Histoire de la restauration du protestantisme en France

II
Le séminaire de Lausanne
(1730-1760)

Le séminaire en 1730. — Position d’Antoine Court ; il n’a aucune attache officielle avec le séminaire. — Tolérance de Berne. — Prospérité de l’établissement ; il s’organise. — Ecoles préparatoires ; premiers élèves. — Conditions requises pour être admis. — « L’esprit du Désert. » — Position des étudiants. — Leur sort s’améliore. — Premiers professeurs. — Programme des études : la polémique et la controverse y tiennent une grande place. — Court maintient à Lausanne le séminaire, malgré les conseils de ses amis qui veulent le transporter en France pour le mettre à l’abri des idées nouvelles. — Court y introduit l’étude du grec et du latin. — Il oblige les étudiants a faire « des propositions. » — Il les prépare aux labeurs de leur futur état. — Peu de considération de la population vaudoise pour ces jeunes campagnards. — La patrie. — La consécration. — Difficultés pour obtenir l’ordination en Suisse. — Court s’y oppose. — Un Synode laisse la liberté du choix aux étudiants. — La consécration doit se faire en secret. — Départ des étudiants. — Difficultés du voyage. — Bâle et le séminaire. — Nombre des étudiants.

En 1729, lorsque Antoine Court arriva à Lausanne, le séminaire, récemment fondé dans cette ville par quelques bienfaiteurs, commençait de s’organiser. Les revenus étaient minces encore, et les étudiants peu nombreux. Les Églises de France n’avaient pu envoyer que six étudiants parce que l’argent manquait pour les entretenir ; trois d’entre eux étaient déjà revenus, les trois autres continuaient leurs études. Les premiers s’appelaient : Bétrines, Roux et Boyer ; les seconds, Combes des Cévennes, Faure du Dauphiné, Lassagne du Vivarais. Court conduisait avec lui un nouvel élève : Claris. — Si les choses cependant n’étaient point arrivées en leur état de perfection, elles allaient de mieux en mieux. On espérait bientôt recevoir chaque année deux étudiants, et les entretenir.

[« Le mot de séminaire, disait Court, est un épouvantail qui effraye les entrailles de la charité chrétienne. » Il voulait qu’on le changeât. Malgré tout, il est resté, et quoiqu’il désigne fort mal l’Ecole de Lausanne, il est nécessaire de le conserver. N° 12, p. 255. (Juin 1729) ; N° 7, t. III, p. 283. (Juin 1728)]

C’est une opinion admise qu’Antoine Court fut nommé doyen de ce séminaire naissant, et même qu’il y professa. On l’affirme, comme on affirme qu’il fut élu, en 1730, député général des Églises de France. La vérité est qu’il ne fut jamais doyen, jamais professeur, et que s’il porta un jour le titre de député, ce ne fut qu’en 1744. Sa position à Lausanne était parfaitement connue. Il était pasteur réfugié, sans poste fixe, prêchant ici et là, quand on le lui demandait, et vivant d’une modique pension que lui allouait le gouvernement bernois. C’est ainsi qu’on lui proposa plus tard d’aller s’établir dans la capitale de la République pour y seconder les ministres et les pasteurs, en cas de nécessité. Court lui-même se signa toujours ministre réfugié, et c’est le titre que lui donnaient ses correspondants. — Qu’eût-il pu d’ailleurs enseigner ? Son éducation était fort incomplète. Il ne sut probablement jamais ni le latin, ni le grec, ni l’hébreu, et la théologie telle qu’elle était professée, était pour lui une science ardue. Un jour, il disait : « C’est trop me flatter que de me donner pour adjoint à M. le professeur Polier, et l’insuffisance de mes faibles avis doivent m’apprendre à rentrer dans mon néant. Je me charge pourtant avec plaisir de voir M. le professeur et de lui demander quels livres il juge nécessaire pour l’étude de nos Messieurs. » La phrase était un peu ironique et visait la malice ; cette modestie cependant, et non affectée, convenait à Antoine Court. — Ses attaches au séminaire, officiellement, furent nulles ou fort minces. Il n’y donna ni cours, ni leçons ; mais, combien préférable ! il en fut véritablement le père, et comme l’âme. C’est lui — et dès le jour où il arriva — qui vit les étudiants, se les attacha, les reçut chez lui, leur donna des conseils sur leur future conduite, les anima de son zèle, de sa piété, de son courage, prit en toutes occasions leur défense, fit augmenter leur pension, leur donna des maîtres et des répétiteurs, les exhorta, les soutint, pour tout dire, les traita comme ses propres enfants. C’est lui enfin qui ne cessa de quêter des subsides, de dénouer les difficultés renaissantes, et de travailler chaque jour à garantir la prospérité de l’établissement.

