Quelques femmes de la Réforme

Élisabeth
duchesse de Saxe, landgravine de Thuringe

1540-1594



Élisabeth de Saxe

Elisabeth naquit au château de Birkenfeld, six ans avant la mort de Luther, le 30 juin 1540. Elle descendait des Hohenzollern et des Wittelsbacher. Son père était le prince palatin Frédéric III ; sa mère était fille du margrave Casimir de Anspach. L’un et l’autre se faisaient distinguer par leur piété et leurs abondantes aumônes.

Elisabeth avait à peine sept ans lorsque la guerre de Smalkalde vint à éclater. La paix d’Augsbourg, conclue en 1553, n’exerça qu’une influence superficielle sur les dissensions religieuses qui divisaient les partis.

Entraîné par son épouse, Frédéric III se prononça ouvertement en faveur du protestantisme. Il chercha d’abord à se placer comme médiateur entre les luthériens et les calvinistes, mais bientôt (en 1560) il se déclara contre les premiers, déposa les prédicateurs et docteurs luthériens, et fit imprimer en 1563 le catéchisme de Heidelberg. Il eut pour cela bien des embarras et des luttes à soutenir, dont il se tira glorieusement à la diète d’Augsbourg (en 1566), par un discours si remarquable, que son antagoniste, Auguste de Saxe, lui frappant sur l’épaule après la séance, lui dit avec émotion : « Frédéric, tu es plus pieux que nous tous ! »

Elevée par sa mère dans la confession de foi luthérienne, Elisabeth resta fidèle à ses principes ; son père ne chercha jamais à lui imposer ses vues particulières. A l’âge de 18 ans, elle fut fiancée au duc Jean Frédéric II, nommé le Médiateur. Les noces se firent avec grande pompe à Weimar, le 12 juin 1558. Les premières années de cette union furent des plus heureuses. Dévouée de cœur à son mari, et comprenant parfaitement ses nouveaux devoirs, Elisabeth, femme d’un souverain, faisait partout sentir la douce influence de sa charité, de son hospitalité, de sa grâce et de sa profonde piété. Elle se montrait la véritable protectrice des opprimés, la mère des pauvres, l’avocat des accusés. Elle entretenait une correspondance active et affectueuse avec tous les membres de sa famille. Le mariage de sa sœur avec le duc Jean Guillaume, son beau-frère, la combla de joie.

Elisabeth eut quatre fils ; les deux premiers moururent en bas âge. Ce fut une épreuve bien douloureuse, qu’elle supporta en vraie chrétienne. D’autres épreuves plus poignantes encore l’attendaient. Elevé sous les yeux de Luther, à l’université de Wittemberg, son mari s’était fait remarquer par ses connaissances religieuses et son grand savoir. Mais, soumis aux préjugés les plus enracinés, il était de plus impérieux, capricieux, crédule, entêté jusqu’à l’aveuglement. Il prenait la méfiance pour de la prudence, la bravade pour de la force de caractère. Luthérien de cœur, son horreur pour les calvinistes allait presque jusqu’à la haine. Il se lança dans des luttes incessantes avec ses frères, et finalement dans une guerre qui lui ravit à la fois sa liberté, sa souveraineté et sa fortune. — Le chevalier de Grumbach l’avait entraîné à la révolte contre l’empereur. Celui-ci les mit au ban de l’empire en 1506, et nomma l’électeur Auguste de Saxe exécuteur du décret contre les rebelles. A la tête d’une armée considérable, le prince vint assiéger Gotha au milieu de l’hiver, et, grâce à la révolte de la garnison, il s’empara de la ville et du duc. Un jugement terrible allait fondre sur l’époux d’Elisabeth, sur la ville et sur les habitants. Couronné de paille, placé sur une charrette et trempé jusqu’aux os par une pluie torrentielle, le duc fut conduit à Vienne, où il devait subir une captivité de plus de 22 ans.

