ils sont incapables de l’exercer ; car si, pour le bien public, on dépose un roi qui tenait le royaume de ses ancêtres par droit de succession, combien davantage peut-on déposer un pape qui n’a cette dignité que par l’élection des cardinaux et dont le père ou l’aïeul n’avaient peut-être pas de quoi manger toute leur faim de fèves ? N’est-il, pas intolérable que le fils d’un pêcheur de Venisef veuille posséder le pontificat comme son propre héritage, au grand préjudice de l’Église et malgré tant de rois, de princes et de prélats ?

e – Gers. de Modis uniendi ac reform. Eccles. in concil., t. II, p. 163-164, 166-167.

f – Grégoire XII.

Ce n’est pas l’autorité du pape qui le rend saint, puisque cette autorité peut tomber en partage aux bons et aux méchants ; ce n’est pas non plus le siège papal, car c’est l’homme qui doit sanctifier la place et non la place qui sanctifie l’homme…… Quelle absurdité qu’un simple mortel, un enfant de perdition, un simoniaque, un avare, un menteur, un fornicateur pire qu’un démon, prétende lier et délier sur la terre et dans le ciel ! »

Est-il question de l’autorité temporelle et respective des papes et des rois : non seulement Wycliffe conteste les droits du pape sur les royaumes et sur les biens de l’Église ; il dévoile les immenses abus des décrétales, il établit en principe que les prêtres doivent être subordonnés à la loi civile et aux magistrats en ce qui touche leurs propriétés dans le royaume et leur conduite personnelle.

[« Jésus-Christ et les apôtres obéissaient aux rois, et ils recommandaient à tous les hommes de leur être soumis, de les craindre et de les honorer. Le sage roi Salomon a déposé un souverain pontife traître envers lui et envers le royaume, il l’a exilé et en a élu un autre à sa place. Notre Sauveur Jésus-Christ a payé tribut à l’empereur… Il a souffert une mort cruelle sous Pilate, sans contester sa juridiction… Saint Paul en appelle, du grand-prêtre des Juifs, à un empereur païen… Seigneur, qui donc a soustrait notre clergé à la juridiction du roi, puisque Dieu a donné pouvoir aux rois sur tous les infracteurs de la loi ? … Voilà ce qu’ont fait ces nouvelles décrétales par lesquelles des clercs orgueilleux ont décidé que notre clergé ne payerait ni subsides ni taxes pour l’entretien de notre roi et de notre royaume, sans l’assentiment de ce prêtre mondain qui est à Rome ; et cependant ce prêtre superbe est souvent l’ennemi de notre pays et soutient secrètement, avec notre or, ceux qui nous font la guerre. Ainsi un prêtre étranger, et le plus orgueilleux des prêtres, est devenu le maître du royaume ! » (Vaughan, t. II, p. 232. Wycliffe, Ms., of the curse expounded, c. II.)]

Que dit Gerson sur ce même sujet dans son traité célèbre déjà cité sur les moyens d’unir et de réformer l’Église ? Il donne à entendre que les livres injurieux aux droits des évêques et des empereurs, intitulés le Sexte, les Clémentines et les Décrétales ne doivent le jour qu’à l’arrogance et à l’orgueil des pontifes de Rome. « Et cependant, dit-il, les papes ont voulu qu’ils fussent reçus comme l’Évangile … Et quant à cette maxime par laquelle ils ne peuvent être jugés de personne, ce sont eux qui l’ont inventée ; elle est contraire au droit naturel et au droit divin, qui veulent que, le pape étant homme, et par conséquent sujet à l’erreur et au péché, soit sujet au jugement comme un autre homme pour toutes sortes de fautes, et même plus qu’un autre, son élévation rendant ses fautes plus dangereuses… Le pape n’est pas plus grand que Jésus-Christ ou que saint Pierre, qui se sont soumis aux puissances séculières et qui ont ordonné à tous les hommes de s’y soumettre. Jésus-Christ surtout ayant déclaré que son règne n’était point de ce monde, et ayant fui lorsqu’on voulut le faire roi, peut-on souffrir qu’un pape criminel soit exempt d’une juridiction reconnue par celui même qui fut sans péché ? … En temps de schisme, poursuit Gerson, c’est à l’empereur, en qualité d’avocat et de défenseur de l’Église, d’assembler les conciles de concert avec les rois et les princes de la chrétienté ; c’est à eux et à tous les seigneurs d’employer leur autorité et de sacrifier leur vie pour le bien de l’Église, dont ils sont les pères, les médecins et même les chirurgiens, qui ont le droit d’arracher et de couper depuis la tête jusqu’aux pieds tout ce qui est corrompu et gangrené. »

Les rapports si frappants entre les paroles de Wycliffe et celles de Gerson, lorsqu’ils traitent de la discipline et des mœurs, se retrouvent sur quelques points du dogme et en particulier en ce qui touche le pouvoir des prêtres dans le tribunal de la pénitence.

