Quelques femmes de la Réforme

Olympia Morata

1526-1555



Olympia

Parmi les hommes éminents qui illustrèrent la cour de Ferrare à la fin du XVIme siècle, on remarquait le professeur Fulvio Pérégrino Morato. Alphonse d’Este l’avait appelé auprès de lui comme précepteur de ses deux fils. Ce fut pendant ce premier séjour à Ferrare (1526) qu’il naquit à Morato une fille, dont les talents précoces furent l’objet de sa plus tendre sollicitude. Entourée, comme elle l’était, des hommes les plus érudits de l’Italie, Olympia apprit, dès son jeune âge, à balbutier le grec et le latin. Elle reçut ses premières leçons du savant professeur Chilian Sinapi, qu’elle aimait comme son second père et avec lequel elle fit des progrès si rapides, qu’après peu de mois elle fut en état de parler avec facilité la langue d’Homère et celle de Virgile. Elle avait à peine atteint sa douzième année, qu’elle pouvait s’entretenir librement avec les savants. Tous ceux qui l’entendaient s’étonnaient de son savoir aussi bien que de ses réparties. Sans mépriser les soins d’un intérieur modeste, sans négliger ses devoirs envers trois jeunes sœurs, dont elle fut plus tard la mère, Olympia se sentait portée vers des occupations d’un ordre plus élevé. Elle aurait voulu se consacrer uniquement à l’étude des sciences et des arts, mais les exigences d’une fortune médiocre la ramenaient forcément dans un cercle d’occupations peu conformes à ses goûts ; il lui fallait interrompre une étude commencée, fermer un livre favori, pour accomplir en silence une tâche obscure. Au moment où elle luttait ainsi entre l’accomplissement de devoirs absolus et son penchant pour la retraite et l’étude, Dieu lui ménageait une douce surprise : Renée d’Este l’appelait comme compagne d’études de sa fille Anne, qui, toute jeune aussi, savait réciter des passages de Démosthènes et de Cicéron, et pouvait traduire des fables d’Esope. Libre d’occupations domestiques, Olympia était au comble du bonheur ; elle pouvait consacrer tout son temps à la culture des lettres, et se livrer à ses méditations favorites. Son père s’était réservé le droit de continuer à l’instruire dans le palais du duc, et poursuivait avec elle les études commencées sous le toit paternel.

Les deux jeunes filles devinrent inséparables. Elles étudiaient, lisaient, improvisaient ensemble. Morato avait de bonne heure développé le talent oratoire chez Olympia. Le réformateur Celio Secondo Curione raconte avec enthousiasme l’avoir entendue déclamer en latin, improviser en grec, expliquer les paradoxes du plus grand des orateurs, et répondre à toutes les questions qui lui étaient adressées. Elle composa à l’âge de quatorze ans une apologie de Cicéron, en réponse aux injures d’un de ses détracteurs. De ses premiers essais poétiques, un seul fragment nous a été conservé. C’est un hymne grec qui se termine ainsi : « D’autres femmes se laisseront peut-être charmer par d’autres plaisirs. La poésie est ma gloire, elle est ma félicité ! »

Les progrès d’Anne d’Este, moins éclatants que ceux de son amie, flattaient néanmoins l’orgueil de la duchesse. Celle-ci témoignait le plus grand intérêt à la fille de Morato. Ayant été atteinte d’une maladie qui mit ses jours en danger, Olympia obtint avec peine la faveur de retourner pour quelque temps auprès de ses parents. La duchesse ne s’en séparait qu’à regret ; aussi lorsqu’elle put serrer de nouveau sa fille adoptive dans ses bras, ce fut une fête pour toute la cour.

Lorsque le pape Paul III visita Ferrare en 1543, le duc, jaloux d’effacer par l’éclat des fêtes le souvenir de ses anciens dissentiments avec le pontife, lui prépara une réception digne en tous points d’une cour renommée pour son bon goût et pour son hospitalité. Au nombre des divertissements qui furent offerts au souverain pontife, se trouva une comédie de Térence, jouée par les enfants du duc et Olympia. L’histoire ne nous dit pas la part qu’eut Olympia dans ces jeux, où se déployèrent les talents d’une famille si privilégiée.

Travaillée par le réveil des lettres et des arts, l’Italie ne restait point étrangère au mouvement religieux qui ébranlait l’Europe entière : « O fidèles bien-aimés de Jésus-Christ, pensez au pauvre Lazare ; souvenez-vous de l’humble Cananéenne, avide des miettes qui tombaient de la table du maître. Pauvre voyageur consumé par la soif, je soupire après les sources d’eau vive. Assis dans les ténèbres, et baignés de larmes, nous vous supplions, vous qui connaissez les mystères de Christ, de nous envoyer les écrits de vos excellents docteurs, Zwingle, Luther, Mélanchthon, Œcolampade. Nobles princes, colonnes de l’Église renouvelée, hâtez-vous d’accomplir la délivrance d’une cité de la Lombardie. Nous ne sommes que trois confédérés ici pour le combat de la vérité ; mais c’est sous les coups d’un petit nombre, élus par Dieu, et non sous l’épée des milliers de Gédéon, que succomba Madian. Qui sait si, d’une petite étincelle, Dieu ne veut pas faire naître un grand embrasement ? » — Ainsi s’écriait Balthasar Fontana, moine de Locarno, dans un écrit daté du 15 décembre 1521, et adressé aux églises émancipées de l’Allemagne.

Peu de temps après, Bernardino Ochino et Pierre Martyr prêchèrent l’Évangile à Lucques, à Venise et à Naples, et fondèrent là des communautés évangéliques ; mais, dénoncés à la cour de Rome et menacés dans leur liberté, ils se retirèrent à Zurich d’abord, puis à Strasbourg. (1542.) Cependant les croyances nouvelles se propageaient peu à peu ; la réforme trouvait des partisans secrets ou avoués dans la plupart des villes du nord de l’Italie. Rome trembla. Le saint-siège était attaqué par la base, des mesures rigoureuses pouvaient le raffermir : c’est alors que parut la bulle qui instituait le tribunal de l’inquisition. Ce tribunal avait droit de vie et de mort, en deçà et en delà des Alpes, sur toutes les personnes accusées d’hérésie, sans distinction de rang, d’âge ou de sexe. A Naples, à Florence et à Venise, le pape triompha. A Ferrare, l’inquisition ne put déployer ses rigueurs que plusieurs années après, grâce à la généreuse intervention de la duchesse.

