Jean Hus, Gerson et le Concile de Constance

Livre 3

3.1. — Le Calice.

Aussitôt après la déposition de Jean XXIII, le concile condamna, dans la communion du calice, une pratique opposée à l’usage établi par l’Église romaine.

La communion, dans la primitive Église, s’administrait après le repas, et sous les deux espèces du pain et du vin. Une coutume différente prévalut ensuite : la communion fut reçue à jeun ; puis les prêtres seuls communièrent sous les deux espèces ; ils administrèrent aux laïcs le sacrement sous la seule espèce du pain. L’Église d’Orient conserva l’ancien usage, qui fut invoqué par la plupart des réformateurs et rétabli dans plusieurs contrées ; mais aucune nation ne s’y attacha, comme on l’a vu, avec autant d’ardeur que la Bohême, où la communion sous les deux espèces n’avait jamais été entièrement abolie.

Cette pratique devint au xve siècle, pour l’Europe, le signe distinctif des Hussites ; ce ne fut pourtant pas Jean Hus qui provoqua le retour à l’usage du calice pour les laïcs ; il était absent de Prague et déjà prisonnier à Constance lorsque deux docteurs, l’un et l’autre ses amis et ses disciples, Pierre de Dresde et le célèbre Jacques de Mise ou Jacobel, convièrent le peuple à la communion sous les deux espèces.

S’il faut en croire Dubravius, historien catholique, Jean Hus aurait vu d’abord, dans cette conduite de ses disciples, un acte grave d’hostilité contre l’Église, et qui allait redoubler contre lui-même l’animosité du concile ; il aurait dit en parlant d’eux : « Ils ont enfin trouvé un calice pour hâter ma mort. » Cependant il écrivit ensuite à Prague pour approuver Jacobel. Sa lettre fut ignorée de ses juges, et il ne paraît pas qu’il ait eu à répondre devant eux sur ce point.

Ce fut un de ses ardents adversaires, l’évêque de Litomissel, qui porta plainte contre Jacobel au concile. L’assemblée nomma une commission de docteurs qui présenta un rapport en six conclusions.

Les docteurs reconnaissaient le fait de la communion sous les deux espèces dans l’Église primitive ; ils déclaraient ensuite que la coutume contraire, quoique établie d’abord sans une décision formelle de l’Église, devait être considérée comme loi. Selon saint Augustin, dirent-ils, le Christ aurait laissé, quant au temps, la question de la communion indécise, et quant à la manière, ils alléguèrent un grand miracle à l’appui de leur opinion. Quelques religieux, dirent-ils, voulurent communier sous les deux espèces : le prêtre ayant rompu le pain, il arriva que la patène se remplit de sang, et, comme le prêtre réunissait ensuite les deux fragments de l’hostie, le sang y rentra aussitôt et il n’en resta plus une goutte dans la patène. Un célèbre docteur du xiiie siècle, Alexandre Hale, s’était porté garant du miracle ; la question du retranchement de la coupe se trouvait ainsi résolue. Cette coutume, dirent les docteurs, avait été introduite pour des causes raisonnables ; elle comptait, entre autres illustres suffrages, ceux de Richard Middleton, de Pierre de Tarentaise, de Thomas d’Aquin et d’autres grands docteurs ; elle prévalait depuis plusieurs siècles ; il n’était donc permis à personne de la désapprouver sans l’autorité de l’Église ; les opposants devaient être tenus pour hérétiques et châtiés comme tels.

Ces conclusions des commissaires furent vigoureusement réfutées. Jacobel, dans sa réponse, opposa docteurs à docteurs, saint Augustin à saint Augustin et Jésus-Christ à l’Église. « On peut mettre en doute, dit-il, le miracle allégué par le docteur Hale ; il est impossible d’en rien conclure contre la pratique certaine et le commandement précis du docteur souverain. Les plus illustres Pères, saint Augustin et saint Cyprien, ont déclaré que la coutume devait céder à la vérité. Peut-être m’opposerez-vous la coutume, disait le pape Grégoire ; mais Notre-Seigneur a dit : Je suis la voie, la vérité, la vie, et non pas : Je suis la coutume. Trois autres papes, Urbain II, Marcelin, Symmaque, et aussi saint Augustin, ont affirmé qu’il n’était permis ni à pape, ni à empereur, de rien changer de ce qui est prescrit dans la loi et dans l’Évangile. Le blâme est donc à ceux qui ont retranché la coupe au peuple contre l’institution de Jésus-Christ et la pratique de l’ancienne Église ; il est à ceux qui ont supprimé la communion sous les deux espèces, et non à ceux qui veulent la rétablir.

