Quelques femmes de la Réforme

Jeanne d’Albret

1528-1572



Jeanne III

Jeanne, fille d’Henri d’Albret et de Marguerite d’Orléans-Angoulême, sœur de François Ier, naquit le 7 janvier 1528. Elle fut l’aînée de quatre enfants qui moururent en bas âge. Remarquable par sa gentillesse, chérie de son père, gâtée par son oncle François Ier, qui flattait en elle la future héritière du royaume de Navarre, Jeanne, à la sollicitation du roi de France, fut, déjà à l’âge de deux ans, laissée par ses parents au château de Plessis-les-Tours. En la faisant élever sous ses yeux, François Ier voulait se ménager le droit de lui choisir un époux. Cependant il ne chercha point à contrarier les plans d’éducation formés par Marguerite de Valois. Cette princesse, que les intérêts de la politique obligeaient à vivre séparée de sa fille, voulut du moins l’entourer, de personnes d’un esprit supérieur, qui pussent donner une sage direction au caractère de Jeanne et la tenir plus ou moins à l’abri de l’atmosphère empoisonnée de la cour de François Ier.

D’une raison précoce, d’un tempérament énergique, heureusement douée pour toute espèce de travaux intellectuels, Jeanne répondit à ces soins. Elle apprit le français, le béarnais, l’espagnol, le latin et le grec ; elle écrivait avec facilité, non-seulement en prose, mais encore en vers. On a d’elle quelques quatrains et des sonnets adressés à Joachim du Bellay. Elle avait à peine douze ans, lorsque François Ier songea à la marier ; il avait d’abord jeté les yeux sur Antoine de Bourbon, mais se décida en faveur de Guillaume de Clèves. Cette union fut retardée par la répugnance manifestée tour à tour par Henri d’Albret, par Marguerite et par Jeanne. L’opposition formelle des états de Navarre et du Béarn même ne put fléchir la volonté du roi de France. Le mariage fut célébré en grande pompe à Chatellerault, le 13 juillet 1540. « La jeune princesse, dit Brantôme, était tellement surchargée de pierreries que le roi commanda « à M. le connestable de prendre sa petite niepce au col et la porter à l’église. — Les nopces, dit Mézeray, en furent célébrées avec une profusion que l’on fit bien payer au pauvre peuple, par l’augmentation de la gabelle : aussi les nomma-t-on les nopces salées. »

Prétextant la trop grande jeunesse de Jeanne, ses parents s’opposèrent à ce qu’elle suivît le duc ; elle retourna donc au Béarn, tandis que son époux reprenait le chemin de son duché. Mais trois ans après, sur un ordre du roi, elle se disposait à rejoindre son époux, lorsqu’elle apprit que le duc de Clèves, succombant dans une lutte trop inégale avec l’empereur Charles-Quint, venait de faire une soumission humiliante. Cette défection, en détruisant les plans formés par François Ier, rendait une rupture inévitable, aussi la nullité du mariage de Jeanne ne tarda pas à être sanctionnée par une bulle du pape Paul III. — A la mort de François Ier, Henri II, son successeur, pensa disposer de sa jeune parente en faveur de François de Joinville ; la princesse résista avec fermeté à ce nouveau projet, d’autant plus que les inclinations de son cœur étaient pour le duc de Vendôme. Henri d’Albret et Marguerite ne semblaient cependant pas favorables à cette union. L’un et l’autre, peut-être, espéraient quelque alliance avec l’Espagne ; ils connaissaient une des clauses du testament de Charles-Quint, qui recommandait à son fils d’épouser la fille de France ou l’héritière de la maison d’Albret. Il est probable que cette perspective ne fut pas étrangère aux objections qu’ils soulevèrent. Mais ce fut précisément la crainte de voir passer le royaume de Navarre entre les mains de l’Espagne qui excita Henri II à prêter son appui au duc de Vendôme et à précipiter le mariage de ce prince avec Jeanne. La cérémonie fut célébrée à Moulins, le 20 octobre 1548.

Marguerite mourut l’année suivante. Jeanne était au château de Lancy lorsqu’elle accoucha de son premier enfant, le 21 septembre 1554. Il reçut le nom de duc de Beaumont. Sa mère n’eut pas longtemps le bonheur de jouir de ses caresses. Le jeune prince, confié aux soins de la femme du bailli d’Orléans, qui s’exagérait le degré de chaleur nécessaire à un petit enfant, fut tenu dans une chambre hermétiquement fermée, où l’on entretenait un feu continuel. Lorsque la duchesse de Vendôme voulut soumettre son fils à un régime moins absurde, il était trop tard. L’enfant mourut, à peine âgé de deux ans.

Un second enfant vint consoler Jeanne de cette première douleur de mère ; il reçut le titre de comte de Marle. Comme son frère, il n’était pas destiné à vivre ; il mourut à la cour du roi de Navarre des suites d’une chute causée par l’imprudence de sa nourrice et d’un gentilhomme, qui se le faisaient passer d’une fenêtre à l’autre. Enceinte de nouveau, Jeanne suivit son mari dans son gouvernement de Picardie, lorsque la guerre se ralluma entre l’Espagne et la France. Elle s’y conduisit en véritable amazone. Elle y reçut une députation de son père, qui réclamait d’elle l’exécution d’une promesse faite aux états du pays. Jeanne s’était solennellement engagée à venir faire ses couches à Pau, afin que son enfant fût élevé à la mode du Béarn. Ne reculant point devant les dangers d’un voyage au commencement de l’hiver et sur des routes peu sûres, elle partit de Compiègne le 13 novembre, pour arriver à Pau le 5 du mois suivant. Le 15 elle accouchait heureusement d’un fils. Tous nos lecteurs connaissent probablement ce trait cité à propos de la naissance d’Henri IV. Prise des maux d’enfants, Jeanne eut le courage de chanter un air de son pays, selon le désir de son père, qui craignait de lui voir mettre au monde « une fille pleureuse ou rechignée. »