Cependant la réforme s’était glissée dans le palais ducal. Les deux frères Jean et Chilian Sinapi étaient liés d’une étroite amitié avec Calvin ; la belle et pieuse Francisca Bucironia, une des suivantes de la duchesse, attirée par les prédications du réformateur, ouvrit aussi son cœur aux vérités de l’Évangile. Elle devint l’épouse de Jean Sinapi en 1538. La duchesse elle-même entretenait une correspondance suivie avec le réformateur de Genève. Son influence et la protection qu’elle accordait aux lettres, faisaient de la cour un lieu de refuge pour les novateurs ; Ochino et Pierre Martyr, déjà voués à l’exil, y trouvèrent un asile. Mais celui qui s’attira plus spécialement les faveurs et la protection de la duchesse, fut Célio Curione. Né à Turin en 1503, il était devenu, par la lecture des saintes Écritures et des œuvres de Mélanchthon, un zélé partisan de la nouvelle doctrine. Il fut saisi par l’ordre de l’évêque d’Ivrée, jeté dans un cachot, puis enfermé dans un monastère. Ayant osé substituer une Bible aux reliques déposées sur l’autel, il n’échappa que par la fuite au châtiment qui lui était réservé. (1530.) Réfugié à Milan, il s’unit à une dame de noble famille, et se consacra uniquement à l’étude des lettres. Le désir de revoir sa patrie remplissait l’âme de Célio. Il revint en Piémont. Une imprudence généreuse l’exposa bientôt à de nouvelles persécutions. Ayant assisté un jour à la prédication d’un dominicain qui citait, en les altérant, certains passages empruntés aux écrits des réformateurs, Célio osa l’interrompre et rétablir la vérité. Saisi aussitôt, il fut traîné dans les cachots de la ville, d’où il parvint à s’échapper d’une façon presque miraculeuse. Il se retira à Venise, puis à Ferrare. Il eut le bonheur de retrouver là son ancien ami, Fulvio Pérégrino Morato, devant lequel il exposait constamment les doctrines des réformateurs. Morato ne tarda pas à partager les convictions de son ami, il lui écrivait plus tard : « La lumière, ô mon cher Célio, qui rayonne dans tes discours m’a éclairé à salut. Je reconnais enfin mes longues ténèbres, et je puis dire, par un effet de la grâce d’en haut : Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui est en moi. — Le changement intérieur de Morato prépara sans doute celui des autres membres de sa famille, et lorsque le pieux missionnaire, en butte aux dénonciations de ses ennemis, dut quitter Ferrare, son départ fut pleuré de ses hôtes comme la perte d’un second Ananias qui les avait instruits dans la sagesse.

Telles furent les influences qui entourèrent la jeunesse d’Olympia. Plongée dans l’étude du beau et des grandes vertus de l’antiquité, elle n’avait point encore appris à sonder son propre cœur. Son enthousiasme pour la sagesse d’Homère et de Platon la tenait éloignée de la croix, au pied de laquelle doivent s’immoler l’orgueil et la propre justice. Cependant il y avait dans l’âme d’Olympia une aspiration si puissante vers les choses élevées, qu’elle ne put rester longtemps étrangère au grand débat qui agitait alors les consciences. Mais si chaque jour la fille de Pérégrino Morato se détachait davantage de l’Église romaine, elle était bien loin encore de la connaissance du salut et des vérités de l’Évangile. Elle étudiait les philosophes, ouvrait le livre des livres, sondait, comparait, sans pouvoir sortir de ses doutes. La sagesse des anciens et la louange du monde avaient fermé son âme à la simplicité des Écritures. Cette crise dura plusieurs années. « Je n’avais aucun goût pour les choses divines, écrivait-elle plus tard. La lecture de l’Ancien et du Nouveau Testament ne m’inspirait que de la répugnance. Si j’étais demeurée plus longtemps à la cour, c’en était fait de moi et de mon salut. »

Ce fut à cette époque de sa vie qu’Olympia s’acquit une précieuse amie, qui devait être sa consolation dans les mauvais jours ; c’était la princesse Lavinia de Rovère, l’épouse de Paolo Orsini. Lavinia partageait les doutes d’Olympia et soupirait comme elle après la foi. Avec quelques autres dames, elles s’entretenaient souvent de questions religieuses et des problèmes de la philosophie ; mais il se passa bien du temps avant que les doctrines de la grâce leur fussent révélées, car il y a loin de ces premiers besoins religieux à l’inspiration toute païenne avec laquelle Olympia célébra la mort du cardinal Bembo en 1547. L’école de la sagesse humaine ne pouvait l’amener à la vérité, il lui fallait l’école de l’adversité. Son père étant tombé dangereusement malade (1548), elle quitta aussitôt la cour pour veiller au chevet de Morato. Celui-ci voyait venir la mort avec joie ; la certitude d’une éternité bienheureuse éclairait son visage d’une sérénité indicible. Il prit congé de ceux qu’il aimait et passa dans le séjour de la paix, dont la foi lui avait enseigné le chemin. Cette épreuve domestique fut le commencement des revers qui ne tardèrent pas à fondre sur Olympia. Sa compagne d’enfance, la princesse Anne d’Este venait d’être fiancée à François de Lorraine, plus tard duc de Guise. Olympia perdait en elle une amie dont l’affection allait lui manquer sous le poids de l’épreuve.

Une intrigue de cour, dont la source était probablement dans les insinuations calomnieuses de Jérôme Bolsec, amena une crise dont Olympia devait être la première victime. La voix de son amie ne pouvait plus se faire entendre en sa faveur ; la duchesse restait muette, et, privée d’appui, l’orpheline accusée rentra dans sa maison en deuil, où sa mère malade, trois jeunes sœurs et un frère en bas âge réclamaient ses soins et son affection.