Rien assurément n’est plus remarquable dans toute la doctrine de Gerson, et nulle part il ne s’est avancé plus près de la limite qui sépare le catholicisme des communions dissidentes. « Le pape, dit-il, ne possède point cette puissance qu’il croit avoir sur la terre et dans le ciel ; il n’a d’autre pouvoir que celui de déclarer que l’absolution a lieu dans le domaine spirituel… Le pape ne remet point les péchés, mais Dieu seulement qui lave l’iniquité ; le pape absout, c’est-à-dire il montre que le pécheur est absous. Il faut avouer que le pape ne s’inquiète point de cette exposition de la doctrine, conforme cependant à la raison et à la vérité : admettons qu’il dise : Toute puissance m’est donnée dans le ciel et sur la terre, dans le purgatoire et dans le paradis ; de la plénitude de ma propre puissance je puis tout faire, et il n’y a personne qui puisse me dire : Pourquoi faites-vous ainsi ? Mais alors le pape ne devrait point mentir dans ses lettres lorsqu’il s’intitule le serviteur des serviteurs de Dieu ; il devrait dire : Je suis le maître des maîtres du monde. »

Wycliffe n’a guère été au delà, et sur cette grave matière il formule ainsi son opinion : « Des prélats mondains blasphèment contre Dieu en s’arrogeant un pouvoir qui n’appartient qu’à lui et qui consiste à remettre les péchés et à en donner l’entière absolution ; leur sentence n’est valable qu’autant qu’elle est un écho véritable de celle qui est prononcée dans le ciel, et ils persuadent au peuple qu’ils absolvent de leur propre chef, de leur autorité absolue, tandis qu’ils ne le font réellement qu’en qualité de délégués et de vicaires, et qu’ils n’ont d’autre droit que celui d’annoncer aux hommes que s’ils sont réellement contrits Dieu les absoudra. Sans cette contrition, sans un profond repentir, le pécheur n’est absous ni par un homme, ni par un ange, ni par Dieu mêmeg. »

g – Ms. of Prelates, c. XLIII. — Vaughan, Vie et opinions de Wycliffe, t. II, 284.

La différence sur ce point entre Wycliffe et Gerson est bien plus dans les conséquences qu’ils tirent de leurs principes que dans les principes mêmes ; elle existe dans leur pensée, elle est nulle dans les mots. Gerson enfin s’écarte encore du dogme romain et se rencontre avec saint Augustin et Wycliffe sur les doctrines de l’élection et de la justification par la foi sans les œuvres, et peut-être même s’explique-t-il à ce sujet d’une manière plus nette et plus absolue que le réformateur de l’Angleterre. « L’homme, dit Gerson, ne peut rien faire par sa propre volonté pour se relever de sa chute ; il ne mérite point par ses œuvres ; Jésus-Christ est seul sauveur, et il ne sauve que ceux qui ont été prédestinés de toute éternité. »

Gerson avait compris sans doute combien était courte aux yeux du clergé romain la distance entre lui et les hérétiques ; il aurait voulu, au prix de son sang, agrandir cet étroit intervalle qui le séparait d’eux. Il croyait tendre au port du salut et frémissait de penser qu’un pas plus loin il y avait un abîme sans fond où l’Église, telle que la concevait sa pensée catholique, pouvait tomber et disparaître. De là son excessive rigueur contre ceux qui invitaient à franchir cette dernière limite ; plus celle-ci était étroite et plus il croyait devoir y accumuler les obstacles, plus il voulait la fortifier par la terreur et par les châtiments. Son esprit en cela entraînait son cœur ; Il pensait sauver l’Église en l’armant de toutes ses foudres contre ceux qu’il regardait comme infectés d’hérésie. La manière dont il poursuivit Wycliffe mort, dans ses disciples et dans sa mémoire, témoigne assez qu’il ne l’eût pas épargné vivant, et le rapprochement que nous venons de faire entre ce grand homme et lui eût été à ses yeux le plus mortel outrage.

Plusieurs causes expliquent le but si différent où parvinrent Gerson et Wycliffe en partant de principes analogues, et au nombre des principales, il faut compter les différences profondes qui existaient dans l’établissement religieux des deux pays.

En France, les glorieux souvenirs de l’épiscopat étaient liés depuis la chute de l’empire romain à toutes les grandes traditions nationales ; ils rappelaient des idées de protection, d’indépendance, de patriotisme : là les plus grands abus de la cour romaine avaient été repoussés par les rois d’accord avec le clergé ; l’Église de France avait su conserver quelques libertés, quelques précieux privilèges. Par toutes ces causes, ceux qui voulaient des réformes en France étaient portés à mettre leur confiance dans les évêques et à tout espérer d’eux.

En Angleterre il n’en était pas ainsi : les souvenirs de la conquête normande n’étaient pas encore effacés ; les hommes d’origine saxonne, qui composaient l’immense majorité de la population, n’oubliaient pas que le Saint-Siège avait adjugé l’Angleterre à Guillaume, que les évêques de leur race avaient été dépossédés et remplacés par des conquérants. C’étaient les prélats normands qui avaient soumis l’Angleterre saxonne aux exigences de la cour romaine ; l’épiscopat presque tout entier ne réveillait dans une grande masse de la nation que des souvenirs d’oppression et de spoliation : ceux qui désiraient des réformes n’attendaient donc des évêques ni assistance ni sympathies.

Ce double fait explique jusqu’à un certain point le but si différent où tendaient Gerson et Wycliffe au milieu de circonstances d’ailleurs à peu près semblables. Gerson, membre d’un corps illustre qui faisait lui-même partie de l’Église gallicane, mit toute son espérance dans l’épiscopat et les universités, dans les évêques et dans les docteurs. Wycliffe, voyant, dans les évêques, des étrangers, des maîtres, plutôt que des pasteurs, mit son espoir ailleurs ; il méconnut la hiérarchie ecclésiastique et chercha sa force dans les saints livres, dans la parole de vie, qu’il présenta aux hommes comme leur seul guide infaillible.

