Jean Hus, Gerson et le Concile de Constance

1.4. — État des partis en Bohême. — Jérôme de Prague. — Bulles du pape contre Ladislas. — Réfutation par Jean Hus. — Nouveaux troubles à Prague.

L’historiena le moins favorable à Jean Hus et à ses partisans n’impute point à ceux-ci la mort de l’archevêque Sbinko ; mais à Prague il ne s’agissait déjà plus d’éclaircir un fait qui pouvait être pour les uns une flétrissure, pour les autres un motif de vengeance ; le feu de la guerre civile couvait au fond des cœurs, et la rage des partis, pour éclater, n’avait plus besoin d’une cause véritable, mais seulement d’un prétexte. On ne pouvait méconnaître l’autorité morale, l’ascendant sérieux qu’avait acquis Jean Hus sur les âmes ; car il ne suffisait déjà plus des caprices de la vogue ou d’un engouement irréfléchi pour gagner à sa doctrine des partisans ou des disciples ; l’heure approchait où son amitié apporterait avec elle des dangers, et il était évident que chacun aurait bientôt à répondre sur sa tête de son estime pour le célèbre prédicateur de Bethléem. Cependant, à cette époque critique, bien peu l’abandonnèrent ; la reine, une grande partie du peuple et de la noblesse lui demeurèrent fidèles ; il rencontrait aussi toujours la même sympathie parmi les étudiants et les lettres, et, entre tous ceux qui s’honorèrent par leur amitié constante et dévouée, le plus illustre, celui dont le nom est demeuré inséparable du sien aux yeux de la postérité est Jérôme de Prague, docteur et maître laïque en théologie.

a – Jean Cochlée, Hist. Hus., lib. I, p. 19.

Caractère audacieux et téméraire, vaste intelligence, parole éloquente et emportée, ces avantages et ces défauts se trouvaient réunis en Jérôme, l’un des hommes les plus éminents de son siècle. Il avait étudié à Oxford et soutenu des thèses brillantes à Paris contre Gerson ainsi que dans les plus célèbres Universités de l’Europe. Il n’attendit pas jusqu’à son retour en Bohême pour se signaler par une vive opposition contre l’Église romaine. Emprisonné à Vienne comme fauteur de Wycliffe et délivré à la requête de l’Université de Prague, il vint retrouver Jean Hus dans cette ville, et ne garda bientôt plus de mesure à l’égard du pape et des cardinaux. Entre autres problèmes il proposait hautement celui-ci, savoir : si le pape avait plus de pouvoir qu’un autre prêtre, si le pain de l’Eucharistie ou le corps du Christ avait plus de vertu dans la messe du pontife romain que dans celle de tout autre officiant. Un jour, Jérôme et quelques amis représentèrent sur une muraille, d’un côté, les disciples du Christ suivant, pieds nus, leur maître monté sur une ânesse, et de l’autre ils peignirent le pape et les cardinaux en grand appareil, sur des chevaux superbes, et précédés, suivant l’usage, de tambours et de trompettes. Ces peintures furent exposées en public, et l’on conçoit l’effet qu’elles durent produire sur une multitude ardente et exaltée. On assure qu’un autre jour ce même Jérôme, discutant avec un moine et irrité d’une opposition trop vive, poussa la violence jusqu’à jeter son interlocuteur dans la Moldau. Le moine gagna la rive. « Mais, dit le naïf chroniqueur, il se trouva qu’il avait perdu le fil de ses arguments, et il fut hors d’état de poursuivre la discussion. » Tel était Jérôme de Prague, en qui ses contemporains ont reconnu une puissance intellectuelle supérieure à celle de Jean Hus ; mais celui-ci, par ses mœurs, par son caractère, par sa piété, avait une autorité si grande que Jérôme en subit toujours l’ascendant ; Jean Hus était le maître, Jérôme le disciple, et rien n’honore plus ces deux hommes, que cette déférence, cette humilité volontaire du génie devant la vertu.

