Sermons inédits

Le jour des morts

Or, mes frères, je ne veux pas que vous soyez dans l’ignorance en ce qui concerne les morts, afin que vous ne vous affligiez pas comme ceux qui sont sans espérance.

(1 Thessaloniciens 4.13)

Il n’est pas de ville en France où le respect de la tombe soit aussi grand qu’à Paris. Si vous parcourez les cimetières de la grande ville, n’êtes-vous pas touchés de voir la multitude de fleurs et d’emblèmes divers déposés sur les sépultures ? Il est rare qu’on rencontre une tombe abandonnée, même parmi celles des pauvres gens. Aux fêtes des Morts et de la Toussaint, où l’usage veut qu’on orne les nécropoles en vue d’une affluence extraordinaire de visiteurs, c’est un spectacle émouvant que celui de ces foules qui se hâtent, hommes, femmes, enfants, les mains chargées de couronnes et de gerbes de fleurs, vers les cimetières de notre grande cité, sous les rayons d’un pâle soleil d’automne expirant, et, quelquefois, sous les rafales de novembre qui semblent prêter leur voix mélancolique à cette sympathie populaire. J’aime cet empressement des foules, qui témoigne de sentiments élevés et délicats. Ce sont des impressions semblables que j’ai éprouvées dans ces cimetières de la Suisse, d’un charme paisible, où l’on voit, le dimanche, en sortant de l’église, des pères, des mères, des époux, des enfants, se diriger vers leurs chères sépultures pour arroser, de leurs propres mains, les douces fleurs destinées à voiler l’horreur de la dissolution. Et, comme malgré moi, je me souvenais de l’abandon de certains de nos cimetières protestants français… Il y a là une absence de vénération, une apparence d’oubli qui me surprennent et m’attristent ! Voudrions-nous donc justifier l’opinion assez répandue que la religion protestante ne va pas sans quelque sécheresse de cœur et manque d’idéal et de poésie ?…

Nous avons tous nos morts à Paris, en province ou dans quelque humble cimetière de village. N’est-il pas naturel de porter vers eux non seulement nos regrets, mais aussi nos pensées ? Où sont-ils ? que font-ils ? Les cœurs qui ont aimé se posent invinciblement ces questions : ils ne peuvent pas ne pas se les poser. Questions difficiles et délicates, qu’il convient d’aborder avec une réserve discrète et un profond respect, de peur de nous laisser égarer par de dangereuses rêveries. Cherchons brièvement ce que pensent de leurs morts ces foules qui se dirigent, au moins une fois l’an, vers nos cimetières, ce qu’enseigne à cet égard l’Eglise catholique, enfin, ce que nous apprend sur ce mystérieux sujet, la Bible, seule règle de notre foi protestante.

I

Le respect de la tombe, l’empressement populaire, les témoignages divers apportés aux morts, ne renferment-ils pas une idée spiritualiste confuse, mais très réelle ? On ne traite pas avec de tels égards ce qui n’est qu’une poussière. On n’oserait agir ainsi envers la dépouille d’un animal, même le plus aimé. Il y a dans ces hommages l’affirmation de la vie future. Ce culte de la tombe ne peut s’adresser qu’à des vivants et atteste la continuité de leur existence. Si nous interrogions la plupart des visiteurs de nos cimetières, peut-être ne sauraient-ils nous dire rien ou presque rien de leurs espérances d’outre-tombe ; peut-être même les nieraient-ils et, par une forfanterie assez bien portée, afficheraient-ils leur foi au néant ?… Et cependant ces hommes, comme malgré eux, obéissent à un instinct profond. Ils sentent invinciblement, dans leur for intérieur, que ceux qu’ils pleurent sont entrés dans un monde inconnu ; que la mort n’est pas un terme, mais un point de départ ; qu’il y a je ne sais quelle relation entre les vivants et les trépassés ; que les morts ressentiraient comme un outrage notre oubli, nos négligences, de même qu’ils doivent être touchés de la persistance de notre souvenir : — en un mot, la foi en l’immortalité se dégage de ces diverses manifestations. Quand on les analyse, on se dit que notre peuple de Paris n’est pas aussi sceptique qu’il veut le paraître, et qu’il y a dans son prétendu matérialisme plus de légèreté que de réelle conviction.