Engagés dans cette voie, chacun la suivit avec l’ardeur qui lui était propre et subit les influences de son caractère et de sa situation : Gerson, homme d’État et homme d’action, formé jeune encore aux grandes affaires, se préoccupa beaucoup plus des idées d’ordre et d’autorité, et chercha surtout à concilier la morale avec les institutions de l’Église sans les ébranler. Wycliffe, plus retiré, plus contemplatif, voyait dans l’Église plutôt des motifs de condamner que la nécessité de supporter ; il se préoccupa moins de la discipline extérieure que de la purification intérieure, des moyens charnels de coercition que de la régénération en esprit et en vérité, du prêtre que du chrétien, de la conformité aux traditions de l’Église que des prescriptions de l’Évangile.

Gerson disait : Le siège papal a été occupé par des hérétiques et des meurtriers ; donc l’autorité infaillible n’est pas dans le pape ; elle est dans les conciles généraux qui représentent l’Église universelle.

Wycliffe avait dit : Il n’y a que Dieu seul qui ne puisse jamais ni tromper ni être trompé.

Ils reconnaissaient tous deux que nul homme n’était réellement absous ni excommunié s’il ne l’était par Dieu même. Gerson n’en concluait pas que la parole du prêtre fût inutile pour déclarer et confirmer la sentence divine ; aux yeux de Wycliffe, l’arrêt prononcé par Dieu dans le ciel n’avait pas besoin d’être ratifié par un homme sur la terreh.

h – Vaughan, Vie de Wycliffe, ch. v et vii.

Gerson voulait que la disposition des biens ecclésiastiques fût soumise à de certaines règles qui en assurassent l’emploi pour le bien et l’édification de la chrétienté ; Wycliffe, convaincu que le clergé ne serait jamais très riche sans être très corrompu, rappela les prêtres à la pauvreté évangélique ; il prétendit que le clergé ne possédait pas de biens par lui-même, que, dans le Nouveau Testament, les dîmes étaient de pures aumônes, et que, si les prêtres n’employaient pas leurs richesses selon l’intention des donateurs, ils devaient en être dépouillés.

Subordonnant ses vues hardies aux idées d’ordre extérieur et d’autorité religieuse et spirituelle, Gerson, dans le prêtre, vit toujours l’homme investi des pouvoirs transmis par l’Esprit-Saint ; Wycliffe pensait, au contraire, que la régénération intérieure dans l’espérance du salut éternel, que la réunion à Dieu par la foi en son divin Fils, et par une vie conforme à celle de Jésus-Christ, était l’unique but de la religion, le tout du Christianisme ; il crut que Dieu ne transmettait des pouvoirs spirituels qu’à ceux qui étaient en état de les recevoir ; il ne crut pas qu’une parole d’excommunication ou d’absolution prononcée par un prêtre souillé d’iniquités pût ouvrir ou fermer à qui que ce fût l’enfer ou le ciel. Il en conclut logiquement que c’était à l’homme aidé de la grâce divine à faire son salut, et il formula hardiment les propositions suivantes, subversives des pouvoirs ecclésiastiques, tels qu’ils étaient généralement alors attribués aux gens d’Église : à l’heure de la mort le méchant est en vain muni de bulles d’indulgences et de pardons, et enrichi d’un trésor d’innombrables messes par les moines et les prêtres ; la prière d’un méchant prêtre n’a aucune valeur devant Dieu ; nul n’est véritablement prêtre ou évêque que celui qui conforme sa vie à la loi du Christ ; car c’est en vertu de cette loi seule que le pouvoir lui est donné.

Gerson enfin admit la plupart des croyances généralement reçues dans le monde catholique à son époque ; Wycliffe rejeta, entre autres dogmes, celui qui avait été imposé à la foi de l’Angleterre à la suite de la conquête normande, il rejeta la transsubstantiationi.

i – Vaughan, Vie de Wycliffe, ch. v et viii. Il n’admit pas non plus la présence réelle.

On voit, par ce qui précède, que Wycliffe mit plus d’unité, plus de suite dans ses doctrines, et qu’il ne recula devant aucune de leurs conséquences, tandis que Gerson, moins libre et plus partagé, posa des prémisses dont il s’effraya lui-même. La vie de sa pensée fut un douloureux et perpétuel combat : si d’une part il était sollicité aux nouveautés par les mouvements d’une âme ardente et généreuse, et par l’indignation que soulevait en lui la corruption de son Église, d’autre part il était retenu, comprimé par son respect filial pour cette même Église, et par la crainte très légitime des écarts du sens individuel au sein d’une population ignorante et brutale, dans un pays sans gouvernement et presque sans lois. Aussi non seulement il s’arrêta, comme on l’a vu, devant les limites que franchit Wycliffe ; il fut souvent encore inconséquent avec lui-même. « Il faut, disait-il, refuser l’obéissance à des supérieurs égarés ou coupables. » Il donna, de son autorité privée, l’exemple d’une invincible résistance aux ordres d’un pape qu’il reconnaissait pour légitime ; et pourtant nous le voyons se vouer avec une infatigable ardeur, et consacrer plusieurs traités : au rétablissement de l’autorité ecclésiastique et hiérarchique à laquelle il portait de si rudes coups.