En 1727 on pourvoyait à peine à l’entretien d’un proposant, en 1728 de deux, en 1729 de quatre. Mais « dès lors il plut à Dieu de répandre une si grande bénédiction sur cette heureuse entreprise qu’on parvint au point d’en entretenir un beaucoup plus grand nombre, non du fonds, mais des revenus mêmes. » Zurich accorda jusqu’à 1747 un subside annuel ; Berne continua à donner des preuves de sa munificence jusqu’en 1735. Mais surtout la Hollande, la Suède, l’Angleterre se firent remarquer par leur générosité. On put bientôt regarder l’existence du séminaire comme assurée.

[N° 5, n° 15, p. 11. Mémoires aux Economes. (1740.) N° 5. V. Pièces et documents, n° 2. Chaque année on demandait aux magistrats de Berne leur cotisation. En 1731, Dachs écrivait qu’à cause de Boyer on n’avait pas trouvé à propos de faire la demande du subside ordinaire N° 1, t. V, p. 639.]

Presque en même temps, en effet, LL. EE. de Berne sur la demande probablement de Dachs, d’Hacbrett et de quelques autres personnages, consentirent officieusement à laisser s’ouvrir dans leur ville sujette l’école pour laquelle on leur réclamait des secours et à la couvrir même de leur protection, si elle voulait rester dans l’ombre, à l’écart, loin du bruit. — Toutes les conditions furent acceptées, et dès lors il ne resta plus qu’à fixer les règlements, établir l’ordre, dans cet étrange séminaire toléré, mais non reconnu.

Les étudiants venaient des diverses provinces protestantes, mais surtout du Languedoc, Quel que fut leur âge, ils pouvaient se rendre à Lausanne pour y commencer ou achever leurs études. Ils ne jouissaient pas cependant de la pension allouée ordinairement, s’ils n’avaient dix-sept ans : c’est du moins ce qu’établirent plus tard les membres du comitéa. Quelques-uns étaient des catholiques convertis ; on en compta trois jusqu’en 1745.

a – Manuscrit Levade. Mais ce ne fut que vers 1788.

[Synode de 1743. Il paraît, toutefois, qu’ils n’étaient pas très bien vus. « On ne recevra aucun prosélyte au nombre de nos étudiants, que deux années après leur abjuration et en conséquence des témoignages de leur bonne conduite et de leur capacité, qui leur auront été donnés par les personnes sous la direction desquelles ils auront été pendant ce temps-là. » Synode de 1748. N° 7, t. XIII, p. 53.]

Mais en général, c’étaient des jeunes gens que les pasteurs avaient rencontrés dans leurs courses et qu’ils avaient cru bien disposés pour le ministère. Il se forma même de bonne heure des espèces d’écoles préparatoires où l’on recueillait des enfants de dix à douze ans. Un pasteur leur était attaché. Il leur faisait lire la Bible, le catéchisme d’Osterwald, la Théologie de Pictet, et les interrogeait avec soin. Ces enfants s’appelaient premiers élèves ; c’est parmi eux que se recrutait le plus grand nombre des étudiants. Paul Rabaut alla dans une de ces écoles, sous la direction de Bétrines.

[N° 9, p. 25. En 1744, ce séminaire de l’intérieur comptait douze étudiants, et il était question de l’augmenter. N° 7, t. VI, p. 195. V. à ce sujet un « Mémoire raisonné sur le séminaire de Lausanne et sur les sujets destinés à le remplir ou qui pourraient l’être dans la suite, les uns actuellement ici, les autres au service des Églises et sous la conduite du pasteur, et les autres résolus à prendre le Désert. » Ce mémoire fort curieux et instructif, fut dressé en 1745. N° 5, n° 16.]

Plusieurs fois cependant, et dans les premiers temps surtout, on vit des jeunes gens à Lausanne qui avaient déjà prêché au Désert et se trouvaient au service des Églises. Dans ce cas, pour être admis, ils devaient obtenir du Synode un congé et en produire le certificatb.

b – N° 1, t. XXVIII. (1755) V. le certificat donné à Gibert. Pièces et documents.

Quel qu’il fut, tout candidat était tenu de posséder une attestation de bonne vie et mœurs, et de promettre qu’il n’exercerait qu’en France son ministère. On réclamait surtout de lui qu’il eût l’esprit du Désert. « J’entends par là, écrivait Court, un esprit de mortification, de sanctification, de prudence, de circonspection, un esprit de réflexion, de grande sagesse et surtout de martyre, qui nous apprenant à mourir tous les jours à nous-même, à vaincre, à surmonter nos passions avec leurs concupiscences, nous prépare et nous dispose à perdre courageusement la vie dans les tourments et sur un gibet, si la Providence nous y appelle ». Il ajoutait, s’adressant à un jeune étudiant : « Vous sentez que si vous manquiez de cet esprit, vous risqueriez plus d’une fois de terribles mécomptes. Vous édifieriez mal, vous seriez sans ressources au plus grand de tous les besoins, et vous feriez le sacrifice d’une liberté, d’un repos et d’une vie toujours précieuse, seulement pour vous rendre malheureux et pour être continuellement en lutte avec le mépris, les opprobres, les difficultés et les contradictions. » Un autre jour quelqu’un lui fit la demande d’entrer au séminaire, et il la lui accorda. Mais aussitôt : « Vous avez fait de tout cela le sujet de vos méditations les plus réfléchies, et ce n’est qu’après vous en être occupé sérieusement et avoir imploré plus d’une fois le secours divin que vous vous êtes enfin déterminé d’entrer dans la carrière. Venez donc, à la bonne heure, travailler à vous mettre en état de plus en plus à les remplir d’une manière qui tourne également à l’avancement du règne de notre commun maître, à l’édification et au plus grand avantage de son Église. »