Jérôme, d’ailleurs, si supérieur par ses qualités éminentes à la plupart de ses contemporains, appartenait, par ses défauts, à son siècle, époque malheureuse où un esprit d’audace et de violence agitait toutes les classes de la société et provoquait de toutes parts de sanglants désordres. Les différents États du continent étaient autant de théâtres de guerre et de brigandage, et le clergé, au lieu d’employer tous ses efforts à mettre un terme au mal, l’excitait souvent par son exemple : le schisme offrait aux ecclésiastiques une occasion perpétuelle de révolte ; les évêques étaient plus hommes de guerre que d’Église, et l’un d’eux, nouvellement élu à Hildesheim, ayant demandé qu’on lui fît voir la bibliothèque de ses prédécesseurs, se laissa conduire dans un arsenal où on lui montra des armes de toute espèce. « Ce sont là, lui dit-on, les livres dont ils se sont servis pour défendre leur Église ; imitez-les. » Et comment n’en eût-il pas été ainsi, lorsque trois papes se montraient beaucoup plus ardents à se détruire l’un l’autre que soigneux de gagner les fidèles à Dieu et à Jésus-Christ ? Parmi eux, le plus belliqueux, le plus intéressé à exciter l’ardeur guerrière de ses partisans, était Jean XXIII, dont la puissance temporelle sur Rome et ses dépendances était aussi peu assurée que son autorité spirituelle sur les âmes.

L’Italie était encore désolée par la lutte des deux prétendants au royaume de Naples, Louis II d’Anjou et Ladislas de Hongrie. Ceux-ci avaient pour auxiliaires, le premier, Jean XXIII, le second, Grégoire XII. L’intérêt évident de Ladislas était la prolongation du schisme qui ralliait un pontife à sa cause ; déjà une fois maître de Rome, il l’avait livrée aux fureurs de la soldatesque, et Jean XXIII n’avait pas de plus redoutable ennemi.

Le pape fulmina enfin, le 9 septembre 1411, contre Ladislas une terrible bulle qui, sous peine d’excommunication, ipso facto, prescrivait à tous les patriarches, archevêques et prélats de déclarer, les dimanches et jours de fêtes, cloches sonnantes et cierges allumés, puis éteints et jetés à terre, Ladislas excommunié, parjure, schismatique, blasphémateur, hérétique relaps, soutien d’hérétiques, criminel de lèse-majesté, ennemi du pape et de l’Église. Jean XXIII excommunie de même les enfants de Ladislas jusqu’à la troisième génération, ainsi que ses adhérents et ses fauteurs ; il ordonne, s’ils viennent à mourir, même absous, qu’ils soient privés de la sépulture ecclésiastique ; il déclare que quiconque la donnera soit à Ladislas, soit à ses partisans, sera excommunié et ne sera absous qu’en déterrant leurs corps de ses propres mains. Le pape prie, par l’aspersion du sang de Jésus-Christ, empereurs, rois, princes, cardinaux, fidèles de tout sexe, de sauver l’Église en poursuivant à outrance et en exterminant Ladislas et ses défenseurs. Ceux qui se croiseront auront les même indulgences que ceux qui vont à la conquête de la Terre-Sainte, et, s’ils meurent ayant l’accomplissement de ce vœu, ils jouiront des mêmes privilèges qu’en mourant pour l’accomplir. Une seconde bulle publiée en même temps, et dans laquelle Angelo Carrario (Grégoire XII) est appelé fils de malédiction, hérétique et schismatique, est adressée aux commissaires pontificaux ; elle promet rémission entière des péchés aux prédicateurs de la croisade et aux quêteurs qui s’emploieront pour cette cause ; elle suspend ou annule l’effet de toutes les autres indulgences accordées même par le siège apostolique.

Ces deux bulles, promulguées contre un prince chrétien et pour un intérêt purement temporel, donnent la mesure de la fureur qui animait le siège de Rome et des excès où il se laissait alors entraîner : elles mirent la Bohême en feu.

Il n’eût pas fallu moins que la double supériorité du talent et de la vertu dans le premier dignitaire de l’Église de Prague pour contenir ou calmer les esprits ; mais le successeur de Sbinko, l’archevêque Albicus, ancien médecin de Sigismond, était entièrement indigne du titre de pasteur des âmes. C’était, dit un écrivain catholique très partialb, une élection simoniaque qui l’avait fait archevêque, et nul ne porta plus loin que lui la sordide avarice. Il vivait misérablement dans sa dignité nouvelle, non pour faire jouir les pauvres de ce qu’il se refusait à lui-même, mais pour grossir honteusement son épargne ; le bruit le plus insupportable à son oreille était, disait-il, celui que faisait à sa table des dents rongeant des os, et le cri d’une scie lui était moins odieux que le bruit continu des chevaux qui mangeaient au râtelier. C’est devant un tel homme et devant les légats du pape que Jean Hus fut cité après son retour à Prague.

b – Jean Cochlée, Hist. des Hus., liv. I, p. 129.

