François Coillard T.3 Missionnaire au Zambèze

III
de mangouato à léchoma
1884

Départ de Mangouato. — Trop de bagages. — Tristes étapes. — Les Masaroas. — Le désert. — Les Makarikaris. — Les hyènes. — La caisse d’outils de Waddell. — Les épines. — Le sable. — Étang néfaste. — Pandamatenga. — Les Jésuites. — A Léchoma. — La tombe de Khosana. — Le Zambèze. — Le marché. — Un Ébénézer.

Le mercredi 21 mai 1884, nous avons définitivement quitté Mangouato. Nous aurions dû en partir une semaine plus tôt, mais nous avons eu toutes sortes de retards.

Notre départ a été émouvant. C’était le soir, tous ceux qui nous connaissent et les curieux étaient là. On sait où nous allons, on ne sait pas précisément ce qui nous attend. C’était solennel. Quand nos voitures eurent défilé sur la place publique, tout le monde se rassembla autour de nous, on se découvrit, on chanta notre cantique sessouto : « Partout et toujours, mon Seigneur, tu m’as délivré. Je t’invoque. » Puis nous tombâmes à genoux et implorâmes une fois encore la bénédiction d’En-Haut. Ce furent alors des poignées de main. Je donnai le signal du départ et on se mit en branle. Mais il était tard quand les derniers nous eurent quittés.

« Je ne peux pas vous dire la joie qui débordait en moi lorsque nous tournâmes nos yeux vers le désert. Notre arrivée au Zambèze sera un beau jour pour moi et une date qui marquera dans ma vie. Pour l’amour de son nom, priez Dieu de nous garder, pour quelque temps, en santé. Le temps est court, cela sera désormais notre devise et notre but sera de le racheter. Pas n’est besoin d’aller avec des mines longues et de nous rappeler l’un à l’autre tristement que nous mourrons. Le Seigneur veut avoir un peuple de l’ranche volonté, des ouvriers pleins de courage et de joie. Notre joug n’est pas lourd, non ! son fardeau est léger. Oh ! puissions-nous connaître de mieux en mieux l’esprit du Christ et dire, comme lui : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre. »

« Savez-vous combien nous sommes ? Vingt-neuf, sans compter les Masaroas que ce digne Khama a mis à notre service. La famille d’Aaron s’est jointe à nous avec son wagon et son bétail.

Aaron nous apporte un précieux élément d’énergie et de vigueur et a pris sur lui une bonne part de responsabilité, de sorte qu’il est un grand soulagement pour moi. Il a laissé son wagon à Ézéchiel Pampanyané, et lui s’est courageusement chargé du tombereau. Ce n’est pas peu de chose, car il est traîné par deux bœufs qui supportent le timon, et par six ânes qu’il a fallu dresser. Rien de plus drôle que ce singulier attelage. Les bœufs qui se sentent disgraciés, donnent des coups de cornes ; les baudets ne s’émeuvent pas, ils sont placides à l’excès. On les harnache, on les pousse, on les bat, leur humeur ne sort jamais de son assiette. Ils ne s’arrêtent pas dans les mauvais pas, il ne faut pas non plus les presser en bon chemin. Si vous ne savez pas la patience, ils vous l’apprendront. Karoumba, le trompette de la caravane, est chargé d’aider Aaron à conduire cet équipage, dont tout le monde rit ; Waddell, Middleton et Jeanmairet, à l’occasion, donnent volontiers un coup de main. »

Vendredi 23 mai 1884. — La forêt est épaisse, le sable profond ; nous avançons avec une extrême difficulté ; la pluie nous a surpris et ce n’est qu’au milieu du jour que nous sommes arrivés à Kané. Une pluie violente a commencé à tomber avant que nous eussions le temps de planter nos tentes et a duré tout le samedi, toute la nuit, tout le dimanche et ne s’est arrêtée que le lundi matin.

Ça n’était pas gai, d’autant plus que les toiles de notre wagon sont toutes déchirées aux boutonnières et que nos fenêtres sont brisées. Avec les soutiens de l’auvent de la tente, nous avons pu relever le rideau du wagon et l’étendre à l’aide d’une corde ; ce portique improvisé a été un précieux abri. La question se présentait alors : pouvions-nous continuer notre route avec nos wagons ainsi chargés ? L’opinion générale était que non, c’était bien la mienne aussi. J’écrivis à Khama et à M. Whiteley. Je demandais des bœufs et un wagon ou bien simplement des bœufs pour aller jusqu’à Pandamatenga ou, comme dernière alternative, un wagon pour ramener des bagages à Mangouato.