Après le sentiment populaire, interrogeons l’Eglise catholique qui a sur ce sujet tout un corps de doctrines qu’elle ne peut faire reposer sur les Ecritures, mais qu’elle base sur la tradition. Elle admet, entre le ciel et l’enfer, un lieu intermédiaire où la plupart des âmes, qui ne sont pleinement ni dans l’état des élus ni dans l’état des réprouvés, vont après cette vie se purifier par des souffrances, et elle appelle ce lieu, le purgatoire. Qu’est-ce qui abrégera la période d’expiation de ces âmes ? Ce sont les prières, les messes, les jeûnes, les bonnes œuvres des parents vivants. Il faut convenir qu’il y a là un stimulant pour leur piété et un espoir consolant. Mais ce qui, surtout, paraît avoir une valeur exceptionnelle pour arracher les âmes au purgatoire, c’est ce trésor de l’Eglise qu’on appelle les indulgences. Qu’est-ce que les indulgences ?b Ce sont ces mérites amassés par les saints, dont la surabondance est communicable et qui constitue un fonds de réserve dont la distribution appartient au chef de l’Eglise. Eh bien, disons-le, non dans une intention de polémique agressive, mais pour défendre les droits sacrés de la vérité, nous touchons ici du doigt deux erreurs fondamentales du catholicisme : la première, qui consiste à établir deux catégories de chrétiens manifestement opposées à la Parole de Dieu ; d’une part, les saints appelés à des vertus d’exception, d’autre part, le commun peuple destiné aux vertus médiocres. Cette distinction est absolument fausse, car Dieu nous veut tous, saints, tous, rois et sacrificateurs. La morale qui sépare les parfaits des médiocres est la négation même de la morale, car elle peut justifier toutes les alliances avec le péché ; elle nous autorise à concevoir un Dieu indulgent au mal. La seconde erreur, plus énorme encore, si possible, c’est qu’il puisse y avoir une expiation en dehors de celle de Jésus-Christ ; c’est que les saints aient le pouvoir d’amasser pour les imparfaits des mérites surérogatoires, eux qui ne parviennent pas à faire leur propre expiation ; c’est que « la mort des apôtres et des martyrs… les jeûnes des anachorètes… les renoncements des religieux, la pauvreté des ordres mendiants… les humiliations de milliers de vies vouées au sacrifice… surabondance de mérites qui dépasse les droits de la justice — puissent former le riche trésor qui procure l’indulgence de Dieu à cette foule d’indifférents et de mondains retenus dans les douleurs du purgatoire… c’est le Père Monsabré qui parle. En vérité, ai-je bien lu ? — Une surabondance de mérites qui dépasse les droits de la justice et qui vient s’ajouter à l’œuvre parfaite du Christ ! Mais, sans aucune irrévérence, ne pouvons-nous demander à ce docteur de l’Eglise, à cet éminent prédicateur, s’il a vraiment lu et compris l’Evangile de Jésus-Christ, les épîtres de Paul, de Pierre et de Jean ? Nous, protestants, versés dans l’étude des Ecritures, nous ne pouvons concevoir qu’une expiation, celle de la Victime unique et parfaite dont le sang a coulé sur le Calvaire, et c’est en sa croix que se réfugie toute notre espérance de salut. Au reste, si nous avions le pouvoir d’interroger les saints parvenus à la perfection, ils nous diraient qu’ils ont eu besoin, comme nous, de ce Sauveur, non seulement pour l’expiation de leurs péchés, mais encore pour la purification de leurs meilleures œuvres, souillées par l’alliage impur de l’orgueil, de la propre justice, de la recherche de soi-même ! Or, si nous venions leur proposer de mettre seulement le poids d’un fétu dans la balance des mérites du Rédempteur, dont ils proclament là-haut la gloire éternelle, — ceux-là, saints, apôtres, martyrs, se détourneraient de nous avec autant de stupeur que d’horreur !… Non, il ne peut y avoir qu’un Sauveur ! Et il n’y a aussi qu’un salut, celui qui nous est accordé par sa pure grâce. Salut immérité, gratuit, magnifique, répandu largement sur ceux qui, malgré leurs péchés passés, se repentent et croient, de toute leur âme ; salut nécessaire à tous, à l’homme vertueux comme au plus grand pécheur ; salut qui peut se réaliser même à la dernière heure et sur le seuil de l’éternité, — en sorte qu’une âme qui se convertit peut être transportée d’emblée dans le ciel, sans passer par les épreuves de ce purgatoire dont notre Bible ne nous a rien dit. — Et le Père Monsabré de s’écrier : « Quoi ! si Voltaire s’est repenti une seconde, faut-il admettre qu’il est allé tout de suite, mais tout de suite, embrasser saint Vincent de Paul ? » — O docteur plein de science et d’éloquence, ignorez-vous à ce point les mystères de la grâce ? Oubliez-vous qu’un élan de repentir et de foi contient tout un drame moral, qu’il suffit à la création d’un homme nouveau, et qu’il équivaut enfin à toute une vie par l’énergie de la volonté et l’intensité du don de soi-même ? Que faites-vous de ces mémorables paroles du Sauveur au brigand converti : « Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis ! » et du commentaire sublime de Bossuet, le plus grand de vos évêques : « Aujourd’hui, quelle promptitude ! Avec moi, quelle compagnie ! Dans le paradis, quelle félicité ! »

