Jean Hus, Gerson et le Concile de Constance

1.5. — Progrès des hussites. — Controverses. — Seconde retraite de Hus. — Convocation d’un concile général à Constance.

Quoique le roi Wenceslas eût retiré pour un temps sa protection aux hussites, il ne paraît pas qu’il les ait vivement persécutés. Ce prince cupide et ravisseur trouvait son avantage à favoriser secrètement leurs doctrines, et lorsque, dès l’origine des troubles de Bohême, on l’excitait à perdre Jean Hus : « Laissez-le faire, répondit-il, c’est ma poule aux œufs d’or. » Quelques-unes des opinions de Jean Hus, surtout celles qu’il emprunta de Wycliffe, touchant les dîmes et les biens d’Église, étaient fort goûtées de Wenceslas. « Les seigneurs séculiers, disait-il, ont le pouvoir d’ôter, quand il leur plaît, les biens temporels aux ecclésiastiques qui vivent dans l’habitude du péché. Hus appuie cette maxime de l’autorité des Écritures et des Pères, sans oublier ces paroles prononcées en présence de saint Bernard par la célèbre sainte Hildegarde, prophétesse d’Allemagne : « Le Père tout-puissant a fort bien partagé toutes choses : il a donné le ciel aux hommes célestes et la terre aux hommes terrestres ; en sorte que, selon ce partage, les hommes spirituels et les séculiers, possédant chacun ce qui leur convient, n’usurpent point les uns sur les autres ; car Dieu n’a pas voulu que l’un de ses fils eût tout ensemble la robe et le manteau. Il a donné le manteau aux séculiers, la robe au peuple spirituel ; et lorsque la robe et le manteau se trouvent réunis, il faut ôter le manteau et le donner aux pauvres. »

Quant aux dîmes, Hus soutenait avec Wycliffe que ce sont de pures aumônes ; il en concluait que les gens d’Église ne sont ni les maîtres, ni les propriétaires de ces biens, mais seulement les gardiens et les dispensateurs ; qu’ils n’en peuvent garder pour eux que ce qui est nécessaire à leurs besoins, et que, s’ils n’en donnent le surplus aux pauvres, ils seront jugés au dernier jour comme des larrons et des sacrilèges.

Wenceslas adopta ces doctrines, qui furent celles de la plupart des réformateurs, et qui leur rendirent beaucoup de princes favorables. Il s’établissait donc arbitre de l’emploi des biens d’Église ; mais n’ayant lui-même aucun souci des pauvres, c’était dans son épargne que passaient les richesses mal employées de son clergé, et, lorsqu’il parut soutenir ouvertement les nouvelles opinions, ses rigueurs et ses exactions grossirent le parti de Jean Hus. Plusieurs riches ecclésiastiques se déclarèrent hussites, et dans l’espoir de sauver leurs richesses, ils adoptèrent les doctrines qui leur en prescrivaient le bon emploi.

Les progrès des hussites eurent encore pour cause le profond mépris où les dignitaires de l’Église étaient tombés en Bohême, par suite de l’avarice du roi, qui vendait les charges au plus offrant. On a vu la honteuse élévation d’Albicus sur le siège épiscopal de Prague : cet indigne archevêque, craignant que le roi ne confisquât tous les biens de sa charge, se hâta de la revendre à Conrad, évêque d’Olmütz ; et, au dire des auteurs catholiques eux-mêmes, l’acheteur n’en était pas plus digne que le vendeura.

a – Dubrav., Hist. Boh., lib. xxiiiI, p. 623.

Conrad montra, dans les premiers temps, beaucoup d’ardeur pour combattre les nouvelles doctrines, qu’il embrassa cependant plus tard, après avoir achevé d’aliéner les revenus de son Église. Il défendit la prédication à Hus ; mais celui-ci sentait sa force, et d’ailleurs il ne croyait pas qu’il fallût obéir à une puissance terrestre qui défendait de prêcher l’Évangile. Cité à Rome une seconde fois, il ne justifia pas même son refus d’y comparaître.

Un grand nombre de volumes de Wycliffe avaient échappé, dans la ville de Prague, aux flammes allumées par l’archevêque Sbinko. Hus invita le peuple à les lire ; il attaqua vivement la condamnation des quarante-cinq articles extraits des œuvres du célèbre docteur anglais, et fit paraître, au nom de la faculté de théologie de Prague, un traité vigoureux où il défend l’opinion de Wycliffe sur les dîmes et les biens d’Église et sur quelques autres points capitaux. « Ceux qui cessent de prêcher, dit-il, ou d’entendre la parole de Dieu, seront réputés pour traîtres au jour du jugement. Il est permis à tout diacre, à tout prêtre de prêcher la parole de Dieu sans l’autorisation du siège apostolique ou de l’évêque ; enfin tout seigneur temporel, tout prélat, tout évêque en péché mortel, n’est ni seigneur temporel, ni prélat, ni évêque. »

Hus tempère ces doctrines par l’explication qu’il en donne. Son opinion sur le dernier point, prise à la lettre, ne comporterait pas une réfutation sérieuse ; mais il ajoute que la puissance des méchants n’est pas approuvée de Dieu, et qu’ils ne sont ni rois ni évêques selon son cœur.

Jean Hus prêchait encore, aux applaudissements du peuple, contre le culte des images ; il enseignait que les prêtres devaient être pauvres ; que la confession auriculaire était inutile ; qu’il n’était pas nécessaire d’enterrer les morts dans les cimetières pour le bien de leur âme ; que l’observation des heures canoniales et l’abstinence des viandes n’étaient que des traditions humaines sans aucun fondement dans la parole de Dieu. Les prêtres catholiques déclamèrent avec une violence égale : toutes les têtes étaient en feu ; la ville était chaque jour le théâtre de scènes sanglantes ; il n’y avait plus dans Prague de sécurité pour personne ; le roi lui-même en sortit et courut de lieu en lieu.

