Philadelphe Delord

Quatrième partie : Valbonne

I.
Le monastère – son histoire

Le 4 octobre 1925, M. et Mme Ph. Delord étaient reçus au presbytère d’Uzès, dans le Gard, pour la consécration au saint ministère de leur neveu Reymond.

Après la cérémonie religieuse et la réunion de famille, l’ami des lépreux – dans un moment d’abandon – fit part à son hôte, le pasteur Arnal, de ses projets et de ses difficultés. Il parla avec une telle conviction que son collègue fut gagné.

D’un bond, celui-ci se leva :

– J’ai votre affaire ! s’écria-t-il, la chartreuse de Valbonne… Un couvent, une admirable abbaye ! Qu’en diriez-vous pour vos lépreux ?

Aurait-on parlé d’un monastère au Thibet, que Delord n’eût pas été plus surpris.

Valbonne ! il en ignorait tout : son existence, son emplacement, ses propriétaires. Mais l’éveil était donné et les questions succédèrent aux questions.

Il s’ensuivit une Longue veille qui sembla courte, et pendant laquelle, à l’aide de quelques documents sur les monuments de la région tirés de sa bibliothèque, M. Arnal put donner à son collègue les renseignements désirés.

Le Monastère – Son histoire.

Au XIIIe siècle, Guillaume de Vénejan, disciple de saint Bruno, préférant la vie monastique à l’archiépiscopat de Reims, cherchait une retraite. Après avoir franchi le Pont-d’Avignon, remonté le cours du Rhône, de Villeneuve à Pont-Saint-Esprit, il s’enfonça dans une vaste forêt domaniale. Parvenu à une clairière dans laquelle aucune voix humaine semblait n’avoir jamais retenti, il dit :

– Voilà notre future Thébaïde !

Quelques frères le suivirent et formèrent une modeste colonie décidée à observer la règle cartusienne.

En réalité, cette Thébaïde était un vallon inhabitable, marécageux, raviné, un vrai maquis. Plus de mille hectares d’une terre à drainer. Quelles mains de maçons, de bûcherons devront avoir ces religieux s’ils veulent la rendre hospitalière !

Après avoir tracé l’enceinte de la future abbaye, Guillaume de Vénejan prononça cette invocation :

– Auteur de tout bien, fais que l’esprit du monde ne pénètre jamais dans ce désert. Prends soin de cette vigne que ta droite a plantée et qu’elle produise des rejetons !

Une importante mise en garde suivit cette prière :

– Mes enfants ! ne vous bornez pas à la contemplation, travaillez !

Suivant ses aptitudes, le moine de Valbonne deviendra maréchal-ferrant, verrier, agriculteur, prospecteur ; il saura manier un marteau, une charrue, un compas, une équerre, un pinceau, un ciseau.

Ce monastère ne devait pas faire figure de parent pauvre à une époque où, dans le pays, s’élevaient près de cent chartreuses (l’Abbaye de Mont-Majour en Arles, entre autres). Grand et petit cloître aux gracieuses colonnettes, réfectoire, salle capitulaire, église conventuelle, sculptures, boiseries, tout devait être à la hauteur du but poursuivi.

Les prieurs besognèrent si bien que leur ouvrage fut vite remarqué. Ils se gagnèrent la faveur des populations du Gard, du Languedoc, et bientôt de grands seigneurs, de riches paladins, se signalèrent par leur munificence et leurs donations.

Bien qu’isolée du monde, Valbonne était connue au loin ; ses ressources ne tardèrent pas à constituer une menace et plus d’un cénobite dut se dire : « Pour vivre heureux, vivons cachés ! »

Des pillards, des aventuriers de tout poil, mirent l’abbaye sur leur feuille de route. Elle en souffrit beaucoup.

Apprenant que d’autres couvents avaient aussi à se défendre contre ce vol organisé, les Chartreux de Valbonne contractèrent une alliance spirituelle avec certains de leurs frères en danger, notamment ceux de l’île Majorque. Menacés d’un même péril, tous priaient d’un même cœur en demandant à Dieu la sauvegarde de leurs monastères.

Vingt fois les disciples de saint Bruno furent pillés, vingt fois ceux de Valbonne résistèrent, après avoir passé de mains en mains.

Au lendemain de la persécution, leur prieur déclara :

– Malgré ses difficultés, notre colonie cartusienne continuera d’illuminer la vallée des rayons de la charité.

Mais, auparavant, il faudra relever ses ruines. On n’attendit pas longtemps. Les persécutions en effet suscitèrent des vocations.

Les brigands avaient dit :

– Sortez !

Et les moines répondirent en construisant une porte d’entrée en fer forgé, en couvrant les pavés de mosaïques, en sculptant des stalles, en montant une bibliothèque, en peignant des anges protecteurs sur les voûtes, en plaçant partout la Croix à la place d’honneur.

Saint Bruno ne leur avait-il pas donné ce mot d’ordre :

Stqt crux dum volvitur orbis1

1 La terre tourne mais la Croix demeure.

Pour le prouver, Valbonne redoubla de sollicitude envers les malheureux qui sortaient du bois comme loups affamés. Au nombre de dix-huit cents, ils étaient nourris à la porte de la Chartreuse, deux fois par semaine. Les étrangers (parmi eux beaucoup de jeunes Catalans) étaient reçus avec une bienveillance particulière – et cela chaque jour.

Vint la date fatidique : la Révolution de 1789 faillit porter un coup mortel à Valbonne. L’Assemblée Constituante ordonna l’inventaire et la confiscation de ses biens.

Les moines dépossédés adressèrent une supplique à l’Assemblée Nationale. Elle fut repoussée. Un commissaire du district s’installa dans le monastère.