b – Le Père Monsabré. Carême 1882. — 60e conférence, la communion des saints.

Interrogeons enfin cette Bible, qui ne saurait nous tromper. En attendant le jour de la résurrection et du redoutable jugement final, où vont nos morts ? Quelques théologiens ont conclu au sommeil des âmes jusqu’à la fin de l’histoire humaine où le Christ viendra régner sur son Eglise. Cette théorie nous paraît antiphilosophique, car l’âme est active jusque dans ses rêves, et ce serait là pour elle une sorte de néant. Nous ne pouvons nous représenter nos morts semblables à ces princesses des contes de fées qui se réveillaient après des centaines et des milliers d’années comme si elles se fussent endormies la veille… Cette théorie nous semble aussi antiscripturaire, car au sens général des Ecritures, nos morts vivent et agissent.

Ils vivent, d’après cette belle parole de Jésus-Christ : « Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants. » Ils vivent, non de cette vie d’outre-tombe, sans joie et sans souffrance, qui est celle des mythologies antiques, mais d’une vie heureuse et immédiate. Le Dieu de l’Evangile, qui est lumière et joie, ne saurait être le Dieu de régions crépusculaires, comme ce Hadès des Grecs dont la perspective donnait le frisson aux mortels. — : Jésus, avec son autorité unique, a parlé de la mort comme d’une entrée dans les demeures du Père où il va, dit-il, « nous préparer des places » (Jean 14). — Où sont les phalanges de croyants qui ont quitté notre planète ? Où sont les Hénoch, les Abraham, les Moïse, les Elie de l’ancienne alliance ? Tous en possession des choses promises qu’ils ont « vues et saluées de loin » (Hébreux 13). Où est saint Paul ? Il n’a pas dit : il me tarde de dormir. Il a dit : « Il me tarde de déloger de ce monde pour être avec Christ. » Où est saint Pierre ? Il bénit Dieu qui, « par la résurrection de Jésus-Christ, nous a donné une vive espérance de posséder l’héritage incorruptible qui ne peut ni se souiller, ni se flétrir et qui est réservé dans les cieux pour les croyants » (1 Pierre 1.1-3). Où est saint Jean ? Il a entendu une voix du ciel qui disait : « Heureux dès maintenant les morts qui meurent au Seigneur : oui pour certain, dit l’Esprit, car ils se reposent de leurs travaux et leurs œuvres les suivent » (Apocalypse 14.13). Voilà donc, après Jésus-Christ, les trois plus grands des apôtres unanimes à proclamer une existence immédiate après la mort, et jamais l’Eglise chrétienne universelle ne les a cherchés ailleurs que dans la gloire, avec le Sauveur.