De concert avec Henri d’Albret, Jeanne fit élever son fils « à la Spartiate, sans délicatesse ni superfluités. » Le jeune prince fut placé chez une villageoise, dont la chaumière, bâtie à l’extrémité du parc de Pau, n’était pas assez éloignée pour que Jeanne ne pût constamment visiter son fils sans sortir de chez elle. Sorti des mains de sa nourrice un an après sa naissance, il fut laissé à la sage direction de Suzanne de Bourbon-Busset, femme de Jean d’Albret. A cet époque, Jeanne fut obligée de rejoindre son mari sur les frontières de Picardie. Depuis la mort de Marguerite, Henri d’Albret se consumait lentement dans les regrets causés par cette perte ; l’affection de Jeanne, que l’on appelait dans le pays « la bonne fille, » et son amour pour son petit-fils, le rattachaient seuls à la vie. Il était sur le point de recommencer une campagne contre les Espagnols, lorsqu’il mourut subitement, le 25 mai 1555. Jeanne était alors au château de Baran. Sa douleur fut profonde et des plus amères ; elle ne pouvait se consoler de n’avoir point assisté aux derniers moments de son père.

Depuis le règne de Marguerite de Valois, la réforme s’était peu à peu introduite en Navarre. La Bible, traduite par Lefèvre, et quelques psaumes de David, mis en vers par Clément Marot, « étaient devenus comme des livres de famille. » Nourrie des idées nouvelles par les soins de sa mère, Jeanne, sans être encore absolument détachée de l’Église romaine, témoignait cependant une grande indulgence pour la religion réformée, lorsque la mort de son père l’appela au trône de Navarre. Depuis longtemps ce royaume était un sujet de convoitise pour les rois de France. En le voyant passer entre les mains d’une femme, Henri II pensait qu’avec un peu de cette politique si habilement employée à la cour des Médicis, il lui serait facile de s’en emparer. Quelques domaines dans l’intérieur de la France furent proposés à Antoine, en échange de son royaume de Navarre. Jeanne ne fut pas dupe des promesses dorées d’un parti dont elle avait appris à se méfier. Opposant la ruse à la ruse, elle s’abstint de répondre immédiatement par un refus formel, voulant, disait-elle, en référer aux Etats généraux. Pour cet effet, elle quitta la cour de France. Son retour dans son pays fut un vrai triomphe. Ses sujets accouraient sur son passage pour témoigner, par leurs acclamations, l’amour qu’ils avaient pour leur souveraine. C’était plus qu’il n’en fallait pour décider Jeanne, dans le cas où elle eût hésité ; bien sûre désormais de l’appui de son peuple, elle attendit que la Navarre et le Béarn fussent mis secrètement en état de défense. Elle écrivit alors au roi Henri II que le moment n’était pas favorable à ses projets de transaction. — Médicis dut se soumettre, quitte à prendre sa revanche plus tard. Le roi et la reine de Navarre furent alors couronnés. (1555.)

Ce fut à cet époque qu’Antoine de Bourbon commença à manifester quelque penchant pour la réforme. « La prédication fut octroyée, au rapport de Bèze, en la grande salle du château de Nérac, par le roi et la reine de Navarre, commençants à gouster aucunement la vérité qui print deslors telle racine en toute ceste contrée-là (combien qu’ils ne fust encores mention d’aucun ministre ordinaire), que jamais depuis elle n’en a pu être arrachée. »

Il paraîtrait qu’Antoine de Bourbon fut alors plus zélé que Jeanne pour les choses de la religion, car, selon Théodore de Bèze, « la reine s’y portait très froidement. » Le dépit et les vexations auxquelles il était exposé par le parti des Guise, étaient pour beaucoup dans ce zèle apparent, auquel les protestants attachèrent beaucoup trop d’importance. Les événements prouvèrent assez que les convictions d’Antoine de Bourbon dépendaient beaucoup plus des intérêts de sa politique ou de son ambition, que d’un attachement sincère à la doctrine réformée.

Dans une apparition que le roi et la reine de Navarre firent à la cour de France en 1857, le jeune prince de Béarn plut tellement à Henri II et à Catherine de Médicis, qu’ils insistèrent pour le garder auprès d’eux. Jeanne se hâta d’emmener son fils dans le Béarn, et, quelque temps après, elle y mit au monde une fille, qui ne vécut que peu de jours.

Obligée de retourner à la cour de France, la reine de Navarre laissa son fils sous la direction de Susanne de Bourbon-Busset et de Louis d’Albret. L’un et l’autre, quoique attachés à l’Église romaine, protégèrent assez les assemblées des protestants pour leur faire « lever haut la tête ; » ce qui déplut fort à Antoine, car ce prince, occupé alors d’un projet de campagne pour reprendre aux Espagnols la partie de la Navarre conquise par eux sous le règne de Louis XII et bercé de promesses illusoires par le parti catholique, commençait à transiger avec ses opinions. Le traité de Cateau-Cambrésis le ramena furieux à la cause des Protestants ; il quitta subitement la cour avec sa femme et se retira dans le Béarn, où Jeanne mit au monde sa fille Catherine, le 7 février 1558.