Voulez-vous obéir à la bulle du pape et prêcher la croisade ? demandèrent les légats. Hus répondit : « Je n’ai rien plus à cœur que d’obéir aux commandements apostoliques. » Les légats, pour qui les commandements du pape et ceux des apôtres étaient une même chose, se tournèrent aussitôt vers Albicus et lui dirent : « Vous entendez, monseigneur l’archevêque, il veut bien obéir au pape. » Mais Hus ne laissa pas la question indécise et répondit net que, dût-il être brûlé, il n’obéirait jamais aux ordres du pape qu’autant qu’ils seraient conformes à ceux des apôtres. Ce propos rompit l’entretien.

Telle fut l’origine des troubles furieux qui éclatèrent dans Prague, et, tandis que Jean Hus préparait une réfutation logique et savante des bulles de Jean XXIII, Jérôme échauffait les esprits par la violence de ses invectives contre Rome. Il faut peut-être reporter à cette époque un fait déplorable que quelques historiens ont regardé comme antérieur. On prétend qu’il fit monter sur un chariot deux femmes de mauvaise vie, portant suspendues à leur cou les bulles du pape, et qu’il leur donna pour escorte des hommes déguisés en moines. Il avait, dit-on, promené par la ville ce burlesque cortège, provoquant ainsi les huées de la multitude ; et l’on ajoute qu’il brûla les bulles de sa propre main sur la place des exécutions publiquesc.

c – Jérôme, accusé pour ce fait devant le concile, nia qu’il en fût l’auteur.

Hus, plus calme et plus digne, publia sa réfutation des bulles de la croisaded. On y trouve à la fois une grande connaissance de l’Écriture et des Pères, l’inspiration d’un cœur ferme et pur, et la logique d’une saine raison ; on n’y rencontre aucune de ces violentes invectives qui déparent plusieurs de ses compositions : Hus s’y montre, par la force et l’élévation de ses pensées, par la hardiesse de son langage, par son appel constant de la parole du pape à celle de Jésus-Christ et des apôtres, le véritable précurseur de Luther.

d – La doctrine de Jean Hus sur ce point mérite d’autant plus l’attention qu’elle est également applicable à toutes les bulles de croisades publiées contre des peuples chrétiens. Voyez la bulle du pape Innocent VIII pour l’extermination des populations vaudoises, Note C, en fin du Livre 1.

Nous développerons en détail cette composition célèbre, où se révèle cependant, au milieu de vives lumières, la lutte des deux principes contraires et irréconciliables, savoir : l’autorité des Écritures comme règle absolue, et celle du pape comme vicaire de Jésus-Christ et successeur de saint Pierre.

« Je n’affirmerai rien, dit Jean Hus, qui ne soit conforme à l’Écriture sainte, et je ne prétends aucunement m’opposer au pouvoir que Dieu a donné au pontife romain ; je m’opposerai seulement à l’abus de cette autorité. Or, la guerre n’est permise ni au pape, ni aux évêques, ni aux prêtres, surtout pour des intérêts temporels. Si, en effet, il ne fut point permis aux disciples de Jésus-Christ de prendre l’épée pour défendre celui qui était le chef de l’Église contre ceux qui voulaient se saisir de lui, et si saint Pierre lui-même en fut sévèrement repris, à plus forte raison ne sera-t-il point permis à un évêque de guerroyer pour une domination temporelle et pour des richesses mondaines. »

Jean Hus cite le témoignage de plusieurs Pères à l’appui de ses paroles. Saint Grégoire refusa de se joindre à ceux qui exterminaient les Lombards. « Je crains Dieu, disait-il ; c’est pourquoi je redoute de participer à la mort d’aucun d’homme (Greg. ep.). »

Saint Ambroise disait à l’approche des Goths : « Mes larmes, voilà mes armes ; ce sont là les défenses d’un prêtre, et je ne puis résister par d’autres forces. »

