Quelques femmes de la Réforme

Anne Askewe

1546

En lutte perpétuelle avec l’autorité papale, et fougueux adversaire de Luther, Henri VIII s’était fait reconnaître comme le protecteur et le chef de l’Église d’Angleterre. Née du catholicisme et de la réforme, cette église admettait la présence réelle, les messes privées, la confession auriculaire, le célibat ecclésiastique, l’obligation de garder le vœu de chasteté. Ces dogmes devinrent lois d’état, sanctionnées par le parlement. Quiconque refusait de reconnaître la suprématie du roi et de prêter serment à ces lois, était punissable du dernier supplice.

Comme en France et en Espagne, un tribunal inquisitorial, muni de pleins-pouvoirs pour juger les consciences, élevait partout ses bûchers et ses échafauds. Anne Askewe fut au nombre des martyrs.

Issue d’une famille noble du Lincolnshire, Anne reçut une éducation bien supérieure pour son temps, c’est-à-dire qu’elle savait lire et écrire. Si elle eût vécu à une autre époque, il est probable qu’elle eût brillé dans les sciences et les lettres, car elle était douée d’imagination, d’esprit et de capacités remarquables. Chacun rendait justice à sa douceur, à sa bonté et à la pureté de ses mœurs.

L’accusation d’hérésie qui frappait indistinctement les hommes et les femmes, les vieillards et les enfants, fut portée contre Anne par le tribunal ecclésiastique. Elle fut citée à comparaître au mois de mars de l’année 1546. On lui reprochait de ne point croire à la présence réelle du Sauveur dans l’eucharistie, d’avoir dit que Dieu ne faisait point sa résidence dans des lieux faits de mains, puis enfin d’avoir méprisé la messe. On lui demanda si elle croyait avoir l’esprit de Dieu : « Si je ne l’ai, répondit-elle, je ne suis point de Dieu, ainsi je dois être mise au rang de ceux qui sont rejetés. »

Ses réponses embarrassèrent tellement les juges, que, ne sachant comment s’en tirer, ils la firent interroger par un prêtre. Celui-ci ne pouvant en venir à bout, Anne fut conduite au maire de la ville, qui recommença à la questionner sur tous les points. Le chancelier de l’évêque, qui était présent, prit la parole pour lui reprocher d’interpréter et de commenter les saintes Écritures, ajoutant que Saint Paul avait défendu aux femmes de parler de ces choses. « Je n’ignore point, répondit-elle, l’intention de St. Paul. Il défend seulement aux femmes de parler en la congrégation. Dites-moi donc combien vous avez vu de femmes monter en chaire : sinon, pourquoi les chargez-vous par votre jugement précipité ? »

Après cet interrogatoire, le maire la fit conduire en prison, où, pendant douze jours, elle fut complètement privée des visites de ses amis. Un prêtre, qui, sous un faux semblant d’intérêt pour la prisonnière, venait constamment auprès d’elle dans le but d’obtenir quelque révélation, lui proposa de se confesser. Anne accepta, mais sous la condition que ce serait au docteur Crom ou Gillant, ou Huntington, dont elle connaissait la piété éprouvée. Le prêtre allégua la charge qu’il en avait reçue du roi. Anne lui répondit par ce passage des Proverbes Prov.1.5 : « Celui qui fréquente un homme sage, devient encore plus sage ; celui qui converse avec un fou se fait grand dommage. » Ses parents et ses amis faisaient de vains efforts pour obtenir son élargissement sous bonne caution. Le maire les renvoya à l’official de Boner, évêque de Londres. Avant de leur faire aucune promesse, celui-ci exigea un nouvel interrogatoire. Les juges cherchaient à troubler la prisonnière par mille questions embarrassantes sur des faits dont elle n’avait aucune connaissance. Anne répondait toujours, qu’elle n’avait rien de caché en son cœur à mettre en avant, et que, grâces à Dieu, elle se sentait une conscience paisible et sans aucun remords, ni scrupule. — « Un chirurgien savant et expérimenté ne peut pas appliquer un emplâtre à la plaie, s’il n’en a, en premier lieu, diligemment sondé la profondeur, lui dit Boner. — Ma conscience ne me fait nullement souffrir, répondit-elle ; ce serait folie de vouloir mettre un emplâtre sur une chair saine et entière. »

Dans le procès d’Anne Askewe, comme dans celui de tous les martyrs pour l’Évangile, nous retrouvons les mêmes accusations, la même haine chez les persécuteurs, mais, chez les victimes aussi, la même foi et les mêmes espérances qui les rendaient victorieuses. Pressée de toute part, Anne finit par garder le silence. Au reproche qu’on lui faisait de ne point répondre : « Le don d’intelligence m’a été donné, dit-elle, mais non le don de parler. » Anne écrivait quelques jours après à l’un de ses amis :