Tandis que le faible Antoine, toujours ballotté, flattait les Guise ou conspirait contre eux, suivant la tournure que prenaient les événements, Jeanne dirigeait les affaires de son royaume avec une sagesse et une habileté qui contrastaient avec l’ineptie de son époux. La mort de plusieurs enfants, la faiblesse et les infidélités de son mari, les soucis du gouvernement étaient « un train de guerre » qui lui faisait rechercher de plus en plus les consolations de l’Évangile. Prenant à cœur la cause de la Réforme, elle réussit par sa fermeté à éloigner de ses états le danger des persécutions odieuses exercées dans les provinces du midi. Peu soucieuse des bulles d’excommunication lancées par le cardinal George d’Armagnac contre les ministres réformés, elle se contenta d’éloigner ceux-ci de sa cour, en faisant libérer tous ceux qu’un pouvoir injuste retenait en prison.

Malgré les pressantes sollicitations de Jeanne, Antoine suivit Condé à la cour de France, après la malheureuse entreprise d’Amboise. Retirée dans le Béarn, la reine de Navarre apprit bientôt l’arrestation de son mari et de son beau-frère, ainsi que les projets d’envahissement formés contre ses propres états. Sans perdre un temps précieux en de vains délais, Jeanne courut aux frontières pour les garnir de troupes, pour fortifier ses places, pour surveiller l’exécution de ses ordres ; après quoi elle s’enferma dans Navarreins avec ses enfants. « Voyant donc, dit Rèze, que la fiance qu’elle avait eue aux hommes était perdue et que tout secours humain luy défaillait, estant touchée au vif de l’amour de Dieu, elle y eust son recours, avec toute humilité, pleurs et larmes, comme à son seul refuge, protestant d’observer ses commandements de sorte qu’au temps de sa plus grande tribulation elle feit publique profession de la pure doctrine, estant fortifiée par François le Guay autrement Boisnormand et N. Henry, fidèles ministres de la Parole de Dieu. »

La mort de François II ayant changé la face des choses, Antoine, nommé lieutenant-général du royaume, appela Jeanne auprès de lui. Persuadée par les instances de la reine-mère, elle quitte son pays, accourt avec ses enfants et arrive à Paris pour éprouver la plus amère des déceptions. Aveuglé par les promesses de l’ambassadeur d’Espagne, qui lui promettait la Sardaigne en échange de ses terres de Navarre, dont il réclamait la propriété, ébloui par les charmes de Mademoiselle du Rouet de la Béraudière, dégradé par les excès, Antoine abandonnait lâchement la cause des protestants et prêtait complaisamment l’oreille à des propositions de divorce.

« Tant que Jeanne n’eut à pleurer que l’abandon humiliant dans lequel elle vivait, les indignes traitements d’un époux perdu de faiblesse et de volupté, elle se tut : mais, lorsqu’elle vit qu’il y allait de la ruine de son royaume et de ses enfants, elle rompit le silence, elle mit tout en œuvre pour dessiller les yeux d’Antoine. » (Mlle de Vauvilliers.) Ce fut en vain.

Le cœur brisé, Jeanne quitta la cour avec sa fille pour aller vivre « à la calviniste, » dans le Béarn. Elle avait dû se séparer de son fils, qu’elle laissait à Paris sous la direction de son précepteur La Gaucherie.

Suivie d’une suite nombreuse de gentilshommes catholiques et protestants dont le dévouement lui était acquis au prix de tant de douleurs, elle prévint en route les mauvais desseins de Montluc, qui avait reçu ordre de l’arrêter, et rentra saine et sauve dans ses états.

S’étant ouvertement déclarée en faveur de la réforme, elle prit alors sérieusement à cœur le salut de la nouvelle Église, constituée définitivement par des lettres patentes. Les biens ecclésiastiques, réunis au domaine de la couronne, furent affectés « au soulagement des pauvres, à l’entretien des ministres et à la prospérité de son collège d’Orthez. Cet établissement de haute instruction avait d’abord été fondé à Lescar ; Jeanne le transféra à Orthez et y appela des professeurs distingués. » (Du Plessis-Mornay.) Tandis que le farouche Montluc mettait tout à feu et à sang dans le midi, seuls les états de Jeanne offraient un lieu de refuge aux malheureux persécutés.

Antoine, toujours aveuglé par son ambition, poursuivait alors ses campagnes à la tête des ennemis des religionnaires ; il fermait absolument l’oreille aux avis qui lui parvenaient sur la trahison de l’Espagne. Il avait mis le siège devant Rouen le 1er juin ; le 15 octobre, il fut blessé à l’épaule d’un coup d’arquebuse. Sans plus s’inquiéter de la gravité du mal, Antoine continuait à s’entourer de volupté et à se bercer des illusions les plus absurdes sur les délices du pays qu’on offrait à ses espérances. Mais une fièvre violente le saisit peu de jours après la prise de Rouen. Il eut toutefois le temps de jeter un rapide coup d’œil sur sa vie passée et sur ses dérèglements. Ses remords tardifs lui rappellent les sages conseils de sa femme, austère modèle de candeur et de loyauté. Il lui écrit alors une lettre fort touchante, « dans laquelle, faisant un noble aveu de ses fautes, il la prie de veiller à la sûreté du royaume, d’aimer ses enfants comme les purs gages d’un amour qui n’aurait jamais dû changer, enfin de lui pardonner les traitements injurieux dont il n’a pas craint de l’accabler et qu’il se rappelait avec tant d’amertume. » (Mlle de Vauvilliers.)

Si Antoine fut éclairé sur ses fautes, il ne le fut point sur ses sentiments religieux. Au terme de sa carrière, près de comparaître devant son Juge, il flottait encore incertain, ne sachant où trouver le port du salut. Assisté dans les derniers jours de sa vie par les lectures et les prières d’un médecin réformé, il finit toutefois par déclarer que s’il recouvrait la santé, il professerait publiquement la confession d’Augsbourg. Mais il mourut le 17 novembre 1562.