Prenant ensuite la défense de l’Université de Prague, qui paraissait vouloir revenir à l’institution primitive de la Cène, Jacobel n’épargna point de vives censures à ses adversaires. « Les membres de notre Université, dit-il, ne se pavanent point dans un costume élégant et fastueux, afin de faire ressortir davantage leur dignité ; ils ne sont pas de ceux dont le Seigneur a dit : Ils aiment les premières places dans les festins et les synagogues, afin d’être salués dans les places publiques et de s’entendre appeler maîtres. N’est-ce pas une honte pour l’Église, comme le dit saint Jérôme, de prêcher Jésus-Christ pauvre, crucifié, manquant de tout, avec des corps chargés de graisse, avec des faces bien nourries et des lèvres vermeilles ? Si nous sommes à la place des apôtres, ce n’est pas seulement pour prêcher leurs doctrines, mais c’est aussi pour imiter leur vie. Et de pareils hommes osent affirmer que ceux dont les conclusions ne sont pas les leurs sont punissables comme hérétiques ; mais dans la primitive Église les hommes qui suivaient Jésus-Christ, ses disciples, ses apôtres, et Jésus-Christ lui-même, n’ont-ils pas été tous déclarés hérétiques par les prêtres et suppliciés comme tels ? »

Jacobel cite Ésaïe, Ézéchiel, saint Cyprien, saint Chrysostome, pour démontrer que les prêtres de l’Église romaine se comportaient comme tous les prêtres de l’Église juive, en persécutant les vrais disciples, les fidèles serviteurs de Dieu.

« Si, par impossible, dit-il, le Christ se présentait au milieu du concile de Constance avec les membres de l’Église primitive, et s’il répétait à l’assemblée ces paroles prononcées par lui à Capernaum : Si vous ne mangez la chair du Fils de l’Homme et si vous ne buvez son sang, etc., et s’il voulait accomplir en ce lieu le sacrement tel qu’il l’a institué, pensez-vous que les assistants le laisseraient faire ? Ils s’éloigneraient comme ceux que ses paroles scandalisaient à Capernaum ; ils l’accuseraient d’hérésie ; ils le condamneraient, disant : Ce que vous faites n’est pas la coutume. Voici comment ils ont l’habitude d’agir : d’abord ils diffament, puis ils citent ; ensuite ils excommunient, et enfin ils dégradent ; ils vouent l’âme aux démons autant qu’il est en eux, et le corps au pouvoir séculier ; et de même que les prêtres des Juifs disaient jadis : Si tu délivres celui-ci, tu n’es point l’ami de César, de même ils disent aujourd’hui au magistrat temporel : Cet homme est justiciable de votre tribunal ; il doit être puni par le bras séculier. Damnable et dangereuse hypocrisie ! Ils se trompent à leur péril, a dit saint Augustina, les hommes qui s’imaginent que ceux-là seulement sont homicides qui tuent de leurs propres mains : les Juifs n’ont pas mis eux-mêmes le Seigneur à mort : il nous est défendu, dirent-ils, de faire mourir personne, et cependant la mort du Seigneur leur est justement imputée ; car ils l’ont tué avec la langue en disant : Crucifie-le.

a – Traité de la pénitence.

Le Seigneur a dit : Gardez-vous des hommes, car ils vous traduiront dans leurs assemblées ; ils vous flagelleront dans leurs synagogues ; vous serez conduits devant les rois et les magistrats à cause de mon nom. O Roi des rois, Seigneur des seigneurs, Père éternel, partout j’entrevois des périls : si j’écoute ton Fils bien-aimé, si je crois à son Évangile, si je me règle sur la pratique des premiers chrétiens, je serai excommunié, déclaré hérétique ; je serai condamné, je serai brûlé, ou, de toute autre façon, mis à mort par cette Église romaine qui ne sait plus même quelles étaient les mœurs et les coutumes de la primitive Église. Si je désobéis à l’Évangile, j’ai à redouter la mort éternelle et ces flammes qui ne s’éteindront point. Que faire donc ? Quel parti prendre ? Ah ! je sais qu’il vaut mieux tomber dans la main des hommes que pécher devant Dieu. »

Jacobel et la doctrine de la communion sous les deux espèces eurent au concile un adversaire plus redoutable que l’évêque de Litomissel et les docteurs nommés à sa requête : ce fut Gerson, dont le nom et les actes se retrouvent perpétuellement dans toutes les grandes questions qui furent débattues à Constance. Aux arguments des docteurs, Gerson en ajouta d’autres, d’abord de vive voix, puis par écrit, dans un traité remarquable qu’il publia deux ans plus tard à la requête du concile, et qui est inséré dans ses œuvres.