« Frère bien-aimé en notre Seigneur Jésus ! Touchant mon autre examen, voici comme il en va. Quand je fus amenée devant le conseil, M. Kin m’interrogea, auquel je répondis que j’avais assez découvert mon cœur en ce que touchait cette affaire. Mais ces messieurs disaient que ce n’était pas assez : je répliquai que s’il semblait bon au roi que je fusse ouïe devant lui, je ferais volontiers ce qu’ils me demandaient. Ils répondirent qu’il n’était nullement raisonnable que le repos du roi fût troublé à cause de moi et de mes semblables. Je dis qu’à bon droit tous avaient mis Salomon au rang des plus sages rois, d’autant qu’il n’a point dédaigné d’ouïr la cause de deux pauvres femmelettes qui avaient débat l’une contre l’autre… M. le chancelier me demanda quelle était mon opinion touchant le sacrement de l’eucharistie. Je répondis que ma foi était telle, que toutes les fois qu’en l’assemblée des chrétiens je prends le sacrement du corps et du sang en mémoire de la passion du Seigneur, et, qu’après avoir rendu grâces selon cette sainte ordonnance et institution, je suis semblablement faite participante du fruit de la passion salutaire de notre Seigneur Jésus-Christ. Sur cela, l’évêque de Wincester me dit que je parlasse plus simplement et sans faire aucun circuit, et que je répondisse d’une sorte ou d’une autre. Je répondis que je ne pouvais chanter la nouvelle chanson du Seigneur en une terre étrange. Sur cela, l’évêque m’ayant dit que je parlais en paraboles et figures, je répliquai que cela lui convenait fort bien. De fait, quand je lui eusse parlé rondement, il n’eût point ajouté foi à mes paroles. Alors il m’appela Papegai ; mais je protestai ouvertement d’endurer patiemment non seulement ses brocards, mais aussi tout ce qu’il voudrait désormais dresser contre moi… Le docteur Robinson et le docteur Cox vinrent vers moi, mais pour dire en bref, nous ne nous pûmes jamais accorder ; puis ils voulurent m’obliger à signer un écrit touchant le sacrement, ce que je refusai de faire. Le jour suivant, qui était le dimanche, je devins fort malade, n’attendant rien moins que la vie… Finalement, ainsi que j’étais

en grand danger de mourir, on commanda que je fusse menée en la prison de Newgate ; et pour lors j’étais en telle langueur de maladie, que jamais je ne sentis si grièves douleurs en toute ma vie. Le Seigneur vous veuille fortifier en sa connaissance. Priez, priez : je vous dis derechef, priez !… »

C’en était assez pour faire condamner Anne au dernier supplice. Elle écrivit alors au chancelier :

« Salut vous soit donné au Seigneur créateur de toutes choses, et aussi, connaissance de sa vérité salutaire. Amen ! Je vous prie de me pardonner cette audace inutile de vous importuner, laquelle possible ne vous sera qu’ennuyeuse ; mais la nécessité me contraint et votre bénignité m’y pousse. Et afin que je ne vous détourne pas de vos occupations, voici de quoi je vous voudrais supplier en toute humilité : Qu’il vous plaise présenter à la majesté du roi ces deux ou trois lignes que j’ai écrites touchant la raison de ma foi. Que si son bon plaisir est qu’il veuille en équité et humanité (comme la raison le veut ) peser la sentence que les juges ont prononcée contre moi, me condamnant à mort, et considérer de bien près l’aigreur d’icelle ; j’aurais espérance que sa majesté entendrait facilement que la cause de ma mort n’a pas été justement balancée. Mais je remets toute cette affaire, quelle qu’elle puisse être, au grand Dieu souverain juge et très juste inquisiteur de toutes choses. Et, pour la fin, je vous désire toute prospérité, monsieur, et prie Dieu de bon cœur qu’il vous maintienne en bonne santé et vous adresse en toutes choses. Ainsi soit-il.