Jeanne le pleura sincèrement. Elle fut peut-être la seule qui donnât de véritables regrets à ce prince, dont tout le mérite fut d’avoir été le père d’Henri IV. La reine de Navarre, devenue veuve, prit la ferme résolution de ne jamais se remarier, préférant poursuivre seule une destinée orageuse, que de donner un nouveau maître à ses enfants.

La mort d’Antoine ne refroidit en rien le zèle de Jeanne pour la réforme. Les historiens lui rendent témoignage que, par le sage emploi qu’elle fit des biens ecclésiastiques, elle pourvut aux dépenses du culte, des écoles, des hôpitaux, des ministres, et réussit même à faire disparaître la mendicité de ses états.

Mais le pape ne désespérait point encore de la ramener à l’Église romaine ; tentant un dernier effort, il chargea le cardinal d’Armagnac d’essayer la voie de la persuasion, ce qui n’eut d’autre effet que de provoquer la réponse suivante : « Je n’ai point entrepris de planter nouvelle religion en mes pays, sinon y restaurer les ruines de l’ancienne. Par quoi je m’asseure de l’heureux succès ; et voy bien, mon cousin, que vous estes mal informé tant de la response de mes Estats que de la condition de mes subjects. Les deux Estats m’ont protesté obéissance pour la religion… Je ne fay rien par force ; il n’y a ni mort, ni emprisonnement, ni condamnation, qui sont les nerfs de la force… Vous vous estes fait, continue-t-elle, une response que j’approuve, touchant que j’aime mieux estre pauvre et servir à Dieu. Mais je n’en vois le danger ; espérant, au lieu de diminuer à mon fils, luy augmenter ses biens, honneurs et grandeurs, par le seul moyen que tout chrestien doit chercher ; et quand l’Esprit de Dieu ne m’y attirerait point, le sens humain me mettrait devant les yeux infinité d’exemples, l’un et principal du feu roy mon mary, duquel discours vous sçavez le commencement, le milieu et la fin qui a descouvert l’œuvre. Où sont ces belles couronnes que vous lui promettiez et qu’il a acquises à combattre contre la vraie religion et sa conscience, comme la confession dernière qu’il en a faite en sa mort en est un seur tesmoignage, et les paroles dites à la reyne et protestation de faire prescher les ministres partout s’il guérissait ? » Passant aux accusations du prélat contre ceux de la religion : « Vous me faites rougir de honte, lui répond-elle ; ostez la poutre de votre œil pour voir le festu de votre prochain ; nettoyez la terre du sang juste, que les vostres ont répandu… Je ne veux pour cela approuver ce qui s’est fait soubs l’ombre de la vraye religion en plusieurs lieux, au grand regret des ministres d’icelle et des gens de bien ; et suis celle qui plus crie vengeance contre ceux-là, comme ayant pollué la vraie religion ; de laquelle peste, avec la grâce de Dieu, Béarn sera aussi bien sauvé, comme il a esté jusques icy de tous autres inconvéniens. » Jeanne ne se refuse pas non plus le malin plaisir de railler le docte prélat, surpris en flagrant délit d’ignorance : « Lisez une autrefois mieux les chapitres et passages, lui dit-elle, avant que de les alléguer mal à propos. Encores me serait-il pardonné à moy qui suis une femme ; mais un cardinal être si viel et si ignorant, certes, mon cousin, j’en ai honte pour vous. »

Jeanne voulut bien que sa réponse fût connue de tout le monde ; elle la fit imprimer et répandre partout.

A bout de paroles mielleuses, le pape essaya le moyen de l’intimidation ; il cita la royale hérétique à comparaître devant le tribunal de l’inquisition, « sinon ses terres et seigneuries seraient proscrites et sa personne encourrait toutes les peines portées contre les protestants. »

Aussitôt que Jeanne eut connaissance de cette citation, affichée aux portes de Saint-Pierre de Rome, elle écrivit à tous les souverains de l’Europe, pour réclamer leur assistance. Sa requête au roi de France fut si éloquente que Charles IX intercéda pour elle auprès du saint-siège. Si le pape eut l’air de céder, ce fut pour susciter de nouveaux embarras à la reine de Navarre ; le plus grave fut la contestation de ses droits à la souveraineté du Béarn. Passant immédiatement en France pour plaider elle-même sa cause, Jeanne trouva Charles IX favorable à ses intérêts : il l’autorisa même à emmener son fils avec elle. Celle-ci craignait trop l’opposition qui pourrait s’élever du côté de la reine-mère, pour ne pas hâter son départ, ce fut le cœur plein de joie qu’elle fit rentrer Henri sous le toit paternel.

L’inquisition se résignait avec peine à lâcher une proie si importante ; elle travaillait sourdement à s’emparer de la reine et de ses enfants, lorsqu’on apprit cette odieuse conspiration. Avertie par la reine d’Espagne, la cour de France étouffa l’affaire, dans la crainte de mettre au jour des détails qui eussent pu compromettre quelques personnages influents. Charles IX, en écrivant à la reine de Navarre pour lui témoigner son chagrin d’une telle entreprise, réclamait la présence du jeune prince à la cour de France. La pauvre Jeanne dut se résigner par politique et laisser partir son fils sous la protection de Beauvoir et de la Gaucherie. Mais elle n’abdiquait point pour cela son autorité de mère. Ce fut elle qui traça aux deux précepteurs le plan de l’éducation et de l’instruction qu’elle croyait nécessaire à son fils. Non seulement elle exigeait d’eux une relation sincère des progrès et de la conduite du jeune prince, mais, quelle que fût d’ailleurs sa confiance en eux, elle les faisait encore surveiller par le maréchal de Montmorency. Dans ses lettres au prince, Jeanne cherche constamment à le prémunir contre les dangers de la cour des Médicis. L’esprit d’Henri se révèle en traits saillants dans ce billet écrit peu de temps après son retour à Paris :

A la royne ma mère.