[Voyez surtout son traité de Ante-Christ. Pap. et la réponse qu’il fit, au nom de l’Université de Paris, à la bulle du pape Alexandre V en faveur des moines mendiants. « Un grand trouble, dit-il, est survenu dans l’Église à cause d’un certain écrit en forme de bulle, que quelques-uns des quatre ordres mendiants ont obtenu ou plutôt ont extorqué par ruse de notre Saint-Père le pape, et en effet, le Saint-Père, qui est un grand théologien, ne l’aurait jamais accordé s’il eût pris le temps de l’examiner ; mais (comme l’assurent les graves docteurs de notre Université) tout a été fait malgré lui et à son insti, ou du moins sans jugement ni délibération préalable, comme il arrive souvent aux hommes trop occupés, d’accorder certaines choses par importunité, par surprise ou par relâchement de conscience. (Gers., Serm. sup. bull. Mend., t. II, p. 436. Tract. de Eccles. potest.Tract. de Unit. Eccles.]

« L’Église universelle, disait encore Gerson, est seule infaillible ; elle est composée du clergé et de tout les fidèles. Mais en posant la démocratie en principe dans l’Église, il ne l’établit pas de fait : il se gardait de la multitude comme du pape ; il cherchait à constituer dans l’Église une puissance représentative, une double aristocratie du rang et de la science, des prélats et des docteurs ; il voulait que le peuple fût représenté, mais il ne l’admettait pas à choisir ses représentants. L’autorité ecclésiastique reposait ainsi sur des bases purement arbitraires ; ses décisions, soutenues de la puissance civile, pouvaient régler les choses extérieures et temporelles ; mais comment auraient-elles engagé les consciences et réglé les rapports intimes de l’homme avec Dieu, et qu’y a-t-il de commun entre un grade dans la science et une autorité souveraine dans la foi ? Gerson recommandait comme le remède aux plus grands maux la méditation de la parole divine ; il voulait que celle-ci fût versée à flots dans le cœur des hommes, et en même temps il en défendait la lecture aux gens simples et illettrés, et condamnait la traduction de l’Écriture sainte en langue vulgaire. Il travaillait enfin à une réforme morale dans l’Église, et il appela pour y concourir avec lui, ceux mêmes qui vivaient de ses abus. C’était là une grande illusion : la réforme du clergé par le clergé était l’œuvre de sa vie entière ; ce fut le but noble et chrétien, mais impossible à atteindre, auquel il tendit avec un courage et une constance dignes d’admiration.

Nous le suivrons sur le grand théâtre où il a combattu, où il a failli, et où seul peut-être il échappa, à force de dévouement et d’illusion, à l’horreur qu’inspirent les actes barbares dont il fut complice ; le sang des martyrs retombe sur sa tête vénérable sans la souiller. Nous assisterons à ses luttes, à ses glorieuses défaites, à la ruine de ses plus chères espérances, et, quand aux yeux des hommes il sera vaincu, abattu et brisé, alors il sera tout à fait grand devant Dieu.

Pour conclure, nous dirons que d’amères déceptions abrégèrent les jours de Gerson, et que la mort vint à point pour soustraire Wycliffe au ressentiment de ses ennemis. Le premier fut mal secondé dans la plus noble partie de sa tâche, qui eut pour objet la réforme des mœurs du clergé ; mais, dans sa lutte contre les empiétements de la cour romaine, il eut nécessairement pour appui l’épiscopat, aux dépens duquel la papauté s’était agrandie ; Wycliffe, au contraire, s’attaquant non seulement aux mœurs, mais à la puissance même du corps ecclésiastique, l’eut presque tout entier pour adversaire.

Les doctrines de l’Église gallicane furent en quelque sorte incarnées dans Gerson ; il fut véritablement l’âme des grandes assemblées où elles furent débattues et reconnues durant le schisme ; la doctrine de Wycliffe résume, en la complétant, celle de plusieurs hommes fameux qui l’avaient précédé, et entre autres de Claude de Turin, Arnauld de Brescia, Bérenger, Pierre Valdo. Wycliffe donna un nouveau corps à leurs opinions diverses et tenta d’établir les siennes, d’une part sur la ruine de la puissance ecclésiastique, considérée au point de vue spirituel comme infaillible, et au point de vue temporel comme indépendante de la puissance civile ; d’autre part sur les Écritures, interprétées par la conscience, et dont il donna la première traduction en langue anglaise.

Gerson, comme gallican, est le précurseur de Bossuet, et touche aussi par d’autres points à Arnauld et à Pascal ; Wycliffe annonce Luther ; il fut, par son génie, par la hardiesse de sa parole, et par l’exemple de sa vie entière, le véritable père de la réforme du xvie siècle à laquelle Luther attacha son nom. La victoire fut refusée à Wycliffe, et ce n’est point parce qu’il mêlait des erreurs à d’importantes vérités, mais parce que le succès des opinions humaines dépend surtout des circonstances et des temps où elles se produisent. Pour faire triompher quelques-uns des principes formulés par Wycliffe, à une extrémité du monde chrétien, il fallait que sa doctrine sur l’autorité des Écritures, après avoir franchi les mers, se fût enracinée, dans un temps plus opportun, au cœur de l’Europe ; il fallait que des hommes d’une haute intelligence et d’une vie austère, après l’avoir répandue par leur parole, l’eussent, en quelque sorte, consacrée par leur sang : voilà ce qui eut lieu, du moins en partie, à l’époque du grand schisme ; ce fut l’œuvre d’un chrétien qui mourut pour sa foi ; ce chrétien, ce martyr, fut Jean Husj.

j – Voyez ci-après sur Wycliffe, la note B, et 2.6.

Note A
Maximes du pape Grégoire VII.