Jean Hus rappelle encore d’autres textes de saint Jérôme, de saint Augustin, de saint Bernard ; et, sur ce que plusieurs disent que Jésus-Christ a accordé à son Église l’usage des deux glaives, il cite ces paroles de saint Bernard à Eugène III : « Vous dompterez les loups, mais vous ne dominerez pas sur les brebis ; elles vous ont été données pour les paître, non pour les opprimer. Si vous avez le cœur saintement ému, servez-vous de votre langue et ceignez le glaive, le glaive de l’esprit, qui est la parole de Dieu, Hus soutient que l’usage du double glaive appartient seulement à l’Église universelle, parce qu’elle est composée indistinctement de tous les fidèles. « Or, dit-il, comme les séculiers, à qui le seul glaive temporel con » vient, ne doivent pas entreprendre de manier le glaive spirituel, de même les ecclésiastiques, contents du glaive spirituel, ne doivent point se servir du temporel ; car, si un homme qui a contribué à la mort de quelqu’un par voie d’insinuation seulement, fût-ce d’un malfaiteur, ne peut être admis aux ordres sacrés sans dispense, c’est, de la part d’un homme déjà ordonné prêtre, une beaucoup plus grande infraction de tuer des hommes, soit par lui-même, soit par d’autres. »

« Si le pape et ses cardinaux eussent dit au Christ : « Seigneur, si tu le veux, nous exhorterons le monde entier à la destruction de Ladislas, de Grégoire et de leurs complices, » le Sauveur leur eût sans doute répondu comme il fit à ses apôtres, qui le consultaient pour tirer vengeance des Samaritains : « Je ne suis pas venu pour détruire, mais pour sauver (Luc ch. 9). Jésus n’a point frappé son ennemi qui marchait contre lui, le serviteur du grand-prêtre, mais il a guéri sa blessure.

Dise donc qui voudra qu’il doit obéir à la bulle jusqu’à l’extermination de Ladislas et des siens ; pour moi, je ne voudrais pas, sans une révélation, sans un ordre positif de Dieu, étendre la main contre Ladislas et ses partisans ; mais j’adresserais une humble prière à Dieu pour qu’il ramenât dans le chemin de la vérité ceux qui s’égarent ; car celui qui est le chef de toute l’Église a prié pour ses persécuteurs, disant : « Père, pardonne-leur, ils ne savent ce qu’ils font (Luc ch. 22) ! » et je pense que le Christ, sa mère et ses disciples étaient plus grands que le pape et ses cardinaux. »

Après avoir démontré combien de semblables croisades sont inhumaines et antichrétiennes, Hus attaque les indulgences comme une profanation de la grâce évangélique. « Dieu seul, dit-il, a le pouvoir de pardonner les péchés d’une manière absolue, car il n’y a que lui qui connaisse le cœur et qui sache si le pécheur est réellement converti ; on ne peut donc accorder le pardon que pour autant de temps que durera la repentance, et ce temps, Dieu seul peut le connaître.

Vous me demandez une chose bien difficile, inutile même à savoir, disait saint Grégoire à une dame qui le conjurait instamment de l’assurer que ses péchés étaient remis : difficile, car je ne suis pas digne de recevoir une semblable révélation ; inutile, car vous ne pouvez être rassurée touchant vos péchés qu’au dernier jour de votre vie, lorsque vous ne serez plus en état d’en commettre.

Saint Augustin dit au livre de la Pénitence : « Si un homme attend le dernier terme d’une maladie mortelle pour désirer et pour recevoir le sacrement de Pénitence, j’avoue que, sans oser lui refuser ce qu’il désire, je n’ai aucune certitude de son salut. Faites donc pénitence dans le temps où il vous est possible de pécher, car autrement c’est le péché qui vous quittera, mais vous ne l’aurez point quitté. »

Lors donc que ces deux grands saints n’ont point osé promettre la rémission des péchés, même à ceux qui ont fait pénitence, de quel front le pape Jean, dans sa bulle, promet-il la rémission des péchés la plus entière et la récompense du salut éternel à ses complices.

Si, malgré l’exemple du Christ, le pape lutte pour sa domination temporelle, il est évident qu’il pèche en cela, ainsi que ceux qui l’assistent dans ce but. Comment donc serait valable l’indulgence accordée pour un acte criminel ? »

En ce qui touche le pouvoir de lier et de délier, Hus ne nie pas qu’il n’appartienne aux vrais successeurs des apôtres, c’est-à-dire à ceux qui, dépouillant toute affection humaine, ne lient et ne délient que conformément à la loi divine.