Ma mère, je vous retourne Ferrand, avec l’estât des livres qu’il faut pour le seurplus. Je vous prie y vouloir joindre quelque argent qu’il vous plaira, n’ayant plus que bien peu de celleci que vous m’avez laissé, et remerciez la bonne Tignonville (gouvernante de la princesse Catherine) de son présent, mais ne m’en peus servir ici, se deuvant effaroucher les romains à telle artillerie. Et me recommandant à vostre bonne grâce et amour, je prie Dieu, ma mère, qu’il vous tienne en bonne santé et contentement qu’est présantement. Votre très humble, obéissant et affectionné filz

Henry.

Le jeune prince, ayant suivi la cour, qui faisait un voyage dans les provinces du midi, découvrit, sans qu’on s’en doutât, les noirs projets formés par le duc d’Albe et Catherine. Il en avertit secrètement sa mère, qui donna l’alarme à Condé et à son parti. Le roi de France profita de son passage sur les terres de la reine de Navarre pour exiger d’elle le rétablissement du culte de l’Église romaine partout où on l’avait aboli, ainsi que la restitution des biens du clergé. Cet ordre, du reste, ne pouvait concerner que les états dont le monarque français était souverain ; on en remit l’exécution au farouche Montluc, nommé gouverneur de la Guyenne pendant la minorité du jeune prince de Béarn.

La reine de Navarre suivit la cour à Paris ; ce fut pendant ce séjour qu’elle sanctionna par des lettres patentes l’abolition des cérémonies de l’Église romaine dans ses états et l’institution d’écoles gratuites.

L’expérience lui avait depuis longtemps appris à se méfier des caresses du roi Henri et de la reine-mère, aussi ne rêvait-elle qu’au moyen de soustraire son fils aux pièges et aux tentations de la cour de France. Sous prétexte d’un voyage dans le Vandômois et l’Anjou, elle part subitement avec le jeune prince ; puis, précipitant sa marche, elle gagne le Poitou et arrive en Béarn. Quelques troubles qui venaient de se manifester dans ses états semblèrent excuser cette fuite aux yeux de Charles IX. La présence de Jeanne devenait en effet nécessaire au milieu des différents partis soulevés en Béarn, en Navarre et dans le comté de Foix. Tout en prêtant main-forte aux protestants, il lui fallait lutter contre l’intolérance des réformés, qui, plus que Jeanne, étaient encore imbus des préjugés barbares de l’époque. Elle seule devançait son siècle.

Obligée, pour éviter les excès, de contenir les protestants irrités, et, d’un autre côté, ayant constamment à se défendre contre les attaques de ses ennemis, Jeanne réussit néanmoins à rétablir le calme dans tout son royaume.

Charles IX, qui ne désirait rien tant que d’enlever au parti des réformés l’appui de la reine de Navarre, voulut, sous quelque prétexte spécieux, attirer celle-ci à la cour de France. Elle refusa, mais fit des propositions de paix, qui, acceptées par le roi, furent indignement violées par le parti catholique. Les protestants se virent obligés de se mettre en état de défense.

Jeanne, en apprenant que Montluc était chargé de surveiller ses mouvements, sut assez bien dissimuler son indignation pour faire tomber Montluc dans un piège. Tandis que la femme et les enfants du général, invités par Jeanne, s’acheminaient sur Nérac, la reine, accompagnée seulement de cinquante gentilshommes s’enfuyait avec ses deux enfants. Rejointe successivement en route par un certain nombre de capitaines et de généraux et par un corps de troupes, elle parvient heureusement à Bergerac, où elle apprend la prise de Mazère. « Intrépide, et ses deux enfants à ses côtés, elle brave ses ennemis et s’écrie : A cœur vaillant rien d’impossible. » (Mlle de Vauvilliers.) Vingt-trois jours après son départ de Nérac, elle fit son entrée à La Rochelle, le rendez-vous général du parti protestant, auquel elle présenta son fils. Elle publia un manifeste pour excuser sa conduite et, peu de temps après, elle écrivait à la reine Elisabeth d’Espagne : « Je vous prierai très humblement croire que trois choses m’ont fait partir de mes royaumes et pays souverains. La première, la cause de la religion, qui estait en nostre France si opprimée et affligée par l’invétérée et plus que barbare tyrannie du duc de Lorraine, assisté par gens de mesme humeur, que j’eusse eu honte que mon nom eust jamais esté nommé, si, pour m’opposer à telle erreur et horreur je n’eusse apporté tous les moyens que Dieu m’a donnés, à ceste cause, et ne nous fussions joints, mon fils et moy, à une si sainte et si grande compagnie de princes et seigneurs, qui tous comme moy, et moy comme eux, avons résolu soubs la faveur du grand Dieu des armées, de n’espargner sang, vie ny bien pour cest effet. »