Le jeudi 29 mai, à midi, on annonça l’arrivée de quelqu’un. C’était M. Whiteley ; quel plaisir de revoir cette figure amie ! Le soir, son wagon arrivait, traîne par les bœufs de Khama. Le lendemain, de bonne heure, il fallut déballer les wagons, renvoyer à Mangouato les bagages dont on pouvait se débarrasser, rajuster les charges, cela nous occupa tout le jour.

Je me décidai à passer le dimanche 1er juin dans cet endroit pour travailler à ma correspondance et M. Whiteley exprima le désir de rester avec nous jusqu’au lundi. Ce fut un doux temps de repos agréablement passé avec cet ami. Nous fîmes quelques promenades dans la forêt, nous visitâmes un village de Makhalakas et nous essayâmes de leur prêcher l’Évangile. Pauvres gens ! Le lundi 2 juin, M. Whiteley nous quitta ; nous aussi, nous levâmes le camp.

Séthlékoané, mardi 3 juin 1884. — Séthlékoané est une série de trous où se trouve quelquefois de l’eau de pluie. Nous sommes déjà engagés dans le chemin de la soif. Nous pouvons être trois jours ou plus sans eau, à moins que nous trouvions, ici ou là, quelque réservoir non desséché. Tout cela serait facile si nous étions de bonne humeur. Ce n’est pas le cas. Nous avons marché tard hier soir et ce matin, à 4 heures et demie, je réveillais mon monde. Il faisait froid. Une forte gelée blanche couvrait le pays, et, comme l’herbe était très haute, c’était, il faut l’avouer, un peu dur de sortir de ses couvertures. Mes gens me le firent sentir. Joël, qui ne voulut pas me répondre pendant longtemps, se répandit enfin en un torrent de reproches. J’étais moi-même debout depuis plus d’une heure. Je pus me contenir. Mais l’étape de la matinée fut triste. Le paysage était désolé, les arbres clairsemés, le sol légèrement ondulé et chaque ondulation était un banc de sable plus eu moins profond ; entre ces ondulations se trouvaient des tourbières où nos voitures enfonçaient.

8 juin. — La semaine qui vient de s’écouler a été une semaine de fatigues. Nous avons voyagé à marches forcées. Nous avons surtout marché de nuit, ce qui est tuant pour les hommes, mais bon pour les bœufs. C’est une considération qui passe en première ligne. Il a fait froid, le thermomètre est descendu jusqu’à — 3o et même — 4o centigrades. Le vent a soufflé continuellement. Aussi les maux de tête sont à l’ordre du jour. Le départ est toujours pour moi une rude épreuve de patience. Nos gens sont lents à quelque heure qu’on les appelle.

Lundi 9 juin 1884. — La journée d’hier a été assez triste. Il a venté avec violence tout le jour ; le ciel gris nous cachait le soleil et était menaçant. Il plut même un peu au moment de notre culte du soir et dans la nuit. Christina qui souffre de violents maux de tête n’a pas quitté le lit depuis vendredi. Ce n’est pas gai autour de nous. Et pourtant, les gens sont animés d’un bon esprit et ne m’ont pas trop donné de tracas. Lévi nous a fait une méditation sur Actes.2.42 et suiv. Il s’est étendu, d’une façon assez curieuse, sur le fait qu’ils avaient toutes choses en commun, et il en a fait une application à bout portant.

Mardi 10 juin 1884. — De pauvres Masaroas, voyant nos wagons, sont accourus. Ils faisaient pitié, ils n’étaient couverts que d’une misérable peau en lambeaux ; ils avaient chacun quelques assagaies, des bâtons et l’indispensable briquet. Si jamais ils se sont lavés, ce doit être quand ils sont tombés par accident dans un trou. On aurait voulu leur racler la figure avec un couteau. Je ne parle pas de leurs mains. Pauvres hères ! Ils étaient là, grelottants. Chez eux, on aurait dit qu’il n’y avait d’humain que les yeux et la voix. Ces misérables créatures n’ont d’autre abri que quelques rameaux entrelacés d’où ils déménagent à moins de frais qu’on ne le fait à Paris, d’autres champs que les bois, d’autres récoltes que les fruits sauvages. La chasse est leur unique passe-temps.