Les directeurs du séminaire ne s’engageaient pas à faire consacrer en Suisse les étudiants, non plus qu’à leur procurer des places, si jamais la persécution ou les infirmités les chassaient de leur patrie.

Ils arrivaient presque toujours en automne. Dès qu’ils avaient pénétré dans la vieille cité, ils étaient placés dans différentes familles de la ville — familles respectables et connues par leur piété, — qui, moyennant une modique pension, les logeaient et les nourrissaient.

[Voici comment Antoine Court rend compte de l’arrivée d’un étudiant. « A l’arrivée de notre jeune homme, je lui parlai aussi bien qu’il me fut possible pour l’engager à répondre à vos soins et pour se concilier la protection et la bienveillance des amis. Il promet, comme vous dites, monts et merveilles. Ce sera aux effets à démontrer qu’il pense comme il parle, et qu’il sait associer les actions aux paroles. J’ai dit à M. Marazel qu’il ferait bien de le prendre avec lui, qu’il serait sous ses yeux ce qu’il ne sera pas autrement ; M. Marazel le croit aussi. Mais la pension est forte. J’ai dit que le jeune homme pourrait tenir son pain, boire de l’eau et être a moitié de pension. M. Marazel proposera la chose, et si elle peut avoir lieu, ils logeront ensemble et mangeront à une même table. » N° 7, t. XIII, p. 95.]

Ils touchaient dix-huit livres par mois. C’était trop peu. Court montra bientôt que ces jeunes gens ne pouvaient avec une si modique somme suffire à leurs dépenses, et qu’il leur manquait régulièrement quatre livres cinq sols En 1744 le comité de Genève, touché de cet état de choses et voyant que ses pupilles étaient obligés de faire des dettes, porta leur pension mensuelle à six écus.

Dans ces dépenses, il n’y avait rien pour l’habillement, le papier, les livres. (N° 5, n. 14, p. 2.) Note de Court.) N° 9, p. 25. (1744.) Beaucoup de détails nous ont été donnés sur ces points différents par MM. Fabre et Dufournet, de Lausanne. Ces hommes vénérables, presque octogénaires, et qui ont joué un si grand rôle dans l’histoire religieuse de Lausanne, se sont mis a notre disposition avec, un empressement qui nous a profondément touché. M. Fabre a vu les derniers jours du séminaire. M. Dufournet, gendre de ce même Levade qui fut professeur au séminaire, a bien voulu nous communiquer un manuscrit de son beau-père, manuscrit d’un réel intérêt.]

Le comité de Genève les appelait ses pupilles, celui de Lausanne, les séminaristes. Il ne faut point croire cependant, et on le voit, que ce fussent des séminaristes, dans l’acception propre du mot ; en réalité, il n’y avait point de séminaire. Ces jeunes gens étaient libres, vivaient dans des maisons particulières, et ne se réunissaient dans un local commun qu’aux heures des leçons. Ils n’étaient nullement internés ; l’internat était chose inconnue en Suisse. Là maison même où ils se rendaient ne contenait ni salle vaste, ni amphithéâtre ; c’était beaucoup plus simple : une chambre haute suffisait aux élèves et au professeur. Probablement encore on changea souvent de local, et dans les premiers temps, quand les étudiants étaient peu nombreux, ils venaient écouter les leçons dans le cabinet même de leur maître. Plus tard seulement, on loua une petite salle, étroite et basse, où se donnèrent les cours d’une façon régulière ; encore cette salle faisait-elle partie de l’appartement habité par un professeurc.

c – Le local existe encore. Il se trouve dans la maison qu’occupait jadis le professeur Levade à côté de la cathédrale.

Il faut insister sur ce point. Rien en effet n’était plus humble et de plus mince apparence que ce séminaire, et on s’en est fait une fausse idée. LL. EE. de Berne n’eussent jamais souffert qu’ouvertement, publiquement, et la France pouvant en être informée, une maison s’élevât où viendraient étudier de jeunes hommes auxquels l’accès d’un pays allié était interdit, et qui n’en pouvaient franchir la frontière sans s’exposer aux rigueurs des édits. Ils avaient posé pour condition première à l’institution de cet établissement qu’il ne ferait ni bruit, ni éclat. Ils entendaient en ignorer officiellement l’existence, et surtout qu’on le crût. Que de fois, en 1745 déjà, ne fut-il pas question d’en fermer les portes !