Le rôle de Jeanne pendant la guerre fut celui d’une héroïne. La cour de France avait profité de son éloignement pour faire occuper ses états, plusieurs de ses sujets avaient trahi sa cause, mais jamais son courage, ne l’abandonna. Après la bataille de Jarnac, elle parvint non sans péril à Tonnay-Charente pour ranimer le courage de l’armée écrasée par ses derniers malheurs. La princesse étant exaltée par le sentiment de la justice de sa cause, émue par la vue de tous ces braves qui juraient de vaincre ou de mourir sous les ordres de son fils, sa voix alla droit au cœur de l’armée et la remplit d’enthousiasme. Jeanne fit aussitôt le sacrifice de ses pierreries pour subvenir aux dépenses du moment ; puis, comme elle prévoyait que ce secours serait insuffisant, elle proposa la vente des biens ecclésiastiques situés dans les provinces conquises, avec garanties aux acquéreurs sur ses propres domaines et sur ceux de ses enfants. Les principaux chefs des confédérés suivirent son généreux exemple. Jeanne retourna à La Rochelle. Après avoir craint un instant de voir le Béarn, le pays de Foix et le Bigorre au pouvoir de l’ennemi et des sujets révoltés, elle eut enfin la joie d’apprendre que le vaillant Montgomery, nommé commandant en chef, venait de reprendre ces pays. Pau ouvrit ses portes le 23 août. Le célèbre Viret, épargné au milieu de toutes les exécutions dont il fut témoin, célébra publiquement un service divin en l’honneur de cette délivrance. Jeanne était encore à La Rochelle lorsque ces événements se passaient dans ses états ; aussi on ne saurait la rendre responsable des violences exercées en son nom sur les prisonniers de guerre renfermés à Orthez et dont une partie furent massacrés au mépris des termes de la capitulation. Mais si Jeanne était incapable de prendre part à aucun acte de cruauté, si elle cherchait plutôt à maintenir son parti dans les bornes de la modération, il faut l’avouer, elle ne fut pas complètement à l’abri de sentiments violents contre ceux qui avaient semé la discorde dans ses états. Ainsi, après avoir maintenu la liberté des cultes dans la Basse-Navarre, voyant que l’esprit de tolérance dont elle faisait preuve n’avait aucun pouvoir sur les factieux de nouveau révoltés, puis vaincus par d’Arros et Montamar, elle obligea tous les ecclésiastiques, prêtres, moines et religieux, qu’elle appelait les ennemis de l’état, de sortir du Béarn, et défendit absolument l’exercice de la liturgie romaine.

La défense de La Rochelle étant confiée à la reine de Navarre, celle-ci vaquait de là au recrutement de l’armée, aux affaires du royaume, au soulagement des malheureux. Les qualités d’un politique habile, d’un guerrier et d’une souveraine, n’étouffaient point en elle les vertus d’un cœur tendre et féminin. Au milieu des graves soucis qui agitaient sa vie, Jeanne trouvait encore le temps d’écrire à ses amis, de publier des brochures dans l’intérêt de son parti, de visiter les hôpitaux, de soigner les blessés. Le brave La Noue, blessé à la bataille de Sainte-Gemme, refusait de se laisser amputer le bras gauche. Le mal faisait des progrès effrayants, un moyen énergique pouvait seul sauver la vie du vaillant capitaine. Il ne céda qu’aux sollicitations de la reine de Navarre. Ce fut elle qui lui tint le bras pendant l’opération, et ce fut par ses soins vigilants que le parti protestant eut le bonheur de conserver le généreux La Noue. C’est de La Rochelle que Jeanne écrivit à Madame de Soubise pour l’assurer de sa sympathie, lors de la mort de son mari :

« Sentant vostre perte et combien elle vous a touché vivement, j’ai en cela senti, ce me semble, vostre mal. Mais ceste bonté infinie, qui vous a tant départé de ses grâces et ne charge point les siens oultre leur puissance, faira en vous ce que ni le temps ni le conseil de vos amis ne pourraient. »

Ces quelques paroles si simples et pourtant si senties, adressées à la veuve d’un des chefs du parti protestant, montrent sous un vrai jour l’un des côtés appréciables du cœur de Jeanne. Entourée d’une cour nombreuse, elle profitait de ses moments de loisir pour broder des ouvrages en tapisserie dont elle imaginait elle-même les sujets. C’étaient pour la plupart des histoires de l’Ancien Testament, ou des compositions symboliques, dans lesquelles se laissaient deviner la malice de la reine et son animosité contre la religion catholique. Son activité était si grande, qu’elle ne put jamais entendre un prêche sans avoir les mains occupées ; et cependant, au sortir du sermon, elle pouvait le répéter mot à mot. Protectrice dévouée des lettres et des sciences, Jeanne, en digne fille de la Réforme, fit faire un pas immense au développement intellectuel et à la littérature de son époque.

Quoique la paix vînt d’être publiée, Jeanne connaissait trop les Guise et la reine mère pour s’abandonner à des illusions trompeuses. Anxieuse de ce qui pouvait arriver, elle ne voulut point abandonner La Rochelle ; ce fut en vain que Charles IX et la reine mère tentèrent de l’attirer à la cour de France. Jeanne, pleine de méfiance, résistait. Le mariage du prince de Béarn et de Marguerite, sœur du roi, qu’on lui proposait comme un moyen de sceller l’alliance des deux partis, lui semblait un piège d’autant plus dangereux qu’il était entouré d’offres plus séduisantes. Aussi ne voulut-elle point se prononcer avant d’en avoir conféré avec son fils. Charles IX eut l’air d’accepter toutes les conditions imposées. De leur côté, les protestants commençaient à désirer une union qui pouvait assurer la paix du royaume ; les chefs du parti sollicitaient Jeanne de donner son consentement au mariage. Elle ne pouvait s’y résoudre : « Ma conscience en sûreté, répondit-elle, il n’y a pas de condition que je ne fusse prête d’accepter dans la vue de plaire au roi, à la reine, et afin d’assurer la tranquillité de l’état, pour laquelle je sacrifierais ce que j’ai de plus cher au monde,

ma vie môme ;… mais j’aimerais mieux descendre à la condition de la plus petite demoiselle de France, que de sacrifier à la grandeur de ma famille mon âme et celle de mon fils. » Cette fermeté, que Jeanne transmit à sa fille Catherine, est un trait remarquable de son caractère. Qui peut dire ce que la cause du protestantisme serait devenue en France, si Henri IV eût hérité de sa mère une conscience aussi délicate dans l’application de ses principes.

