Quelques femmes de la Réforme

Philippe de Lünz

1531-1558

Philippe de Lünz naquit en Gascogne. Nous ne savons rien de sa jeunesse, sinon qu’elle épousa un seigneur de Graberon et que tous deux vinrent à Paris pour se joindre à l’église réformée. L’époux de Philippe était ancien de la congrégation ; les Huguenots tenaient leurs assemblées dans sa maison, où les voisins entendirent souvent retentir le chant des psaumes. Le bonheur de cette union fut après peu de temps détruit par la mort. Une fièvre maligne emporta le seigneur de Graberon au mois de mai 1557 ; sa veuve n’avait alors que 22 ans.

Une nuit, c’était le 4 septembre de la même année, les réformés, au nombre de 400 environ, s’étaient réunis dans une salle de la rue St. Jacques. Ils avaient pris la Cène en commun et se préparaient à se retirer, lorsqu’ils entendirent au dehors des cris forcenés. Irrités par la perte de la bataille de St. Quentin, les catholiques s’en prenaient aux Huguenots des malheurs de la patrie. Ils s’étaient attroupés devant la maison où était l’assemblée. Ils cherchaient à enfoncer les portes à coups de pierres et vociféraient : « A mort les meurtriers, les voleurs, les ennemis de la patrie ! à bas les Luthériens ! » Chacun courait aux armes, la rage s’accroissait parmi le peuple, l’effroi parmi les protestants. Les anciens cependant invitaient ces derniers au calme, et, après quelques instants de pourparlers, ils se décidèrent à tenter une sortie au milieu des ennemis. Ceux qui avaient des armes frayèrent le chemin à leurs compagnons. La plupart échappèrent à la rage de leurs persécuteurs : quelques-uns cependant eurent un sort moins heureux. L’un d’entre eux fut si défiguré par les coups de pierre, qu’il ne portait plus trace de figure humaine. Plusieurs, et Philippe avec eux, forcés de rester dans l’intérieur de la maison, furent faits prisonniers.

Les habits en lambeaux et souillés de boue, les malheureux furent entraînés par le peuple dans des cachots infects, dont ils virent bientôt les portes se fermer sur eux. Philippe de Lünz supporta pendant une année les rigueurs de la détention, mais en cherchant à les adoucir par le chant des psaumes. On l’entendait constamment s’écrier : « Eternel ! tourne ta face vers moi et aie pitié de moi ; car je suis seule et affligée. Les détresses de mon cœur se sont augmentées ; délivre-moi de mes angoisses ; garde mon âme et me délivre ; que je ne sois point confuse, car je me suis retirée vers toi. (Psaumes 25) Mon âme a soif du Dieu vivant ; quand entrerai-je et me présenterai-je devant ta face ? » (Psaumes 42) La plus grande de ses épreuves fut peut-être la persécution qu’elle eut à supporter de par les prêtres, qui faisaient de vains efforts pour la ramener aux erreurs du papisme. Elle resta victorieuse. « Ne croyez-vous pas que l’hostie est vraiment le corps du Seigneur ? lui demandèrent un jour ses persécuteurs. — Eh ! Monsieur, qui croirait que cela soit le corps de celui auquel toute puissance a été donnée, et qui est élevé par-dessus tous les cieux, quand les souris le mangent et que les guenons et singes s’en jouent et le mettent en pièces ! » Elle ajouta, « encore qu’elle eût la larme à l’œil, » quelques paroles qui témoignaient de la sérénité de son âme.

Lorsque la douceur de voir sa sœur lui fut refusée, elle dit au lieutenant : « Je vois bien que ma mort approche. Si jamais j’ai eu besoin de consolation, c’est à présent ; je vous prie de m’octroyer que j’aie une Bible ou un Nouveau Testament pour me conforter. » Son procès ne fut pas long. Les juges avaient hâte de s’emparer de ses biens.

Lorsqu’il connut les malheurs des réformés en France, Calvin engagea les princes allemands à les prendre sous leur protection. Malheureusement les représentations de ces princes arrivèrent trop tard à la cour de France et restèrent infructueuses. Philippe et ses compagnons étaient condamnés sans retour. Ceux-là même qui avaient le plus à se louer de la bonté et de la charité de la jeune femme, ajoutèrent par leurs fausses dépositions aux charges qu’on faisait déjà peser sur elle. Philippe fut appelée devant les juges pour y subir un interrogatoire sur les questions suivantes :

« Si elle croit à la messe. — R : Elle ne veut croire que ce qui est révélé dans l’Ancien et le Nouveau Testament ; elle ne veut accepter que les sacrements institués par notre Sauveur ; elle n’y voit point la messe. — Veut-elle recevoir l’hostie ? — R : Elle ne veut recevoir que ce que Christ a ordonné. — Depuis quand ne s’est-elle pas confessée au prêtre ? — R : Elle se confesse chaque jour à son Dieu, ainsi qu’il l’a commandé ; nulle autre confession n’est instituée par Christ, qui seul a le pouvoir de pardonner les péchés. — R : Que pense-t-elle des prières adressées à la vierge Marie et aux saints ?