Que devint la pauvre Elisabeth ? Depuis quelques années les souffrances et les épreuves s’étaient accumulées sur elle. Patiente et dévouée, elle avait supporté en silence les infidélités reconnues et les querelles de son mari avec son père ; mais lorsqu’elle s’était aperçue de l’ascendant exercé par Grumbach sur l’esprit du duc, elle avait cherché, par tous les moyens possibles, à rompre cette liaison dangereuse. Elle ne prévoyait que trop les conséquences funestes de leur entreprise criminelle, et suppliait son mari d’y renoncer et de se soumettre. Hélas ! ce fut en vain. Cependant, luttant de tout son pouvoir pour contre-balancer l’effet des intrigues de Grumbach, Elisabeth garda auprès de son époux la place d’un ange gardien prêt à défendre et à protéger ceux qui pouvaient être persécutés par Grumbach et ses partisans, entre autres le digne intendant supérieur Melchior Weidmann.

Pendant la guerre, la duchesse occupa le château de Gotha avec ses enfants. Son beau-frère Jean Guillaume lui avait offert l’hospitalité ; mais elle préféra courir les risques de la guerre et resta auprès de son mari. Elle sacrifia tous ses bijoux et ses trésors pour le paiement de la solde de la garnison. Exposée à toutes les terreurs d’un siège, à peine à l’abri des boulets qui faisaient irruption dans l’appartement, elle avait chaque jour à frémir pour la vie de son enfant, âgé de six mois. Après l’issue fatale de ce siège, elle vit son époux saisi par la soldatesque et les bourgeois, puis conduit comme prisonnier devant le vainqueur Auguste de Saxe. Entourant le duc de ses deux bras, elle s’attachait à lui, ne voulant plus le quitter. Enfin séparée de son mari, de son pays et de ses gens, privée d’argent et de ressources, Elisabeth resta abandonnée avec trois enfants en bas âge.

Cette femme héroïque ne perdit point courage. Elle hésita un moment qui elle suivrait de son mari ou de ses enfants. Elle crut de son devoir de se consacrer à ces derniers. Mais où aller ? Son beau-frère lui offrant une résidence à Eisenach, elle partit avec ses fils, ses serviteurs et le peu de ressources que la générosité du vainqueur avait bien voulu lui abandonner. Le château d’Eisenach étant dépourvu des choses les plus nécessaires à la vie, elle n’y resta que peu de jours et se rendit à Weimar. Là vivait la mère de son époux, Sibylle, qui, vingt ans auparavant, avait souffert des épreuves analogues à celles de sa belle-fille, et reçut un jour la récompense de sa fermeté, de sa patience et de sa fidélité, en se trouvant réunie de nouveau à son mari. Elisabeth trouva auprès d’elle les conseils, la protection et les secours dont elle avait un si grand besoin. Tout ce qui lui restait de son bonheur reposait sur ses enfants. Mère active et tendre, elle s’occupait de leur éducation, et les élevait dans la discipline et dans la crainte du Seigneur ; elle cherchait à exercer une influence salutaire sur les gens de sa maison et consacrait chaque jour un moment à la lecture de la Parole de Dieu et à la prière avec ses femmes.

Comme son beau-père semblait ne pouvoir, manque de ressources ou peut-être faute d’un zèle suffisant, faire réintégrer Elisabeth dans ses biens particuliers, elle ne tarda pas à être dans la plus grande détresse. Il ne lui restait pas même de quoi payer un message. Son père vint à son secours. Il lui écrivait, le 16 mai 1S67, « qu’il avait appris avec joie qu’elle cherchait sa consolation dans la Parole de Dieu. En chargeant ses enfants de croix douloureuses, Dieu leur aide à les porter, disait-il, mais lui certainement ne l’abandonnerait point non plus. Il irait, sans tarder, réclamer auprès de l’empereur le paiement de son douaire. Et si, après la conclusion de ses arrangements, il était agréable à sa fille de venir auprès de lui à Heidelberg, il en serait fort heureux. En tout cas, elle devait continuer à répandre son cœur devant Dieu et se confier en lui. Tout irait bien, elle n’en devait pas douter. »