« L’absolution de Jésus-Christ, dit-il, doit précéder celle du prêtre, c’est-à-dire que, dans l’usage des clefs, il faut que le prêtre qui absout ou qui condamne puisse s’assurer qu’il s’agit d’un cas où Jésus-Christ a déjà lui-même absous ou condamné. « Un prêtre, dit saint Augustin, de doit pas s’imaginer que tous ceux qu’il a liés ou déliés le soient en effet, mais seulement ceux qu’il a condamnés ou absous selon l’ordre de Jésus-Christ. » Le pouvoir des clefs est donc limité et conditionnel ; il suppose le bon usage des clefs, condition dont saint Pierre lui-même n’était pas dispensé. Comment donc des prêtres ignorants, concubinaires, avares, accorderont-ils, au gré de l’avarice des distributeurs d’indulgence, la rémission de la coulpe et de la peine ? « Ce n’est pas, dit saint Augustin, à des ravisseurs et à des usuriers que Jésus-Christ a donné ce pouvoir, » et saint Grégoire enseigne que, « celui qui accorde le pardon des péchés selon ses passions, et non suivant l’état du pénitent, se prive lui-même du pouvoir de lier et de délier. »

« Le pape ne peut savoir, sans une révélation particulière, s’il est prédestiné au salut ; il ne peut donc se donner de telles indulgences à lui-même ; il n’est d’ailleurs pas contraire à la foi de dire que beaucoup de papes, qui ont accordé d’amples indulgences, sont damnés. De quelle valeur sont donc leurs indulgences devant Dieu ?

Aucun saint, dans l’Écriture, n’a donné des indulgences pour l’absolution de la peine et de la coulpe durant un certain nombre d’années et de jours ; nos docteurs n’ont osé nommer aucun des Pères qui ait institué et publié des indulgences, parce qu’ils en ignorent l’origine, et si ces indulgences, qu’on dit si salutaires aux hommes, ont été comme endormies durant mille ans et plus, la raison en est peut-être que l’avarice en ce temps-là n’était point, comme aujourd’hui, parvenue à son comble. Il faut distinguer entre une puissance légitime, réglée sur la loi de Dieu, et une puissance usurpée et exercée, pour un temps, par la permission divine : de ce dernier ordre est celle du démon. » Jean Hus applique cet distinction au pape. « Si le pape, dit-il, use de sa puissance selon l’ordre de Dieu, on ne peut lui résister sans résister à Dieu même ; s’il abuse de son pouvoir en prescrivant ce qui est contraire à la loi divine, alors c’est un devoir de lui résister comme à la puissance du cheval pâle de l’Apocalypse, du dragon, de la bête et du Léviathan. Il vaut mieux souffrir une excommunication injuste que recevoir une absolution fausse. Celui-là sera plutôt absous, qui supportera la malédiction et l’opprobre jusqu’à la mort pour la cause de Jésus-Christ, que celui qui persécute les chrétiens dans une cause comme celle de Jean XXIII contre Ladislas. » Jean Hus se récrie contre la clause étrange de la bulle qui damne Ladislas jusqu’à la troisième génération, malgré cette expresse déclaration de Dieu (Ézéchiel ch. 18) : Le fils ne portera point les iniquités du père. Il regarde comme scandaleusement simoniaque le formulaire de l’absolution que la bulle accorde après l’acte de confession et de contrition.

« Le péché, dit-il, ne peut être pardonné à un voleur s’il ne restitue ; d’où il suit que la contrition qui n’opère pas la restitution est fausse, et que, pour donner pleinement la rémission des péchés, il serait nécessaire que les confesseurs pussent lire dans l’âme des pénitents, ce qu’ils ne peuvent faire sans une révélation. »

Hus montre par un double exemple l’impiété d’une absolution si légèrement donnée à ceux qui contribuent à la croisade. « De deux hommes, dit-il, l’un a été scélérat pendant toute sa vie ; mais, pourvu qu’il donne de l’argent, il obtient, au moyen d’une très légère contrition, rémission de la peine et du péché ; l’autre est un homme de bien qui n’a jamais commis que des péchés véniels, mais s’il ne donne rien il n’aura point de pardon. Or, selon la bulle, si ces deux hommes viennent à mourir, le premier, le criminel, ira au ciel en échappant aux peines du Purgatoire, et le second, l’homme juste, les subira. Si de telles indulgences étaient valables dans le ciel, il faudrait donc prier Dieu qu’on fît toujours la guerre au pape pour qu’il ouvrît tous les trésors de l’Église ! »

Telle fut en substance la célèbre réponse de J. Hus aux bulles de Jean XXIII, et elle fit à Prague une prodigieuse sensation. Elle rendit à Hus la faveur du peuple, que la retraite des étudiants allemands lui avait en partie aliénée, mais elle lui attira aussi l’inimitié de la cour. Le roi était en guerre alors avec Ladislas ; sa faveur, comme celle de la plupart des princes, était subordonnée aux intérêts de sa politique ; il accepta les bulles et retira, pour un temps, son appui à Jean Hus.