  1. L’Église romaine est la seule que Dieu ait fondée.
  2. Le titre d’universel n’appartient qu’au pontife romain, qui seul doit s’intituler le pape.
  3. Lui seul peut déposer et absoudre les évêques.
  4. Son légat préside les évêques dans tous les conciles et peut les déposer.
  5. Le pape peut déposer les absents.
  6. On ne doit point habiter avec ceux qu’il a excommuniés.
  7. Il peut faire de nouvelles lois, créer de nouvelles églises, partager un évêché en deux ou réunir deux évêchés en un.
  8. Lui seul peut se revêtir des attributs de l’empire et en prendre les insignes.
  9. Il est le seul dont tous les princes doivent baiser les pieds.
  10. Son nom est le seul à prononcer dans les églises.
  11. C’est l’unique nom du monde.
  12. Il peut déposer les empereurs.
  13. Il transfère à son gré les évêques d’un siège à un autre.
  14. Il peut dans toute église ordonner un clerc.
  15. Celui qu’il a ordonné peut gouverner une autre Église et ne peut recevoir un grade supérieur d’aucun évêque.
  16. Aucun concile ne peut se qualifier général sans l’ordre du pape.
  17. Aucun livre n’est réputé canonique sans son autorité.
  18. Personne ne peut casser ses décisions.
  19. Il ne doit et ne peut être jugé par personne.
  20. Il est défendu de condamner celui qui en appelle au siège apostolique.
  21. A ce siège doivent être déférées les causes majeures de toutes les Églises.
  22. L’Église romaine ne s’est jamais trompée et ne se trompera jamais.
  23. Tout pontife romain canoniquement ordonné devient saint, de toute certitude, par les mérites du bienheureux Pierre.
  24. Il est permis d’accuser quand il le permet ou l’ordonne.
  25. Il peut, sans synode, déposer ou absoudre les évêques.
  26. Celui qui n’est pas uni à l’Église romaine n’est pas catholique.
  27. Le pape peut dégager les sujets des princes impies du serment de fidélité.

Note B

Mieux favorisé par les circonstances que les réformateurs qui l’avaient précédé, Wycliffe trouva un gouvernement protecteur et une nation moins prévenue, moins hostile.

Jamais l’Angleterre ne s’était complètement soumise au despotisme du clergé romain, et, lorsque Wycliffe parut, elle n’avait pas oublié les ardentes prédications du fameux évêque de Lincoln, Robert Grosse-Tête, l’un des plus redoutables adversaires de l’omnipotence papale. L’Église d’Angleterre, durant tout le cours de la domination anglo-saxonne, avait conservé, à l’égard du Saint-Siège, une certaine indépendance qui lui aliéna les souverains pontifes, et qui détermina le fameux Hildebrand à favoriser les prétentions de Guillaume à l’époque de l’invasion normande.

De cette époque date l’adhésion générale de l’Angleterre au dogme romain de la transsubstantiation, et une plus complète reconnaissance de la suprématie de l’évêque de Rome, ainsi que de son droit à lever sur elle le denier de saint Pierre. Cependant ces doctrines se popularisèrent moins dans ce royaume que sur le continent, précisément parce qu’elles s’étaient plus particulièrement implantées sur son sol à la suite de la conquête. Les rois normands firent bientôt cause commune avec le peuple contre l’autorité temporelle du Saint-Siège. La suprême juridiction du pape sur tous les membres du clergé, ses prétentions à disposer des dignités ecclésiastiques et des bénéfices, étaient insupportables aux monarques anglais ; les célèbres constitutions de Clarendon sont un remarquable monument de leur résistance. Il fallut toute l’ignominie du caractère du roi Jean, toute la bassesse et la lâcheté de ce prince, pour le déterminer à l’acte humiliant de l’hommage qu’il fit de son royaume au pontife romain, et de la promesse d’un tribut annuel au Saint-Siège. La nation ne souscrivit point à cet acte avilissant du plus méprisable de ses princes ; les papes mêmes parurent douter longtemps de la validité d’un titre qu’ils ne tenaient que de cet acte, et, depuis trente-trois ans, le tribut annuel, consenti par Jean-sans-Terre, avait cessé d’être acquitté, lorsque Urbain V en réclama le payement.

Mais déjà le Parlement d’Angleterre s’indignait de cette sujétion du royaume à un souverain étranger, et les subsides ne se levaient plus sans son aveu. Un prince (Édouard III) était sur le trône, gardien superbe des droits de la couronne, enorgueilli par ses victoires, et moins disposé que tout autre à une déférence humiliante envers le Pontife qui trônait à Avignon, au milieu des États d’un souverain rival et sous son influence immédiate. Wycliffe commençait alors à paraître et s’annonçait au monde avec éclat par l’énergie avec laquelle il combattait dans le clergé romain des prétentions qu’il regardait comme subversives de toute discipline évangélique. Édouard l’approuva, et refusa d’acquitter, non seulement le tribut annuel de vasselage, mais encore le denier de saint Pierre. Dans le cours de l’année 1374, il désigna Wycliffe pour faire partie d’une ambassade qu’il envoyait au pape Urbain V pour régler de graves différends touchant les taxes et les bénéfices réservés. L’ambassade n’alla point à Avignon ; elle s’arrêta à Bruges, où elle conféra sans résultats décisifs avec l’archevêque de Ravenne, représentant du souverain pontife. A son retour, Wycliffe reçut du roi la prébende d’Aust dans l’église collégiale de Westbury, et bientôt après le rectorat de Lutterworth.