Mais, au milieu même de ces préoccupations pour le présent et pour l’avenir, le cœur de l’épouse était rempli de soucis douloureux à l’égard du pauvre prisonnier. Elle échangeait une correspondance active avec lui, cherchant à le consoler et le berçant de douces espérances. Cette correspondance existe encore dans les archives de Gotha. Elle présente le tableau touchant d’une grande infortune adoucie par tout ce que l’amour, l’angoisse et la piété peuvent suggérer. Elisabeth écrivait à son mari, le 26 mai 1567 : « Combien je voudrais pouvoir être auprès de votre Grâce et pouvoir vous consoler au milieu de vos souffrances ! tout cela, si c’était la volonté de Dieu. » — Puis, le 30 mai : « Depuis longtemps mes yeux sont continuellement dans les larmes. Je veux implorer le Seigneur, afin qu’il nous envoie à tous la soumission à sa volonté, comme cela nous est nécessaire. Ne soyons point négligents dans la prière, car nous sommes errants comme des brebis sans pasteur. » — Le 28 juin 1567 : « Je sacrifierais volontiers mon dernier sou dans l’intérêt de votre Grâce, dussé-je mendier ; car j’éprouve cruellement ce qu’est le sort d’une femme privée de son maître. » — Dans d’autres lettres enfin, elle promet de prier pour son mari et d’élever ses enfants dans la piété : elle assure vouloir plutôt se priver de tout, afin de procurer quelque secours à son époux et aux pauvres gens restés à son service. Elle écrivait le 20 décembre 1567 : « Votre Grâce connaît quelle était ma confiance en Dieu lorsque je vins dans ce pays où j’ai passé tant d’années de bonheur ; je ne mettrai plus jamais ma confiance qu’en Celui qui est puissant pour secourir, Dieu notre Père céleste. » — Aussi souvent que l’occasion s’en présentait, et malgré sa gêne incessante, elle envoyait à son mari tantôt un petit secours d’argent, tantôt un petit livre de piété, qui l’avait consolée elle-même, des mouchoirs ou des chemises cousues de sa propre main, du vin de coings, fait par elle-même, ou de la bière de Cobourg, dont le duc était amateur.

Elle avoue, dans une lettre datée du 31 octobre 1568, que les épreuves avaient développé chez elle le goût du travail. Elle ne cessait point de s’occuper activement pour la réhabilitation et l’élargissement de son mari. Son père lui fut un aide empressé. La sympathie générale excitée par les malheurs de cette jeune femme lui valut la protection de dix-huit princes allemands, qui firent une adresse à l’empereur en faveur du duc prisonnier. Mais l’empereur était d’autant moins disposé à céder sur aucun point, qu’il venait de découvrir une correspondance du mari d’Elisabeth, correspondance remplie de termes injurieux pour la personne de l’empereur. Il mit cependant quelques ménagements dans sa réponse à la duchesse, l’assurant de son désir sincère de lui être utile, mais passant sous silence l’autorisation demandée par elle d’aller voir le prisonnier. Il promettait toutefois d’alléger les fers de celui-ci et de lui donner la faculté de sortir quelques instants en plein air.

Elisabeth ne se décourageait point encore ; ne pouvant se rendre elle-même auprès de l’empereur, elle chargea de ses pleins-pouvoirs un ami dévoué, qui devait en même temps visiter le prisonnier alors à Presbourg. Le duc était bien ; l’empereur s’engageait à réintégrer Elisabeth et ses enfants dans leurs droits. En effet, elle n’eut plus à souffrir des mêmes soucis d’argent, mais toutes les démarches tentées en faveur de son mari restaient sans résultat ; elle partit pour Heidelberg, se jeta aux pieds de l’empereur avec ses sœurs, ses belles sœurs et quelques dames de sa suite, et fit tant, qu’un décret de la diète rétablit ses fils dans l’héritage paternel. Son beau-frère Jean-Guillaume ne se décida que difficilement à rendre le pays à ses neveux, mais il en vint à un accommodement. Les jeunes princes durent préalablement faire amende honorable pour leur père ; après quoi il fut permis à Elisabeth d’aller voir le duc, si elle le désirait.