Prague fut alors partagée entre deux partis puissants : tous ceux qui avaient des grâces à attendre du roi ou du pape se déclarèrent pour les bulles, et il faut porter à cette époque la rupture entre Hus et Etienne Paletz, membre influent du clergé. Paletz avait été son disciple et son ami ; mais, aussi ardent pour l’avancement de sa propre fortune que Hus l’était pour le progrès de la vérité, il prêcha en faveur des bulles et des indulgences. L’ambition le condamnait à un éclat contre son ancien maître, et il lui montra autant de haine qu’il lui avait jadis témoigné de respect et d’affection. Ces disgrâces éclatantes, ces lâches défections indignaient la multitude et lui rendaient son prédicateur encore plus cher. Hus avait en outre, contre ses ennemis, le puissant appui de la noblesse, dont plusieurs membres étaient sincèrement touchés de l’élévation et de la pureté de ses doctrines, tandis qu’un grand nombre les adoptaient par esprit d’opposition contre la cour, par jalousie contre le haut clergé, et avec l’espoir de partager ses dépouilles. Mais si les barons du royaume lui étaient favorables, il comptait de nombreux adversaires dans l’Université, affaiblie par la retraite des Allemands, et aussi dans le conseil de la ville.

Les magistrats sont, par état et par nécessité, enclins à considérer les événements dans leur effet immédiat et apparent beaucoup plus que dans le motif caché qui les produit : étant tenus, par le devoir de leur charge, à conserver l’ordre, ils se montrent presque partout les ennemis des innovations, même légitimes, qui pourraient le troubler ; ils soutiennent, par des moyens extérieurs, les cultes établis que la foi intime des peuples abandonne ; lorsqu’ils ne voient déjà plus dans l’édifice des religions vieillies que cendre et poussière, ils persistent à en recrépir les dehors, et trop souvent ils prescrivent aux autres de croire ce qu’ils ont cessé de croire eux-mêmes. Les magistrats de Prague blâmèrent donc Jean Hus et s’unirent contre lui aux chefs de l’Université, à la cour et au clergé.

Tant d’éléments de discorde présageaient de nouveaux troubles plus sérieux que ceux qui avaient déjà motivé l’exil volontaire de Hus ; mais aucune crainte n’ébranla sa résolution. Il fit afficher aux portes des églises et des monastères de Prague une invitation au public, surtout aux docteurs, aux prêtres, aux moines et aux écoliers, à venir débattre les thèses suivantes, savoir : si, selon la loi de Jésus-Christ, les chrétiens peuvent, en bonne conscience, approuver la croisade ordonnée par le pape contre Ladislas et contre ses complices, et si une telle croisade peut tourner à la gloire de Dieu, au salut du peuple chrétien et au bien du royaume de Bohême.

Au jour marqué l’affluence fut prodigieuse, et le recteur, alarmé, essaya en vain de dissoudre l’assemblée. Un docteur en droit canon se leva, fit l’apologie du pape et des bulles ; puis, s’attaquant à Jean Hus : « Vous êtes prêtre, lui dit-il ; vous relevez du pape, qui est votre père spirituel. Il n’y a que de méchants oiseaux qui souillent leur propre nid ; et Cham fut maudit pour avoir découvert la honte de son père. »

A ces paroles, le peuple murmura et s’agita ; déjà les pierres volaient, lorsque Hus s’entremit et calma l’orage. Après lui, l’ardent Jérôme de Prague prit la parole et termina sa véhémente harangue en disant : « Que ceux qui sont pour nous se joignent à nous : Hus et moi nous allons au palais, et nous ferons voir la vanité de ces indulgences. » Tout le peuple cria : « Cela est vrai ; il parle bien. » Le recteur de l’Académie, Marcus, intervint à son tour et conjura la foule de ne point aller au palais, de crainte d’un plus grand mal, et de retourner chacun chez soi. La multitude se dispersa ; les étudiants accompagnèrent Jérôme comme le plus savant ; mais le peuple suivit Jean Hus jusqu’à la chapelle de Bethléem, en l’exhortant à se montrer ferme et inébranlable.