Cependant plusieurs docteurs de la faculté de théologie formèrent une puissante ligue contre Jean Hus : les plus célèbres parmi eux étaient Etienne Paletz, déjà cité, André Broda et Stanislas Znoïma, professeur en théologie, ancien maître de Jean Hus, autrefois admirateur, comme lui, de Wycliffe, auquel maintenant il insultait. Les docteurs, dans leurs écrits, accusèrent Jean Hus d’appartenir à la secte des Arméniensb, qui ne s’appuient que sur l’autorité de l’Écriture et non sur celle de l’Église et des saints Pères. Hus répondit qu’il partageait sur ce point le sentiment de saint Augustin, de saint Jérôme et de saint Grégoire, qui ne reconnaissaient que les Écritures pour fondement de leur foi. Les docteurs soutenaient encore que Jean Hus professait une grande erreur sur l’autorité des puissances spirituelles et temporelles. « A l’entendre, disaient-ils, il ne faut obéir aux ordres des papes, des empereurs, des rois, des princes et des autres supérieurs que s’ils sont fondés sur l’évidence et sur la raison, ce qui ne tend à rien moins qu’au bouleversement de l’ordre établi. Argument redoutable, en effet, auquel Jean Hus oppose l’exemple des Machabées répondant qu’il ne faut point obéir aux ordres des princes lorsqu’ils sont contraires à ceux de Dieu.

b – Ainsi nommés parce qu’ils venaient d’Arménie, ces chrétiens d’Orient s’étaient séparés du patriarche de Constantinople, avant Photius (ixe s.). Les éditions antérieures de l’ouvrage de Bonnechose mettent toutes ici le mot Arminiens, qui est évidemment une erreur. (ThéoTEX)

« A en croire nos docteurs, dit-il, si le pape ou le roi leur commandait de tuer tous les juifs de Prague, et s’il leur fournissait des troupes dans ce but, ils ne feraient nulle difficulté d’obéir. Ils n’hésiteraient pas non plus à nous égorger au premier commandement, surtout à me tuer, moi qui, selon eux, enseigne une si grave erreur. Je ne pense pas cependant qu’il fût moins permis de peser de semblables ordres que d’examiner les lettres d’Artaxerxès ordonnant le massacre de tous les juifs. Je ne crois pas non plus que Paul fût tenu d’obéir en livrant aux bourreaux les disciples du Christ, d’après les ordres du sanhédrin. »

Rien de mieux qu’un pareil débat pour établir que la raison humaine ne perd jamais ses droits, et qu’on s’égare presque toujours en poussant logiquement les meilleurs principes jusqu’à leurs dernières conséquences. Admettre qu’il faille perpétuellement examiner et approuver avant d’obéir, c’est rendre tout gouvernement impossible ; s’interdire tout examen, c’est renoncer à sa qualité d’homme, c’est se transformer soi-même, selon les circonstances, en automate stupide ou en brute féroce.

Irrité de la désobéissance de Hus et alarmé du progrès de ses doctrines, Jean XXIII excita contre lui les puissances séculières ; il écrivit à Wenceslas, au roi de France, aux Universités. Gerson répondit à cet appel au nom de l’Université de Paris : il écrivit en Bohême à l’archevêque Conrad au sujet de Jean Hus. L’historien catholique Jean Cochlée nous a conservé cette lettre : on y retrouve l’ardente passion de l’époque.

« Jusqu’à ce jour, dit Gerson, on s’y est pris de diverses manières pour arracher les hérésies du champ de l’Église comme avec autant de faux différentes. Elles furent arrachées d’abord avec la faux des miracles par lesquels Dieu attestait la vérité catholique, et cela du temps des apôtres. Elles furent ensuite extirpées par les docteurs avec la force des arguments et de la dispute, par la faux des saints conciles… Enfin, cette maladie devenant désespérée, il fallut recourir à la cognée du bras séculier pour trancher les hérésies avec leurs auteurs et les jeter dans le feu. C’est par cette cruauté miséricordieuse qu’on empêcha que les discours de telles gens ne se répandissent à leur propre ruine et à celle des autres… Si les faux docteurs, qui sèment chez vous les hérésies, demandent des miracles, ils doivent savoir que le temps des miracles est passé. Il n’est pas permis de tenter Dieu en lui demandant des miracles pour confirmer notre foi comme si elle était nouvelle. Ils ont non seulement Moïse et les prophètes, mais les apôtres et les anciens docteurs avec les sacrés conciles. Ils ont aussi des docteurs modernes assemblés dans les Universités, surtout dans l’Université de Paris, la mère des études (mater studiorum), qui jusqu’ici a été exempte des monstres de l’hérésie, et le sera toujours avec l’aide de Dieu. Ils ont toutes ces choses ; qu’ils y croient : autrement ils ne croiraient pas, quand même les morts ressusciteraient. D’ailleurs il n’y aurait pas de fin à disputer avec des gens si présomptueux. Au contraire, comme dit Sénèque, en poussant trop loin la dispute, on scandalise le peuple et on blesse la charité. Il faut appliquer à leur obstination effrontée ce mot du poète : Le mal s’aigrit par le remède (ægrescit medendo). Si donc les remèdes présents sont inutiles, il ne reste qu’à mettre la cognée du bras séculier à la racine de cet arbre infructeux et maudit. C’est à vous à implorer ce bras par toute sorte de voies, et vous y êtes obligé pour le salut des âmes confiées à vos soins. »

Pierre d’Ailly, cardinal de Cambrai, touche, dans un écrit sur la réformation, le point même qui rendait tous ces efforts inutiles, et gagnait tant de cœurs aux nouveautés ou plutôt aux choses qui paraissaient nouvelles. « C’est, dit-il, à l’occasion de l’hérésie simoniaque et des autres iniquités qui s’exercent à la cour de Rome qu’il s’est élevé des sectes en Bohême et en Moravie, qui ont gagné depuis la tête jusqu’aux autres membres dans ce royaume, où l’on débite publiquement mille choses injurieuses au pape… C’est ainsi que les vices éclatants de la cour de Rome confondent la foi catholique et la corrompent par des erreurs. Il serait bon que ces hérésies et leurs auteurs fussent déracinés de ces provinces ; mais je ne vois pas qu’on en vienne à bout à moins de ramener la cour de Rome à ses anciennes mœurs et à ses louables coutumes. »

Pierre d’Ailly indiquait la cause du mal et le remède, sans donner un moyen de l’appliquer. Le schisme fournissait chaque jour de nouveaux arguments aux partisans de Jean Hus pour combattre la juridiction du pape. S’il faut obéir, disaient-ils, à qui obéirons-nous ? Balthasar Cossa, appelé Jean XXIII, est à Rome ; Angelo Corario, nommé Grégoire XII, à Rimini ; Pierre de Lune, qui se dit Benoît XIII, est en Aragon. Si l’un d’eux, en qualité de Très-Saint-Père, doit être obéi, d’où vient qu’il ne puisse être distingué des autres, et que ne commence-t-il par se les soumettre ?