Après avoir traité la question au double point de vue de l’Écriture et de la tradition, Gerson énumère les inconvénients de la participation des fidèles à la coupe. « Il faut éviter, dit-il, les dangers qui en pourraient résulter et qui sont de plusieurs sortes : danger que le vin ne se répande si on le transporte de lieu en lieu ; danger qu’il ne gèle ou ne vienne à manquer ; danger qu’il ne s’aigrisse, auquel cas le pur sang de Jésus-Christ n’y serait plus : danger qu’il ne se corrompe et que la chaleur n’y engendre des mouches ; danger qu’il n’en demeure aux longues barbes des laïcs. Gerson demande où l’on pourrait trouver des vases suffisants pour des communions de vingt mille personnes ; il voit un grave péril dans une pratique qui pouvait induire les fidèles dans plusieurs erreurs, comme, par exemple, à croire que les laïcs sont, quant à la communion, d’une dignité égale à celle des prêtres ; que les clercs, les docteurs, les prélats, qui ont enseigné une pratique contraire, ont faussé l’Écriture et sont damnés ; que la vertu de ce sacrement ne réside pas plus dans la consécration que dans la participation ; que l’Église romaine n’est pas orthodoxe touchant les sacrements, et qu’enfin les conciles généraux et en particulier celui de Constance ont pu errer dans la foi et dans les mœursb.

b – Lenfant, Hist, du conc. de Constance, t. II, p. 104.

Tels furent en substance les principaux arguments produits des deux parts devant le concile dans la fameuse question du retranchement de la coupe, question qui enfanta d’innombrables volumes et fit couler des flots de sang.

Le concile prononça le 15 juin 1415, dans sa treizième session, son décret dont la teneur est médiocrement respectueuse pour Jésus-Christ : « Le sacré concile, voulant pourvoir au salut des fidèles, après une mûre délibération de plusieurs docteurs, déclare et décide que, quoi que Jésus-Christ ait institué et administré à ses apôtres le vénérable sacrement après la cène, sous les deux espèces du pain et du vin, cependant la louable autorité des sacrés canons et la coutume approuvée de l’Église ont tenu et tiennent que ce sacrement ne doit être reçu des fidèles qu’à jeun, hormis le cas de maladie ou de quelque autre nécessité admise par le droit, coutume qui a été raisonnablement introduite pour éviter quelques périls et du scandale. De même, bien que, dans la primitive Église, ce sacrement ait été reçu par les fidèles sous les deux espèces, on a pu néanmoins établir qu’il ne fût, dans la suite, reçu de cette manière que par les prêtres officiants, et fût offert aux laïcs sous la seule espèce du pain, parce qu’il faut croire fermement et sans aucun doute que tout le corps et le sang de Jésus-Christ sont vraiment contenus sous l’espèce du pain comme sous l’espèce du vin. C’est pourquoi cette coutume, introduite par l’Église et par les saints Pères et observée depuis très longtemps, doit être regardée comme une loi qu’il n’est pas permis de rejeter ou de changer sans l’autorité de l’Église. »

Le concile termine en décrétant contre les infracteurs la peine due aux hérétiques. Par ce décret célèbre, la coutume de la communion à jeun, sous une seule espèce, fut légalement établie, et depuis lors elle eut force de loi dans l’Église. Le concile crut apaiser le débat en décidant la question, mais les opposants appelèrent de la puissance qui avait formulé ce décret à celle du glaive ; il en résulta une guerre effroyable, et la question, étouffée au xve siècle dans des flots de sang, renaquit plus redoutable au siècle suivant. L’obstination de l’Église romaine sur ce point très secondaire de doctrine contribua beaucoup au succès de la réforme, et si le concile, qui se disait infaillible, eût été doué de seconde vue, il est douteux qu’il eût voulu détacher du catholicisme la moitié de l’Europe chrétienne, non pour maintenir l’intégrité de la tradition ou du dogme, mais pour sauver l’uniformité dans la pratique.

[On ne sait comment le concile a pu se résoudre à dire qu’il y avait très longtemps que la coutume de ne communier que sous une seule espèce avait été introduite dans l’Église. Peut-on appeler un temps très long celui de deux cents ans tout au plus, que la coutume avait prévalu, non pas même généralement ni sans contradiction, surtout si l’on compare ce terme à douze siècles entiers, pendant lesquels l’Église communiait sous les deux espèces ? (Lenfant, Concile de Constance, t. I, p. 369).]

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