La réintégration de ses fils lui causa une grande joie ; mais cette joie était bien amoindrie par la pensée des souffrances de son mari, qu’elle eût désiré réconcilier avec l’électeur Auguste, sans lequel l’empereur ne pouvait rien faire. Il fallait donc chercher à apaiser le mécontentement de l’Electeur et à vaincre l’entêtement du duc. Mais tout fut inutile auprès du premier. Elle se décida toutefois à se rendre auprès de son époux, qui avançait en âge, pour essayer son influence sur les préjugés et les passions qui grondaient encore dans le sein du prisonnier.

Une épidémie redoutable l’obligea, dans le courant de l’année 1571, de fuir à la Wartburg. Elle écrivait de là au duc, qu’elle allait abandonner père et amis pour se rendre auprès de lui. Elle lui faisait part d’un conseil donné par son père, qui l’engageait à remettre son fils aîné entre les mains de l’Electeur, comme gage de réconciliation entre le duc et lui ; elle terminait en demandant son avis. 1l s’opposa formellement à toute entreprise de cette nature et témoigna sa joie de la visite de sa femme et de ses enfants, si les tuteurs le permettaient. Elisabeth partit d’Eisenach le 16 juin 1572, avec neuf personnes de sa suite. Elle reçut à Vienne un bienveillant accueil de l’empereur et de l’impératrice, dont elle obtint la permission de se rendre à Neustadt, où elle arriva le 1er juillet. Elle y trouva son pauvre mari, gémissant dans une captivité tolérable, il est vrai, mais rendue pénible par l’impossibilité de jouir du plein air.

Toutes les chances de liberté tentées par la jeune femme s’évanouirent devant la haine rancunière d’Auguste. Mais, bien loin de s’affaiblir par ces échecs, son amour et sa fidélité pour le malheureux s’en accrurent encore ; plus elle vivait avec lui et plus elle comprenait que sa présence lui devenait indispensable. Son projet avait été d’abord de ne rester que quelques mois ; elle changea de résolution et supplia tellement l’empereur, qu’il lui permit enfin de partager la captivité de son époux. Elisabeth avait 32 ans lorsqu’elle obtint l’autorisation de supporter les rigueurs d’un emprisonnement de 22 années.

Dès lors elle fit tout son possible pour égayer et soutenir le prisonnier. Lorsqu’il semblait abattu, elle s’asseyait près de lui, lisait à haute voix des Psaumes, ou travaillait de ses mains en chantant des cantiques ; elle priait avec lui, elle l’encourageait par ses lectures et ses écrits. Il dit lui-même que c’est aux conseils d’Elisabeth qu’il doit d’avoir entrepris la traduction du Psaume 1 de l’hébreu en allemand. Elle ne perdait point de vue cependant ses projets de délivrance. Elle fit dans ce but plusieurs voyages à Vienne et à Prague, assiégeant de temps à autre l’empereur et l’impératrice de ses lettres et de ses supplications. L’empereur Maximilien venait de mourir (le 12 octobre 1576), et le 26 du même mois expirait aussi le père d’Elisabeth, l’Electeur palatin. La mort de ce dernier enlevait à la duchesse un protecteur assuré ; ses plus chères espérances reposaient désormais sur l’avènement de Rodolphe II au trône impérial. Mais qu’importaient à ce prince, occupé de sciences occultes, les angoisses de la femme d’un prisonnier ? Les années s’écoulèrent ; plaintes et requêtes, tout resta sans résultat. Les princes alliés commencèrent toutefois à trouver ces procédés par trop cruels, et lorsqu’en 1584 les fiançailles de la fille de l’Electeur avec Jean Casimir, fils du prisonnier, réveillèrent les espérances d’un accommodement, les princes de l’empire envoyèrent à l’empereur une adresse en faveur du mari d’Elisabeth. Mais l’empereur mit à l’élargissement du duc des conditions si dures et si inacceptables, que celui-ci refusa une liberté offerte à ce prix. Sa femme, qu’il nommait son conseil privé, le soutint dans cette circonstance. Enfin, le 11 février 1586, mourut l’électeur Auguste. L’empereur Maximilien lui avait promis de garder le duc dans une détention perpétuelle. La cour de Saxe avait établi de telles prétentions sur la foi de cette promesse, que c’eût été renverser tous ses droits mal acquis et détruire sa sécurité que de libérer le duc prisonnier. Les efforts tentés par ses fils pour obtenir son élargissement furent vains ; il devait mourir dans la captivité. Elisabeth eut du moins la consolation de n’avoir rien négligé dans l’intérêt de son époux. De loin comme de près, cette femme remarquable continuait à s’occuper de l’éducation de ses enfants, montrant l’intérêt le plus maternel pour les plus petits détails de leurs jeux et de leurs études. Son fils aîné était mort peu de jours après son arrivée à Neustadt : elle n’eut point ainsi la consolation d’assister à ses derniers moments. Aussi longtemps qu’elle vécut avec eux, elle chercha de tout son pouvoir à leur donner une éducation chrétienne ; plus tard, obligée de s’en séparer, elle les confia à des tuteurs et à des maîtres distingués. Dans chacune des lettres qu’Elisabeth et son mari adressaient à leurs enfants, ils appuient sur la nécessité de marcher en la présence de Dieu et de garder sa parole, les invitant à prier pour la délivrance de leur père.

