Jean Hus, Gerson et le Concile de Constance

3.5. — Suite du procès de Jean Hus. — Troisième et dernière audience.

Dans la troisième audience, Jean Hus eut à répondre d’abord sur une série d’articles tirés de son traité de l’Église. Dans cet ouvrage, comme dans tous ses discours, il proteste qu’il est catholique, et sa doctrine diffère peu, quant au dogme, de la doctrine romaine. Vingt-six articles furent produits devant le concile comme extraits de ce livre et entachés d’erreur ou d’hérésie. Ils peuvent être rangés sous ces deux chefs principaux : la prédestination et le pouvoir du pape et des prêtresa.

a – Voyez, fin du Livre 3, Note L, la liste complète des articles produits contre J. Hus comme extraits de ses œuvres.

Parmi ces articles, il y en a plusieurs qui offrent un même sens, et tous se réduisent aux propositions suivantes.

  1. Les prédestinés, dans quelque faute qu’ils tombent, ne laissent pas néanmoins d’être membres de l’Église du Christ, la grâce ne pouvant se perdre ni déchoir.
  2. Aucune élection humaine, aucune dignité extérieure ne rend membre de la sainte Église catholique. — Hus répond que c’est la prédestination et la grâce, et non aucune marque sensible, qui rendent l’homme véritable membre de l’Église ; Judas Iscariote, quoique ayant reçu son élection de Jésus-Christ, n’était cependant pas son vrai disciple ; il était, comme le dit saint Augustin, un loup en peau de brebis : c’était là, selon Hus, ce qui se trouvait dans son livre.
  3. Saint Pierre n’a été, ni n’est le chef de la sainte Église catholique. — Hus affirme qu’il a dit seulement que la pierre sur laquelle l’Église est bâtie est Jésus-Christ lui-même, et que saint Pierre en avait obtenu l’affermissement par la foi.
  4. La dignité papale doit son origine aux empereurs romains. — Cet article ne fut point reconnu par Jean Hus, qui assura n’avoir jamais considéré l’institution du pape comme émanée de l’empereur que par rapport à l’éclat extérieur et aux biens temporels.
  5. Le pouvoir du pape, comme vicaire de Jésus-Christ, est nul, si le pape ne se conforme à Jésus-Christ et à saint Pierre dans sa conduite et dans ses mœurs. — Hus donne de cet article une explication satisfaisante, en disant que la puissance d’un tel pape est nulle quant au mérite et à la récompense, mais non quant à l’office.
  6. Le pape n’est pas très-saint parce qu’il tient la place de saint Pierre, mais parce qu’il possède de grandes richesses. — Jean Hus ne reconnaît point cet article, et il affirme qu’il a dit dans son livre : Le pape n’est pas très-saint parce qu’il tient la place de saint Pierre et qu’il a de grandes richesses ; mais s’il imite Jésus-Christ dans sa douceur, dans sa patience, dans ses travaux et dans sa charité, alors il est saint.
  7. Aucun hérétique, après la censure de l’Église, ne doit être abandonné au bras séculier pour être puni corporellement.
  8. Les grands du monde doivent obliger les prêtres à observer la loi de Jésus-Christ.
  9. Si celui qui est excommunié par le pape en appelle à Jésus-Christ, cet appel empêche que l’excommunication lui soit préjudiciable. — Jean Hus nie que ce dernier article soit dans son livre ; mais il convient qu’il a lui-même appelé du pape à Jésus-Christ.
  10. Un prêtre qui vit selon la loi de Jésus-Christ doit prêcher nonobstant une excommunication prétendue. — L’article est reconnu ; mais Hus affirme qu’il n’a entendu parler que d’une excommunication injuste.
  11. Les censures ecclésiastiques, dites fulminatoires, que le clergé a inventées pour s’exalter lui-même et pour s’assujettir le peuple sont antichrétiennes. — L’article est nié quant à la forme et avoué quant à la substance.
  12. On ne doit point mettre d’interdit sur le peuple, parce que Jésus-Christ, qui est le souverain pontife, n’a point jeté l’interdit sur les juifs à cause des persécutions qu’il a subies lui-même.