On comprend qu’aucune attache ne liât le séminaire à l’Académie, établissement public reconnu par l’Etat, et sur lequel Berne exerçait une puissance souveraine. C’étaient choses parfaitement distinctes. Les professeurs du séminaire étaient cependant les mêmes que ceux de l’Académie. Polier de Bottens, Salchly, Secrétan, Chavannes, Durand, donnaient des leçons dans les deux établissements. Mais ici, ils étaient des fonctionnaires publics ; là, de simples particuliers, maîtres privés, des manières de précepteurs qu’avait choisis et que payait pour cela le comité de Genève.

Les premiers professeurs furent Polier et Ruchat. Polier, qui avait déjà enseigné à l’Académie la morale et le grec, y enseignait encore l’hébreu et le catéchèse ; Ruchat était professeur de théologie. C’étaient deux hommes de savoir et au besoin de courage. En 1722, — l’Église était alors l’Etat, — Berne, ayant en suspicion les sentiments de l’Académie de Lausanne en matière de dogme, avait résolu d’exiger de tous les ministres du pays de Vaud la signature du consensus et le serment d’association contre les piétistes, arminiens, sociniens. Deux députés avaient été envoyés pour faire exécuter cette décision. Mais lorsque Polier fut appelé à mettre son nom au bas du formulaire, il refusa de signer, avant d’avoir fait connaître les motifs qui le faisaient agir. Ce ne fut qu’aux pressantes sollicitations de ses collègues qu’il se décida à donner sa signature, mais en déclarant qu’il n’entendait par là, ni gêner les consciences, ni faire recevoir cette formule comme règle de foi. Cette déclaration fut rapportée à Berne. Berne manda le courageux professeur et il lui fit entendre qu’il eût à se conduire à l’avenir avec plus de prudenced.

d – V. L’Histoire de l’Instruction publique dans le pays de Vaitd, par M. Gindroz. (Lausanne, in-8, 1853.)

Il paraît que Polier et Ruchat étaient fort aimés par les étudiants. On ne les appelait que les « bons et généreux pères. » On leur décernait volontiers le titre « de princes, d’anges de l’école. » (N° 1, t. XIV, p. 231. 1742.)

Le programme des études dut varier beaucoup dans le courant du siècle. Au début, les jeunes hommes qui vinrent au séminaire étaient déjà âgés, très ignorants, savaient à peine lire et écrire. Il y avait plus. Leur congé était de courte durée, car les Églises avaient besoin de pasteurs. Il fallut donc suivre une méthode particulière. On les prit tels qu’ils étaient, on leur apprit les premiers éléments de théologie, on compléta leur instruction par la connaissance des sujets controversés, et leur éducation fut déclarée terminée. On agit de même dans la suite toutes les fois qu’un prédicant un peu âgé vint étudier à Lausanne.

Mais bientôt le séminaire se recruta parmi de tout jeunes gens, suffisamment instruits déjà et qui avaient commencé leurs études dans les écoles ambulantes. On exigea en outre qu’ils passassent en Suisse deux ou trois années. « Il vaudrait mieux, avait écrit le comité directeur, n’avoir que deux ou trois personnes éclairées, qui pourraient ensuite éclairer les autres dans le pays, ou du moins les diriger dans leurs études, que d’en avoir un grand nombre qui manquent de lumières au bout de leur voyage. » On put alors faire un cours complet de théologie. Cependant à cette époque même, on voit que les études eurent une tendance essentiellement pratique. On possède trois gros volumes, recueils de cours, qui furent écrits de 1749 à 1753, et qui peuvent faire très suffisamment connaître quel était l’enseignemente. D’exégèse et d’histoire, il n’est pas question. En revanche, la polémique et la controverse occupent une large place. La transsubstantiation, la papauté, les indulgences, le purgatoire, la vocation des réformateurs… voilà les thèmes favoris. Sur ces sujets on accumule les pages et les arguments. Un Synode même recommandera qu’on s’y applique avec zèle et ordonnera de ne point négliger cette branche importante des études (Syn. de 1748, art. xxiv). — En morale, c’est pis. On apprend ce qu’est l’humilité, la vaine gloire, le contentement d’esprit, la charité, la tempérance… ; on apprend surtout quels sont les devoirs du pasteur et quelle doit être sa conduite dans la vie. — Le cours de théologie, moins insuffisant, reflète assez bien les idées du temps. On y traite de la religion naturelle et de la révélée, on résout toutes les oppositions, on admet le dogme de la Trinité, les miracles, la divinité du Messie, et on anathématise les incrédules et les athées. Un point à noter. Le libre arbitre est reconnu. Le consensus n’avait point en effet réussi à arrêter l’essor des idées que venait de mettre à la mode l’Académie de Saumur.

e – N° 24, n° 26, n° 23. Il est probable que ces volumes sont de Court de Gébelin.