Les troubles continuaient donc en Bohême, et l’archevêque, voyant ses exhortations inutiles, eut recours à d’autres voies ; il remit en vigueur un arrêté rédigé contre les opposants par les docteurs de la faculté de théologie. Ce décret obligeait tout homme revêtu de quelque office public à Prague à signer un formulaire catholique, et, en même temps, il réprimait sévèrement les hussites. L’évêque de Litomissel, ardent ennemi de Jean Hus, renchérit encore sur ces dispositions rigoureuses : il voulait qu’on élût un chancelier de l’Université qui exerçât une inquisition sévère sur les maîtres et sur les écoliers, et qui fût chargé de punir les fauteurs d’hérésie ; il demandait qu’on interdît la prédication à Jean Hus et aux siens, et qu’on les chassât de la chapelle de Bethléem ; que Jean Hus fût exclu de la société des fidèles ; qu’on défendit les livres en langue vulgaire où ses opinions se trouveraient reproduites, et qu’enfin les vendeurs et les lecteurs de ces livres fussent excommuniés.

Un décret fut rédigé et publié sur ces bases : il confondait l’ancienne et la nouvelle loi, appliquait à la cour de Rome ce qui est dit dans le Deutéronome du lieu que le Seigneur a choisi, et rappelait que quiconque refusait d’obéir au souverain sacrificateur était puni de mort. « Chacun sait, dit la sentence, que l’Église romaine est le lieu que le Seigneur a choisi sous le nouveau testament ; qu’il y a établi la principauté de toute l’Église ; que le pape y préside comme vrai et manifeste successeur de saint Pierre ; que les cardinaux, comme prêtres de l’ordre lévitique, lui sont associés dans l’office sacerdotal, et que c’est à eux qu’il faut avoir recours en toute matière ecclésiastique. Ce n’est pas enfin au clergé de Prague à juger si l’excommunication de Hus est juste ou injuste ; il la doit tenir pour juste puisqu’elle a été fulminée par l’autorité apostolique. »

Ce décret, quoique approuvé par le roi, fut sans vertu. Les hussites le combattirent, et le clergé évangélique réfuta le clergé romain. Il en appelait à l’édit de pacification donné par les princes et par le conseil du roi, et signé de l’archevêque Sbinko ; il y était dit que l’archevêque n’avait trouvé en Hus ni erreur ni hérésie : le roi fut invité à faire publier dans toutes les villes que Jean Hus était prêt à rendre publiquement raison de sa foi. Si personne ne se présentait pour le convaincre d’hérésie, il fallait purger le royaume de ses accusateurs et les envoyer à Rome pour y recevoir le salaire dû à leurs calomnies. Jésus-Christ seul, et non le pape, est le chef de l’Église, disaient les hussites, et tous les fidèles en sont les membres. Ils ajoutaient que le clergé de Prague avait condamné, sans pouvoir suffisant, les quarante-cinq articles de Wycliffe ; que l’Église romaine elle-même n’était point recevable à prononcer en cette matière, parce qu’on ignorait présentement où était cette église dont trois papes se disputaient l’autorité. Ces trois papes, disaient-ils encore, sont en contradiction avec eux-mêmes lorsqu’ils nous blâment de nous attacher à l’Écriture sainte, alléguant ensuite cette même Écriture contre nous ; ils sont punissables comme faussaires, parce qu’ils falsifient l’Évangile et les canons, disant qu’il faut obéir en toute chose au pape, lorsqu’il est constant qu’il y a eu plusieurs papes hérétiques ; enfin il est absurde de prétendre qu’il faut obéir contre Jean Hus aux procédures de la cour de Rome, et d’en donner pour raison que le clergé de Prague s’y est toujours soumis. « Il s’ensuivrait donc que nous devons être païens parce que nos pères l’étaient, et qu’il faut obéir au diable parce que nos premiers parents lui ont obéi. »

Au point où les têtes étaient montées à Prague, il était difficile que le langage de la raison y fût encore écouté. L’archevêque passa des menaces aux actes ; il mit l’interdit sur la ville et sur tous les lieux où séjournerait Jean Hus.

Cette mesure rigoureuse fut faiblement exécutée, et la prédication ne cessa point dans la célèbre chapelle de Bethléem. Hus néanmoins jugea prudent de se dérober encore une fois et pour un temps à la fureur de ses ennemis ; il se retira au lieu de sa naissance, au village de Hussinetz, dont le seigneur lui était dévoué ; mais là, comme à Prague, il se montra toujours intrépide et infatigable pour la cause qu’il regardait comme celle de la vérité.

Il écrivit alors plusieurs traités remarquables. Le plus important est celui de l’Église, dont il sera parlé plus tard, et d’où furent tirés la plupart des articles qui le firent condamner. Il publia vers le même temps un traité fort court et fort énergique sous le titre des Six Erreurs. La première était l’erreur des prêtres qui se vantaient de faire le corps de Jésus-Christ dans la messe, et d’être le créateur de leur créateur. La seconde consistait à dire : Je crois aux papes et aux saints : Jean Hus soutient qu’il ne faut croire qu’en Dieu. La troisième était la prétention des prêtres de pouvoir remettre la peine et la coulpe du péché à qui il leur plaît. L’obéissance aux supérieurs, quelque chose qu’ils commandent, était la quatrième erreur. La cinquième consistait à ne point distinguer dans l’effet une excommunication juste d’une autre qui ne l’est pas. Enfin la sixième erreur, c’est la simonie, que Jean Hus appelle une hérésie, et dont il accuse la plus grande partie du clergé.