Alors elle éleva son cœur vers le Dieu de son père ; elle apprit à prier, à espérer et à croire ; ses doutes s’évanouirent aux pures clartés de l’Évangile. Elle fit le sacrifice de ses plus chères occupations, pour se consacrer humblement aux détails de l’administration domestique et à l’éducation de ses sœurs, qu’elle instruisit la Bible à la main, en se réservant chaque jour quelques heures pour la lecture de la Parole de Dieu et la culture de la poésie. Animée d’un nouvel esprit, elle chanta, « la vraie virginité, » et « la guérison des blessures dans la contemplation du Fils de Dieu suspendu sur la croix. » Repoussée, haïe, méprisée de ceux-là même qui jadis l’avaient le plus enivrée de leurs flatteries, s’attendant aussi chaque jour à être saisie par les sbires de l’inquisition, Olympia tournait ses regards angoissés vers le Dieu qu’elle avait appris à connaître auprès du lit de Pérégrino Morato. Le détachement fut le fruit de cette épreuve. « Je n’avais plus aucun goût, dit-elle, pour les biens passagers et périssables dont l’attrait m’avait si longtemps séduite. Je soupirais après les tabernacles éternels, où l’âme fidèle aime mieux passer un seul jour que mille ans dans les palais des princes de la terre ! »

Au nombre des étrangers que le goût de la science avait attirés à l’université de Ferrare, se trouvait un jeune allemand nommé André Grunthler. Né à Schweinfurt, sur les bords du Mein, il joignait à une naissance honorable des talents distingués et un modeste patrimoine ; il s’était consacré à l’étude de la philosophie et de la médecine et suivit les leçons de ses compatriotes Jean et Chilian Sinapi, qui l’admirent dans leur intérieur comme un ami et un frère dans la foi. Ce fut chez eux qu’il entendit parler des vertus et des épreuves d’Olympia. Il éprouva bientôt pour l’orpheline un sentiment d’admiration qui tourna bientôt en passion, et il demanda sa main. Quelques amis, restés fidèles à Olympia malgré sa disgrâce, assistèrent seuls à ce mariage, qui eut lieu au commencement de l’année 1550. La petite église réformée de Ferrare éleva à Dieu des prières et des actions de grâces pour les deux époux. Olympia elle-même composa pour cette circonstance un hymne grec dans lequel elle n’invoque plus les dieux de l’antiquité, mais réclame la bénédiction d’un Dieu Sauveur.

Les joies de cette union furent troublées par la perspective d’une séparation prochaine. Les progrès de la Réforme parmi les savants de la cour de Ferrare mettaient peu à peu ceux-ci en défaveur auprès du duc. La duchesse même prêtait une oreille trop complaisante aux perfides rapports des partisans du saint-siège. Les deux frères Sinapi, devenus suspects à la famille dont ils avaient élevé les enfants, se préparèrent à retourner en Allemagne. Grunthler, élevé récemment au grade de docteur, songeait aussi à obtenir une chaire de professeur dans le Palatinat ou en Bavière. Mais, pour épargner à sa jeune femme les fatigues d’un voyage au cœur de l’hiver, il la laissa sous la protection de Lavinia de Rovère et partit seul. Les lettres d’Olympia à Grunthler expriment d’une manière touchante les soucis qui l’agitaient et son amour pour celui qui venait de recevoir sa foi. « Je ne te vois plus, ô mon bien-aimé ! et ton absence me laisse en proie à mille inquiétudes. Je redoute pour toi la rigueur de la saison, une chute, une blessure mortelle. Aux dangers réels s’ajoutent les dangers imaginaires, plus terribles encore. Tu connais le vers du poète :

L’amour est inquiet et craintif de sa nature.

Si tu veux me délivrer des tourments qui me dévorent sans relâche, écris-moi bientôt ; donne-moi des détails sur ton voyage, et des nouvelles de ta santé. Le ciel m’en est témoin, et tu le sais,… il n’est aucun objet sur la terre qui me soit plus précieux et plus cher que toi ! Je voudrais être transportée auprès de toi, en ce moment, pour te faire comprendre l’immensité de mon amour. Il n’est aucun sacrifice, aucune épreuve que je ne puisse accepter avec joie, pour te témoigner mon affection. — Parmi tant de maux qui nous assiègent dans cette vie, nous ne pouvons trouver qu’en Dieu notre secours et notre retraite ! Que nos prières s’élèvent donc à lui avec celles de ses enfants ! Il ne sait rien refuser à ceux qui le prient ! Mes jours s’écoulent dans les larmes, et je ne trouve de soulagement à mes peines qu’en invoquant sans cesse l’auteur de toute délivrance. »

Les mauvais jours et la disgrâce n’avaient diminué en rien le sincère attachement que Lavinia de Rovère avait pour la famille de Pérégrino Morato. En crédit auprès de la cour, elle essayait en vain de son influence pour apaiser le ressentiment du duc d’Este, mais ses entretiens intimes avec Olympia étaient pour celle-ci des heures de rafraîchissement.