L’enseignement était à peu près calviniste. On n’avait pu cependant si bien fermer toutes les issues aux doctrines nouvelles qu’elles n’eussent pénétré par quelque endroit. La Suisse était un pays neutre où les champions des deux grandes écoles rivales se livraient en ce moment un dernier combat. Elle était remplie des disciples d’Amyraut et de La Place. On y respirait l’hérésie. Grand danger ! Quelques hommes prudents voulurent arracher les séminaristes à cette pernicieuse influence. Ils en écrivirent à Court et lui conseillèrent de transporter en France le séminaire. Leur conseil ne fut pas suivi. Antoine Court, quoique calviniste, détestait la contrainte en matière de foi. D’ailleurs, il était grand ami de la paix ; il fermait les oreilles ; « Je ne crois pas, écrivait-il, qu’on doive les obliger à signer la confession, s’ils ne le font pas volontairement. » Plus loin, il ajoutait, il est vrai, et dans ces quelques mots se dépeignait tout son caractère : « Il suffit d’exiger d’eux de ne rien enseigner qui y soit contraire ou qui trouble la paix. C’est la conduite que tient sagement, depuis un grand nombre d’années, l’Église de Genève. » Mais il expliquait aussitôt sa pensée : « Ceux qui en ont tenu une contraire et qui ont voulu forcer les gens à signer des confessions ont été blâmés et ont failli faire de grands maux à la religion. »

Le grand vice de ces études, c’était qu’on n’y faisait ni latin, ni grec. On le savait bien, et dès qu’on en eut la possibilité, on se hâta d’y remédier. Vers 1746, il fut question de nommer un maître, — espèce de répétiteur, — qui enseignerait la logique, la théologie et le latin. Cette proposition fut faite par Antoine Court. Les membres du comité directeur y répugnaient, et il fallut insister. Court triompha heureusement. Bientôt même on s’occupa de choisit en France des hommes pour donner les premières notions de ces deux langues aux premiers élèves, « afin que quand ces jeunes gens viendraient se perfectionner, ils pussent assister aux leçons publiques et y être même consacrés selon les règles académiques. » Dès l’année suivante, le maître fut nommé, et un étudiant suivit les cours de l’Académie. La connaissance du grec et du latin devint obligatoire. On voit plus tard qu’il y eut de nombreux élèves de langues, qu’on fit choix d’un lecteur chargé d’enseigner le latin et le grec, et qu’on décerna même des prix à ceux qui s’étaient le plus distingués dans cette étude. Il est vrai que les étudiants durent alors passer cinq années à Lausanne. Les plus âgés n’en passaient que trois ; mais c’étaient les seuls qui fussent autorisés à ne point lire dans le texte le Nouveau Testament.

Cette année 1746 vit au surplus une nouvelle et heureuse innovation. Jusqu’alors les étudiants n’avaient pas été exercés à la prédication. Court conseilla de leur faire faire des propositions. Chaque semaine, un texte était donné, et tous les lundis, l’un d’eux récitait en public le sermon qu’il avait composé. « Vous ne sauriez croire, écrivait-on, l’émulation qui règne depuis ce temps, et combien chacun s’efforce à surpasser son compagnon. Les progrès sont des plus sensibles et me font un nouveau plaisir. » Antoine Court se faisait une joie d’assister régulièrement aux débuts de ces jeunes orateurs. Il les encourageait, leur donnait des conseils, excitait leur ardeur, applaudissait à leurs succès. « J’assiste tous les lundis aux propositions et j’y assiste toujours avec un plaisir infini. » Il aimait entendre ces paroles ardentes qui devaient éveiller, quelques mois plus tard, les échos du Désert. Tout ému, il songeait à ces jours de grand danger, où, sous le coup d’une surprise imminente et jetés en brutale réalité, ces tout jeunes hommes iraient au péril de leurs jours annoncer la parole de vie. Il y avait surtout un certain Gautier « très éloquent, mais très misérable » qu’il avait distingué entre tous. Il lui promettait un avenir brillant, et le croyait destiné à exercer plus tard par son éloquence une grande influence sur les protestants de France. Le pauvre étudiant ne devait pas tromper son attente. (V. chap. ix. Il fut un des apôtres de la Normandie.)

Triste après tout, et de peu de savoir, ce séminaire ! Les vertus et les généreuses ardeurs y florissaient, non la science. En le voyant, l’image du passé s’évoquait nécessairement par contraste. Où étaient ces belles années qu’avaient illustrées les Académies de Montauban, de Sedan, de Saumur ! Les professeurs alors, c’étaient les Dumoulin, les Desmaretz, les Jurieu, les Charnier, les Garisolles ; c’étaient Cappel, La Place et Amyrault. La France entière s’occupait de la grande querelle de l’universalisme. De tous les pays réformés, de Hollande, d’Angleterre, de Suisse, accourait aux leçons d’Amyrault une jeunesse empressée ; et Berne, qui daignait aujourd’hui couvrir de sa protection le pauvre séminaire naissant, sollicitait comme un honneur d’envoyer ses étudiants dans l’illustre école qu’avait fondée Duplessis-Mornay. Tout à coup la révocation de l’Edit de Nantes avait été signée ; et, les portes des Académies françaises fermées, les chaires brisées, les élèves dissipés, il fallait qu’après cinquante ans de persécutions, quelques jeunes gens ignorants passassent la frontière pour aller dans une maison obscure ressaisir la tradition interrompue, et se remettre difficilement à l’étude de questions depuis longtemps résolues !