Ce petit ouvrage, qui attaquait surtout le corps ecclésiastique, fut affiché à la porte de la chapelle de Bethléem ; il parcourut rapidement toute la Bohême, et son succès fut immense.

Jean Hus écrivit aussi à cette époque son traité de l’Abomination des moines, suffisamment expliqué par son titre, et enfin les Membres de l’Antechrist, violente et fougueuse diatribe contre le pape et sa cour. Ses épreuves, les obstacles qu’il rencontra et les persécutions auxquelles il fut en butte paraissent avoir aigri son humeur, dont l’amertume passa toute dans ces derniers écrits. Son style, fortement nourri des Écritures, inspiré par une passion ardente, qui trop souvent dégénère en colère, présente alors des mouvements et des tours que répudierait la délicatesse du goût moderne ; il abonde aussi très fréquemment en figures et en images qui rappellent les grands prophètes dont il s’inspirait, et surtout Ezéchiel ; il s’emporte, il éclate contre toutes les inventions qui grossissaient les coffres de l’Église : les images, les reliques, les légendes, les canonisations sont tour à tour l’objet de ses véhémentes attaques. Il compare ceux qui persécutent et font mourir les saints vivants, aux chasseurs qui se nourrissent de ce qu’ils ont tué et qui en font ensuite l’éloge ; aux juifs qui, après avoir fait mourir les prophètes, ornaient et blanchissaient leurs tombeaux ; aux Romains, qui tuaient leurs empereurs, puis leur dressaient des statues et les mettaient entre les dieux. Il flétrit le culte des saints qui sont morts, comme une invention du diable pour détourner les hommes de l’amour et de la charité prescrite dans l’Évangile envers les saints qui sont vivants. Il termine par ces paroles remarquables : « Ce culte immodéré des saints, vraie invention de l’hypocrisie, est une source inépuisable de superstitions au préjudice de la vraie sainteté. On exalte les vertus des morts dont l’exemple est éloigné ; on inspire du mépris pour la sainteté des vivants, dont l’exemple serait plus efficace. C’est l’orgueil, la cruauté, l’avarice, la mollesse, qui ont enfanté ce culte ; la vanité est flattée en exaltant la vertu des morts ; il n’en coûte rien à l’amour-propre ; mais l’envie, blessée de la vertu des vivants, fait tous ses efforts pour en ternir l’éclat. Les hommes sont généreux envers les saints qui sont dans le ciel, parce que ceux-là sont au-dessus des atteintes de leur cruauté et sont à craindre auprès de Dieu ; ils se montrent cruels envers les saints qui habitent sur la terre, parce qu’ils ont intérêt à opprimer la vertu ; ils sont avares pour eux et les dépouillent, mais ils sont prodigues envers les saints glorifiés qui n’ont besoin de rien ; ils revêtent leurs os de soie, d’or et d’argent, et les logent avec magnificence ; mais ils refusent le vêtement et l’hospitalité aux pauvres membres de Jésus-Christ qui sont parmi nous, et aux dépens desquels ils s’engraissent et s’enivrent. »

Dans le même traité, après avoir rappelé la glorieuse transfiguration du Sauveur au mont Thabor, il s’écrie en reprochant aux prélats leur mollesse : « Ils aiment mieux suivre Jésus-Christ sur le mont Thabor que sur la croix ; c’est à satisfaire leur vanité que sont destinés tant de cérémonies, tant de fêtes et d’exercices corporels que l’on multiplie tous les jours pour éblouir le peuple et l’amuser de la vaine espérance de mériter la vie éternelle en observant ces traditions. Il vaudrait bien mieux multiplier la charité, les œuvres de miséricorde et les autres vertus chrétiennes, administrer les sacrements selon l’Évangile, et exercer une discipline sévère. Mais, de ces choses-là, les scribes et les pharisiens d’aujourd’hui se mettent peu en peine, parce qu’il ne leur en reviendrait ni gloire mondaine, ni profit temporel. »

Ne croit-on pas entendre déjà vibrer la grande et retentissante parole de Luther ? Ne sont-ce point là ces premiers tourbillons, et ce bruissement de la vague, signes précurseurs de l’ouragan qui bientôt balayera tout sur son passage ? Rien n’annonce pourtant que J. Hus ait eu la conscience de la grande révolution qu’il préparait. Pour comprendre la portée de son œuvre et l’importance du rôle qu’il remplit jusqu’à la fin avec tant de constance et de courage, et son influence en Europe, il suffit de compter ses ennemis et de mesurer leur puissance.

Le plus redoutable, celui qui avait cru terrasser Jean Hus sous les foudres dont il frappait Ladislas, Jean XXIII, était alors agité lui-même de vives appréhensions au milieu de sa cour de Bologne, et sa toute-puissance, par laquelle il ouvrait le ciel et l’enfer, ne le défendait pas contre de secrètes terreurs ; car un nouvel empereur, ennemi des abus du clergé, venait de monter sur le trône : c’était Sigismond de Hongrie, frère de Wenceslas. Ce prince, zélé catholique, s’était voué depuis longtemps à la défense de l’Église, et l’état déplorable où il la voyait était pour lui un sujet perpétuel de douleur. Trois papes la partageaient encore, et, tandis que Jean XXIII, à Bologne, fulminait contre ses rivaux, Grégoire XII, à Rimini, Benoît XIII, en Aragon, lui rendaient avec usure toutes ses malédictions. La simonie dont les pontifes donnaient l’exemple avait gagné la masse entière du clergé ; la Bohême, la Moravie, une partie de l’Allemagne, l’Angleterre étaient agitées par les opinions nouvelles : plus de piété parmi les laïques et les prêtres, mais une rivalité de superstitions qui substituait des pratiques mortes à la régénération du cœur. C’était peu de l’anarchie où l’Europe était plongée ; on entendait gronder sur ses frontières les hordes musulmanes qui s’avançaient comme des vagues furieuses pour laver tant d’iniquités et effacer toutes les souillures de l’Église en l’engloutissant.