A la mort d’Édouard et durant la minorité de son petit-fils, Richard II, Wycliffe, protégé par le puissant duc de Lancastre, combattit avec plus de succès encore les exactions de la cour romaine, qui, par ses taxes sur les biens d’Église, ses réserves et ses collations de bénéfices, retirait des sommes énormes de l’Angleterre. Le royaume était alors épuisé par une guerre ruineuse ; le Parlement voyait le trésor privé d’une partie de ses ressources par l’argent que le pape en retirait : il contesta le droit du souverain pontife, non seulement sur le royaume, mais sur les biens mêmes de l’Église d’Angleterre ; et, dans cette lutte engagée par Wycliffe avec un zèle ardent et pieux, il obtint tout d’abord les sympathies des descendants des vieux Saxons, du Parlement et du prince : les premiers lui étaient acquis par un sentiment national qui les portait à haïr tout ce qui se rattachait au souvenir de la conquête ; les autres le favorisaient par raison d’État et par jalousie contre une puissance étrangère et rivale.

Ce qui précède explique comment Wycliffe échappa pendant vingt ans aux châtiments terribles qui punissaient, en Europe, toute réaction de la raison et du sens moral individuel contre l’autorité de l’Église romaine. Parmi les grands réformateurs, aucun n’attaqua plus hardiment le vice et l’erreur, aucun ne déploya plus de force dans la lutte. C’est en mesurant le nombre et la grandeur des abus qui, au xive siècle, s’étaient graduellement substitués aux pures et simples doctrines du christianisme, que l’on se rend compte de la force morale nécessaire pour les dénoncer et les flétrir ; c’est en sondant l’épaisseur des ténèbres que l’on reconnaît toute la puissance de la lumière qui réussit à les percer. Pour comprendre enfin et juger Wycliffe, il ne faut pas regarder le clergé catholique tel que nous le voyons de nos jours contenu dans de prudentes limites par le progrès des mœurs sociales, par le pouvoir civil, par l’influence salutaire des clergés rivaux ; il faut le voir comme il était au moyen âge, lorsqu’il se croyait le maître souverain des choses de la terre comme des choses du ciel, et lorsqu’il avait, sur tous les points, porté à l’extrême l’abus de ce pouvoir. Le plaintes amères de Wycliffe contre tant de scandales, qui de nos jours paraissent incroyables, se retrouvent sous toutes les formes dans les écrits des contemporains, dans les légères compositions des poètes comme dans les pages sérieuses des hommes les plus pieux et les plus sages.

Le but constant des efforts de Wycliffe fut de rappeler le clergé à la discipline évangélique, et ses contemporains à un culte épuré, fondé sur un développement intérieur et moral plus que sur des pratiques toutes cérémonielles. Pour y parvenir, il rappela d’une part, les prescriptions de l’Évangile, l’exemple donné par le Christ et par ses apôtres ; et il tenta, d’autre part, d’arracher au clergé tout ce qui contribuait à l’écarter de la bonne voie, à le détourner de sa mission sainte ; il pensa que les prêtres croîtraient en vertu à mesure qu’ils deviendraient plus pauvres en richesses périssables, et que leur autorité spirituelle sur les âmes serait plus grande si elle se montrait sans mélange d’aucun autre pouvoir, distincte et séparée de toute autorité temporelle.

Pour réussir, Wycliffe ne pouvait invoquer l’autorité traditionnelle d’une Église qui avait favorisé ou toléré tant d’abus ; il devait recourir à l’Évangile comme à la loi suprême, et il le fit avec autant de force que de logique et de persévérance. Douloureusement frappé du contraste choquant entre les grâces spirituelles, dont les ecclésiastiques se disaient comblés, et les scandales de leur vie, Wycliffe n’hésite point à attribuer leur désordres à leurs richesses ; il soutient que le clergé ne peut posséder aucun bien qu’à titre d’aumônes et de dons reversibles, si l’emploi cesse de répondre à la pensée du donateur. « C’est, dit-il, un grand sujet de surprise que la dureté que montrent nos curés dans l’exaction des dîmes ; nous ne voyons point que le Christ ou ses apôtres reçussent des dîmes, ni qu’il soit fait mention de dîmes dans l’Évangile ou dans les épîtres. Mais Jésus-Christ vivait des aumônes de Marie-Madeleine et d’autres saintes femmes ; les apôtres vivaient du travail de leurs mains ou de secours volontaires, sans exiger rien, sans recourir à aucune contrainte. Christ prescrivit à ses disciples de ne recevoir ni or ni argent pour la prédication de la parole ou l’administration des sacrements, et Paul a donné un précepte général aux prêtres, lorsqu’il a dit : Ayant la nourriture et le vêtement, tenons pour satisfaits en Jésus-Christ. »