– R : Elle ne connaît point d’autre prière que celles que Dieu lui a enseignées, c’est à lui que nous devons nous adresser et à personne d’autre. — R : Que pense-t-elle du culte des images ? — R : Qu’on ne doit point les adorer. — De qui prend-elle cette doctrine ? — R : Du Nouveau Testament. — Mange-t-elle de la viande le vendredi et le samedi ? — R : Elle s’abstient de viande lorsqu’elle croit être en scandale à ceux qui sont faibles, mais la Parole de Dieu nous permet de jouir de toute nourriture, pourvu qu’on le fasse avec actions de grâces. — On lui fit alors observer que l’Eglise avait institué ce commandement et que c’était pécher que de l’enfreindre. — Philippe s’écria vivement qu’elle n’avait rien vu dans le Nouveau Testament qui permît au pape de s’attribuer la puissance d’imposer des commandements. — Les puissances sont instituées de Dieu, répliquèrent les juges. — Oui, les puissances de la terre, répondit Philippe, mais l’Église n’est soumise à d’autre puissance qu’à celle de Christ ! »

Dans un autre interrogatoire, on la questionna sur l’endroit où son mari était enseveli. On pensait qu’elle l’avait mis dans son jardin. « Non, dit-elle, il a esté emporté à l’hostel Dieu pour estre inhumé avec les pauvres sans toutefois autres cérémonies superstitieuses. » — On lui demanda « s’il est requis pour la salutation de celui qui est décédé, de faire prières. » — Elle répondit qu’elle croyait « celui qui serait décédé au Seigneur, estre purgé par son sang et ne lui fallait autre purgation. Et que pourtant n’était besoin de faire prières pour les trépassés et qu’ainsi elle l’aurait lu au Nouveau Testament. » (Crespin.)

Plusieurs autres martyrs furent condamnés avec elle le 27 septembre 1558. Un vieillard, Nicolas Clivet, et un jeune homme, Taurin Gravelle, tous deux anciens de l’église réformée, étaient au nombre de ceux qui furent saisis par les sbires d’Henri II.

Nous empruntons au Bulletin du Protestantisme (2e vol. pag. 383) la description pathétique du supplice de ces trois infortunés, supplice qui n’était que la répétition de ces horribles tragédies dont les héros fécondèrent le sol de la Réforme en France.

« Déjà les fagots s’amoncellent ; la place Maubert est couverte d’un peuple de sauvages sur lequel domine un échafaud ; là s’asseoit la plus féroce entre toutes les bêtes fauves ; elle se nomme Catherine. Ses petits, laids et malingres, sont groupés autour d’elle comme des lionceaux de quelques jours : à peine ont-ils leurs dents et déjà ils rugissent : « Du sang, du sang ! » le sang de ceux que leurs flatteurs appellent leurs enfants ; que l’étranger nomme leurs sujets ; la postérité, leurs victimes.

Au sortir d’un étroite cellule de pierre, une jeune femme de 23 ans (Philippe) est entraînée par d’ignobles sicaires ; ils la précipitent contre un mur. L’un d’eux couvre son épaule et sa gorge nues d’une main de géant sous laquelle elle plie, et de l’autre approche d’elle un long et tranchant coutelas : « Ta langue ! truande ! » Quel moment ! peut-on y songer seulement sans qu’une sueur froide vous saisisse !

Philippe de Lünz est belle et d’une noble naissance. Aux larmes de ses yeux, aux grâces de sa prestance majestueuse, si l’aspect de la mort l’épouvantait, elle pourrait joindre l’artifice d’une parole suppliante, et, qui sait ? émouvoir nos bêtes fauves et leurs chefs courroucés. Voilà ce que ses juges ont prévu : il ne faut pas qu’elle parle, on lui coupera la langue. « Ta langue ! » répète l’homme de sang. Et, voyant qu’on ne le fait pas attendre : « Allons, c’est bien ! tu n’as donc pas peur ! — Puisque je ne plains pas mon corps, plaindrais-je ma langue ? Non, non ! »

L’exécution suit ces paroles. En proie aux plus horribles souffrances, Philippe est jetée dans un tombereau aux pieds de deux compagnons d’infortune liés des mêmes chaînes.

Des acclamations féroces saluent l’arrivée des trois martyrs ; heureusement que, dans cette multitude, ils reconnurent des frères, et une communion secrète s’établit entre eux.

En même temps, un nouveau personnage paraît sur l’échafaud ; le père des louveteaux, Henri, qu’on nomme le deuxième et qu’on pourrait surnommer le cruel.

La fête dura longtemps. Lorsqu’elle approcha de sa fin, le bûcher, au milieu de lueurs vacillantes, n’offrait plus qu’un monceau de cendres ; à celles des fagots se mêlaient celles des deux coreligionnaires de Philippe. Leurs épouvantables convulsions et leurs cris déchirants n’avaient fait que rasséréner son âme. Elle priait encore avec toute l’ardeur d’une créature céleste, lorsqu’elle se sentit soulevée de terre… On lui « flamboie » les pieds sur les tisons incandescents ; puis la pauvre créature, maniée comme une plume par ces tortureurs, fait un demi-tour entre leurs mains, et sa belle tête perd toute expression et toute vie dans le même supplice que vient de subir l’autre extrémité de son corps. Ses cheveux, en se consumant, laissent échapper une épaisse et nauséabonde fumée, son crâne est mis à nu ; elle est aveugle. »

« Philippe de Lünz, dit Crespin, avait auparavant pleuré son mari et porté le dueil habillée de linges blancs à la façon du pays : mais alors elle avait posé tous ses habillements de veuvfuage et repreins le chaperon de velours, et autres accoustrements de joie, comme pour recevoir cest heureux triomphe, et estre jointe à son espoux Jesus-Christ. Estans arrivez à la place Maubert, lieu de leur mort, avec cette constance, Philippe et ses compagnons furent ars et brusléz. »

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