Philadelphe Delord

II.
Démarches et contremarches

A l’envie de posséder ce domaine, coûte que coûte, s’ajouta le désir de sauver ses ruines.

Pour aboutir il faudra des nerfs solides et du calme.

Delord commença par mettre son mécène américain au courant de l’affaire et lui envoya un dossier… ; il recommença à écrire des mémoires, à envoyer des rapports, à faire antichambre dans les mairies, dans les préfectures, à exposer pour la dixième fois ses projets.

Les réponses ne variaient que dans la forme.

Le chef de cabinet du ministre de l’Hygiène répondait :

– Envoyez un plan d’établissement, un projet de règlement.

Le Directeur général de l’Assistance publique s’écriait :

– Quel cadeau pour notre département que cette léproserie ; je m’y oppose de toutes mes forces !

Une sommité médicale de Paris fit chorus :

– Supposons qu’on vous autorise, vous n’auriez personne. Vous voulez vous occuper des lépreux !

Donnez-leur des cinémas et des caboulots ! …

Nouméa ou Marseille n’avaient pas apporté d’autres suggestions.

Deux messages inespérés.

Delord se heurtera-t-il donc toujours aux mêmes prévention ?

Sa route ne sera-t-elle jamais ouverte ?

On venait de franchir le seuil d’une année nouvelle… En dépouillant son courrier des bons vœux, il ne prêta pas d’attention à une enveloppe munie du sceau du ministère de l’Hygiène.

Et pourtant quelle promesse ne contenait-elle pas !

« Le ministère de l’Hygiène donne pleine et entière autorisation à vos projets, à condition que votre sanatorium soit éloigné de tout centre habité, que la maison soit assez vaste pour que chaque malade ait sa chambre et garde ainsi son indépendance morale … »

A peine décachetée cette lettre officielle, voici qu’on apporte un câblogramme d’Amérique :

« Mets à disposition quatre cent mille francs pour Valbonne, marchez !
« Prends sur moi toute la dépense, achetez !
Abbott. »

L’année s’annonçait heureuse et nouvelle.

La Chartreuse aux enchères.

Du haut de sa tour de garde, la propriétaire de Valbonne, impatientée de ne plus revoir son acheteur, prit la résolution de mettre son domaine aux enchères.

Les compétiteurs s’annoncèrent nombreux :

La concurrence était sérieuse.

Résolu à ne pas aller au delà de trois cent mille francs, Delord ne pouvait d’avance chanter victoire. Un combat serré allait certainement s’engager.

« Je me rendis aux enchères en tremblant », avouait-il.

Mais voici qu’il s’y trouva seul ! …

– Les acheteurs viennent de téléphoner qu’ils ont une panne d’auto, nous attendrons une demi-heure, pas une seconde de plus, déclara le notaire.

Une demi-heure ! un siècle, qui s’écoula dans un silence pesant. Enfin, lorsque les trente minutes furent écoulées et que personne ne se fut présenté pour faire de l’ocre, de la danse ou de l’élixir à Valbonne, Delord, contenant son émotion, déclara tranquillement :

J’offre trois cent mille francs.

– Adjugé ! répliqua le commissaire-priseur.

En rentrant chez lui, le nouveau propriétaire se demanda si vraiment tout cela lui appartenait…

– Non ! s’écria-t-il, cela appartient aux futurs malades. Ce sera leur maison.

« Cette pensée fait jaillir en moi une source de joie, pure, limpide, comme du cristal.

« Valbonne n’est pas entre les mains de spéculateurs, quel soulagement !

« Le premier dimanche fut solennel : la pensée que nous succédions en ce lieu à tant de générations de moines dont les prières sont montées à Dieu donna à cette journée un caractère unique. »

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