Les Masaroas sont des Bushmen, de vrais enfants des bois. Ils sont la possession unique du chef ; mais le chef dispose d’eux comme de son bétail et en remet un certain nombre à celui-ci et un certain nombre à celui-là. Le premier Bamangouato venu peut leur enlever jusqu’à la peau et au dernier lambeau de chair. L’un d’eux me paraissait intelligent, mais on a de la peine à leur faire comprendre quoi que ce soit en dehors de leur petit nombre d’idées. J’éprouvai un serrement de cœur en les voyant s’enfoncer dans la forêt avec un plaisir sauvage et une indépendance d’allures qui contraste singulièrement avec leur servilité et leur abjection.

Mercredi 11 juin 1884. — Nous avons donc traversé le désert, plateau sablonneux, steppe immense couverte, d’herbe grossière, parsemée d’arbres tantôt clairsemés, tantôt épais comme des taillis. Nous avons rencontré plusieurs mares dues aux pluies récentes. Le sable était si lourd hier que nous avons voyagé avec difficulté. Tout le monde tombait de sommeil, moi aussi. Ce matin, à 4 heures et demie, je donnais le signal du réveil. Karoumba seul répondit par la trompette, mais remit sa tête dans les couvertures. Il me fallut à plusieurs reprises aller réveiller les gens. Ils me répondaient bien, mais ne bougeaient pas. Dieu me donna la grâce de ne pas m’impatienter. Ce fut une victoire. Au milieu du jour, pas d’eau, et mes gens, malgré mes ordres, n’avaient pas rempli leurs tonnelets. Je pensai faire la leçon à certains petits garnements qui ne sont pas plus obéissants qu’il ne faut. Pour les punir, nous en envoyâmes deux à une mare avec les tonnelets. C’était loin, les tonnelets sont lourds ; pendant ce temps, j’avais fait cuire du maïs pilé et je rétablis ainsi, autour de nous, l’entrain et la bonne humeur.

Vendredi 13 juin. — A midi nous arrivâmes à Thlapaneng. Nous nous décidâmes à y passer le dimanche. On y trouve de l’eau douce dans un réservoir naturel, non loin d’un petit bouquet d’arbres. Nous avons devant nous les Makarikarisa. La grande affaire pour nous, c’est la nourriture des gens qui menace de manquer. Ils ont mangé trois sacs de farine en moins de trois semaines. Nous sommes à peine au tiers du voyage et il ne nous reste plus que deux sacs de mabélé. Il a fallu monter le moulin et moudre. Le dimanche fut un jour de repos pour nous. Le repos eût été doux pour moi, si je n’étais hanté par toutes sortes de soucis. Je trouve parfois que mon fardeau est un peu lourd.

a – Grands lacs salés, en partie desséchés en certaines saisons.

Lundi 16 juin. — Nous étions de bonne heure sur pied et nous étions en route à 4 heures, événement unique dans notre voyage. Tout le monde était en train. Nous fîmes une bonne étape. Nous eûmes assez de difficulté à traverser le premier Makarikari.

Mardi 17 juin 1884. — Nous cheminons à travers une belle forêt, un vrai parc. Les arbres sont élancés comme des colonnades et la lumière du soleil se joue d’une manière ravissante à travers le feuillage. Malheureusement, le chemin est des plus tortueux, et, malgré mille précautions, nos wagons se heurtent assez souvent aux arbres ; il faut jouer de la hache. Je ne sais ce qui nous restera de nos bagages quand nous arriverons au Zambèze.

En effet, l’une après l’autre, les caisses sont écrasées contre des arbres. Des Masaroas en grand nombre suivent la caravane, cherchait à tromper les voyageurs et à leur dérober tout ce qu’ils peuvent. Le trajet est toujours difficile, que ce soit à travers la forêt, la steppe, les marécages ou les Makarikaris, dont l’un, entre autres, n’est qu’une « affreuse fondrière qui s’étend sur plusieurs kilomètres ». Les wagons traînent parfois sur les moyeux des roues ; c’est à peine si, en triplant les attelages, on peut les faire avancer. Le voyage continue ainsi avec toutes les mêmes difficultés provenant des hommes, des attelages, du pays. Presque chaque matin, c’est une lutte pour le départ, et chaque matin, une nouvelle épreuve de patience pour Coillard. Souvent, dans le journal, reviennent des phrases comme celle-ci :

Heureusement j’eus assez d’empire sur moi-même pour ne pas m’impatienter.