Touché jusqu’aux larmes d’un tel spectacle, Sigismond n’en comprit pas la véritable cause ; en sa qualité d’empereur, il haïssait toute opposition, toute indépendance de l’esprit, et attribuait les maux de la chrétienté aux partisans des nouvelles doctrines et à ceux du schisme. Ce fut contre eux qu’il réunit ses forces, et il crut qu’un concile général, convoqué dans le double but d’éteindre le schisme et d’étouffer l’hérésie, ferait refleurir les beaux jours de l’Église. Le concile de Pise n’était point aux yeux de Sigismond et des rois de l’Europe une épreuve suffisante ; car, à cette époque antérieure, la puissance impériale et l’autorité de l’Église étaient en lutte. L’empereur Robert s’était déclaré contre le concile, et celui-ci avait été trop tôt dissous ; il fallait aujourd’hui faire agir simultanément et d’un commun accord le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, soutenir par le glaive impérial l’autorité de l’Église, convoquer la chrétienté tout entière en assemblée générale pour éteindre l’hérésie et pour réformer l’Église dans son chef et ses membres.

Telle était la pensée de Sigismond et la cause des terreurs de Jean XXIII, qui tremblait d’autant plus qu’il savait que ses propres scandales avaient provoqué ce vœu, et qu’il était à lui-même son plus grand ennemi. Il eût volontiers traité d’impie et de téméraire la prétention de l’empereur, et il y eût répondu par une excommunication nouvelle ; mais il se voyait alors accablé des suites funestes de ses propres fureurs, et ses périls enchaînaient ses foudres. Ladislas, vainqueur, le poursuivait d’une haine mortelle, implacable ; il était maître de Rome : le pontife n’avait d’espoir contre lui qu’en l’épée de Sigismond, et atterré, en quelque sorte, sous le poids d’une nécessité inexorable, Jean XXIII parut dans ses résolutions comme frappé de vertige. Il était du plus haut intérêt pour son indépendance personnelle que la ville choisie pour le concile ne relevât point de l’empire ; mais toutes ses démarches furent marquées du sceau de la fatalité. La ville impériale de Constance fut désignée à son insu, et acceptée par ses légats : lorsque enfin ce choix lui fut connu, il était trop tard pour en dicter un autre. Pressé entre Ladislas son ennemi et Sigismond son défenseur, qui, tous deux, lui inspiraient une crainte presque égale ; épouvanté au souvenir de sa vie passée dans le crime, et qui allait être éclairée d’un nouveau jour ; enfin, se maudissant lui-même, Jean XXIII était déjà vaincu, quand s’ouvrit à Lodi entre lui et Sigismond une conférence mémorable. Ils y déguisèrent, l’un sa faiblesse, sous le splendide appareil de la dignité pontificale, l’autre sa force, sous un simple habit de diacre. La discussion fut longue, mais point sérieuse, et le nom de la ville de Constance ayant été prononcé : « Saint-Père, dit l’empereur d’un ton résolu, cette ville vous plaît-elle ? — Oui, mon cher fils, répondit le pape, elle me plaît. » Et il courba la tête en frémissant, confirmant ainsi, par son impuissance, cette parole échappée à un historien témoin de cette scène : « Nul ne saurait éviter ce que Dieu a résoluc. »

c – Leon. Aret., De rebus Italicis.

La convocation d’un concile général était enfin arrêtée ; le lieu de la réunion était fixé. Sigismond passa outre ; il publia, le 30 octobre 1413, un édit où il annonçait que, d’un parfait accord avec le pape Jean XXIII, qu’il nomme son très-haut seigneur, un concile s’assemblerait à Constance le 1 er novembre de l’année suivante, que cette ville avait été choisie comme un lieu sûr où il pourrait procurer à tout le monde une entière liberté. Sigismond, en qualité de défenseur et d’avocat de l’Église, titres que les canons accordaient à l’empereur, convia au concile Grégoire XII, Benoît XIII, le roi de France et les autres souverains. « La malice des hommes, dit-il dans sa lettre à Charles VI, est montée à un tel point que, si l’on n’y apporte un prompt remède, il est à craindre que plus tard, toute guérison ne devienne impossible. Jean XXIII, de concert avec l’empereur, appela au concile tous ceux qui avaient quelque autorité dans la chrétienté. Ils projetaient non seulement de réformer l’Église et d’éteindre le schisme, mais encore d’étouffer l’hérésie naissante. Or il y avait un homme en Bohême, qui, par le bruit de son nom, par ses écrits, par la hardiesse de sa parole, et surtout par l’éclat importun de ses vertus, représentait à lui seul tous les novateurs de l’Europe : c’était Jean Hus ; il fallait les confondre en sa personne : il fut cité devant le concile.

Jamais, depuis les premiers temps du christianisme, autant d’efforts n’avaient été faits pour une réunion aussi imposante ; jamais questions plus graves n’avaient été débattues. Il s’agissait de décider si celui-là serait anathème qui refusait de croire qu’un prêtre impie et simoniaque pût à son gré ouvrir ou fermer le ciel ; si, dans l’interprétation des Écritures, les droits de la conscience seraient respectés ou méconnus ; si le clergé donnerait des limites et assurerait un sage emploi aux pouvoirs dont il avait tant abusé ; pour un grand nombre, enfin, il s’agissait de savoir si le catholicisme romain pouvait être réformé, si l’Église qui ne reconnaît point de salut possible hors de son sein pouvait se sauver elle-mêmed.

d – Voir Note D.

Note C.