Une équipe pour le seconder : incendie des archives, vente des meubles, des tapis et de la lingerie ; dispersion de la bibliothèque, des tableaux et des ornements ; expédition des vases sacrés à la monnaie et des cloches à la fonderie, telles furent ses hautes œuvres.

Ainsi dépouillée, Valbonne prenait rang parmi « les domaines nationaux provenant des couvents supprimés ».

Lorsqu’en 1806, Napoléon décréta « la rentrée en possession de Valbonne par ses légitimes propriétaires », la tempête s’apaisa.

Par une grise matinée du 27 pluviôse de l’an XII, quelques anciens Chartreux regagnèrent leur cellule « dans une grande affliction au souvenu du passé ».

Avaient-ils le pressentiment que leur monastère connaîtrait encore de mauvais jours ?

Certes, les moines purent racheter, réparer, embellir l’abbaye – œuvre si réussie, du reste, que Valbonne fut considérée comme « la seconde Chartreuse de France ». Mais on connaît la suite.

De nouvelles lois sur les congrégations forcèrent les religieux à s’exiler encore. L’Etat reprit possession de Valbonne en 1904, la mit aux enchères publiques, en 1907, et la transforma en caserne le 1er janvier 1915.

Trois années d’école de soldat dans ces murs, quelle occupation, quels ravages !

Après cette rétrospective, Delord et son collègue se demandèrent si Valbonne avait reçu le coup de grâce, ou si l’heure de la sauver n’était pas venue.

DELORD. – Il faut la sauver, mais comment ?

M. ARNAL. – En achetant le domaine ; il est à vendre pour un million deux cent mille francs, une occasion unique !

DELORD. – Une déception unique, aussi : je ne dispose que de cent mille francs ! Il ne me manque donc qu’un million cent mille francs ... Il y a loin de la coupe aux lèvres !

M. ARNAL. – N’importe ! En attendant voulez-vous que je vous conduise demain à Valbonne ?

DELORD. – En touriste, cher ami, mais non en acquéreur.

Découverte de l’Abbaye.

Le lendemain, 5 octobre 1925, bien qu’accompagné du pasteur d’Uzès, de Mme Delord et de deux de ses enfants, notre « touriste » se sentait un promeneur solitaire.

Plus il se rapprochait de cette Valbonne, plus il devait s’en détacher. Par bonheur, la nature l’apaisait et changeait parfois le cours de ses pensées. Il retrouvait sa patrie, ce pays planté de figuiers, de mûriers, d’oliviers ; il pénétrait dans des forêts de chênes verts, de sapinettes, d’arbousiers, de pins maritimes qu’embaument le thym, la lavande, la marjolaine, le romarin. Entre deux collines, il apercevait le ruban bleuâtre du Rhône et, à l’horizon, le Mont Ventoux déjà saupoudré de neige. Tout à coup, en descendant au fond d’un vallon, il se trouva face à face avec une petite cité féodale aux tuiles vernissées, aux murs d’enceinte imposants, aux gracieux jardins. Un chemin de ronde, un alignement de maisonnettes du style clunisien, des tours de garde et, surtout, la haute silhouette d’un clocher suffirent à lui dire :

– C’est là !

Une femme de haute taille, coiffée d’un bonnet d’astrakan et qu’on eût pu confondre avec un cosaque du Don, reçut les arrivants. Méfiante, elle leur demanda s’ils étaient visiteurs ou acheteurs.

La réponse tardant, elle rompit le silence et, d’une voix de xylophone, fixa le prix de vente :

– C’est un million deux cent mille !

La tournée qu’elle fit faire était agrémentée de ce sempiternel leitmotiv.

A mesure qu’il visitait ces cellules avec leurs jardins, ces réfectoires avec leurs vastes cuisines, ces chapelles, ces cloîtres, ces fermes, ces ateliers, Delord se disait que tout cela, réadapté, rajeuni, pourrait devenir l’Hôtel-Dieu des lépreux, que dans cette ambiance ils trouveraient le repos, que … etc., etc. Hélas ! en caressant son rêve, il devait le chasser ; il échouait au port …

Au départ des visiteurs, la propriétaire revint encore sur son thème obstiné :

– C’est un million deux cent mille, Messieurs !

Adieux qui n’embellirent pas la journée.

Delord tâcha d’oublier Valbonne. Il inspecta d’autres lieux, frappa à d’autres portes. Mais, tout ce qu’on lui soumettait pâlissait en comparaison du monastère. Il y revenait en pensée, jour et nuit ; l’obsession était aussi pénible que l’attraction invincible.

On loge le client.

Aussi la dame au bonnet d’astrakan ne fut-elle pas trop surprise de revoir bientôt, devant son portail, le Monsieur dont elle se rappelait la barbe de fleuve et qu’elle envisagea cette fois comme un client sérieux.

Elle autorisa M. et Mme Delord à se loger où bon leur semblerait et à se tirer d’affaire comme ils pourraient.

Ils circulèrent alors avec une petite lampe sourde dans l’immense cloître et allèrent de chambre en chambre ; elles n’étaient habitables que pour les insectes ! Mobilier, lingerie, literie, moyens de chauffage – tout avait disparu. Les paillasses des « récupérés » moisissaient sur des planchers humides ; un mistral d’arrière-saison s’engouffrait dans les corridors et pleurait misère. Quelques feuilles de platanes, introduites par le vent servirent de combustible.

Les visiteurs purent voir les choses en face. Impossible de se bercer d’illusions : Valbonne avait été soumise à un pillage en règle. Delord fit le compte de ce qu’entraînerait une remise en état. Après avoir inspecté l’abbaye, des souterrains aux combles, levé des plans, pris des photographies, au bout de quarante-huit heures il repartit.

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