Wycliffe prononce encore sur ce sujet ces belles paroles : « Ceux qui méprisent la dernière volonté des mourants sont réputés maudits de Dieu et des hommes. Or, Jésus-Christ, dans son testament, a légué à ses disciples et à ses successeurs la paix en eux-mêmes, au prix de tribulations au dehors et de persécutions de la part du monde. Mais des clercs mondains ont outrageusement violé ce beau testament de Notre-Seigneur, car ils cherchent la paix et les joies du monde, la paix avec le diable et avec la chair, et ne veulent endurer aucune peine en observant et en enseignant la vérité de Dieu ; bien plus, ils persécutent les hommes pieux qui voudraient l’enseigner, et ils font ainsi la guerre à Jésus-Christ, dans son peuple, pour obtenir les biens terrestres dont il a interdit la possession à leur ordre. Dans la vie du Christ, dans l’Évangile, qui est son testament dans la vie et dans les enseignements de ses apôtres, nos clercs ne trouvant rien que pauvreté, douceur, travail spirituel, ils les verront dédaignés des hommes charnels dont ils condamnent les péchés, leur récompense étant dans le ciel pour une vie pure, pour l’enseignement de la vérité, et pour l’héroïque souffrance de la mort. Jésus-Christ était si pauvre qu’il ne possédait pas même une maison pour abriter sa tête ; saint Pierre était si pauvre qu’il n’avait ni or ni argent à donner à l’indigent boiteux ; saint Paul aussi était si pauvre en biens de ce monde qu’il travaillait de ses mains pour sa subsistance et pour celle de ses compagnons, et il souffrit de grands maux pour toutes les Églises. Saint Bernard écrivait au pape que, dans sa pompe mondaine, au milieu de ses domaines et de ses trésors, il était le successeur de l’empereur Constantin et non celui de Jésus-Christ et de ses disciples… Comme mon Père m’a envoyé, ainsi je vous envoie ; ce qui veut dire qu’il les envoie au travail, à la persécution, à la pauvreté, à la faim et au martyrek. »

kVaughan’s life and opinions of Wycliffe, vol. II, ch. 8.

C’était peu de signaler les abus des richesses si l’on n’arrivait aux moyens d’empêcher celles-ci de s’accroître. Wycliffe fut donc invinciblement conduit à examiner la légitimité des moyens qui aidaient le clergé à s’enrichir ; ces moyens étaient, d’une part, la disposition arbitraire des dons spirituels, et, d’autre part, la domination des prêtres sur les choses temporelles. On comprend avec quelle brûlante énergie un pareil homme dut flétrir la vente et le trafic des choses saintes. « De coupables prélats, dit-il, vendent pour de l’argent les âmes des chrétiens à Satan, les âmes pour lesquelles Christ a versé son précieux sang sur la croix. Si les pardons et les indulgences sont des choses spirituelles et célestes, ils ne doivent être donnés ni pour de l’or, ni pour aucune récompense terrestre, comme le Christ l’enseigne dans son Évangile ; mais si un homme riche donne beaucoup d’or, il obtiendra un pardon, valable pour un millier d’années, quoiqu’il soit réellement maudit de Dieu pour sa vie criminelle, tandis que le pauvre, qui ne peut aller jusqu’à Rome, ne recevra point d’indulgences des papes, quelque pure et charitable que soit sa vie. Les pardons de l’Église, s’ils valent quelque chose, doivent être donnés gratuitement ; c’est induire un homme en erreur ; c’est commettre un vol infâme que de les vendre… »

Lorsqu’on réfléchit à la toute-puissance du clergé dans ce siècle, on est confondu de la hardiesse des paroles de Wycliffe, et si l’on considère les abus prodigieux qui étaient nés de cet excès de puissance et dont toutes les classes avaient à se plaindre, on concevra l’immense portée de son ardente parole. Wycliffe voyait dans la hiérarchie du clergé romain le plus grand obstacle qu’il eût à vaincre ; les dignitaires ecclésiastiques étaient ceux qui, par leurs richesses, causaient le plus de scandale dans l’Église, et, aussi longtemps que le pouvoir demeurerait concentré dans leurs mains, il était à craindre que toute réforme ne fût impossible : il attaqua donc cette hiérarchie dans tous ses degrés.

« Par la loi du Christ, dit-il, prêtres et évêques ne faisaient qu’un. Mais ensuite l’empereur les a partagés ; il a fait les évêques maîtres, et les prêtres serviteurs. Celle distinction produisit l’envie haineuse et éteignit la charité ; mais l’Église du Christ reposait sur la douceur, sur l’unité, sur la charité, sur le mépris des richesses et du rang. »

On sait quelle triste célébrité avaient à cette époque beaucoup de maisons des principaux ordres religieux ; on sait aussi la guerre violente faite au clergé séculier par les ordres mendiants, défenseurs-nés des prétentions du pontife romain que Wycliffe voulait réduire. Il voyait dans les moines les possesseurs d’immenses richesses détournées de leur but, employées à des usages profanes et trop souvent criminels. Il était impossible qu’il demeurât en paix avec eux : il signala donc l’institution de ces ordres, et surtout des mendiants, comme contraire à l’esprit du christianisme ; il leur fit toute sa vie une guerre acharnée, et il n’eut pas de plus dangereux ennemis.

Wycliffe admettait les sept sacrements de l’Église romaine, mais il différait d’avec elle sur plusieurs points essentiels dans l’explication qu’il en donnait. Cette différence était surtout sensible à l’égard des sacrements de l’Ordre et de l’Eucharistie. Il considérait le prêtre comme en quelque sorte revêtu de deux caractères : l’un d’une nature plus extérieure qu’intérieure et qu’il tenait de l’évêque consacrant, l’autre tout spirituel, inhérent à la réception du Saint-Esprit, qu’il ne recevait que de l’invisible évêque des âmes et qu’autant qu’il était digne de l’obtenir.

Dans l’Eucharistie, il rejetait la présence réelle, la doctrine de la transsubstantiation, qu’il regardait comme impie et comme plus injurieuse au bon sens qu’aucune chose que les hommes aient jamais été induits à croire en aucun temps.

Wycliffe se proposa toute sa vie deux choses, l’une à l’égard du clergé, l’autre à l’égard des fidèles ; il voulait rappeler le premier à la discipline antique, aux bonnes mœurs, et développer le christianisme dans les autres par l’action libre et constante de leurs plus nobles facultés, de celles qui constituent l’homme même, savoir la conscience et la raison.