Telles sont les propositions qui résument les vingt-six articles présentés par les adversaires de Hus comme extraits de son traité de l’Église. Sur ces articles Hus refusa d’en reconnaître cinq, tous relatifs au pouvoir des prêtres. Il montra de l’indécision en ce qui concerne la cruelle doctrine relative aux hérétiques, et dont il se voyait sur le point d’éprouver lui-même la rigueurb. « L’hérétique, dit-il enfin, ne peut être corporellement puni qu’après avoir été charitablement instruit par des arguments tirés de l’Écriture. »

b – Dans les articles condamnés par les docteurs de Paris, Hus disait : « D’après la doctrine de Jésus-Christ, il ne faut point punir de mort les hérétiques. » Les docteurs avaient condamné l’article comme scandaleux et téméraire : Gerson avait signé cette sentence.

Tandis qu’il parlait, un de ses juges lui reprocha d’avoir comparé, dans un de ses traités, aux pharisiens et aux sacrificateurs qui avaient livré Jésus-Christ à Pilate, ceux qui abandonnaient au bras séculier un hérétique non convaincu. Il s’éleva un grand tumulte à ce sujet parmi les cardinaux et les évêques, et ils dirent : « Qui comparez-vous aux pharisiens ? — Ceux, répondit Jean Hus, qui livrent un innocent au glaive séculier, comme les scribes et les pharisiens ont livré Jésus-Christ à Pilate. — En vérité, répéta le cardinal de Cambrai, ceux qui ont extrait ces articles ont usé de grands ménagements ; il y a, dans les écrits de cet homme, des choses beaucoup plus horribles et détestables. »

On passa ensuite aux articles du livre écrit par Hus en réponse aux attaques de Paletz. Ces articles, au nombre de sept, étaient une récapitulation des précédents. On y trouvait en germe la doctrine de la prédestination ; il disait dans l’un : « L’assemblée des prédestinés, qu’ils soient ou non en état de grâce, constitue seule la vraie Église du Christ. » Il disait dans un autre : « La grâce de la prédestination est le lien indissoluble par lequel le corps de l’Église et chacun de ses membres est attaché au chefc. »

c – L’opinion de Hus sur la prédestination était celle d’un grand nombre de théologiens orthodoxes, et entre autres de Gerson. (Voy. l’Introduction)

Jean Hus, dans sa réponse à Paletz, s’élevait avec force contre l’usage impie d’appeler très-saint un pape très indigne, et il répétait avec Wycliffe ce qu’il avait déjà dit tant de fois : Si un pape, un évêque, un prélat sont en péché mortel, ils ne sont ni pape, ni évêque, ni prélat. Hus invoque à l’appui de cette assertion l’autorité des Pères les plus illustres, saint Augustin, saint Jérôme, saint Grégoire, saint Cyprien, saint Bernard, qui ont dit qu’un homme en péché mortel n’est pas chrétien ; à plus forte raison n’est-il ni pape, ni évêque. « Le prophète Amos, répliqua Jean Hus, parlait de ces hommes coupables lorsqu’il a dit : Ils ont régné, mais ce n’est point par moi ; ils ont été princes, mais je ne les ai point connus. J’ai accordé néanmoins, avec l’appui de ces grands témoignages, que, bien qu’un méchant prêtre soit un indigne ministre des sacrements, Dieu néanmoins baptise, consacre et opère par lui. Je dirai qu’un roi en péché mortel n’est pas dignement roi devant Dieu, comme on le voit dans l’arrêt divin prononcé par Samuel à Saül : Puisque vous avez rejeté ma parole, je vous rejetterai aussi, et vous ne serez plus roi (1 Rois 15.26). »

Durant cette énergique réponse, l’empereur s’entretenait à voix basse, dans l’embrasure d’une croisée, avec l’électeur palatin et le burgrave de Nuremberg, et on l’entendit qui disait : « Il n’y eut jamais un hérétique plus dangereux. » Il somma Jean Hus de répéter ses dernières paroles ; et Hus l’ayant fait avec quelque restriction, l’empereur se contint et répondit : « Personne n’est exempt de péché. »