Pour ceux qui ferment volontairement les yeux sur les égarements d’une Église qu’ils tiennent pour infaillible, la bulle de Jean XXIII ne prouve rien. Il n’y a rien à conclure, diront-ils, de cet acte exceptionnel d’un pontife indigne. Cependant l’esprit et le style de cette bulle se retrouvent dans les actes de beaucoup de conciles et de papes.

Voici, entre tant d’exemples, un extrait de la bulle du pape Innnocent VIII contre les populations vaudoises. Nous la rapprochons à dessein de la bulle de Jean XXIII, comme une preuve que tout pouvoir qui se croit infaillible se met aisément, et selon les circonstances, au-dessus de toutes les lois.

La bulle institue Albert de Capitaneis, l’archidiacre de l’église de Crémone, nonce et commissaire du siège apostolique dans les États du duc de Savoie, et lui prescrit de travailler à l’extirpation de la très pernicieuse et abominable secte d’hommes malins, appelés Pauvres de Lyon ou Vaudois, de concert avec l’inquisiteur général Blacius, de l’ordre des Frères-Prêcheurs. Le Pape lui donne autorité entière, dans ce but, sur tous les archevêques, les évêques, leurs vicaires ou officiers généraux : « Afin, dit-il, qu’ils aient tous ensemble, avec vous et avec le sus-nommé inquisiteur, à prendre les armes contre les susdits Vaudois et autres hérétiques, et, d’une commune intelligence, à les écraser comme des aspics venimeux, et à apporter tous leurs soins à une si sainte et si nécessaire extermination… Nous vous donnons pouvoir de faire prêcher la croisade par les prédicateurs de la parole de Dieu ; de concéder que ceux qui se croiseront et combattront contre ces mêmes hérétiques ou y contribueront puissent gagner indulgence plénière et rémission de tous leurs péchés une fois en leur vie et pareillement à l’article de la mort ; de commander, en vertu de sainte obédience et sous peine d’excommunication majeure, à tous prédicateurs de la parole de Dieu, qu’ils aient à animer et à inciter les mêmes fidèles à exterminer sans ressources, par forces et par armes, cette peste ; de plus, d’absoudre ceux qui se croiseront, combattront ou à ce contribueront, de toutes sentences, censures et peines ecclésiastiques, tant générales que particulières, par lesquelles ils pourraient être liés, comme aussi de leur donner dispense sur le fait de l’irrégularité contractée aux choses divines, ou par apostasie quelconque, et d’accorder et composer avec eux touchant les biens qu’ils auraient furtivement amassés, mal acquis ou tiendraient douteux, les convertissant aux frais de l’extirpation des hérétiques ; … de concéder à un chacun la permission de » s’emparer licitement de biens quelconques, meubles et immeubles, des hérétiques ; de commander aussi à tous ceux qui sont au service des mêmes hérétiques, en quels lieux que ce soit, qu’ils aient à s’en retirer sous la peine qu’il vous plaira bon, et par la même autorité de déclarer qu’eux et tous autres quelconques, qui seraient tenus et obligés par contrat ou autre manière de leur constituer ou payer quelque chose, n’y sont pour l’avenir aucunement obligés, et de priver tous ceux qui n’obéiront pas à vos admonitions et commandements, de telle dignité, état, degré, ordre et prééminence qu’ils soient, à savoir, les ecclésiastiques de leurs dignités, offices et bénéfices, et les séculiers de leurs honneurs, titres, fiefs et privilèges, s’ils persistent dans leur inobédience et rébellion…, et de fulminer toutes sortes de censures selon qu’à votre avis le cas l’exigera… ; d’absoudre ou de rétablir ceux qui voudraient retourner au giron de l’Église, encore bien qu’ils aient prêté serment aux hérétiques de les favoriser, pourvu que, prêtant serment tout contraire, ils promettent de s’en abstenir soigneusement… Vous donc, bien-aimé fils, recevant d’un esprit dévot la charge d’une affaire si louable, montrez-vous diligent et soigneux de parole et d’effet en leur exécution. Faites en sorte que, par vos travaux accompagnés de la grâce divine, le tout réussisse conformément à notre attente, et que, par votre sollicitude, non seulement vous méritiez la gloire qui se donne à ceux qui travaillent aux affaires de piété, mais que vous soyez aussi en beaucoup plus grande recommandation auprès de nous et du siège apostolique à raison de votre très exacte diligence et fidèle intégrité … Donné à Rome, à Saint-Pierre, l’an de l’Incarnation du Seigneur 1487, le 5 des calendes de mai, l’an XIII de notre pontificate. »

e – L’original de la bulle du pape Innocent VIII a été conservé dans la bibliothèque de la fameuse université de Cambridge, en Angleterre. (Léger, Hist. des égl. vaudoises, l. II, chap. 2, p. 8.

En lisant une telle lettre publiée peu d’années avant la réformation, on se demande quels abus du principe de libre examen pourraient l’emporter sur ceux du principe d’autorité.

Voici maintenant comment s’exprime, au sujet des hérétiques, le quatrième concile de Latran (douzième œcuménique), tenu en 1215 sous le pontificat d’Innocent III :

« Que tous pouvoirs séculiers soient amenés, et, s’il le faut, contraints par censure ecclésiastique à prêter serment en public pour la défense de la foi, jurant qu’ils s’efforceront d’exterminer de dessus les contrées soumises à leur juridiction tous hérétiques désignés par l’Église. Chacun, dès qu’il aura reçu quelque autorité, soit spirituelle, soit temporelle, sera tenu de prêter ce serment.