Nos morts agissent. Puisque les anges « volent où commande la voix de l’Eternel », je ne puis me représenter les élus dans une contemplation béate et inerte. Le livre de l’Apocalypse nous déclare que « les serviteurs de l’Eternel le serviront ». Si nous ne pouvons admettre la doctrine des médiateurs et des intercesseurs se substituant au Sauveur, nous croyons que les élus font partie du corps de Christ dont il est la tête, et que, comme tels, ils vivent de sa vie, ils se pénètrent de sa pensée, ils prient de sa prière, ils s’unissent à son divin travail. N’avons-nous pas vu, dans le resplendissement du Thabor, Moïse et Elie descendre des demeures célestes pour s’entretenir avec Jésus « de la mort qu’il allait souffrira Jérusalem » ? Peut-être, à la veille de la Passion, venaient-ils soutenir le Fils de l’homme dans ses luttes divines et fortifier les apôtres en s’associant à sa glorification sur la sainte montagne ? Ce ne sont là, il est vrai, que des suppositions ; mais n’est-il-pas permis de les considérer comme des échappées qui nous découvrent quelque chose des activités de certaines grandes personnalités du ciel ? Assurément, bien téméraires les pasteurs et les théologiens qui prétendraient nous initier à la vie des élus. Toutefois, n’est-il pas naturel de croire qu’ils ne sont pas étrangers à ce qui se passe sur cette terre où ils ont peiné, lutté, aimé, souffert ? Non, ils n’ont pas bu les eaux de l’oubli au fleuve du Léthé, et d’ailleurs, leur personnalité ne peut s’affirmer que par le souvenir. Si, de nous à eux, le voile est implacablement fermé, pourquoi ne pas supposer qu’il n’en est pas de même, d’eux à nous ? Espérons qu’ils nous voient, qu’ils nous suivent de toute leur sollicitude, et que tout ce qui faisait battre leur cœur ici-bas les émeut encore dans le ciel. Il est vrai, ce ne sont pas nos ambitions humaines qui les intéressent ; ce ne sont pas les revers et les succès de l’histoire, le progrès et le recul des civilisations qui attachent leurs regards d’élus : non, le seul spectacle digne d’eux est celui de la conversion des pécheurs et de l’avancement du règne de Jésus-Christ. Comprendrait-on saint Paul, ce héros de la foi, cet infatigable lutteur, ignorant la marche à travers le monde de cet Evangile pour lequel il donna sa vie ? Comprendrait-on ce martyr, ce Père de l’Eglise persécuté, ce forçat mis aux galères, ce missionnaire transpercé par la sagaie d’un sauvage, tous ceux-là ayant oublié leur œuvre et le champ de bataille sur lequel ils tombèrent pour Jésus-Christ ?

Mais je pressens l’objection : Eh quoi, voudriez-vous imposer aux élus le douloureux spectacle de nos souffrances et de nos misères morales ? Mais alors, ce serait la faillite de leur bonheur ! A ceux-là, je me hâte de répondre : Comme vous comprenez mal le sens profond du mot bonheur ! Il en est des élus comme de Dieu qui se donne et dont la suprême félicité est de se donner. Que serait un bonheur fait de jouissances personnelles et d’une égoïste oisiveté ? Ce bonheur, je vous le déclare, les élus le mépriseraient…. Et puis, ici-bas, avec notre vue si courte, nous ne pouvons apercevoir que l’heure présente plus ou moins ténébreuse : de là, nos angoisses et nos désespoirs ! Eux, ils ont quelque chose de la perception divine. Entrés dans le plan de Dieu, ils découvrent, en quelque mesure, les perspectives de l’avenir. S’ils voient le mal, ils voient, à côté, le remède ; s’ils sondent nos douleurs et nos défaites, ils contemplent dans la profondeur des siècles les réparations merveilleuses de la pitié de Dieu et les triomphes de son amour ; — en sorte que si leur bonheur est fait d’adoration, il est fait en même temps d’espérances radieuses qui confondent toutes leurs pensées de la terre et qui justifient avec éclat les voies magnifiques de l’éternelle sagesse.

II

Tels sont, il nous semble, nos morts glorifiés, d’après les Ecritures. Nous nous plaignons souvent de savoir peu de chose de l’au-delà. Mais avons-nous cherché sur ce mystérieux sujet tout ce que la Bible nous révèle ? D’ailleurs, il faut le reconnaître, Dieu, qui veut que nous marchions par la foi et non par la vue, s’est moins occupé de satisfaire notre curiosité intellectuelle que de stimuler les énergies de nos âmes. Eh bien, ne sentons-nous pas que nous emparer de l’Invisible, c’est à la fois une force pour notre vie religieuse, un stimulant pour notre sanctification, et une consolation pour nos épreuves ?