Les Églises avaient heureusement plus besoin d’hommes de dévouement que d’hommes de savoir. Les pasteurs qu’elles demandaient, étaient ceux dont nulle peine ne pouvait éteindre l’ardeur, nul danger abattre l’intrépidité ; c’étaient ceux qui, sans trêve ni repos, étaient capables de courir les villes et les villages, de convoquer les assemblées aux heures nocturnes, de prêcher, d’exhorter, de consoler ; c’étaient ceux enfin qui savaient braver la mort et souffrir le martyre.

Les étudiants étaient de bonne heure préparés aux labeurs de leur future position. Ils étaient accoutumés, pendant leur séjour à Lausanne, à la frugalité et à la fatigue ; ils s’engageaient à pied dans la montagne, escaladaient les cimes du Jura, montaient à cheval, battaient le pays, et s’habituaient à la peine. Admirable pays d’ailleurs et merveilleusement disposé pour cette vie !

Nul plaisir surtout et nulle joie. Ces rudes campagnards, grossiers un peu et qui ne connaissaient ni n’aimaient les usages des salons, étaient assez mal vus par la population aristocratique du pays de Vaud. On riait volontiers de leur patois languedocien ; leur mise prêtait à la raillerie, leur langue et leurs habitudes. Les étudiants mêmes, ceux de l’Académie, les fils de famille, ceux qui n’avaient point craint de monter la garde autour de la prison où l’on avait enfermé l’héroïque major Davel, faisaient peu de cas et méprisaient ces futurs pasteurs qui pouvaient ne point les égaler par le savoir, mais qui les dépassaient de toute la hauteur de leur taille par le courage et la noblesse des sentiments. C’étaient pour les séminaristes des années d’austère apprentissage, passées dans la solitude et dans le travail. Encore, lorsque plus tard ils y songeaient, leur paraissaient-elles douces et agréables !

« Vous l’avouerai-je, Messieurs et très chers amis, leur écrivait un ancien condisciple, qu’il est difficile de se rappeler des moments si précieux, sans être tenté de les regretter et sans être porté à souhaiter de voir leur retour, placé comme l’on est dans plusieurs circonstances peu agréables, privé de respirer librement et publiquement l’air des villes et de la campagne, obligé d’inventer, d’étudier et de prendre les mesures propres à dissiper tout autant de projets et d’entreprises que font nos ennemis pour nous enlever du monde ! … Profitez, Messieurs et très chers amis, profitez, vous qui restez à Lausanne à l’ombre d’une puissante protection, profitez de tant d’avantages qui vous sont offerts et qui sont mis à votre disposition, tandis que je me contente de soupirer vainement après leur possession. (N° 1, t. XIV, p. 23, 231. (Oct. 1742) De Pradel.)

Ils étaient libres en effet, libres de penser et libres d’agir. Ils pouvaient en toute, sécurité, sans craindre les soldats ou les espions, travailler, vivre ; et ce repos inconnu en France avait tout le charme du bien le plus précieux.

Car le souvenir de la patrie ne les quittait jamais. C’est aux travaux qui les attendaient, aux souffrances prochaines, à la lutte, aux courses, aux ennemis, qu’ils songeaient sans cesse ; et que de fois au milieu de ces images, sombres ou gaies, se dressait, sinistre, celle de l’échafaud ! Tout leur rappelait la France et ses malheureuses Églises : les lettres que leur envoyaient les fidèles et les conversations particulières, les exhortations d’Antoine Court. Penser à la France, c’était leur vie. Ils se réunissaient quelquefois entre eux ; ils allaient encore chez les rares familles qui les recevaient, familles de réfugiés, et de quoi parler, sinon de la patrie absente ? Court lui-même, et c’était comme un sacerdoce, ne les entretenait guère que sur ce sujet. Il les aidait de son expérience, les prévenait des périls, leur indiquait les moyens de les fuir ; surtout, il les remplissait de son ardeur et de son courage. « Je lui proposai — il parlait de l’un d’eux — de destiner son ministère pour des Églises, où il y a une abondante moisson à faire, et où il n’y a pas de pasteurs fixes et établis, telles que sont celles du côté de Bordeaux. » Il aimait parler avec eux des succès obtenus par leurs collègues, il leur disait les bonnes nouvelles, il les faisait participer à sa joie ; et quand il apprenait quelque catastrophe, il pleurait avec eux. Quel coup que l’annonce d’une mort inattendue ! Et que de fois, tout à coup, ce bruit terrible courait : Vous savez ? En revenant du prêche, il a été pris ; son procès a été instruit ; il est condamné au gibet ; le gibet va se dresser ; il n’est plus, notre bien-aimé martyr ! — On l’avait vu partir, une année avant, joyeux et libre, remplissant la ville entière de son ardeur et de sa jeunesse, disant un dernier adieu, jurant de revenir plus tard ; douze mois ne s’étaient pas écoulés, et l’on apprenait son supplice ! Et cependant, ceux qui restaient, austères et inébranlables, persistaient dans la périlleuse voie. Les premières larmes versées, ils reprenaient leur stoïque attitude. Un jour, ils venaient d’apprendre une funèbre nouvelle ; le lendemain, Court écrivait : « Cette mort, bien loin de causer quelque découragement parmi nos jeunes gens, ne sert qu’à enflammer leur zèle. Rien n’est si beau que les sentiments qu’ils expriment, et ce qu’il y a de plus digne d’admiration, c’est que depuis cette mort il se présente deux nouveaux sujets. »