A plusieurs reprises la mauvaise humeur perce parmi le personnel noir et la révolte menace.

Dimanche 29 juin 1884. — Voilà toute une semaine écoulée depuis que nous avons quitté la rivière Nata. Semaine de fatigues, s’il en fut, et d’anxiété. La route n’a jamais été plus difficile. Nous n’avons fait que labourer, et sans interruption, un sable profond et parfois à travers de terribles fourrés d’épines.

Je suis toujours à court de nourriture pour les gens, ce qui n’empêche pas qu’ils mangent sans prévoyance et sans souci. A moi la prévoyance et les soucis. Dimanche dernier, au Nata, j’organisai, pour le lendemain, une chasse sous la conduite de Makoatsa et d’Aaron. Le soir tout était en règle : les fusils, les munitions et les chasseurs désignés. Ma première recommandation était qu’ils se levassent de bonne heure. Le soleil était déjà au-dessus de l’horizon et inondait la forêt de ses feux qu’ils étaient encore sous leurs couvertures. Patience ! On les fit partir. Mais une heure après, l’un revenait pour manger, puis un second, puis un troisième. A midi, tous étaient rentrés, sans gibier, bien entendu. Il ne restait plus qu’à faire atteler. Des Masaroas, des Matabélés nous ont apporté de la viande de girafe à vendre. Nous en avons acheté pour tout le monde. Ce fut une fête.

Un jour, Coillard reçoit d’un bœuf un coup de corne qui faillit lui crever l’œil droit et qui lui causa de vives douleurs.

Jeudi 3 juillet 1884. — Cette semaine n’est pas une de nos meilleures. Le dimanche, pour commencer, a été le plus triste que nous ayons encore passé en route. L’endroit lui-même était affreux ; pas d’ombre, rien que du sable et de la grande herbe. Nous étions tous très fatigués, et moi très souffrant de mon œil. Il était si enflammé et j’avais le visage si enflé que j’étais obligé de me bander et de rester complètement inactif. Nos gens aussi étaient sombres. De tout le jour, on n’entendit pas un chant. Aaron nous fit une bonne méditation sur : « Que celui qui a soif, etc. » Mais il n’y avait pas d’écho. Je découvris, le soir, que tout le camp était en révolution. Un mauvais garnement avait brodé des calomnies qui avaient mis tout le monde en révolte. Je grondai Joël, Joseph et Ésaïe de ce qu’ils n’étaient pas venus m’en parler. Eux-mêmes se montrèrent tout honteux de leur sotte crédulité. L’orage passa.

Le lendemain lundi, à 4 heures, nous étions sur pied et commencions à atteler, quand on vint me dire que les hyènes avaient fait invasion dans le camp et dispersé les ânes. Tous les hommes se mirent à leur poursuite dans la forêt. On en retrouva quelques-uns ici, quelques autres là. Je les comptai, il n’en manquait pas un seul. Nous étions muets d’étonnement et mon cœur plein de reconnaissance envers Dieu. Trois coups de fusil rallièrent mon monde. Nous attelâmes et partîmes, mais nous avions perdu toute l’étape de la matinée. Nous essayâmes de compenser cette perte de temps en voyageant au clair de lune. Mes gens me payèrent d’une forte dose de mauvaise humeur.

Mardi, nous nous mîmes en route avec assez d’entrain, mais le soleil se levait déjà. Nous traversâmes une forêt où le sable était profond ; des arbres, trop gros pour songer à les abattre, nous barraient la route à chaque pas. Tout à coup, nous entendons le cri d’alarme derrière nous. Nous accourons. C’était le wagon de Lévi qui s’était jeté contre le tronc d’un arbre et avait écrasé la caisse d’outils de Waddell. Le même accident avait eu lieu plusieurs fois et Waddell avait toujours trouvé le moyen de rafistoler sa boîte, pour sauver ses outils. Cette fois, il ne lui restait plus qu’à en ramasser quelques débris et à mettre les précieux outils dans des sacs. Nous en étions si tristes pour lui que nous lui donnâmes une de nos valises pour mettre ses vêtements et il emballa ses instruments dans la caisse de fer — aussi tout écrasée — où était sa garde-robe. Pauvre homme ! il n’a décidément pas de chance ! Son porte-manteau et ses deux caisses ont été complètement détruits. Son fusil et ses munitions, qu’il désirait tant avoir pour chasser en route, sont restés à Durban. J’admire l’esprit dans lequel il accepte tous ces contretemps. Le rouge lui est bien monté au visage. Mais aux premières paroles de condoléances que je lui adressai, le pauvre garçon se mit à sourire : « Oh ! Monsieur, que cela ne vous fasse pas de peine ! Si je sauve mes outils et que nous trouvions du beau bois au Zambèze, vous verrez, j’ai de bons bras, je me ferai une caisse ! » Mais ce ne sera plus une relique. Celle qu’il vient de perdre était son premier travail comme apprenti et il y tenait.