Je dis, une force ! Bien que le Christ ait promis sa présence éternelle à l’Eglise et qu’elle doive lui suffire, il ne nous est pas interdit de vivre dans la communion de cette « nuée de témoins » qui, semblables à nous, ont vaincu avec Lui et par Lui. Si la communion des âmes est un bienfait, de chrétien à chrétien et d’église à église, comment ne la rechercherions-nous pas avec nos morts glorifiés ? Quel privilège de pouvoir nous élancer dans le monde supraterrestre pour y contempler le triomphe des« justes parvenus à la perfection » ! Nous sommes dans les ténèbres, mais, comme eux, nous verrons la lumière ! Nous sommes dans le combat, mais, comme eux, nous vaincrons ! La bataille est rude, mais, encore un effort, encore une victoire et nous recevrons la couronne des rachetés ! Ne croyez-vous pas entendre ces glorieux vétérans de l’Eglise triomphante nous appeler et nous dire : Courage, nous vous attendons !

C’est aussi un moyen de sanctification que cette communion avec les élus. Il est une loi du monde moral qui veut que nous devenions semblables à ceux que nous fréquentons. Quelle ne serait pas la hauteur de nos pensées si nous vivions en relation journalière avec nos morts dans la gloire ! Dieu a retiré de ce monde l’être d’élite que je pleure et auquel je voudrais ressembler. Est-ce que mes œuvres mauvaises ne l’offenseraient pas ? Est-ce que mes sentiments d’orgueil, de haine, de vengeance, n’attristeraient pas son front d’élu ? Est-ce qu’ils ne troubleraient pas cette communion avec lui dont j’ai faim et soif ? — Lorsque mes prières deviennent froides, je pense à son ardente intercession ; quand ma piété s’alanguit, je me représente la ferveur de son amour ; quand le doute et la tentation m’obsèdent, je l’entends me dire : prie et lutte ; voudrais-tu que nous fussions séparés pour l’éternité ? — Est-ce lui ou elle qui me parle par Jésus ? Est-ce Jésus qui me parle par lui ou par elle ? Mystère que je ne cherche pas à pénétrer, mais qui donne à mon âme plus de paix, plus de ferveur, plus de flamme sainte.

Enfin, combien ces relations avec le monde invisible nous consoleraient ! On parle si peu du ciel ; hélas, on y croit si peu en notre époque de scepticisme ! C’est une histoire close que celle de nos morts, dit une vulgaire sagesse ; laissons-les sous la pierre du sépulcre que nous avons scellée pour toujours ; ne cherchons à pénétrer ni la hideur de la tombe ni les secrets de l’au-delà ! Alors, desséchés par ce vent âpre et dur qui passe sur les chrétiens eux-mêmes comme une froide bise d’hiver, nous restons mornes, déconcertés devant le mystère de l’avenir. Oh ! comme il nous serait bienfaisant d’ouvrir nos âmes aux souffles venus des demeures célestes ! Comme les promesses de l’Evangile, humblement acceptées, nous fortifieraient ! Elles seraient pour nos cœurs blessés, ce que fut l’arche de Noé pour l’aile fatiguée de la pauvre colombe : un sûr et inébranlable refuge ! Le départ et le revoir sont bien rapprochés ! « Le ciel semble si loin et il est si près », disait un professeur de théologie mourant, le bienheureux François Bonifas. — Mère, si tu donnais librement au Seigneur le petit enfant que tes tremblantes mains ont mis dans son blanc suaire ; si tu croyais que cette frêle plante n’a quitté ton jardin que pour aller fleurir dans celui de Dieu ; si tu savais que ses lèvres chantent sa gloire, que ses pieds ne connaîtront jamais le chemin des impies… ô mère, tu vivrais avec ton enfant, et, loin de considérer le ciel comme une terre étrangère, tu aurais le mal du pays, la sainte nostalgie du ciel qui nous préserve de l’oubli comme du désespoir…

