– Où est Maré ?
demandait un cadet de Genève, en apprenant le départ de son ancien chef.
– « Aux antipodes, lui répondit ce dernier. Cherche sur la carte, une carte complète. Vois-tu à l’est de l’Australie une forme de cigare ? C’est la Nouvelle-Calédonie, de triste réputation. Cherche à l’est encore. Remarques-tu trois points, gros comme des têtes d’épingle ? Ce sont « les îles de la Loyauté ». Si tu peux distinguer le premier point au sud-est, fais une croix ou mets un nom : c’est Maré.
– Comme c’est petit, comme c’est loin ! ... un coin du monde, que plus d’un atlas ne porte pas, mais dont le nom figure sur la carte du Royaume des Cieux.
Beaucoup d’aînés en savent-ils davantage sur cet îlot perdu que ce cadet ?
En réalité, la dimension de ce cigare est appréciable ; il s’étend en travers du Pacifique sur cent lieues de longueur et soixante kilomètres de largeur.
Les indigènes ne l’appellent-ils pas « la Grande Terre » ? Elle faisait partie de l’empire sur lequel le soleil ne se couchait pas. Deux Anglais y fondèrent la première mission chrétienne.
En 1853, la France planta son drapeau sur les îles de la Loyauté dont Maré est la principale.
D’abord tolérés, les missionnaires protestants1 furent plus tard sollicités par l’amiral Jauréguiberry, ministre de la marine française et sénateur inamovible. De son côté, la Société de Londres priait instamment celle de Paris de répondre à cet appel.
1 Parmi eux les pasteurs Lengereau et Rousseau.
« On perd courage à Maré, lui écrivait-elle. Beaucoup d’indigènes disent : « Si nous n’avons plus de missionnaires, nous emploierons notre argent pour autre chose. Quel malheur, s’ils en arrivent là ! »
« Par son étendue, ce champ d’activité est destiné à devenir l’une des stations les plus importantes du Pacifique. A la Mission française de prendre soin d’elle.
« Si vous lui envoyez un pasteur jeune, plein de prudence et de tact, il fera une œuvre excellente. »
Cette œuvre, le futur ami des lépreux l’entreprendra.
En décembre 1897, il s’embarqua à Marseille avec femme et enfants sur l’Armand-Béhic, grand paquebot des Messageries Maritimes. Et le voici en route pour les mers du Sud.
« Que l’on se sent petit en présence de cette immensité ! »
Son cœur s’émeut et se rassure à la vue de ces phares qui brillent sur tous les rivages.
« Nous nous sentons tellement en sécurité, que nous ne voudrions pas échanger notre place pour un monde. »
A Sydney, le nouveau missionnaire de Maré rencontre les anciens fondateurs de la station, MM. Jonnes et Criegh.
« Il y avait je ne sais quoi de solennel dans cette rencontre de deux vénérables, blanchis sous le harnais, avec celui qui, dans son inexpérience, allait leur succéder. Nous ne parlions pas, étreints par les mêmes pensées. »
Un steward venant offrir ses services, Delord lui demande son origine :
– Moi, je suis de Maré.
– Et moi, riposte Delord, j’y vais comme missionnaire protestant.
– Savez-vous, Monsieur, que mes cinq camarades ici, sont de votre religion ? Voulez-vous, moi, vous servir toute ma vie ?
Chaque soir, la petite équipe des boys se réunissait à l’avant du pont et Delord les rejoignait.
« Nous étions dans l’Océan Indien, à peu près sous l’Equateur : c’était à la veille de Noël. »
Quels messages ont dû entendre ces jeunes ! Dans le mystère de la nuit australe, au-dessus de leurs têtes, les astres racontaient la gloire de Dieu et la Nativité du Sauveur ; l’Etoile brillante du matin rayonnait sur eux.
Le 30 janvier 1898, un petit vapeur entra au port de Rô, dans l’île de Maré.
D’Europe en Océanie, la traversée avait duré quarante jours ! Huit évangélistes (ou natas) accueillirent leur nouveau chef, tendirent des fleurs à son épouse et entonnèrent des chants de bienvenue.
D’emblée, Delord constate deux choses agréables : les voix sont justes ! ces Maréens doivent être musiciens ; justes aussi les comptes de la Mission que lui présente un trésorier canaque. Un solde, auquel il n’a pas été touché, demeure disponible. C’est encourageant.
Néanmoins, Delord réalise qu’il arrive à la onzième heure : la population est décimée, l’Europe lui a envoyé des maladies et des armes, de l’alcool et des forçats. Hier, on comptait encore plus de cent mille Canaques (les indigènes de la Grande Terre) ; aujourd’hui : ils sont moins de vingt-cinq mille, voués à la disparition.
Il faudra réagir.
« Votre ministère, comme le nôtre, sera entravé par une population hostile », disaient les meilleurs co-équipiers à leur « Missi » (c’est ainsi qu’ils nomment le missionnaire).
Chose plus grave : les quelques communautés chrétiennes des îles de la Loyauté ne s’entendaient pas ; des entêtés, des rebelles prononçaient des anathèmes et poussaient à la révolte.
Les débuts du ministère à Maré vont-ils ressembler à ceux de Marseille ? Delord constate que, du vieux monde en Nouvelle-Calédonie, un vent diabolique s’est abattu sur les Eglises comme sur des châteaux de cartes.
Il se rend compte que les responsables de sa communauté se comportent comme des irresponsables : ou bien ils parlent trop, se grisent de leur verbiage ; ou bien ils ne disent rien et laissent tout aller. Ce qu’ils font alors le mieux, c’est le mal.
Ils suivent les cultes avec une certaine satisfaction ; leur fruit, par contre, manque de saveur.
Après avoir écouté, ils en restent là !
« Ne voulant pas que ma prédication soit inopérante, écrit le missionnaire, je leur dis, dès le commencement :
« – Choisissez entre le bien et le mal, décidez-vous !
Ils murmurèrent :
« – C’est dur !
« Et le plus ancien de la congrégation d’ajouter :
« – Ses paroles nous percent comme des épées ! »
Delord veut avoir une juste vision de ce qui est, afin de mieux travailler à ce qui doit être. Il entend former une élite. Les plus qualifiés seront reçus à demeure à son foyer, hospitalisés, rééduqués.
Bien qu’un mois après l’arrivée à Maré, Lucie (une troisième enfant) soit venue au monde, cette petite lumière ne devra pas occuper toute la place.
Il faudra aussi créer un dispensaire, se procurer des médicaments, et faire le plus possible de mission médicale : des vingtaines de malades attendent sur le seuil de la porte, leur nombre augmente chaque jour.
– Il faudra, il faudra !...
Delord développait son programme, quand – d’une façon imprévue et qui bouleversa ses plans – la Société des Missions de Paris, lui demanda un rapport détaillé sur la situation des Eglises de la Loyauté.
A peine arrivé il doit déjà repartir !…