« Afin que vous ayez plus de zèle dans vos études, écrivait un jour Elisabeth, nous vous envoyons à chacun une petite chaîne en or ; soyez pieux, étudiez assidûment et priez pour nous. Recommandez-vous à Dieu et soyez prêts à montrer votre attachement filial. Neustadt en Autriche le 6 octobre 1573. Elisabeth, duchesse de Saxe. » — Le pauvre père, privé des caresses de ses fils, leur envoyait aussi de temps à autre, non point des chaînes d’or, mais des oiseaux apprivoisés, des armes turques et même une fois le catéchisme de Luther en quatre langues : « en hébreu, en grec, en latin et en allemand. »

En 1578 déjà, avant que ses fils fussent en âge de suivre l’université, Elisabeth désira les voir ; leurs tuteurs refusaient de les laisser venir à Neustadt. Elle partit de nouveau en 1585, courut embrasser ses enfants bien-aimés, et, les prenant avec elle, elle fit un court séjour auprès de sa sœur, à Weimar, et visita son frère à Heidelberg ; mais l’Electeur refusa de la recevoir ;… telle était la manière dont ce prince réformateur comprenait l’Évangile !… Elle n’eut point la joie d’assister au mariage de son fils Jean-Casimir avec la fille de l’Electeur. Ce prince d’ailleurs réalisait fort peu les espérances fondées sur lui par les deux reclus de Neustadt ; à grand’peine réussissait-on à obtenir de lui la pension annuelle que l’empereur l’obligeait à payer à ses parents. Le père irrité écrivait à son fils des lettres pleines d’amertume. L’esprit conciliant d’Elisabeth cherchait toujours à calmer le mécontentement de son époux et à réveiller son fils de sa coupable indifférence. « J’espère, lui écrivait-elle, que ton cœur ne se détournera point de nous. Dieu sait que nous ne sommes point dissipateurs. Je te supplie, comme mon enfant, de ne point nous oublier et d’intercéder pour nous auprès de ton beau-frère l’électeur Christian 1er. » — Le pays était ruiné, le duc dépensait énormément, il y avait peu d’ordre et de savoir-faire dans la tenue de sa maison. Cependant le paiement de la pension se fit d’une façon plus régulière.