Les nouvelles de l’Allemagne étaient peu encourageantes, la guerre était déclarée entre Wittemberg et Rome. Le retour de Grunthler mit cependant un terme aux angoisses d’Olympia ; son mari était encore sans place. Ils firent toutefois leurs préparatifs de départ, pleins de confiance en la protection du conseiller impérial George Hermann à Augsbourg, auquel le jeune docteur avait été recommandé par le comte Orsini. Les adieux furent déchirants. Olympia ne pouvait se séparer d’une mère chérie, de ses sœurs, de ses amis, de sa patrie. Elle prit avec elle son jeune frère Emilio. Aux premiers jours du printemps, les deux époux arrivèrent à Trente et de là s’engagèrent dans le Tyrol, dont la splendide nature délivra pour un moment Olympia des tristes pensées qui l’assiégeaient. D’ailleurs le sentiment de son devoir, et le dévouement passionné qu’elle avait pour son époux, réprimaient en elle les instants de faiblesse où le regret de la patrie semblait la dominer. « Le Seigneur m’a unie à un époux qui m’est plus cher que la vie. Je le suivrais d’un pas assuré dans les solitudes inhospitalières du Caucase, ou dans les régions glacées de l’Occident, comme à travers les défilés des Alpes. Partout où il lui plaira de se diriger, je le suivrai d’un cœur joyeux. La patrie de l’homme fort est partout sous le ciel ! Il n’est pas de plage lointaine qui ne nous semble digne d’envie, si nous pouvons y servir Dieu en toute liberté de conscience. »

Après avoir traversé les avant-postes de l’armée impériale, qui occupaient les environs d’Inspruk, ils arrivèrent heureusement à Augsbourg. A la recommandation des frères Sinapi, les frères Fugger, admirateurs passionnés des lettres et des arts, accueillirent Olympia et son mari avec l’empressement le plus flatteur. Mais ceux-ci trouvèrent surtout un protecteur dans le conseiller Hermann, que Grunthler parvint à sauver d’une grave maladie. Il les retint plusieurs mois sous son toit. Pendant ce temps, l’heureuse Olympia consacrait toutes ses journées aux arts, aux sciences et à la lecture de la Bible, et faisait part de son bonheur à sa famille et à son ami Curione, nommé à la chaire de littérature latine dans l’université de Bâle. D’Augsbourg Grunthler et Olympia se rendirent à Wurzbourg, où leur vieil ami le docteur Jean Sinapi, devenu médecin du prince-évêque Melchior Zobel, les reçut dans sa maison. Retirée pendant le jour dans son appartement, le soir prenant place dans le cercle de cette famille hospitalière, la fille de Morato jouissait avec un profond sentiment de reconnaissance de ces jours de calme qui lui étaient accordés après l’orage. Elle adorait la main de ce Dieu qui l’avait retirée d’un chemin semé d’épines pour la conduire aux sources des eaux vives.

Elle se confiait de plus en plus à cette protection divine qui veille sur les petits et dont la preuve lui parut éclatante lors d’un accident qui survint à son frère Emilio. L’enfant jouait sur une galerie élevée au-dessus de rochers à pic, lorsqu’il tomba sur les pierres et se releva sans avoir ressenti aucun mal. « L’abîme est si profond, écrivait Olympia, que je tremble encore en y pensant. Le Seigneur n’a-t-il pas dit qu’il viendra au secours de ses enfants et qu’il enverra des anges pour les porter sur leurs ailes, de peur que leurs pieds ne heurtent contre quelque pierre. »

A la fin d’octobre 1551, Grunthler obtint la place de médecin dans sa patrie ; Olympia se séparait avec regrets de la famille de son cher instituteur et ami. Cinq mois s’étaient écoulés depuis qu’elle avait quitté l’Italie, quand elle arriva avec son époux à Schweinfurt. Quel contraste ! là-bas Ferrare, cette cour renommée entre toutes pour l’appui qu’elle accordait aux arts et aux sciences ; là-bas ce beau ciel ! et ici les rues sombres d’une petite ville où la fille de Morato devait désormais s’initier aux habitudes de la vie bourgeoise.

Son séjour à Augsbourg et à Wurzbourg avait adouci pour elle les rigueurs de l’exil. Mais à Schweinfurt elle était seule. Etrangère sur la terre étrangère, il lui fallait supporter avec courage les difficultés d’une vie nouvelle sous un ciel âpre et froid, et l’isolement où vous laisse la différence de mœurs et de langage de ceux qui vous entourent. Mais son âme n’en fut point abattue. Peu de temps après même, le conseiller Hermann ayant offert à Grunthler, au nom du roi des Romains, une chaire de professeur de médecine à l’académie de Linz, Olympia, de concert avec son mari, sacrifia les avantages de la position brillante qu’on leur offrait, en faveur de la profession libre de leur foi dans le triste Schweinfurt. « Ils s’étaient volontairement enrôlés sous la bannière de Christ. écrivait-elle au fils du conseiller ; leur ferme résolution était de rester fidèles au culte qu’ils avaient embrassé. »

La privation la plus douloureuse pour Olympia était de rester sans nouvelles de sa patrie, où la persécution sévissait encore avec vigueur. Après une année cependant, elle reçut des lettres de sa famille, qui, depuis son départ, avait été exposée à la colère du duc. La princesse Lavinia de Rovère lui avait continué sa protection et emmenait à Rome Vittoria, la seconde des filles de Morato. La plus jeune allait épouser un riche Milanais, dans la maison duquel sa mère âgée et infirme trouverait désormais un sûr asile.

La joie qu’Olympia pouvait ressentir de ces événements accomplis dans l’espace d’une année fut bien altérée par les nouvelles désastreuses de l’Église de Ferrare. Fannio, l’ami de la famille Morato, après deux ans de détention dans les cachots de l’inquisition, sourd aux supplications de sa femme et de sa fille, qui le conjuraient d’abjurer les nouvelles croyances, était mort sur le bûcher. Le supplice de ce martyr ôtait à Olympia toute espérance de rentrer dans sa patrie. Lorsque Curione invitait Grunthler et sa femme à venir le rejoindre, Olympia eût volontiers habité une cité où, vivant plus près de l’Italie, elle aurait cru se retrouver au milieu des siens. Elle aurait pu écrire plus souvent à sa mère et à ses sœurs, dont l’image était continuellement présente à ses yeux.