Votre servante en notre Seigneur,

Anne Askewe. »

Voici sa protestation au roi :

« Je soussignée, Anne Askewe, ayant l’entendement sain et la mémoire bonne : combien que le Seigneur m’ait envoyé du pain d’adversité et versé de l’eau d’affliction (toutefois n’est-ce point si autant que mes offenses l’ont mérité), je désirerais, Sire, vous faire entendre qu’étant condamnée à mort par les lois et ordonnances comme femme méchante et de vie malheureuse, j’appelle le ciel et la terre à témoins en cet endroit que les hommes me font mourir à grand tort. Et ce que je l’ai dit du commencement, je le répète encore maintenant. Il n’y a rien qui me soit en plus grande horreur qu’hérésie. Quant à la Cène mystique, je crois tout ce que le Seigneur en a ordonné lui-même. Car je n’eus jamais intention de me détourner tant peu que ce fût de la Parole de Dieu. Bref, j’ai résolu de me tenir fermement à tout ce que la bouche sacrée du Seigneur a ordonné et autant que l’entendement d’une femme se peut étendre. Pourquoi, afin que je ne retienne plus longtemps votre Majesté par mes propos, je mets fin à ma lettre, en déclarant simplement ma volonté ; et ce par faute de plus grand savoir.

Anne Askewe. »

Transférée de la prison de Newgate à la Tour de Londres, Anne eut encore à subir les assauts multipliés de Boner et de ses satellites. Ils voulaient connaître les relations de la prisonnière avec quelques dames nobles soupçonnées d’hérésie. Mais, ni les promesses, ni les menaces ne purent rien lui faire avouer. On essaya de la soumettre à la torture, elle restait inébranlable. Furieux de son obstination, le chancelier et M. Rich prirent « en main les engins du supplice pour faire office de bourreaux. » — Leur violence fut telle que la pauvre fille fut emmenée à moitié morte. Les membres brisés, souffrant des douleurs atroces, elle resta pendant deux heures étendue par terre, tandis que le chancelier essayait encore de la faire renoncer à ses opinions. Mais Dieu l’arma d’une telle constance qu’elle put persévérer jusqu’à la fin. « Après qu’on, m’eut ainsi torturée, écrit-elle, je fus menée en une petite maison où l’on me mit au lit. Là, je sentis des douleurs extrêmes par tous les membres de mon corps ; mais je rends grâces à la bonté de mon Dieu et Sauveur, qui ne m’abandonne nullement. Le chancelier m’envoya dire, par un messager, que si je voulais quitter mes opinions et erreurs je n’aurais faute de rien, autrement je serais ramenée en prison obscure, et de là au supplice, pour être brûlée. Je répondis, par le même messager, qu’il n’y avait si cruelle mort que je n’aimasse mieux endurer autant qu’on voudrait que de renoncer une seule fois à la foi donnée à la vraie religion. Je prie notre bon Dieu que, par sa bonté inestimable, il veuille ouvrir les yeux aveugles de leur entendement, afin qu’ils connaissent quelque jour la vérité et l’embrassent. Ainsi soit-il. A Dieu soyez-vous, frère bien-aimé en notre Seigneur Jésus-Christ. Priez, priez, et derechef vous dis-je, priez. »

Nicolas Belenjam, ancien prêtre de Salop, Jean Adam, tailleur, et Jean Lassels, noble au service de la cour, tous trois accusés d’hérésie, furent condamnés à partager le supplice d’Anne. L’exemple de cette fille admirable, ses prières et ses exhortations contribuèrent beaucoup à augmenter leur courage et leur fermeté. Elle écrivait à Jean Lassels : « Frère bien-aimé au Seigneur, salut par Lui vous soit donné. Je ne me peux assez ébahir, d’où vient cela que vous m’avez soupçonnée de pusillanimité et faute de courage, comme si la peur de la mort pouvait m’ébranler. Je vous prie de bon cœur et vous supplie que vous ne laissiez point entrer de telles opinions dans votre cœur, car je ne fais nul doute que le Seigneur ne mène à bonne fin l’œuvre qu’il a commencée en moi. On m’a rapporté que les gens du conseil du roi sont fâchés de ce que le bruit est commun partout, qu’ils m’ont mise à si horrible torture à la Tour. Ils s’excusent maintenant en disant qu’ils ont fait cela pour m’étonner ; mais c’est parce qu’ils ont honte de l’outrage qu’ils m’ont fait, ou plutôt parce qu’ils craignent que quelque chose n’en revienne aux. oreilles du roi. Maintenant ils tâchent que le fait reste caché ; quant à moi, je prie de bon cœur le Seigneur qu’il leur pardonne. A Dieu soyez-vous. Priez, priez, priez !… »

Peu de jours avant de marcher au supplice, Anne écrivit encore la confession suivante :