Que si quelque seigneur temporel, averti par l’Église, négligeait de purger son pays de la souillure hérétique, qu’il soit excommunié par le métropolitain et les autres évêques provinciaux ; et, s’il refusait de satisfaire dans l’année, qu’il en soit donné avis au souverain pontife, afin que celui-ci délie ses vassaux de leur serment de fidélité, et donne son pays à des catholiques, pour qu’ils le possèdent sans aucune contradiction et le maintiennent dans la pureté de la foi après en avoir exterminé les hérétiques… Les catholiques qui prendront la croix pour exterminer les hérétiques jouiront des mêmes indulgences et du même saint-privilège que ceux qui combattent les infidèles. Celui qui écoute les infidèles, qui les reçoit, qui les défend, qui les protège, qui les aide, est excommunié comme eux, et, après une année révolue, il devient infâme, ipso jure ; il ne peut plus, dès ce moment, être appelé aux emplois publics ni aux conseils ; il ne peut plus donner sa voix pour élire des magistrats ou des conseillers ; il ne peut plus même être admis comme témoin. Il perd toute faculté de tester et d’accepter une succession ou un héritage. Personne ne sera tenu de comparaître en justice à sa demande, pour quelque affaire que ce soit ; mais lui-même sera forcé de comparaître en justice à la demande de tout le monde. S’il est juge, ses sentences n’auront aucune force, et l’on ne pourra porter aucune cause devant son tribunal ; s’il est avocat, sa défense ne sera point admise ; s’il est notaire, les actes qu’il aura passés seront de nulle valeur, et on les condamnera avec leur auteur… Tous ceux qui ne fuiront pas ceux que l’Église aura ainsi notés seront également excommuniés ; les prêtres ne pourront ni leur administrer les saints sacrements, ni leur donner la sépulture ecclésiastique, ni recevoir leurs dons ou leurs oblations, sous peine de déposition, etc…

Ce décret d’un concile œcuménique sanctionné par un pape n’a jamais été révoqué.

Les inspirations individuelles du cœur et de la conscience valent souvent mieux que les déductions de la logique, et ce serait faire injure au clergé moderne que de lui attribuer des doctrines conformes aux prescriptions ci-dessus exposées. Nous ne doutons pas que la plupart de ses membres ne protestent individuellement avec horreur contre toute participation à des actes cruels, s’il était possible de les mettre à exécution. Il faut cependant reconnaître aussi que l’Église romaine, agissant avec autorité par ses papes et par ses conciles, n’a jamais reculé devant l’emploi de la violence et de la cruauté même, lorsqu’elle a eu en main la force, tandis qu’elle n’a frappé d’aucune condamnation ceux qui, n’ayant pu convertir les hérétiques, ont tenté de les exterminer.

Note D.

L’abbé Frayssinous a tenté de faire prévaloir, en ce qui touche la question du salut des hommes, une opinion qu’il donne comme ancienne, et qui diffère beaucoup de l’opinion généralement reçue dans l’Église catholique romaine.

« L’Église catholique, dit-il, professe, touchant le salut des hommes, trois maximes principales, qui sont pour ses ennemis un sujet de déclamations violentes et de triomphes imaginaires, qui sont même pour des chrétiens faibles et peu éclairés dans la foi un sujet de trouble et de scandale. Ces maximes, loin de les dissimuler, l’Église les professe si hautement, si nettement, qu’elles entrent dans les premiers éléments de sa doctrine ; l’enfance les répète comme l’âge mûr, tant elles sont fondamentales. Les voici, Messieurs, dans toute leur simplicité : Sans le baptême nul n’entrera dans le royaume des cieux ; hors de l’Église il n’est point de salut ; sans la foi il est impossible de plaire à Dieu. Ici l’imagination se déconcerte et la raison semble d’abord justifier ses alarmes. Quoi ! dit-on, sans le baptême point de salut ! Et que faites vous donc de cette multitude prodigieuse d’enfants morts sans l’avoir reçu ? Ces créatures innocentes, vous les dévouez aux flammes éternelles ! Quel dogme barbare ! Hors de l’Église point de salut ! Et que deviennent donc toutes ces sociétés chrétiennes qui vivent séparées de l’Église catholique, et que vous appelez schismatiques, ou qui professent une doctrine contraire à la sienne, et que vous appelez hérétiques ? Que savez-vous si les erreurs que vous leur attribuez ne sont pas, à leurs yeux, la vérité même, et si la bonne foi ne les justifie pas devant Dieu ? De votre part quelle intolérance ! Sans la foi il n’est point de salut ! Et quelle sera donc la destinée de ces peuples qui n’ont jamais connu la révélation ! Est-ce la faute du noir de la Guinée ou du sauvage du Canada si la lumière de l’Évangile n’a pas brillé pour lui ? Faut-il faire aux hommes un crime de leur naissance, envoyer l’un au ciel parce qu’il est né à Rome, et l’autre en enfer parce qu’il est né à Constantinople ? S’il était, dit Jean-Jacques, une religion sur la terre hors laquelle il n’y eût que peine éternelle, et en quelque lieu du monde un mortel qui n’eût pas été frappé de son évidence, le Dieu de cette religion serait le plus inique et le plus cruel des tyrans, et les prêtres qui enseignent ces abominables maximes ne méritent-ils pas d’être poursuivis comme les ennemis et les bourreaux du genre humain ? Voilà ce que peut-être vous avez entendu … Mais que direz-vous si je vous fais voir que ce ne sont ici que des déclamations mensongères, qui portent sur de fausses idées de la doctrine catholique, et que, pour faire disparaître la difficulté, il suffit de rétablir la véritable notion des choses, de présenter le dogme tel qu’il est, et non tel que se plaisent à le forger ses ennemisf ? »

f – Frayssinous, Défense du Christian. — Maximes de l’Église sur le salut des hommes.

L’illustre prélat qui a écrit ces lignes développe son opinion avec un grand talent, et il arrive aux conclusions suivantes : il convient que, selon l’Église, les enfants morts sans baptême descendent dans l’enfer, qu’ils sont damnés, qu’il n’y a point pour eux de région mitoyenne entre le ciel et l’enfer, qu’il sont privés à jamais de la possession de Dieu qui fait le bonheur des élus dans le royaume céleste ; mais il ajoute qu’il y a plusieurs demeures dans l’enfer comme dans le ciel ; il pense qu’ils ne souffriront pas la peine du feu, quoique plusieurs Pères l’aient pensé. Son opinion est établie sur le silence de l’Église, sur l’interprétation que donnent les catéchismes des décrets de deux conciles généraux, sur le sentiment de plusieurs Pères et docteurs, et entre autres sur le passage suivant de saint Augustin : « Je ne dis pas, écrit l’évêque d’Hippone, que les enfants morts sans baptême doivent subir une si grande peine qu’il vaudrait mieux pour eux qu’ils ne fussent pas nésg. »

gContra Julian, lib v, cap xi.