Jeanne quitta La Rochelle en 1571. Tandis qu’elle s’occupait à bander les plaies de son royaume, les négociations pour le mariage de son fils se poursuivaient ; les supplications de ses amis les plus dévoués et les promesses du roi finirent par lui arracher le consentement tant désiré. Mais elle ne se faisait pas illusion, elle cédait à la force. « Vous savez si c’est pour moi que je crains, » disait-elle à ses serviteurs.

Contre l’avis de Coligny et de son conseil, elle voulut que le jeune prince restât en Béarn pour le moment.

Avant de se rendre à Paris, où devaient se terminer les délibérations, Jeanne donna rendez-vous, dans le château de Nérac, à plus de cinquante gentilshommes, sur le dévouement desquels elle pouvait compter.

Le 26 novembre 1571, la reine quittait Pau pour n’y plus revenir. Les yeux en pleurs, elle jetait un dernier regard sur les tours de ce château témoin de la naissance de son Henri bien-aimé. Etait-ce un cruel pressentiment de l’avenir de ce pays, où l’Évangile sous son règne avait été honoré et défendu et pour lequel le repos de sa vie avait été sacrifié ? Si elle avait pu lire dans les siècles futurs, aurait-elle franchi les frontières de ce royaume dont elle croyait assurer la prospérité par un sacrifice ? Sa sollicitude pour Henri, qu’elle avait nommé lieutenant-général du royaume, lui faisait un devoir de le recommander au dévouement de tous les gentilshommes qui avaient combattu pour sa cause. C’était pour cela qu’elle arrivait à Nérac à la fin de décembre. Un mois après, elle partait pour Blois avec sa fille Catherine. La reine mère et son fils l’accablèrent là de flatteries et de caresses, dont ils se vantaient l’un à l’autre. Jeanne n’était pas dupe de leurs démonstrations, comme le prouve une lettre adressée à son fils : « Mon filz, je suis en mal d’enfant et en telle extrémité, que si je n’y eusse pourvu, j’eusse été extrêmement tourmentée ;… il me faut négocier tout au rebours de ce que j’avais espéré et que l’on m’avait promis ; car je n’ai nulle liberté de parler au roi, ni à Madame (Marguerite) seulement à la Royne-mère, qui me traiste à la fourche… Quant à Monsieur (Henri), il me gouverne et fort privéement, mais c’est moitié en badinant, moitié dissimulant. Quant à Madame, je ne la vis que chez la Royne, lieu mal propre, d’où elle ne bouge ; et ne va en sa chambre que aux heures qui me sont mal aisés à parler ; aussi que Mme de Curton (sa gouvernante) ne s’en recule point ; de sorte que je ne puis parler qu’elle ne l’oye… Voyant donc que rien ne s’advance et que l’on veult faire précipiter les choses et non les conduire par ordre, j’en ay parlé trois fois à la royne, qui ne se faist que moquer de moy, et, au partir de là, dire à chascun le contraire de ce que je lui ai dict. Mes amis m’en blasment ; je ne sçais comment desmentir la royne, car je luy dis : Madame, vous avez dict et tenu tel et tel propos. Encore que ce soit elle-mesme qui me l’ai dict, elle me le renie comme beau meurtre et me rit au nez, et m’use de telle façon, que vous pouvez dire que ma patience passe celle de Griselidis. Si je cuyde avec raison luy montrer combien je suis loin de l’espérance qu’elle m’avait donnée de privauté et négocier avec elle de bonne façon, elle me nie tout cela… A partir d’elle j’ai un escadron de huguenots qui me viennent entretenir, plus pour me servir d’espions que pour m’assister, et des principaulx, et de ceulx à qui je suis contraincte dire beaucoup de langage que je ne puis esviter sans entrer en querelle contre eulx. J’en ai d’une aultre humeur qui ne m’empeschent pas moins, mais je m’en défends comme je puis, qui sont armaphrodites religieux. Je ne puis pas dire que je sois sans conseil, car chascun m’en donne un, et pas un ne se ressemble. Voyant donc que je ne fais que vaciller, la Royne m’a dit qu’elle ne se pouvait accorder avec moy, et qu’il fallait que de nos gens s’assemblassent pour trouver des moyens. Elle m’a nommé ceulx que vous verrez tant d’un costé que d’aultre ; tout est de par elle. Qui est la principale cause, mon filz, qui m’a faict despécher ce porteur en diligence, pour vous prier de m’envoyer mon chancelier (de Francourt), car je n’ay homme ici qui puisse ni qui sache faire ce que celuycy fera. Aultrement je quitte tout ; car j’ay esté amenée jusqu’ici soubs promesse que la royne et moy nous accorderions. Elle ne faict que se moquer de moy, et ne veult rien rabattre de la messe, de laquelle elle n’a jamais parlé comme elle faict. Le roy de l’aultre costé veult que l’on luy escrive. Ils m’ont permis d’envoyer quérir des ministres, non pour disputer, mais pour avoir conseil. J’ay envoyé quérir MM. d’Espina, Merlin et aultres que j’adviseray ; car je vous prie noter qu’on ne tasche qu’à vous avoir et pour cy, advisez y, car si le roy l’entreprend, comme l’on dict, j’en suis en grande peine… Je m’asseure, que si vous saviez la peine en quoy je suis, vous auriez pitié de moi, car l’on me tient toutes les rigueurs du monde et des propos vains et moqueries, au lieu de traiter avec moy avec gravité comme le faict le mérite. De sorte que je crève, parce que je me suis si bien résolue de ne me courroucer poinct que c’est un miracle de voir ma patience. Et si j’en ay eu, je sçais comme j’en auray encore affaire plus que jamais, et m’y résoudray aussi davantage. Je crains bien d’en tomber malade, car je ne me trouves guères bien. J’ai trouvé vostre lettre fort à mon gré, je la monstrerai à Madame si je puis. Quant à sa peinture, je l’enverray quérir à Paris. Elle est belle, bien advisée et de bonne grâce, mais nourrie en la plus maudite et corrompue compaignie qui fut jamais ; car je n’en vois point qui ne s’en sente. Vostre cousine la marquise (l’épouse du prince de Condé) en est tellement changée qu’il n’y a apparence de religion, sinon d’autant qu’elle ne va point à la messe, car au reste de façon de vivre elle faict comme les papistes ; et la princesse ma sœur encore pis. Je vous l’escris privéement. Ce porteur vous dira comme le roy s’emmancipe ; c’est pitié. Je ne vouldrais pas pour chose du monde que vous y feussiez pour y demeurer, voila pourquoi je désire vous marier, et que vous et vostre femme vous retiriez de corruption ; car encore que je la croyois bien grande, je la vois davantage. Ce ne sont pas les hommes ici qui prient les femmes, ce sont les femmes qui prient les hommes. Si vous y estiez, vous n’en eschapperiez jamais sans une grande grâce de Dieu… Je vous prie encore, puisque l’on m’a retranché ma négociation particulière et qu’il fault parler par advis et conseil, m’envoyer Francourt. Je demeure en ma première opinion, qu’il fault que vous retourniez en Béarn. Mon filz, vous avez bien jugé par mes premiers discours que l’on ne tasche qu’à vous séparer de Dieu et de moy ; vous en jugerez aultant par ces dernières, et de la peine en quoy je suis pour vous. Je vous prie, priez bien Dieu, car vous en avez bien besoin en tout temps et mesmes en celuycy, qu’il vous assiste. Et je l’en prie, et qu’il vous donne, mon filz, ce que vous desirez. »