Le lendemain une sédition redoutable s’élève : la foule se rassemble dans un lieu public de Prague, et de là se répand dans la ville, et, partout où elle entend un prêtre prônant les indulgences, elle l’insulte et le voue à la mort. Le recteur mande Jean Hus et Jérôme au collège de Saint-Charles ; là, en présence d’un grand nombre de maîtres des Facultés, il les prie et les conjure d’opposer leur parole à la rage des séditieux. Les assesseurs, les docteurs, les maîtres les implorent en même temps ; ils les pressent, ils les supplient avec larmes en invoquant Dieu et les saints : « Voyez nos cheveux blancs, disent-ils, et, songeant à votre jeunesse, abandonnez votre entreprise avant qu’il en résulte un affreux massacre dans lequel ses auteurs mêmes périront enveloppés. — Vous dites bien, répondit Jérôme, et nous ferons ce que vous souhaitez ; mais jugez vous-mêmes à quel point il est difficile de taire la vérité. — Moi aussi, dit Jean Hus, je redoute la sédition ; je me suis dévoué à la vérité, je n’oserais rien faire qui fût opposé à la justice ; je dois donc montrer que ces indulgences sont sans vertu ; cependant je ne rejetterai point votre prière. — Cher maître Jean, répondit le recteur, n’oubliez pas de quelle manière nous vous avons défendu contre les Allemands ; personne alors n’était autant que vous en butte à la haine du peuple, qui se plaignait que vous l’aviez privé d’un grand profit en les expulsant. Les Allemands sont plus animés à votre perte qu’à la nôtre ; ils jurent qu’en quelque lieu qu’ils vous rencontrent ils vous, tueront, et vous avez provoqué, pour la même cause, la haine de l’empereur Sigismond. Remettez donc votre projet à un autre temps pour éviter un plus grand mal, et sauvez votre vie. » Hus donna son assentiment à ces paroles et promit d’y conformer sa conduite.

Cependant, le dimanche suivant, un bruit sinistre circule : trois hommes ont été jetés en prison par les magistrats, pour avoir déclamé contre le pape et ses indulgences. Les étudiants s’ameutent ; on prend les armes, Hus, suivi de la foule du peuple et des écoliers, se dirige vers la maison de ville et demande qu’on épargne la vie des prisonniers.

Les magistrats délibèrent dans le trouble et dans l’épouvante ; le conseil répond, au nom de tous : « Cher maître, nous sommes étonnés que vous allumiez un feu où vous courez risque d’être brûlé vous-même. Il nous est fort dur de pardonner à des gens qui n’épargnent pas même le sanctuaire, qui remplissent la ville de tumulte, et qui, si l’on n’y met ordre, ensanglanteront nos rues. Néanmoins retenez ce peuple, retirez-vous ; on aura égard à ses vœux. »

Deux mille hommes étaient en armes sur la place. « Retournez en paix dans vos demeures, leur crie Jean Hus ; les prisonniers ont leur grâce. La foule applaudit et se retire ; mais, quelque temps après, le sang coule et s’échappe à grands flots de la prison. Les sénateurs avaient pris le parti le plus dangereux, celui d’inspirer de la crainte après en avoir montré. Un bourreau, secrètement introduit, avait tranché la tête aux prisonniers, et c’était leur sang qui coulait.

A cette vue il s’élève un furieux tumulte : on force les portes, on enlève les corps, on les transporte dans des linceuls sous la voûte de la chapelle de Bethléem. Là on les enterre avec de grands honneurs, tandis que des écoliers chantent en chœur sur leur tombe : « Ce sont des saints qui ont livré leur corps pour l’Évangile de Dieu. »

Hus se tait d’aborde ; mais, au premier jour de fête solennelle, il monte en chaire et s’écrie, imprudemment peut-être : « Ce sont des saints et des martyrs !… » L’indignation gagne toute la Bohême, et Jean Hus, dans ses violentes invectives contre le pape, franchit toute borne ; il attaque sans mesure le despotisme et la simonie du pontife, la débauche et le faste des prêtres ; il rejette les traditions de l’Église sur les jeûnes et les abstinences, et il oppose à toute autre autorité celle des Écritures.

e – Plusieurs auteurs rapportent qu’au moment de cette exécution Hus était absent de Prague, et ce fait paraît résulter aussi de quelques-unes de ses réponses dans le concile de Constance.

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