Lorsque le temps qu’ils devaient passer au séminaire était écoulé, ils étaient consacrés pasteurs. Cette cérémonie s’accomplissait généralement à Lausanne, dans une chambre haute, en présence des professeurs et des directeurs de l’établissement ; probablement aussi le comité de Genève s’y faisait représenter.

Ce fut une grave affaire que d’obtenir, soit des Églises, soit de Berne la permission de donner l’ordination dans une ville étrangère. Lorsque les premiers séminaristes étaient venus en Suisse, il avait été convenu qu’ils ne s’y feraient pas consacrer. Ils devaient être reçus pasteurs en France et au Désert. En 1729 cependant, Roux et Boyer, à leur départ de Lausanne, se rendirent à Zurich, et malgré quelques oppositions, parvinrent à recevoir l’ordination de la Chambre Ecclésiastique de cette ville.

[Attestation donnée par la Chambre ecclésiastique de Zurich, à M. le ministre Roux.

    Aux lecteurs, salut.

Comme notre grand Pasteur de brebis et le souverain Seigneur de la moisson, voyant les troupes, fut ému de compassion envers eux de ce qu’ils étaient dispersés et errants comme des brebis qui n’ont pas de pasteurs, il dit à ses disciples : « Certes, la moisson est grande ; mais il y a peu d’ouvriers. Priez donc le Seigneur de la moisson qu’il envoie des ouvriers en sa moisson. » Si ce discours de notre bienheureux Sauveur a eu son accomplissement au temps de sa chair, il ne l’a pas moins de notre temps, et principalement dans le pays où nous voyons des troupeaux entiers dispersés dans plusieurs déserts. La grâce de Dieu est pourtant plus grande, puisqu’il envoie et qu’il pousse pour ainsi dire de temps en temps des ouvriers dans cette grande moisson, et qu’il excite pour être pasteurs ceux qui par un courage apostolique risquent leur vie et portent leurs âmes dans leurs mains.

Nous pouvons compter dans ce nombre, le révérend frère en Christ M. F. Roux, de Caveyrac, diocèse de Nîmes en Languedoc, qui s’étant dévoué premièrement à Dieu et à son fils Jésus-Christ, et puis au service de son Église pour la mieux pouvoir servir, a jugé à propos d’en recevoir auparavant une ordination légitime ; et pour cet effet, il s’est adressé au Consistoire ecclésiastique, lequel corps, ayant lu ses attributions, lui fit subir les examens nécessaires à ce saint dessein, et lui fit prononcer un sermon sur le texte donné selon la coutume des Académies. L’ayant entendu avec applaudissement et beaucoup d’édification, on n’eut point de doute de lui faire tenir la sainte ordination au saint ministère par l’imposition des mains, par des prières ecclésiastiques et par des remontrances et. de salutaires exhortations. Cet acte s’est passé le lundi 4 avril 1729, à Zurich, en présence du très vénérable Antiste M. Neufch… et de tout le corps ecclésiastique, par le service et par les mains de Jean-Baptiste Ott, archidiacre de la même Église. Nous prions Dieu pour ce nouveau frère en Christ, et nous lui souhaitons que partout où la vocation de Dieu l’appelle, il y puisse aller, et y soit reçu avec une abondance de l’Évangile de Jésus-Christ. Amen.

    Signé : Jean-Baptiste Ott, archidiacre de l’Église cathédrale de Zurich, et scellé de son cachet ordinaire. (N° 17, vol. P, p. 397.)]

Antoine Court était encore en France, lorsqu’il l’apprit. A cette nouvelle il s’indigna.

« … Je vois dans votre installation, écrivit-il à ses deux jeunes collègues, la discipline sapée par son fondement, l’union la plus nécessaire violée de la manière la plus insultante, et les personnes qui méritaient le plus votre confiance méprisées d’une manière sans exemple. Quel sujet d’affliction ! L’auriez-vous oublié, mes très honorés frères, que notre discipline ne souffre pas que l’on soit reçu dans des Églises étrangères, et auriez-vous si peu consulté votre honneur, votre réputation, que de vous faire recevoir, sans rechercher l’approbation de ceux qui étaient peut-être les seuls en droit de vous la donner ou qui étaient du moins les seuls en état… » (N° 7, t. III, p. 429. Mai 1729. V. Pièces et documents, n° 3.)