Les rapports du prisonnier avec son plus jeune fils, Jean-Ernest, furent bien différents. Ce prince partit un jour afin de solliciter de son père l’autorisation de son mariage avec la jeune comtesse Elisabeth de Mansfeld. Soutenu par sa mère, il obtint le consentement désiré. Il revint plus tard avec sa jeune fiancée pour faire bénir son union à Neustadt, en présence de ses parents, le 23 novembre 1591. C’étaient là de rares rayons de soleil qui venaient éclairer le cachot, mais qui en rendaient l’obscurité plus sensible. L’entretien des serviteurs, le paiement des procurateurs impériaux et du capitaine ainsi que des 30 soldats préposés à la garde du prisonnier, telles étaient les charges pécuniaires qui faisaient peser sur le duc une dette de 45 000 florins, de façon que les fournisseurs habituels refusèrent bientôt de livrer les choses même les plus indispensables. Elisabeth vendit tout ce qu’elle possédait encore en fait de bijoux, sans pouvoir cependant obtenir son pain quotidien. D’un autre côté, le clergé romain usait de tous ses efforts pour les faire rentrer tous deux dans le sein de l’Église catholique. L’un et l’autre cherchaient et trouvaient toute leur consolation dans la Parole de Dieu, ainsi que le duc nous le dit dans sa traduction du Psaume 38. Son bon ange aussi veillait à ses côtés : sa femme lui apprenait de plus en plus à supporter ses souffrances et lui enseignait à prier. Il écrivit alors cette prière journalière : « Je veux remettre toutes choses entre tes mains, comme à un Dieu miséricordieux et à un Père. Si tu veux me rétablir dans l’emploi auquel tu m’avais appelé, que ta volonté soit faite ! Mais si cela te déplaît, dis-le à ton serviteur : il obéira. Alors, ô bon Dieu ! conduis le frêle navire, et commande aux vents et à la mer, afin que le calme se fasse autour de la nacelle et qu’elle ne périsse point. »

Elisabeth séchait ses larmes au moyen du travail et de la prière. Elle s’écriait aussi : « Je sais, mon Dieu, que tu ne m’abandonneras point ; à l’heure de la mort, je connaîtrai ton secours. » Elle répétait constamment cette parole de l’apôtre : « Car j’estime que les souffrances du temps présent ne sont point à comparer avec la gloire à venir qui doit être révélée pour nous. »

Le duc ayant choisi comme devise les cinq lettres A. E. I. O. V. (Allein Evangelium Ist Ohne Verlust), l’Évangile seul est de durée, Elisabeth prit à son tour cinq H, dont elle faisait « Hilf, Himmlischer Herr, Höchster Hort ! »

La coupe n’était point encore comble. Le 29 mars 1592, mourut la sœur d’Elisabeth, la veuve du duc Jean-Guillaume, femme distinguée sous tous les rapports. Mais une épreuve plus douloureuse encore pour la femme du prisonnier fut le malheur de son fils aîné, qui dut se séparer de son épouse déréglée et la faire enfermer. — Malade déjà depuis deux mois d’une fièvre quarte, Elisabeth écrivit à son fils, afin de l’engager à profiter de cette épreuve pour se rapprocher de Dieu et de ses parents. Ce fut sa dernière lettre. La fièvre, qui l’avait abandonnée pendant quelque temps, reparut avec une nouvelle intensité en 1594, et détruisit ses forces. Elle sentait la mort approcher à grands pas et se préparait à recevoir l’Epoux divin. Elle se réjouissait de reposer enfin dans le Pays de la Promesse ; sa seule inquiétude était la pensée du vide que son départ ferait à son mari. Elle conjura ses serviteurs de redoubler de soins envers leur maître et de chercher à la remplacer auprès de lui. Puis elle dirigea ses regards vers le ciel, appela le Sauveur et mourut le 8 février 1594, âgée de 54 ans ; elle en avait passé vingt-deux dans la captivité avec son mari. Elle avait fidèlement accompli la mission qui lui avait été confiée.

Selon le désir de ses fils et de son époux, les restes mortels d’Elisabeth furent ensevelis à Cobourg, non sans manifestations d’opposition de la part des créanciers du duc, qui voulaient les retenir en otage. Prisonnier depuis 27 années, âgé, pauvre, malade, abandonné, privé de son épouse, de ses enfants, sans amis, le malheureux duc n’eut pas seulement la consolation d’accompagner les restes d’Elisabeth jusqu’à leur dernière demeure. Une profonde mélancolie le saisit. Transporté de Neustadt à Steyer sur l’Ens, il fit une chute en entrant dans son cachot. Un érésipèle se déclara peu après, et, le 9 mai 1595, il expira doucement dans la 66e année de sa vie. Avec lui s’éteignit la branche directe de sa famille, car ses deux fils ne laissèrent point d’héritiers. Son corps fut déposé auprès de celui de son épouse, qui avait été transféré dans le caveau de l’église St. Maurice à Cobourg, le 30 décembre 1594.

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