Non seulement l’éloignement, mais aussi la crainte des dangers auxquels on s’exposait, rendait la correspondance difficile. Olympia se bornait à écrire des lettres courtes, réservées, et évitait tout ce qui pouvait compromettre un ami. Son plus grand bonheur était, de temps en temps, d’envoyer à sa mère le fruit de ses petites économies. Puis elle écrivait à cœur ouvert à son amie Lavinia de Rovère qui, continuellement séparée de son mari, sans enfants, atteinte aussi d’une maladie cruelle, avait grand besoin des consolations de l’amitié. Les lettres d’Olympia relevaient son courage. « Je te porte sans cesse dans mon cœur, ma chère Lavinia, et je fais toujours mention de toi dans mes prières. Ton salut est le sujet de mes plus ardentes supplications, car je crains que tu ne te laisses, selon ta coutume, distraire et consumer par les soucis de cette vie ;… demande au Seigneur les lumières de son Esprit et il ne te laissera pas sans réponse. Crois-tu que ce Dieu soit un Dieu menteur ? Crois-tu qu’il ait fait tant de promesses à ses disciples pour ne plus s’en souvenir à l’heure de la détresse ? »

Les soins domestiques, la méditation et sa correspondance ne remplissaient pas seuls le temps d’Olympia. Elle s’occupait encore des malades, des pauvres, des orphelins et surtout de l’éducation de son jeune frère Emilio. Elle avait consenti à recevoir Théodora, la fille de Jean Sinapi, qu’elle instruisait dans la langue grecque et dans la langue latine. La journée se terminait ordinairement par la lecture d’un chapitre de la Bible et le chant d’un cantique. Olympia avait traduit quelques psaumes en grec, Grunthler les avait mis en musique et bien souvent les rives du Mein, près duquel était la petite maison du docteur, retentissaient des accords de ces hymnes sacrées. Curione reçut de ses amis quelques-uns de ces chants, qui témoignent de l’extrême facilité d’Olympia à manier les langues des anciens. Malheureusement la jeune Théodora dut se séparer trop tôt de son aimable institutrice. Sa mère, Francisca Bucyronia venait de mourir. Jean Sinapi, plongé dans la douleur, réclamait son enfant. Il écrivait à Calvin : « Je l’ai perdue, cette compagne si douce, si fidèle et si sainte, dont la mort me plonge dans une inexprimable douleur. Quelle amie fidèle et tendre j’ai perdue dans ma Francisca ! C’est avec joie qu’elle m’avait suivi en Allemagne, et elle s’était promptement familiarisée avec la langue et les mœurs de ce pays. Elle préférait la naïve rusticité de mes compatriotes, aux calomnies dont elle avait été déchirée les derniers temps de notre séjour à Ferrare. » La mort de cette amie, exilée aussi sur un sol étranger, fut un coup douloureux pour Olympia. Cette épreuve, jointe aux sinistres présages d’un orage grossissant en Allemagne, lui rendait plus précieuses que jamais les heures qu’elle pouvait consacrer au recueillement et à l’étude des livres sacrés. Ce fut alors qu’elle traduisit en grec la plupart des Psaumes dont la traduction nous a été conservée et qui correspondent si bien aux calamités de l’époque.

Luther venait de mourir ; la guerre de Smalkalde éclatait dans toute sa fureur. Le traité de Passau, signé le 2 août 1552, assurait le repos au nord de l’Allemagne, mais la tempête était d’autant plus terrible sur les rives du Mein. Le margrave Albert de Brandebourg, type du guerrier du moyen âge, prince barbare, sans foi ni loi, avait choisi précisément Schweinfurt comme son aire, d’où il se précipitait sur tout le pays d’alentour. Les princes alliés vinrent faire le siège de la ville en avril 1553, et restèrent quatorze mois devant ses murs. Le bruit du canon retentissait jour et nuit, les habitants étaient glacés par la peur. Leur foyer domestique même n’était plus respecté. Dans l’intervalle des combats, des hordes féroces se répandaient dans la ville, pénétraient dans les maisons et forçaient les habitants à leur donner de l’argent en échange de la protection qu’ils se vantaient de leur accorder. La peste fut la conséquence de l’accroissement subit de la population dans l’étroite enceinte de Schweinfurt. Avec la peste vint la famine. En peu de temps la moitié de la population fut enlevée. Le courage d’Olympia ne se démentit pas un seul instant : « Au milieu de telles calamités, sous le poids de tant de maux, écrivait-elle, nous n’avons éprouvé qu’une consolation, la prière et la méditation de la Parole sainte. Je n’ai pas tourné une seule fois mes regards vers les richesses de l’Egypte. Mieux vaut périr sous les ruines de cette cité, que de jouir de toutes les délices sur une terre infidèle. » Mais elle eut besoin d’un redoublement de force, lorsqu’elle vit son mari atteint par la contagion. Le nombre excessif des malades avait épuisé les provisions de remèdes ; tout espoir semblait perdu. Olympia ne pouvait que crier au Seigneur, qui délivre de la mort. Ses prières et celles de l’église de Schweinfurt furent entendues, Grunthler fut sauvé.

Le siège durait déjà depuis neuf mois et la population, poussée au désespoir, n’entrevoyait aucun terme à sa misère. Les murailles ayant résisté aux efforts des assiégeants, ceux-ci appelèrent de nouveaux secours et recoururent à de nouveaux moyens d’attaque. Une véritable pluie de feu tomba sur la ville et l’incendia. Olympia, Emilio, et Grunthler à peine convalescent, cherchèrent un refuge au fond d’une cave. Ne pouvant résister plus longtemps aux forces réunies de ses ennemis, le margrave prit le parti de s’enfuir pendant la nuit. Les habitants respirèrent de nouveau, ils croyaient trouver grâce devant le vainqueur. Mais leur joie fut de courte durée. L’évêque de Wurzbourg et de Bamberg, suivi des Nurembergeois, se précipita avec une horde de pillards dans la ville et y mit encore le feu.

Les réclamations et les prières des habitants furent impuissantes. Les uns se préparaient à la mort, d’autres tombaient à genoux pour demander grâce, la plupart cherchaient un refuge dans les temples.