Ainsi, d’après l’abbé Frayssinous, les enfants morts sans baptême seront en enfer ; mais, quoique damnés, il est permis de croire que leur état sera préférable au néant. On prouverait, aisément par des raisons plus fortes et beaucoup plus nombreuses, que cette doctrine, déjà si rigoureuse, l’est beaucoup moins que celle qui est généralement admise dans l’Église romaine. Saint Augustin, dans le passage cité, exprime un doute plus qu’une conviction, et dans beaucoup d’autres plus formels il se prononce pour la peine du feu. Les catéchismes catholiques, dans l’interprétation des décrets de l’Église, s’abstiennent, il est vrai, de décider ce dernier point ; mais il s’accordent à dire que les enfants morts sans baptême seront à jamais privés de la vue de Dieu, et ils enseignent que, de toutes les peines d’une créature faite pour Dieu, cette privation sera la plus terribleh. Le livre qui, pour les catholiques, doit faire loi sur cette matière est le catéchisme romain, rédigé par l’ordre du pape Pie V, d’après les décrets du concile de Trente ; il s’exprime ainsi : Les hommes, à moins qu’ils ne soient régénérés en Dieu par la grâce du baptême, ne sont procréés par leurs parents, soit fidèles, soit infidèles, que pour une misère sans fin et la mort éternellei.

h – Les peines du purgatoire surpassent tout ce qu’on peut imaginer de plus rigoureux sur la terre. La plus grande de ces peines est de ne pas jouir de la vue de Dieu. (Cathéch. de Versailles, adopté par Mgr Blanquart de Bailleul.) La peine éternelle de la privation de Dieu est la plus grande peine d’une créature faite pour Dieu. (Catéch. de Montpellier, 1758, t. I, p. 375, etc., etc.)

iCat. ad Paroch. ex decret. concil. Trident, et papæ Pii V jussu edit. Rome, 1569.

L’Église, dit encore l’abbé Frayssinous, n’exclut pas du salut les adultes baptisés, qui vivent séparés d’elle dans l’ignorance absolue de sa doctrine, les hérétiques et les schismatiques qui se trompent de bonne foi ; ceux-là, dit-il, n’ont pas cessé d’appartenir à l’Église ; ils ne sont responsables que de leur mauvaise foi ou de leurs mauvaises actions, l’hérésie étant moins dans l’erreur que dans l’opiniâtreté à la soutenir. Les infidèles enfin, qui n’ont pu connaître l’Évangile, ne seront jugés que d’après la loi de la conscience, et ne seront punis que des fautes qu’ils pouvaient éviter. Ils seront exclus de la béatitude céleste ; mais, selon leur conduite, ils seront plus ou moins rapprochés dans leur destinée des enfants morts sans baptême.

Là non plus nous ne voyons point les doctrines de l’Église. Elle ne reconnaît pas pour siens les hérétiques sincères, et rien ne le prouve davantage que les décrets rendus par des conciles généraux et des papes pour frapper en masse les hérétiques d’une contrée.

Le courage qui défie les bourreaux a toujours été considéré comme la plus forte garantie d’une conviction inébranlable, soit dans les orthodoxes, soit dans les hérétiques, et si l’hérésie était excusée aux yeux de l’Église par la bonne foi, comment celle-ci aurait-elle voulu le châtiment de tous ceux qui, en bravant le supplice et la mort pour leurs opinions, ont prouvé du moins qu’ils étaient de bonne foi ? Loin de les condamner comme opiniâtres pour cette courageuse persévérance, elle aurait dû les estimer, pour cela même, au-dessus de ceux qui n’ont point garanti leur sincérité par un tel témoignage ; l’Église a pourtant toujours sanctionné la pratique contraire, et l’histoire des conciles et des papes est un perpétuel démenti donné à l’assertion de l’abbé Frayssinous. A leurs yeux, plus l’hérétique se montre convaincu et prouve sa bonne foi par sa fermeté en présence de la mort, plus il mérite d’être consumé par le feu terrestre, faible emblème du feu éternel qui l’attend.

Il suffirait enfin de la doctrine de l’Église sur la pénitence pour renverser celle qu’a tenté d’établir l’abbé Frayssinous sur la question du salut des adultes hérétiques ou infidèles. D’après cette doctrine c’est assez d’un péché mortel pour que l’âme du pécheur soit vouée à des tourments infinis durant l’éternité, si le péché n’est point effacé par l’absolution du prêtre ou par la ferme volonté de la recevoirj. S’il est ainsi, comment les adultes hérétiques ou infidèles se rachèteront-ils de la peine éternelle, eux qui ne participent pas au sacrement de la Pénitence, et qui n’ont point la volonté d’y recourir ? Je dirai plus : si pour eux le péché mortel se rachète ou s’efface sans le sacrement qui est indispensable aux catholiques, il y aura plus de sûreté à vivre hors de l’Église que dans l’Église ; car nul ne peut compter avec certitude qu’entre l’instant du péché et celui de la mort il y aura place pour la contrition parfaite, pour l’absolution ou pour le désir ardent de la recevoir… Nous rendons une entière justice aux excellentes intentions de l’abbé Frayssinous, et nous appelons de tous nos vœux, comme une époque de conciliation, le jour où l’Église catholique formulera elle-même, par la bouche de son chef ou de ses conciles, les opinions ci-dessus exposées : si ce jour vient jamais, l’infaillibilité sera compromise peut-être ; mais il y aura progrès, dans ce sens que le dogme répondra davantage à l’idée que nous nous faisons tous de cet amour infini, de cette justice miséricordieuse qui sont en Dieu ; et l’humanité entière applaudira.

j – Voy. les canons du concile de Trente et tous les catéchismes à l’usage des catholiques.

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