Irrité de tant de hardiesse, le cardinal de Cambrai s’écria : « Eh quoi ! ne suffit-il pas que vous ayez tenté d’ébranler toute l’Église par votre doctrine ? voulez-vous aussi vous attaquer aux rois ? » Paletz se joignit au cardinal ; il expliqua les paroles de Samuel à Saül, et dit : « Un pape peut être vraiment pape et un roi vraiment roi, et cependant n’être pas chrétien. — Si Jean XXIII fut un vrai pape, demanda Jean Hus, pourquoi l’avez-vous donc déposé ? »

Six articles extraits d’un traité adressé par Jean Hus à son ancien maître Znoïma furent ensuite produits. Jean Hus en reconnut cinq ; ils traitaient tous, comme la plupart des précédents, de l’autorité du pape, et il semble que cette question, si embarrassante alors pour les plus grands adversaires de la papauté, et que Jean Hus lui-même avait tant de peine à résoudre, se présente ici plus nette et mieux résolue. Les principaux articles inculpés portent :

  1. Il n’y a nulle nécessité que l’Église militante ait toujours un seul chef visible qui la régisse dans le spiritueld.
  2. Les apôtres et les fidèles ministres de Jésus-Christ ont fort bien gouverné l’Église en tout ce qui est nécessaire au salut avant que l’office du pape fût introduit, et ils pourraient le faire jusqu’au jour du jugement quand il n’y aurait point de pape.
  3. Enfin Jésus-Christ est le seul chef de toute l’Église ? Il la gouvernera sans interruption en la vivifiant par son esprit jusqu’au jour du jugement. L’Église a subsisté sans chef et vécu dans la grâce de Jésus-Christ du temps d’Agnèse, pendant deux ans et cinq mois ; ne pourrait-elle demeurer ainsi plus longtemps ? Jésus-Christ la gouvernerait mieux par ses vrais disciples qui sont répandus dans le monde que par ces têtes monstrueuses.

d – Hus, en réponse à cet article, prétendit que, lorsque le pape était un simoniaque et un réprouvé, le véritable et seul chef spirituel de l’Église était Jésus-Christ.

e – La prétendue papesse Jeanne. Voyez la Note M.

Hus répéta lui-même ces paroles, et, tandis qu’il parlait, les Pères secouèrent la tête avec dédain. Une voix s’écria : « L’entendez-vous qui prophétise ? — Oui, répliqua-t-il vivement, j’affirme que l’Église a été beaucoup mieux gouvernée du temps des apôtres qu’elle ne l’est aujourd’hui. Et qui donc empêcherait Jésus-Christ de la gouverner encore par ses vrais disciples sans ces chefs monstrueux ? Mais que dis-je ? L’Église est maintenant sans chef visible, et ce pendant Jésus-Christ ne laisse pas de la gouverner. »

La lecture des articles et des témoignages à l’appui étant achevéef, le cardinal de Cambrai dit à Jean Hus : « Vous avez entendu de combien de crimes atroces vous êtes accusé. Réfléchissez maintenant et choisissez : si vous vous en remettez humblement au jugement et à la décision du concile, nous agirons envers vous avec humanité, par égard surtout pour le très-gracieux empereur ici présent et pour le roi de Bohême, son frère ; mais si, contre le sentiment de tant d’hommes illustres et sages, vous voulez défendre quelques-uns des articles qui viennent d’être lus, vous le ferez à votre grand péril. »

f – Hus ne fut point accusé d’avoir autorisé l’administration de l’Eucharistie aux laïques sous les deux espèces ; car, comme on l’a dit, il n’était déjà plus à Prague lorsque Jacobel, son disciple, soutint que ce mode de communion était seul conforme à l’exemple du Christ, et la lettre datée de Constance, dans laquelle Jean Hus approuva Jacobel, n’avait point encore été divulguée.