Grunthler et Olympia, précipitant leur fuite au dehors de la ville, croyaient avoir échappé à tous les dangers, quand ils furent rencontrés par une bande ennemie qui les dépouilla et fit Grunthler prisonnier. — « Dans l’angoisse de mon cœur, écrivait Olympia à l’une de ses amies, je poussai d’inexprimables gémissements. Je criai au Seigneur dans ma détresse : « Aide-moi ! aide-moi pour l’amour de ton nom ! » et je ne cessai de le prier jusqu’à ce qu’il m’eut rendu mon mari. J’aurais voulu que vous vissiez l’état pitoyable auquel j’étais réduite ; les cheveux épars, les vêtements en lambeaux, les pieds déchirés, à peine vêtue d’une chemise. On nous avait complètement dépouillés. En fuyant j’avais perdu mes souliers, et il nous fallait courir, en suivant les rives du fleuve, sur les pierres et le gravier. A chaque pas je m’écriais : « Je n’en puis plus, je suis morte ; Seigneur, si tu veux me sauver, commande à tes anges de me porter sur leurs ailes, car autrement je ne puis plus me soutenir ! » Ils franchirent plus de dix milles pendant cette nuit terrible. Le visage d’Olympia était amaigri et pâle ; une fièvre, qui ne la quitta presque plus, détruisait ses dernières forces. Elle arriva ainsi à Hamelburg, vêtue d’une robe d’emprunt dont les lambeaux couvraient à peine ses membres meurtris.

Les épreuves de cette famille n’étaient pas à leur terme. Les habitants d’Hamelburg n’osant accorder un asile aux trois fugitifs de peur d’attirer sur eux la colère des évêques, Olympia et son époux ne purent séjourner que peu de temps dans cette ville. Ils durent en partir le quatrième jour après leur arrivée, quoique la pauvre Olympia fût malade et qu’elle eût à peine la force de se traîner appuyée sur le bras de Grunthler. Ils arrivèrent ainsi à la prochaine bourgade, dont le lieutenant avait reçu l’ordre de mettre à mort tous les proscrits de Schweinfurt qui tomberaient entre ses mains. L’évêque du lieu étant absent, ils y passèrent plusieurs jours partagés entre la crainte et l’espérance, jusqu’au moment où, par l’ordre de l’évêque, ils furent mis en liberté.

Le ciel commençait à s’éclaircir sur leur tête. Un seigneur inconnu, ayant appris leur infortune, leur fit parvenir une somme de quinze écus d’or, avec lesquels ils purent continuer leur voyage et se rendre auprès du comte de Reineck, qui leur fit l’accueil le plus affectueux. Ils trouvèrent enfin un refuge auprès des comtes d’Erbach, illustres seigneurs tout dévoués à la cause de la Réformation.

Olympia ne leur était point inconnue. Depuis longtemps la renommée de ses talents et de sa piété l’avait précédée dans cette famille, qui fut émue au récit des désastres de Schweinfurt. Tout d’un coup Grunthler avait perdu sa fortune ; les livres et les manuscrits d’Olympia étaient devenus la proie des flammes. A l’excitation fiévreuse qui la dominait pendant les angoisses de la fuite, succéda bientôt un profond abattement, ses forces étaient épuisées. L’épouse du comte Eberhard l’entoura des soins les plus affectueux, veilla à son chevet, la servit de ses propres mains et la consola par les témoignages de sa sympathie. Les filles de la comtesse rivalisèrent avec leur mère de soins et de prévenances, et Olympia fut comblée de cadeaux, au nombre desquels était un manteau de la valeur de plus de mille écus.

C’est ainsi que s’écoulèrent, au milieu de cette noble famille, les jours de la convalescence. Tantôt retirée dans un pavillon du jardin, Olympia s’entretenait avec les filles de la comtesse, aussi belles que pieuses et distinguées, tantôt elle s’occupait de son frère Emilio.

Le comte entretenait des prédicateurs dans la ville et se rendait toujours le premier à leurs prédications. Chaque jour, avant le repas du matin, il réunissait autour de lui les membres de sa famille et les domestiques de sa maison. Il lisait un fragment d’une épître de St. Paul, puis s’agenouillait avec toute sa cour et priait à haute voix. Il visitait ensuite chacun de ses sujets, s’entretenait familièrement avec eux et les exhortait à la piété ; car il était, disait-il, responsable de leur salut devant Dieu. « Oh ! combien je voudrais que tous les princes et seigneurs fussent semblables à celui-ci ! » s’écriait Olympia.

Le comte d’Erbach appréciait les talents et le caractère de Grunthler. Il le recommanda vivement à son beau-frère l’électeur palatin, et obtint pour lui la chaire de médecine dans l’université d’Heidelberg. Le titre de dame d’honneur de l’électrice fut offert à Olympia ; mais elle le refusa pour rester à l’abri de l’influence des cours, dont elle avait appris à connaître tous les écueils. On a prétendu à tort que l’électeur l’avait chargée du soin d’enseigner la littérature grecque dans une des chaires de l’académie.

Ainsi l’une des villes les plus remarquables par l’appui qu’elle prêtait aux arts et aux sciences, Heidelberg, illustrée déjà par des noms glorieux, allait être le séjour d’Olympia et de son mari. Le comte leur fit donner une escorte jusqu’à Hirschhorn. Les voyageurs descendirent dans une hôtellerie, où le maître d’école et ses élèves improvisaient un concert. A l’arrivée des étrangers, les jeunes gens se troublèrent, et, complètement hors de mesure, ils s’arrêtèrent tout confus et la rougeur sur le front. Olympia s’approcha d’eux avec grâce, les encouragea en les accompagnant du geste et de la voix. Le maître d’école, en rappelant cette circonstance à ses élèves, ne cessait de leur répéter : « N’est-il pas merveilleux, mes enfants, que sans préparation, cette dame ait si bien chanté ce morceau avec vous ? » — Ce maître d’école s’appelait George Treuthuger ; c’était un homme érudit. En apprenant le nom des deux étrangers, il avait couru chercher quelques morceaux mis en musique par Grunthler et qu’il avait souvent chantés en famille sans en connaître l’auteur. On peut comprendre la joie qu’Olympia ressentit de cet hommage rendu aux talents de son mari.