Pour atteindre ce double but, il fallait battre en brèche l’autorité des prêtres et faire appel à une autorité plus haute, à celle de Dieu révélée dans les Écritures. C’est ce que fit Wycliffe avec une persévérance égale à son courage. Aucune prescription, dit-il, aucune doctrine n’a de valeur qu’autant qu’elle est conforme à l’Écriture sainte et qu’elle en dérive : il faut toutefois que le chrétien soit en garde contre les dangers de l’interprétation individuelle ; il ne faut pas qu’il rejette légèrement les opinions reçues. Une recherche attentive et patiente, aidée par une fervente prière, est indispensable, dit-il, pour étudier l’Écriture de manière à l’entendre. Wycliffe regardait comme son devoir de la répandre ; il la traduisit dans sa langue afin de la rendre familière à tous. Le clergé à ses yeux se rendait coupable du plus grand crime en dérobant aux fidèles la possession des livres saints et en élevant les décisions des papes et des conciles au-dessus de celles de la parole de vie. Il s’élève contre ce scandale.

« Tous ceux, dit-il, qui falsifient les bulles du pape ou les lettres d’un évêque sont maudits quatre fois chaque année dans toutes les églises. Et cependant, Seigneur, l’Évangile de ton Fils n’a point été compris par nos prêtres dans cette sentence. Ils estiment donc une bulle du pape au-dessus de l’Évangile, et il s’ensuit que les hommes charnels redoutent la prescription et les commandements du pape plus que l’Évangile du Christ et les commandements de Dieu. C’est ainsi que les malheureuses créatures de ce monde sont déshéritées de la foi, de l’espérance et de la charité, et s’enfoncent dans l’hérésie et l’impiété plus avant que les païens mêmes. L’enseignement de la vérité est le plus grand devoir de la sainte Église ; c’est l’acte principal que Dieu lui impose, comme étant le plus profitable aux âmes chrétiennes. Autant donc que la parole de Dieu est au-dessus de tous les biens terrestres, autant ces prélats mondains qui dérobent aux hommes la parole de vie sont plus coupables que les voleurs qui dérobent l’argent et l’or dans les églises… De tous les vols, le plus coupable est de ravir aux hommes le bien spirituel, le miroir et l’exemple de la vie du Christ, qui est le fondement de toute vie pure et saintel. »

l – Msc. Sentence of the curse expounded, chap. 16. — Vaughan.

Wycliffe, après avoir ébranlé par sa parole et par ses écrits l’autorité des prêtres, lui porta un coup plus dangereux encore par son exemple et par celui de ses disciples. Enlever aux dignitaires de l’Église la disposition des bénéfices temporels pour l’accorder aux dignitaires laïques, aux magistrats civils, c’était seulement rendre la simonie moins honteuse et le clergé moins puissant. Wycliffe savait que les biens d’Église ne tomberaient pas dans des mains plus pures ; il se défiait de la corruption de tous les hommes élevés en autorité, soit qu’ils fussent ecclésiastiques ou laïcs, et redoutait par-dessus tout la corruption que les richesses entraînent avec elles ; aussi engageait-il ses disciples à imiter la vie du Christ et de ses apôtres, à renoncer aux biens du monde, et lui-même vécut et mourut dans une pauvreté volontaire. Il exhortait donc à ne point rechercher la faveur et le patronage des grands, à préférer la vie errante et pauvre du missionnaire à l’existence paisible et bien rentée du prêtre de paroisse. Il envoyait ses disciples de ville en ville, de comté en comté, sous le nom de pauvres prêtres et sous un costume d’une simplicité remarquable. Il les engageait à prêcher l’Évangile sans crainte dans les Églises, dans les cimetières, au milieu des marchés et des foires, partout où la multitude se rassemblait, et ils prêchaient sans s’inquiéter de la défense des évêques, bravant les menaces et les persécutions, captivant les cœurs et entraînant la foule.

Wycliffe prouva ainsi que l’influence des prêtres était entièrement indépendante de leur puissance extérieure, et ce dernier coup porté par lui à l’autorité ecclésiastique ne fut pas le moins sensible au clergé, dont il porta le ressentiment au comble. Wycliffe brava sa colère, remua tout le royaume, fit un nombre immense de prosélytes connus sous le nom de Lollards, et demeura impuni, couvert par la protection royale. Chapelain d’Édouard Ier, il fut soutenu, après la mort de ce prince, par le célèbre Jean de Gaunt, duc de Lancastre, et, traduit devant ses supérieurs ecclésiastiques à Saint-Paul et à Lambeth, il échappa deux fois aux vengeances de son ordre. Mais enfin, dans les orages qui marquèrent le règne de Richard II, le clergé se rendit redoutable à la cour ; Lancastre s’effraya de la hardiesse du réformateur et lui retira en partie son appui. La doctrine de Wycliffe fut publiquement condamnée à Oxford, et lui-même fut expulsé de l’Université. Il vécut encore une année, persévérant dans la même voie, consacrant ses derniers jours à la grande cause à laquelle il avait voué toute sa vie, et moins abattu par le triomphe de ses ennemis que par le progrès de la maladie qui l’emporta dans la soixantième année de son âge, et qui déroba son corps aux souffrances du supplice, mais non à l’échafaudm.

m – Voyez plus loin, sur les opinions et les erreurs de Wycliffe, et sur la sentence rendue contre lui après sa mort, 2.6.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant