Philadelphe Delord

II.
Voyage d’enquête aux îles de la Loyauté

Itinéraire : Nou – Ro – Ujo – Vo – Kou – Mou.

Pour mesurer le chemin parcouru entre un primitif et un civilisé, un Polynésien et un Européen, il suffirait de substituer aux noms des localités qu’on vient de lire, ceux de Rome, de Genève, d’Oxford, de Bayreuth, de Florence, de Chartres.

Un psychanalyste disait : « Si vous voulez amener quelqu’un là où vous êtes, il faut l’aller chercher là où il se trouve. »

Delord est de cet avis. Les ignorants ne seront pas toujours les ignorés : il s’en ira vers eux.

Trop impressionné, trop impressionniste surtout, pour nous accabler d’un rapport somnifère, le visiteur a projeté quelques lumières sur ces coins abandonnés.

Le bagne de Nouméa.

Il s’embarque de Maré, et, après une traversée de deux jours aborda Nou-Méa.

Au fond de la baie de Nou, il croit apercevoir des habitations en flammes ; c’est le pénitencier, à savoir  des baraquements en tôle, surchauffés par un soleil tropical. Dans l’enfer d’un camp de concentration onze mille bagnards sont parqués là.

Nouméa, mélange de toutes sortes d’écumes. Au bagne, une promiscuité dégradante ; dans la rue, des libérés commettent des attentats à la pudeur. Pour changer le cours de ses pensées, le missionnaire se rend au temple. Il n’y sera pas seul. Des femmes l’ont suivi. Il les reconnaît. Plusieurs sont venues de Maré ! En toilette provocante, elles jettent sur l’assemblée des regards significatifs et guettent leur proie.

Après le culte, autre tableau :

Un cortège de religieux passe, la tête basse. Infidèles à des vœux sincères contre lesquels leurs sens se sont rebellés, ces malheureux ont dû subir l’emprisonnement ; ils s’embarquent maintenant pour des terres lointaines.

En montant à bord du Saint-Pierre sur lequel va commencer son voyage, le « Missi » regarde avec sympathie ces déportés. Il sait, lui, ce que représente un foyer pastoral. De Maré, une épouse, des enfants l’accompagnent en pensée ; c’est le feu fixe. Pourquoi ces prêtres sont-ils ainsi mutilés, et lui si privilégié ?

Enfin, le Saint-Pierre lève l’ancre.

Un petit orchestre se met à jouer. En l’honneur de son chef en partance, l’administration pénitentiaire a mobilisé ses musiciens. Leurs visages pâles et glabres font plus d’impression que leurs productions.

« Je les regardai longtemps, écrit Delord. Qu’est-ce qui se cache dans ce passé qu’ils expient, quel est le mystère de ces vies ? »

Autre mystère : pourquoi ce contraste entre la création et les créatures, entre la nature et les hommes ? Le navire côtoie des baies délicieuses, entourées de collines boisées ; l’écume des vagues dessine une ligne blanche sur les récifs, une brise fraîche chante dans les voiles … Et voici qu’à bord ce n’est qu’un va et vient tapageur, des cris d’ivrogne, des vociférations ; on festoie, on s’abrutit …

« Incapable de vivre dans cette atmosphère, je montai sur le pont sous le resplendissement d’une nuit étoilée. »

La deuxième corde du navire.

La manœuvre du premier abordage fut particulièrement suggestive.

Deux puissants câbles reliaient le Saint-Pierre au remorqueur Marguerite-Elise : l’un en acier, l’autre en chanvre ; l’un transmettant la force de traction, l’autre donnant du jeu et de la souplesse aux mouvements.

En suivant cette opération, Delord se compare à un remorqueur d’âmes qui, pour réussir, doit unir la puissance de l’acier à la docilité du chanvre. Il se rappelle ses premières prédications de Maré : « Décidez-vous ! » « On trouvait dures ces mises en demeure. Au retour, je ne veux pas oublier la seconde corde, celle de la douceur… »

Pêcheurs de perles.

En cours de route, le vaisseau est accosté par une flotille de voiliers. Des pêcheurs de nacre et d’huîtres perlières en descendent. Parmi eux, huit beaux gars. Delord les aborde et apprend qu’ils ont promis de gagner la somme nécessaire à l’achèvement de leur temple.

– Oui, Missi, nous sommes chrétiens. Les murs de notre église sont debout, il y manque la toiture. C’est cher, mais nous l’aurons, nous comptons sur une bonne pêche de perles.

– Prenez garde, remarque Delord. La mer est infestée de requins ; je ne tiens pas à ce que vous rentriez avec une jambe ou un bras en moins.

– Quand on travaille pour le temple, on n’a pas peur, Missi !

Sur ce, nos plongeurs s’attachent à une corde et disparaissent au fond des eaux.

Leur visite et leur métier défrayèrent la conversation.

– Espérons qu’ils trouveront des perles noires, disait un passager, ce sont les plus précieuses.

A part lui, le Missi songeait à sa tâche essentielle :

« Ah ! Si je pêchais une seule perle noire, je n’aurais pas perdu mon temps !

« Toutes les Eglises devraient en avoir un collier. »

De Ko à Vo.

On toucha terre, la plage était déserte. Où aller, à Ko ou à Vo ? A qui demander sa route, en quelle langue ? Autant s’adresser à des bananiers, à des palétuviers. Delord sait que la station la plus proche est à vingt kilomètres, qu’on n’y parvient qu’à travers des buissons d’épines et une armée de moustiques. Rien d’autre à faire que de les affronter.

Dispersées dans une région sauvage, quelques cases montraient leurs toits de chaume. A défaut d’êtres vivants, des formes inquiétantes, grossièrement sculptées, grimaçaient au passant. Elles ne lui portèrent pas bonheur. Quand, à grand peine, il parvint à Ko, personne n’était là pour l’accueillir.

Sera-t-il plus heureux à Vo ?

Cette localité est éloignée de trente kilomètres. Comment l’atteindre à pied ? Sans perdre un instant, le piéton se fait cavalier … Le voici à bride abattue dans la brousse ! Par deux fois, le cheval s’emporte : l’écuyer perd son casque et sa pèlerine, mais plus heureux qu’Absalon, il garde son équilibre.

Sa course à travers les fondrières l’amènera sain et sauf à Vo.

Face au paganisme.

Deux natas (aides-missionnaires) l’attendaient et le couchèrent dans une case perméable à la pluie et au vent. Près de lui, il apercevait des êtres humains, tapis comme des bêtes, à côté de crânes blanchis, de cadavres fumés, de morts à moitié ensevelis dont les têtes, surgissant de terre, semblaient regarder les vivants.

« - Pour la première fois de ma vie, s’écrie-t-il. j’ai vu le vrai paganisme, là, devant moi. »

Tout à coup une étrange mélodie s’élève :

Voici nous gémissons
Et le jour et la nuit ! …

Le « Missi » se dresse et voit quelques garçons aux grands yeux tristes et dont la complainte recommence :

Lève-toi, viens !
Nous t’appelons,
Ecoute !

Ces jeunes ne tarderont pas à être exaucés. Bientôt ils répandent l’heureuse nouvelle : le « Missi » est là ! Toute la tribu accourt, l’entoure et l’écoute. Quand il a parlé, on allume des feux ; aux miserere succèdent des chants de joie …

A peine ont-ils retenti, que les lamentations reprennent … car le nouvel arrivé ne fait que passer !

– Ne t’en va pas, ne t’en va pas, nous avons besoin de toi ! …

Mais le visiteur doit partir.

– Tu nous laisses déjà ! Pourquoi, pourquoi ? Reste auprès de nous !

De Vo à Mou (pagayeurs et chanteurs).

Delord va traverser en baleinière une contrée marécageuse. Des Canaques – les chanteurs de tout à l’heure – se sont offerts à l’accompagner.

Ils vont d’une rive à l’autre … Voyant une pirogue, quelques femmes intriguées, avilies, sortent de leurs cases ; elles marchent sur les genoux et sur les mains. Un peu plus loin, un père, une mère et trois enfants étalent leur nudité rongée par la lèpre. La lune qui se lève éclaire cette misère ! …

Après avoir pris congé de ses pagayeurs, le « Missi » continue sa tournée sans autres compagnons que des perruches, des canards sauvages, sans autre abri que des « cases de torture », sans autre moyen de locomotion que des pieds meurtris.

Comment, sous une pluie battante, par un vent insensé, s’est-il aventuré sur une distance de vingt-deux kilomètres jusqu’à Mou ? Privé de vêtements de rechange, comment passera-t-il la nuit ? Où donc sont ses habits ? Oubliés dans la baleinière, sans doute ! … Et voici, lorsqu’il parviendra à la station, il les verra devant lui ! ...

Un des pagayeurs avait précédé son missionnaire et les avait rapportés. « Cette surprise, dit Delord, me mit le cœur en fête. »

Plein de joie, il se lance pour la première fois dans une allocution en maréen, après laquelle plusieurs néophytes vont demander le baptême. Puis il distribue la Sainte-Cène. Le bon vent souffle. A la fin de cette journée, la communauté se rassemble sous les cocotiers, on allume des feux, et les conversations se prolongent sous un ciel étincelant.

– Voilà la vraie vie missionnaire ! s’écriait le visiteur, en évoquant cette assemblée.

Souvent un succès en amène un autre. La petite annexe de Mou voudra faire mieux encore que Vo, le chef-lieu : à l’arrivée du « Missi », elle tirera des salves d’artillerie, jonchera le sol d’ignames, de bananes, de cannes à sucre et, à la louange du pasteur, suspendra de malheureuses poules au bout d’une perche.

Civilisation et Crève-Cœur.

Le voyage d’enquête touchait à sa fin. Il rappelait celui du pèlerin de Bunyan avec ses déboires et ses encouragements. Quand l’enquêteur se rapprocha de la côte, il retrouva des postes militaires, des douanes, des gendarmeries, des villas de directeurs de mines, en un mot, la civilisation.

Un malaise croissant s’empara de lui. Plus le niveau culturel s’élevait, plus la mentalité baissait. On ne couchait plus dans des huttes, mais dans des hôtels où l’on disait en bon français mille banalités :

– Pourquoi venir ici, les Pères blancs y sont déjà ?

– Expliquez-nous donc la supériorité des Missions protestantes.

– Vos prosélytes tiendront-ils ? Croyez-vous pouvoir les changer ?

– Beaucoup d’efforts, cher Monsieur : mais le jeu n’en vaut pas la chandelle !… etc., etc.

« Je suis vidé par ces conversations, bonnes à tuer le temps », s’exclamait Delord.

Repérant dans la région une colline appelée Crève-Cœur, estimant que c’était sa place, il en prit le chemin. Mais, arrivé au sommet, une vue magnifique l’attendait : deux vallées verdoyantes descendaient jusqu’au bord d’une mer lumineuse et calme.

Il reprit courage.

Le port d’embarquement pour Nouméa était à une journée de cheval. Il fallut encore attendre pendant huit heures l’arrivée de l’Active, le paquebot le plus lent de la flotte calédonienne.

Enfin, le voici ! Les vagues étaient mauvaises, les passagers frivoles : « Combien je préfère mes pauvres Canaques, simples et ignorants ! »

On se rapprochait des pénitenciers ; Nouméa avait pavoisé. Le capitaine en donna la raison.

– « On célèbre aujourd’hui, dit-il, la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie par la France1.

1 Le 24 septembre 1853.

Il y a une exposition, vous tombez bien. »

Delord était d’un autre avis.

Etoiles du chemin

En raison de cet anniversaire, aucun indigène n’assurait les services des Loyalty. Il fallut quatre jours avant qu’un vapeur en partance pour les Nouvelles-Hébrides accostât à Maré.

L’épouse et les enfants, les natas et les paroissiens, tous étaient au port. Reprenant  à son compte la parole du serviteur d’Abraham, le missionnaire leur dit :

« – L’Eternel a fait réussir mon voyage ! » (Genèse 24.40)

Il entra dans son cabinet de travail, regarda sa carte de Calédonie, fixée au mur, entourée d’armes canaques, examina attentivement l’itinéraire qu’il venait de suivre et posa son doigt sur chacune des stations, hier encore inconnues :

Nou – Ro – Ujo – Vo – Ko – Mou.

Elles lui apparaissaient maintenant comme autant de promesses. Alors, pour fixer sa pensée, il dessina une étoile au-dessus de chacune d’elles.

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