A leur arrivée à Heidelberg, ils reçurent les témoignages les plus affectueux de leurs amis Jean Sinapi et Celio Secondo Curione. Le premier avait versé d’abondantes larmes en apprenant les malheurs de sa patrie ; il rendit grâces au ciel de la délivrance miraculeuse de son élève. « Laissez gémir, lui écrivait-il, ceux qui n’ont d’espérance que pour ce monde. Votre trésor est au ciel, où les voleurs ne sauraient le ravir, ni les flammes le consumer. Ne portez-vous pas, comme le sage, tous vos biens avec vous, à savoir la science, la piété, l’honneur, les bonnes vertus et les bonnes lettres. Que l’univers s’écroule sur nos têtes, ses ruines doivent nous frapper sans nous ébranler. » —- A cette lettre était joint un présent précieux pour Olympia, un exemplaire des vies de Plutarque, portant inscrit à sa dernière page le nom d’Olympia, et retrouvé sous les décombres de la maison qu’elle avait habitée. Elle reçut avec reconnaissance ce dernier débris de sa bibliothèque. L’ami Curione lui écrivait : « Inclinons nos esprits devant le jugement de Dieu et adorons sans les comprendre ses justes dispensations. Il a usé de sévérité à votre égard en vous ôtant une patrie, et de douceur, en vous sauvant à travers les flammes. Oh ! qu’il soit béni de ce qu’après vous avoir unis dans la détresse et l’épreuve, il vous unit maintenant encore dans l’offrande d’un cœur reconnaissant et pieux. » Curione et ses amis composèrent une nouvelle bibliothèque à l’épouse de Grunthler. Les plus célèbres imprimeurs de Bâle s’empressèrent d’ajouter leur offrande à celle de l’amitié.

Il fallait cependant pourvoir aux embarras d’un nouvel établissement. Olympia savait s’occuper des devoirs les plus modestes de son intérieur : « La faiblesse de ma santé, dit-elle, m’a obligée ces jours derniers à prendre pour servante la seule femme que j’aie pu trouver. Elle demande un florin d’or par mois, en se réservant la faculté de travailler encore pour elle-même. Contrainte par la nécessité, j’ai dû me soumettre, mais toutes les richesses des satrapes ne pourraient me décider à porter plus longtemps un tel fardeau. Je vous prie donc de me venir en aide et de me procurer une autre servante, jeune ou âgée. Je pourrai lui donner cinq florins par an. »

Lorsque Jean Sinapi lui fit la proposition de recevoir de nouveau Théodora, et de reprendre avec elle ses leçons interrompues, elle répondit : « Je la verrai venir volontiers, si elle préfère le séjour de notre modeste intérieur à celui d’une cour ; mais il faut qu’elle apporte son lit avec elle. Les meubles sont fort chers ici et nous ne saurions en acheter un plus grand nombre. » Pour emprunter vingt florins nécessaires aux premières dépenses de leur établissement à Heidelberg, Grunthler se vit obligé de mettre en gage une chaîne d’or, dernier reste du temps de la prospérité.

Dans un état si voisin de l’indigence, Olympia trouvait encore de quoi exercer sa charité envers les pauvres familles échappées au massacre de Schweinfurt. Elle se préoccupait constamment du sort des pauvres et des malades qu’elle avait jadis visités. Elle gémissait sur le sort de l’Allemagne, tour à tour déchirée par la guerre civile et par les querelles ecclésiastiques. Elle suivait par la pensée ceux de ses compatriotes que la persécution obligeait à fuir de lieu en lieu et elle priait pour eux.

L’avancement de la Réforme en Italie était l’objet de ses vœux les plus chers, et, comme elle ne pouvait rien faire par elle-même dans ce but, elle pria l’évêque Bergeria de traduire le catéchisme de Luther pour le répandre au delà des Alpes. Elle ne cessait d’exhorter sa mère et ses sœurs à rester fidèles à l’Évangile. Ce fut avec un vrai déchirement de cœur qu’elle apprit la destruction de l’église évangélique à Ferrare, où grands et petits étaient traînés dans les fers. « Ma mère est restée ferme au milieu de l’orage. Gloire soit à Dieu, à qui en revient tout l’honneur. Je la conjure de sortir avec mes sœurs de cette Babylone pour venir me rejoindre dans ce pays. » La chute de la duchesse de Ferrare et les persécutions exercées en France faisaient couler ses larmes. Elle ne pouvait oublier cette compagne d’enfance, qui se trouvait alors l’épouse du plus implacable ennemi de la Réforme. Aussi elle écrivit à Anne pour la supplier de rester ferme dans la foi et d’user de son influence en faveur de ses coreligionnaires. En effet, Anne d’Este intercéda, mais vainement, auprès de Catherine de Médicis, et, pleurant sur le sang versé, elle pressentait alors les malheurs irréparables qui devaient fondre sur la France.

Olympia consacrait à sa correspondance tout le temps qui n’était pas employé aux soins domestiques et à l’instruction de son frère. Elle lisait, avec Emilio, Horace, Virgile, Cicéron, Homère et surtout la Bible, où elle puisait la joie et la paix, ainsi que les forces nécessaires à l’accomplissement de ses devoirs. Depuis son établissement à Heidelberg, elle abandonna les occupations littéraires qui étaient son délassement à Schweinfurt. Un seul fragment poétique de cette époque est parvenu jusqu’à nous, épitaphe en vers grecs, consacrée à la mémoire du pasteur Jean Lindemann. Dans une dernière lettre à Lavinia de Rovère, on remarque comme un pressentiment de sa fin prochaine et l’expression de son détachement des choses d’ici-bas : — Crois-moi, chère Lavinia, il n’est personne au monde qui ne soit exposé à toutes sortes de douleurs, s’il veut vivre selon la piété. Nous sommes étrangers et voyageurs sur cette terre ; mais nous ne pouvons éviter les pièges de l’esprit du mal tendus partout sous nos pas. L’adversaire de nos âmes, comme le souci rongeur du poète, suit le marin sur son vaisseau, et monte en croupe derrière le cavalier. Il faut prier sans relâche, afin de ne pas succomber dans la lutte et d’obtenir la couronne de vie. Que la parole de Dieu soit donc la règle de tes actions, et la lampe qui éclaire tes sentiers. Applique-toi à la crainte de l’Eternel, et ne crains pas ces êtres d’un jour, dont l’existence est semblable à une ombre, à une herbe qui se fane. à une fumée. La guerre promène partout ses fureurs et les saints sont exposés à mille tribulations… Mais les épreuves doivent les combler de joie, parce qu’elles présagent le jour glorieux et prochain où ils goûteront tous ensemble les félicités du ciel. C’est assez, ici-bas, de nous saluer par des lettres, et de nous contempler en esprit. La figure de ce monde passe. »