Après concession de part et d’autre, le mariage étant sur le point d’être célébré, le saint-siège voulut refuser la dispense nécessaire ; Charles IX en était fort contrarié. « Ma tante, dit-il un jour à Jeanne, je vous honore plus que le pape, et aime plus ma sœur que je ne le crains : je ne suis pas huguenot, mais je ne suis pas sot aussi ; si M. le pape fait trop la bête, je prendrai moi-même Margot par la main et l’amènerai épouser en plein prêche. » On avait obtenu que le mariage ne fût pas célébré selon les rites de l’Église romaine. Mais la reine mère fit lever toutes les difficultés en faisant fabriquer une fausse dispense.

Pressée de voir le mariage d’Henri accompli, Jeanne arrivait à Paris le 8 mai et descendait rue de Grenelle-St. Honoré, à l’hôtel de l’ancien évêque de Chartres Guillart. Prise d’une fièvre ardente le 4 juin, elle fut bientôt dans un état désespéré. « Quoique cette vie, disait-elle, m’est à bon droit fort ennuyeuse pour les misères que j’y ai senties dès ma jeunesse, si ne laissai-je pas de la quitter avec grand regret, quand je regarde à la jeunesse des enfants que Dieu m’a donnés pour les voir privés de ma présence en ce bas âge… Toutefois, je m’assure que Dieu leur sera pour père et protecteur comme il m’a été en mes plus grandes afflictions ; je les remets du tout à sa providence, afin qu’il y pourvoie. » Sa ferme confiance en Dieu ne se départit jamais. D’une patience héroïque pendant sa maladie, Jeanne, voyant approcher sa fin, dicta ses dernières dispositions avec une clarté qui témoignait de sa paix intérieure. Elle écrivit des exhortations touchantes à son fils. le suppliant de vivre éloigné de la corruption, et lui assurant que « s’il honore Dieu, Dieu l’honorera. » Elle lui recommande de servir de père, après Dieu, à sa sœur Catherine, et lui désigne les dames qui doivent entourer la princesse ; elle le prie de la traiter avec douceur et bonté, et surtout de la faire élever en Béarn. Elle s’adresse tour à tour à Condé, au roi, à la reine mère, leur parlant en faveur de son royaume, de la religion, de ses enfants ; elle termine enfin en nommant le cardinal de Bourbon et Coligny ses exécuteurs testamentaires. Elle expira le lundi vers les 9 heures du matin, le cinquième jour de sa maladie, dans sa quarante-quatrième année. Le bruit courut que la reine de Navarre avait été empoisonnée ; le roi se vit forcé de faire faire l’autopsie du cadavre, et les médecins ne trouvèrent aucune trace d’empoisonnement. Quoi qu’il en soit, le soupçon n’en pesa pas moins sur Catherine, qu’on accusa d’avoir de longue main travaillé à se défaire de Jeanne. L’histo rien Davila prétend que le parfumeur de la reine mère introduisit un poison subtil dans une paire de gants offerts à la reine de Navarre.

Les historiens catholiques mêmes rendent hommage au caractère élevé de cette princesse. Elle eut de si grandes qualités dans l’âme, dans le cœur et dans l’esprit, qu’elle eût pu mériter le glorieux titre de « l’Héroïne de son temps. » (Maimbourg.) Sa mort fut un sujet de désolation pour le parti protestant, et, dans le camp ennemi, on versa des larmes en sa mémoire.

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