Nous nous arrêtâmes après avoir passé une clairière. Pas d’eau, le soleil était de feu. A 3 heures, nous appelions les bœufs. Il en manquait cinq ! On attela ceux qui étaient là. On se mit en campagne pour chercher les autres. Au coucher du soleil, on en amena deux, mais impossible de trouver le reste. Pas d’autre alternative maintenant : dételer les bœufs, allumer des feux — nous en fîmes d’énormes — et se coucher. Le lendemain, mercredi, à 8 heures, deux coups de fusil dans le lointain nous annonçaient qu’on avait trouvé les bœufs, sains et saufs, malgré le lion dont nous avions remarqué les traces tout le jour.

Vendredi 4 juillet 1884. — Nous avons à traverser un fourré d’épines presque impénétrable. Ces épines malignes couvrent le chemin et disputent aux attelages chaque pouce de terrain. Ce qu’il y a à faire c’est un trek bien articulé, une tentative de coup de fouet, puis on se couche précipitamment pour se préserver la figure, laissant ces inexorables épines vous arracher votre chapeau et une partie de vos habits. On se relève, quand les égratignures ont cessé sur la tente du wagon, pour voir où le chariot est allé se précipiter. Heureux est-on si ce n’est pas contre un tronc d’arbre ou dans un autre fourré ! Nous voyageons difficilement, lentement. Nos bœufs sont éreintés. C’est avec peine qu’ils mettent un pied devant l’autre ; ils tombent sous le joug. Depuis la rivière Nata nous avons du sable, rien que du sable, si profond et si lourd que les wagons roulent avec une difficulté extrême. Les hommes ne sont pas moins fatigués que les bœufs. Chaque fois que nous nous arrêtons je me demande quand et comment nous nous remettrons en branle. J’ai la même anxiété que si le wagon était désespérément embourbé. C’est une épreuve continuelle de patience et d’égalité d’humeur. Si seulement j’en sortais toujours victorieux !

Nous voici (jeudi 10 juillet) près d’un étang sans nom et que j’appellerais volontiers « Néfaste ». L’endroit lui-même est charmant : c’est une clairière bordée de beaux arbres ; sur la lisière de la forêt, un baobab. Nous avons dételé près d’un bosquet assez gentil. La diarrhée qui a sévi parmi nos attelages les a tellement affaiblis que nous avons du dételer plusieurs bœufs. Les autres traînent encore péniblement la voiture. Nous avons pourtant essayé de faire d’assez longues étapes, voyageant surtout de nuit, nous levant de grand matin. J’avais caressé l’espoir d’arriver à Pandamatenga cette semaine, mais si nous pouvons passer le dimanche à Déka, nous devrons nous en féliciter.

11 juillet 1884. — Nos noirs sont en pleine rébellion, impossible d’en faire quoi que ce soit. Plus de nourriture pour nos gens. Un de nos bœufs est mort hier, un autre aujourd’hui, ou plutôt on les a tués. J’ai eu beaucoup de peine ce matin à mettre mon monde en mouvement pour les dépecer. L’esprit des membres de l’expédition est des plus mauvais et j’ai beaucoup de soucis, beaucoup d’ennuis, beaucoup.

Samedi 12 juillet. — Nous avons voyagé péniblement, deux nuits de suite, pour arriver à Déka. Les gens eux-mêmes étaient de tout cœur de la partie, ce sont eux qui nous ont d’abord réveillés et fait marcher. Mais ces nuits sans sommeil sont terribles.

Nous sommes partis de Déka le mercredi 16, à une heure du matin. Nous pensions arriver le même soir à Pandamatenga. A la nuit, nous entrions dans un bourbier. Nous le croyions sec et n’appréhendions aucune difficulté. Mais nos wagons commencèrent bientôt à enfoncer, si bien, qu’il nous fallut mettre trois et quatre attelages à chaque wagon et travailler jusqu’à minuit. Nous avions froid, tout le monde était épuisé et affamé. Nous voyions devant nous les lumières de l’établissement de Westbeech qui nous faisaient des signaux.