Olympia savait qu’elle n’avait que peu de temps à vivre, et se préparait à la mort. A un âge où la vie est encore si riche d’espérances, où les fruits de l’intelligence commencent à apparaître dans leur maturité, elle ressentait les atteintes d’un mal dont le germe s’était développé avec une nouvelle énergie durant les veilles, les angoisses et les privations qu’elle avait eu à souffrir. Elle envisageait sa fin prochaine sans aucun effroi, en s’appliquant plus constamment à l’étude de la Parole sainte.

A ses souffrances continuelles se joignirent encore, au commencement de l’été de 1555, les appréhensions de la peste. Grunthler était appelé de jour et de nuit à quitter le chevet de sa femme malade. Elle l’encourageait à obéir aux exigences de sa profession, quoiqu’elle fût tombée elle-même dans un tel état de faiblesse qu’on désespérait de ses jours. Elle ne fut retirée des portes de la mort, que pour demeurer dans un état qui lui permettait à peine d’écrire à ses amis.

L’épreuve avait aussi visité la maison de Curione. Il tremblait pour les jours de sa fille Violanthis, mariée à Strasbourg, lorsque lui-même tomba dangereusement malade. S’oubliant pour ne penser qu’à son ami, Olympia lui écrivit : « J’ai appris par Hérold que vous êtes couché sur un lit de douleur et je suis fort en peine. Je vous prie donc de me tirer d’inquiétude, et vous ne le pourrez qu’en m’annonçant votre heureuse convalescence. Pour moi, mon cher Célio, je m’affaiblis de jour en jour. La fièvre ne me quitte pas une heure. C’est ainsi que la main de Dieu nous saisit tout vivants, pour ne pas nous laisser périr avec le monde. » Les amis de Curione, Ochino, Amerbach, Sulzer, furent saisis de douleur à la lecture de cette lettre, qui leur annonçait la fin prochaine d’une femme si jeune et si remarquable par ses talents.

La réponse touchante de Curione fut une des dernières joies d’Olympia ; elle arrosait de larmes ses pages qu’elle appréciait comme le témoignage d’une amitié précieuse. Elle voulut encore tracer d’une main tremblante quelques lignes d’adieu à cet ami. « Vous pouvez juger, cher et bien-aimé Célio, des sentiments qu’éprouvent les uns pour les autres ceux qui sont unis par la vérité, c’est-à-dire par l’amour chrétien, quand je vous dirai que la lecture de votre lettre m’a fait verser des larmes. Que Dieu vous conserve longtemps pour le bonheur de son Église… Quant à moi, mon cher Célio, je dois vous dire qu’il n’y a guère d’espoir que je vive longtemps encore. La médecine ne peut rien pour moi ; chaque jour, chaque heure, mes amis me voient dépérir… Que la nouvelle de ma mort ne vous afflige point ; je sais que la couronne de justice m’est réservée, et je désire quitter cette vie pour être avec Jésus-Christ. »

Le récit de ses derniers moments nous a été conservé par l’ami inconsolable qui ne devait pas lui survivre.

« Elle ne connut pas les troubles de la mort ; elle n’en connut que les allégresses, car elle entrevit d’avance les glorieuses réalités du ciel. Peu d’heures avant sa fin, elle se réveilla d’un court sommeil et sourit d’un air mystérieux, comme ravie par je ne sais quelle ineffable pensée.

Je m’approchai d’elle et je lui demandai la cause de ce sourire si plein de douceur : — Je voyais en rêve, dit-elle, un lieu éclairé de la plus brillante et de la plus pure lumière. — Son extrême faiblesse ne lui permit pas d’en dire davantage. — Courage, ô ma bien-aimée, lui répondis-je, tu vivras bientôt dans le sein de cette lumière si pure. — Elle sourit de nouveau et fit de la tête un léger signe d’assentiment. Un moment après, elle dit : Je suis heureuse, entièrement heureuse ! et elle cessa de parler jusqu’à ce que sa vue commençât de s’obscurcir. — Je ne vous vois presque plus, dit-elle alors, mais tout ce qui m’environne me semble paré des plus belles fleurs. — Ce furent ses dernières paroles. Un instant après, elle parut comme ensevelie dans un paisible sommeil, et elle exhala le dernier soupir. C’était le 7 novembre 1555, à quatre heures de l’après-midi. Elle n’avait pas 29 ans. »

La nouvelle de sa mort, qui se répandit bientôt dans les églises réformées de l’Allemagne, de la France et de la Suisse, fut un sujet de deuil général. La douleur de Curione ne fut surpassée que par celle de Grunthler.

« Ce dernier malheur, écrivait cet époux infortuné, le plus grand de tous, pareil à la vague qui couvre le naufragé, me plonge dans un abîme où rien ne peut adoucir l’amertume de mes maux. Le chagrin que j’éprouve est d’une telle nature que je ne puis pas même pleurer. »

La peste continuait ses ravages à Heidelberg. Atteint l’un des premiers par le fléau, Grunthler ne survécut que trois semaines à Olympia. Emilio succomba bientôt après. Un gentilhomme français, Guillaume Rascalon, subvint généreusement aux frais de la sépulture de ces trois exilés. Ils furent ensevelis dans une chapelle de la cathédrale d’Heidelberg, où l’on peut lire encore aujourd’hui l’inscription qui rappelle leur court pèlerinage ici-bas.

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