J’aborde en tremblant une dernière objection. Prédicateur de l’Evangile, vous nous avez consolés, en nous parlant des élus. Mais, les réprouvés, qu’en faites-vous ? S’il y a un ciel, y a-t-il aussi un enfer ? Question redoutable à laquelle je ne puis me dérober. — Oui, mes frères, il y a un enfer, non celui du moyen âge tout enveloppé de flammes, tout peuplé de démons, mais un lieu où l’on est séparé de Dieu, la source de tout bien et de tout bonheur. J’y crois comme on y croit dans les départements, selon l’expression originale d’un éminent prédicateur ; — ce qui veut dire, comme y croient les petits et les humbles. J’y crois, parce que je crois à la Parole de Dieu ; or, si elle ne se sert pas de ce mot, elle emploie pour exprimer la chose des expressions mystérieuses et saisissantes qui donnent le frisson : « les ténèbres du dehors, le ver qui ne meurt point, le feu qui ne s’éteint point… » J’y crois, parce qu’il est d’une impossibilité morale que la loi, de Dieu soit impunément violée et méprisée ; j’y crois, parce qu’il est encore plus impossible que le sang du Fils de Dieu ait coulé en vain, et que la croix sur laquelle il meurt soit outrageusement repoussée… Mais, je l’avoue, ma pensée et mon cœur restent interdits devant ce mystère d’insondable douleur. O vous qui pleurez sur la mort physique et morale d’un être tendrement aimé, vous qui avez cherché en vain sur son visage un éclair de repentance et de foi, je compatis de toute mon âme à votre immense épreuve. Mais, ai-je le droit de vous ôter toute espérance ? Peut-être, dans le mystère de la dernière heure, un appel suprême a-t-il retenti à l’oreille de son âme ? Peut-être une œuvre de grâce, un miracle de l’amour divin s’est-il accompli en réponse à vos prières ? Dieu n’est-il pas « riche en conseils, puissant en moyens » ?… J’ajoute, en m’appuyant sur l’autorité du tendre et sympathique Vinet : « Les temps sont en ses mains, les siècles lui appartiennent… » « Dieu est amour, » a dit saint Jean ; « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, » a dit saint Paul ; n’y a-t-il pas dans ces affirmations de deux apôtres un mystérieux infini d’espérance ? Mais si vous deviez abuser de mes paroles pour vous endurcir dans une sécurité fatale, alors je me montrerais sévère et je vous dirais : Vous n’avez pas le droit de compter sur la miséricorde divine ; je vous déclare qu’en repoussant le Sauveur et en refusant de vous convertir, vous creusez de vos mains l’enfer moral qui doit pour toujours vous séparer de Dieu ; vous commettez ce péché de résistance au Saint-Esprit dont il est dit, avec une énergie tragique, qu’il ne sera pardonné, ni dans ce monde ni dans l’autre. Oh ! cela est sérieux pour nous, pour nos parents, pour nos enfants, pour nos amis, qu’il faut presser d’obéir aux appels de la grâce. A tous ceux auxquels la croix de Christ a été présentée, nous pouvons affirmer que c’est ici-bas que se tranche la question de leur salut ou de leur perdition. Malheur à celui qui dirait : Je me convertirai dans l’éternité. L’éternité appartient à Dieu, le temps seul est à nous. Aujourd’hui est le jour favorable : « Si nous entendons sa voix, n’endurcissons point nos cœurs. » Vous l’avez compris, mes frères : aujourd’hui pour vous, pour moi ! Non pas demain, mais aujourd’hui et ici-bas !…

Aujourd’hui est à nous, demain est à Dieu !

O Eternel, écoute la prière que nous t’adressons, pour nous et pour nos bien-aimés, et que notre cri monte à toi ! Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, Agneau de Dieu qui ôtes le péché du monde, à qui pourrions-nous aller qu’à toi ? Tu as les paroles de la vie éternelle. Tu es la résurrection et la vie. O toi qui n’es pas venu pour condamner le monde, mais afin que le monde soit sauvé par toi, toi qui ne dédaignes pas de nous appeler tes frères, toi qui as été un homme de douleurs et qui sais ce que c’est que la souffrance, viens en aide à ceux qui t’invoquent. Par tes larmes, par ton agonie, par ta sueur, sanglante, par ta mort, rédemptrice, Seigneur, aie pitié de nous !

Quand nous marcherons dans la vallée de l’ombre de la mort, quand nos yeux seront obscurcis par les ténèbres de l’heure suprême, quand notre âme devra livrer le dernier combat, alors, souviens-toi de nous, Seigneur, car notre espérance est en ta miséricorde. O toi qui nous as sauvés, assiste-nous jusqu’à la fin ; ô toi qui as vaincu la mort, donne-nous, la victoire et introduis-nous dans ton repos éternel et dans l’assemblée de tes rachetés !

Amen.

(Liturgie Bersier.)

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