« Anne Askewe, ayant l’entendement sain et la mémoire bonne, combien que le Seigneur m’ait donné du pain d’adversité et de l’eau d’affliction, non point toutefois tant que mes péchés et offenses ont bien mérité, confesse en premier lieu que j’ai grièvement péché et offensé en plusieurs sortes. Pour cela je m’abandonne du tout à la bonté de Dieu, mon Père Tout-Puissant, et le prie affectueusement de me faire miséricorde. Et pour ce que j’ai été à tort condamnée par les lois et ordonnances, comme celle qui mérite la mort à cause de quelques opinions, j’appelle en témoignage ce bon Seigneur, plein de miséricorde et de bonté, qui a fait le ciel et la terre, que je ne suis coupable d’aucune opinion et que je ne maintiens aucune doctrine qui soit contraire aux ordonnances des saintes Écritures. Je mets toute ma confiance en ce grand Seigneur et espère que sa grâce m’assistera toujours, de telle sorte qu’elle me gardera de tomber en quelque erreur ou opinion mauvaise et contraire à sa sainte parole jusqu’au dernier soupir de ma vie. Mais d’autant que mes adversaires m’imputent ceci à erreur et hérésie que j’affirme que le pain demeure pain, voire après toute consécration, je sais qu’en cela je ne suis aucunement fourvoyée de la vérité des saintes écritures, car mon Seigneur Jésus est assis à la droite de Dieu le Père Tout-Puissant et de là viendra juger les vivants et les morts. Voilà qu’elle est cette horrible et détestable hérésie pour laquelle il faut que je meure. Et quant à la sainte-cène, je crois qu’elle est vraie et nécessaire commémoration de sa mort et passion bienheureuse et salutaire. Finalement je crois et avoue que toutes les écritures lesquelles il a lui-même scellées de son propre sang, sont vraies et indubitables, et qu’elles sont suffisantes pour notre instruction et salut, en sorte que nous n’avons besoin de ces vérités non écrites, comme on les appelle, et l’Église n’en a que faire pour être gouvernée : mais j’adhère volontiers et de bon cœur à tout ce que la bouche du Seigneur a déclaré en son saint Évangile et y retiens ma foi ferme espérant, avec David, que sa lumière sera un guide et une lumière à mes sentiers. S’il y en a donc qui disent que je nie l’eucharistie, qui est le sacrement ou mémorial de reconnaissance et d’action de grâces, telles gens me blâment à grand tort. Oh ! si elle était aujourd’hui en tel usage comme jadis entre les chrétiens et comme Jésus-Christ l’a instituée, je sais qu’elle apporterait une singulière consolation. Et quant à la messe, je crois que c’est une idolâtrie détestable, voire plus que toutes les idoles qui aient jamais été forgées par les hommes, car Jésus n’est point mâché ni moulu des dents, et ne meurt plus. Et ainsi je persiste en la confession de cette foi jusques à la fin et donne mon sang à être répandu.

O Seigneur ! j’ai plusieurs ennemis, voire plus que je n’ai de poils en ma tête. O Dieu miséricordieux ! fais-moi la grâce que nulle parole décevante ne me fasse succomber. Mais toi combats pour moi, réponds pour moi, car je mets toute ma sollicitude sur toi et mets toute ma confiance en toi. Ils se jettent avec grande impétuosité sur moi, ta pauvre créature, pour avoir victoire sur moi. Je te prie, fais-moi sentir la force de ta grâce afin que je ne craigne en façon que ce soit, ni tous ceux qui te sont contraires, car toute ma force et espérance gît en toi. De plus, je te supplie affectueusement, ô Dieu débonnaire, qu’il te plaise par ta bonté et douceur de leur pardonner cette injure, cette violence et oppression. Et aussi que, selon cette bonté, tu veuilles les illuminer et ouvrir les yeux aveuglés de leur entendement, afin que suivant les choses qui te sont bonnes et agréables ils se laissent gouverner en tout et par tout par la pure parole de ta sainte doctrine sans y ajouter aucun mensonge des ordonnances et inventions humaines. Ainsi soit-il, ainsi soit-il ! ô Seigneur, ainsi soit-il ! »

Brisée par les tourments, Anne Askewe n’avait plus que peu de temps à vivre. Ses ennemis craignaient de la voir mourir en prison ; ils hâtèrent le jour de son supplice. On fut obligé de la transporter sur une chaise, car il lui aurait été impossible de se soutenir sur ses pieds ; puis on l’attacha avec une chaîne de fer au poteau dressé sur le bûcher. Au moment d’y mettre le feu, des commissaires du roi arrivèrent porteurs de lettres de grâce au cas où Anne se déciderait à se rétracter. Mais elle n’y voulut point consentir, et elle expira au milieu des flammes qui ne tardèrent pas à l’envelopper.

Anne était âgée de 25 ans.

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