Nous n’arrivâmes à Pandamatenga que le lendemain jeudi, à 8 heures du matin. M. Westbeech vint à notre rencontre et nous amena sur un plateau où se trouve une grande case toute neuve qu’on mit à notre disposition. C’est un confort. L’après-midi nous allâmes avec Jeanmairet faire visite aux Jésuitesb. Le Père Kroot nous reçut affablement avec le frère Paravicini, le jardinier. J’obtins même d’eux deux sacs de mabélé pour mes gens. Ils poussèrent l’amabilité jusqu’à nous envoyer des légumes, un beau chou, de la salade, etc. Le père Kroot est venu me rendre notre visite et s’est montré extrêmement aimable. C’est un petit homme, qui semble israélite, aux yeux perçants, aux cheveux noirs, au nez aquilin.

b – Les Jésuites avaient entrepris une œuvre chez les Barotsis, mais ils avaient échoué.

Jeudi 17 juillet. — Cinquante ans ! Je m’offre et me consacre tout à nouveau au Seigneur, heureux de le glorifier soit par ma vie, soit par ma mort. Si Dieu m’accorde le désir de mon cœur, il me donnera le temps de fonder définitivement la mission au Zambèze. Jour assez triste. Un de mes meilleurs bœufs s’est noyé.

Baobab, dimanche 20 juillet. — Nous avons quitté Pandamatenga vendredi. M. Westbeech était là. Le Père Kroot, lui aussi, est venu me faire ses adieux. Ma femme l’invita à monter et à jeter un coup d’œil dans notre demeure ambulante : « Volontiers, dit-il, pourvu que vous ne m’emmeniez pas chez les Barotsis, j’ai assez d’eux. » Brave homme ! il n’y avait guère de danger.

Nouveau retard causé par un mauvais gué et un wagon embourbé.

J’en étais très contrarié. Arriverons-nous cette semaine à Léchoma ? Dieu sait combien je suis fatigué, et combien il me tarde de me débarrasser de mon fardeau.

Au delà de Gazouma, mardi 22 juillet 1884. — Nos dimanches sont devenus monotones. Est-ce fatigue ? Je le pense. Chacun s’isole pour méditer, écrire ou dormir. C’est naturel. La seule lueur d’intérêt est la réunion de chant que nous avons l’après-midi.

Vendredi 25 juillet 1884. — Tout le monde s’attendait à arriver de bonne heure à Léchoma, sauf moi. On s’étonnait que je réveillasse la caravane aussi tôt que d’habitude. A 9 heures et demie nous dételâmes sous de beaux arbres, mais les autres wagons étaient restés en arrière. Nous attelâmes de nouveau à 2 heures pour sortir de la forêt et arriver dans la vallée de Léchoma. Nous prîmes les devants, Élise, ma femme, Jeanmairet et moi. Aaron aussi nous accompagnait. Nous allâmes visiter notre ancien campement. Longtemps nous en cherchâmes l’emplacement. Le feu avait tout balayé. La hutte, la palissade, n’étaient plus que des charbons recouverts d’une herbe épaisse. Mais, à quelques pas de là, je retrouvai le grand acajou qui m’était si familier. Il portait encore, aussi distinctement que le premier jour, cette simple épitaphe :

khosana died
13. 9. 78.

Cela nous disait beaucoup et rouvrait tout un chapitre de notre passé. A 4 heures, nous arrêtions nos voitures près de l’établissement Westbeech, quelques huttes entourées d’une légère palissade, à l’endroit où la vallée s’élargit soudain. Le confluent de deux ruisseaux forme de magnifiques bassins.

Le samedi, nous courûmes les environs avec Aaron et décidâmes de nous installer au sommet de la colline au pied de laquelle nous étions arrêtés. L’après-midi nous y conduisîmes les wagons. Tout le monde est enchanté de cet endroit. Il est en effet charmant, ombragé, il domine toute la vallée et, à l’horizon, le regard s’arrête sur les collines bleues qui sont au delà du Zambèze. Il y a cependant deux désavantages, le sable y est profond, noir, fin et pénètre tout, et l’eau est loin.