Hus ayant répété d’un ton soumis qu’il demandait qu’à être instruit, le cardinal ajouta : « Le concile exige trois choses : il faut d’abord confesser humblement que vous avez erré dans tous les articles qui vous sont ici présentés ; il faut ensuite jurer que vous ne les enseignerez plus ; il faut enfin les abjurer tous publiquement. »

Beaucoup d’autres membres se joignirent au cardinal et exhortèrent Hus à se soumettre. Il répondit : « Je répète que je suis prêt à recevoir avec soumission les instructions du concile. Mais, au nom de celui qui est notre Dieu à tous, je vous prie et je vous conjure de ne point me contraindre à faire ce que ma conscience me défend, ce que je ne pourrais faire qu’au péril de ma vie éternelle, de ne point me forcer à abjurer tous ces articles produits contre moi. J’ai lu dans la doctrine catholique qu’abjurer c’est renoncer à des erreurs qu’on a tenues. N’ayant jamais ni admis ni enseigné plusieurs de ces articles, comment les pourrai-je abjurer ? Quant à ceux que j’ai reconnus et avoués, si quelqu’un peut m’enseigner mieux, je ferai de grand cœur ce que vous désirez de moi. »

Ces nobles et touchantes paroles ne furent pas comprises. L’empereur répondit : « Qu’avez-vous à craindre en abjurant tous ces articles ? Pour moi, je n’hésite pas à désavouer toutes sortes d’erreurs ; s’ensuit-il que je les aie tenues ? … — Excellent prince, répliqua Jean Hus, désavouer ce n’est pas abjurer. »

On vous présentera, dit le cardinal de Florence, une formule d’abjuration facile à admettre. Voulez-vous obéir ? » — Jean Hus répéta la réponse qu’il avait déjà faite.

« Vous avez de l’âge, dit l’empereur, et vous devez me comprendre. Si vous êtes sage, vous vous soumettrez à tout ce qu’on vous demande ; sinon vous serez jugé selon la loi du concile. — Elle est suffisamment claire, dit un vieil évêque de Pologne, cette loi qui inflige la peine due à l’hérésie. » — Jean Hus répondit de même pour la troisième fois.

Un prêtre prit la parole et dit : « Jean Hus ne doit point être admis à se rétracter ; on ne peut ajouter foi à son serment, car il a écrit à ses amis : Si ma langue jurait, mon cœur ne jurerait pas. — Cela est faux, c’est une calomnie, repartit Jean Hus, et je proteste que ma conscience ne me reproche aucune erreur. »

Paletz revint à la charge contre Jean Hus ; il l’accusa de nouveau d’avoir publiquement approuvé plusieurs articles de la doctrine de Wycliffe, et le dénonça ensuite comme ayant prononcé l’éloge funèbre de quelques séditieux décapités durant les troubles de Prague. Hus ne repoussa point cette double accusation.

Paletz, se levant alors, s’écria : « Je prends Dieu à témoin, en présence de l’empereur et du sacré concile, que je n’ai rien dit ici par haine contre Jean Hus, ni par malveillance, et que, si je me suis fait l’ardent adversaire de tant d’erreurs, c’est uniquement par zèle pour la sainte Église catholique. Michel Causis répéta le même serment. Jean Hus alors fut reconduit en prison.

Son inflexible résistance avait irrité l’empereur, qui, d’ailleurs, admettait, dans toute sa rigueur, la doctrine de l’Église à l’égard des hérétiques ; la colère et la superstition étouffèrent le cri de sa conscience. « Vous avez entendu, dit-il, les erreurs que cet homme a enseignées, erreurs dont plusieurs sont des crimes dignes de mort. Je pense donc, à moins qu’il ne les abjure toutes, qu’il doit être puni du supplice du feu… Si quelques-uns de ses sectateurs se trouvent à Constance, eux aussi doivent être sévèrement réprimandés, et entre tous son disciple Jérôme. — Oui, crièrent plusieurs voix : le maître étant puni, le disciple deviendra plus traitable. »

A ces mots l’assemblée se sépara.

Jean Hus était rentré dans sa prison pouvant à peine se soutenir, accablé par la maladie et par les fatigues d’un si long interrogatoire. Le fidèle Jean de Chlum le suivit pour le fortifier. « Oh ! dit Jean Hus en rappelant cette circonstance dans une de ses lettres, qu’il m’a été doux de toucher la main du seigneur Jean, qui n’a point rougi de la tendre à moi malheureux, à moi hérétique, méprisé, enchaîné et hautement condamné de tous. »

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