Des chasseurs sont arrivés. Comme les pauvres gens avaient l’air fatigué ! Amaigris, affamés, poudreux, ils étaient là assis dans la cour avec leurs gourdes, buvant à longs traits, sans parler. Voilà ce qui nous attend.

« Léchoma ! C’est notre Béthel à nous. Nous nous arrêtâmes ici dans nos pérégrinations, il y a six ans. Au milieu de préoccupations, d’angoisses et de luttes, que Dieu seul connaît, et à la lueur d’un rayon d’espoir, s’ouvrirent alors devant nous des horizons nouveaux. C’est une date importante dans notre carrière. Il fait bon revenir à Léchoma, s’y arrêter, se recueillir pour adorer les voies de l’Éternel et célébrer sa bonté et sa fidélité. »

Le mercredi 30 juillet, Coillard, M. Jeanmairet, Middleton, Waddell, Lévi et Joël, se rendent au bord du Zambèze, au gué officiel de Kazoungoula.

La vue du fleuve fit battre tous nos cœurs d’émotion ; nous tombâmes spontanément à genoux pour bénir Dieu et nous consacrer de nouveau à son service. Puis nous déchargeâmes nos fusilsc, pas de réponse ; une deuxième, une troisième fois, jusqu’à la sixième, sans plus de succès. Nous eûmes beau tirer, appeler, personne ne répondit. Force nous fut de passer la nuit là.

c – Manière de s’annoncer, selon la coutume du pays.

Le lendemain il y avait de la gelée blanche. De nouveaux coups de fusil restant sans réponse, nous fîmes, avec ce qui nous restait, un maigre déjeuner. Et… nous revînmes. Ma femme était malade et alitée. Elle avait profité de notre absence pour faire sa lessive, ce cauchemar qui la poursuivait depuis Mangouato.

« Voilà notre première visite au Zambèze, un seau d’eau froide sur nos jouissances anticipées. »

Léchoma, dimanche 10 août 1884. — Il a fallu s’approvisionner de blé ; grande affaire dont tout le poids est tombé sur ma pauvre femme. Elle s’en tire mieux que moi. Ces Zambéziens, comme tous leurs congénères, sont nés marchands. Ils apportent leurs denrées dans des calebasses ; ce sont des haricots, du mabélé, du millet, des arachides. Et, assez souvent, tout cela mélangé ensemble. Chaque calebasse vaut un sétsiba, c’est-à-dire deux mètres d’étoffe mesurés à grandes brassées. Passe encore pour les grandes calebasses, mais les moyennes et les petites ? Voilà où commence la difficulté. Ces messieurs veulent un prix égal pour les petites comme pour les grandes. D’où chicanes. Nous avons fait de cela un sujet spécial de prières. Nous avons été exaucés d’une manière admirable. Ma femme reste tranquille dans la tente, se fait apporter les calebasses, mesure et donne son étoffe ou sa verroterie et tout est dit. Lévi, le brave Lévi, s’est aussi volontairement imposé le devoir d’aider « sa mère ». Il est toujours là quand viennent les vendeurs, ainsi que Ben, un de nos hommes aussi, qui, lui, parle avec d’autant plus d’autorité qu’il s’exprime fort bien dans leur langue.

Arrivé à Léchoma, malgré les lourdes responsabilités, malgré les difficultés, malgré la fatigue, Coillard peut écrire :

« Qui dira avec quels sentiments de soulagement, de joie et de reconnaissance nous avons tout de bon dételé nos voitures et planté nos tentes ? Oui, le voyage a été long, dispendieux et difficile. Ce qui nous en reste, c’est une profonde lassitude physique et morale ; il nous semblait parfois que les ressorts étaient détendus et que les sources de la vie tarissaient. Mais, jour après jour et dans chaque circonstance, Dieu nous a donné la mesure de grâce nécessaire. Nous avons appris à nous décharger sur lui de tous nos soucis, et il a eu soin de nous. Auprès de l’Ébénézer que nous élevons ici, au nom de Celui qui a compté nos allées et nos venues, le passé nous inspire l’adoration et la louange ; l’avenir, le calme et la confiance. Guidés par l’œil de l’Éternel, conduits par sa main toute-puissante, un pas à la fois nous suffit. Nous le savons, la lumière est semée pour le juste, et la joie pour ceux qui sont droits de cœur. »

« L’avenir de notre mission du sud de l’Afrique est ici. Je suis surpris que tout le monde ne le voie pas. »

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