En même temps, Court, Durand et Roger résolurent de ne point reconnaître Roux et Boyer pour leurs légitimes collègues. Cependant les pasteurs de Genève écrivirent, implorèrent, et cette querelle, qui paraissait devoir s’envenimer, finit par s’apaiser. Un Synode national, en 1730, décida que les étudiants seraient libres désormais, à moins qu’on n’en ordonnât autrement, de se faire consacrer dans les Académies étrangères. En 1731, deux nouveaux étudiants, Combes et Claris, furent ordonnés pasteurs, non à Zurich cette fois, mais à Lausanne même. Ce fut une question définitivement vidée.

Comment Berne avait-elle toléré que les séminaristes fussent consacrés dans une ville de son gouvernement ? « Les uns et les autres, écrivait Court, ont été reçus par la permission du souverain et par ordre de l’Académie, après un examen qui a été fait avec édification. J’ai été présent à la consécration » Berne probablement avait cédé aux sollicitations des mêmes personnages qui lui avaient arraché la permission d’ouvrir le séminaire, et elle avait promis de tout accorder, en fermant les yeux. Une condition avait été cependant imposée, c’est que cette cérémonie se ferait sans éclat et qu’on l’entourerait du plus grand secret. On devait en outre lui demander une autorisation spéciale pour la consécration de chaque étudiant, et elle se réservait le droit de la refuser.

« … M. le Doyen, écrivait Court à l’Advoyer Steiguer, vous aura sans doute informé que nous avons un jeune homme d’assez grande espérance consacré aux Églises de la croix, qui souhaiterait avant de partir d’être initié dans le saint Emploi du ministère. Osera-t-il se flatter qu’on passera sur les grandes et petites difficultés et qu’on lui accordera ce qu’il demande … »

Les ordres nécessaires étaient alors donnés ; mais nul papier, nulle lettre ne pouvait être inscrite au registre de l’Académie « pour des raisons, disait un jour le trésorier Reiguer, que chacun voit facilement. » Bien plus, les récipiendaires devaient jurer de garder le secret. C’est ainsi qu’ayant reçu l’ordre de dire qui lui avait donné le pouvoir de faire toutes les fonctions de ministre, Claris répondit qu’il avait reçu l’imposition des mains « dans une ville de Suisse, dont il ne savait le nom. »

Le secret cependant ne fut pas si bien observé qu’on ne connût ce qui se passait à Lausanne. En 1741, M. de Montrond se trouvant à Berne, vit le banneret Tiller et apprit de lui qu’un proposant s’était vanté publiquement de recevoir l’imposition des mains. Le banneret était mécontent. Il déclara que LL. EE. devaient observer une grande prudence, l’ambassadeur de France résidant à Soleure, et que les séminaristes pourraient bien se faire consacrer au Désert. L’émoi fut grand. M. de Montrond affirma que la chose était impossible, que le secret était gardé, que les consécrations se faisaient silencieusement dans une chambre haute, et qu’ils ne donnaient jamais de papier qui pût compromettre le gouvernement bernois vis-à-vis de la Francef. Court fut obligé d’écrire un mémoire pour obtenir de LL. EE. qu’elles continuassent à se montrer bienveillantes et tolérantes. Il y parlait de l’influence et du prestige qu’exerçaient sur les populations les pasteurs consacrés à l’étranger, des catholiques qui méprisaient les prédicants de France à cause de leur ignorance, et des dangers des consécrations au Désertg. — Berne se radoucit. En 1744, le comité de Genève décida que les proposants recevraient l’imposition des mains à Lausanne, comme par le passé, cela aussi longtemps que le permettrait le gouvernement bernois. Cependant, comme des difficultés pouvaient surgir, et que Salchly et Ruchat se prêtaient avec peine à ces réceptions secrètes, les Églises furent invitées à consacrer elles-mêmes leurs pasteurs. Plus tard en effet, les étudiants du Languedoc allèrent généralement recevoir l’ordination dans cette province ; il n’y eut guère que les étudiants originaires des autres parties du royaume qui continuèrent à se faire consacrer à Lausanne.

f – N° 1, t. XII, p. 251. (Déc. 1741.) V. Pièces et documents, n° 4.

g – N° 5, n° XIII. (1741). V. un certificat donné à Peyrot. Pièces et documents, n° 5.

Il faut revenir aux séminaristes. Lorsque le dernier acte de la cérémonie était accompli, quand les prières étaient terminées et le baiser de paix donné, arrivaient les dernières scènes, les derniers adieux. Il fallait rentrer en France. Le Désert les réclamait.

Ils partaient en grand secret, seuls parfois, souvent par petites bandes. Ils passaient la frontière sous des faux noms, avec de faux passe-ports, se donnant pour des marchands ou revêtant tel ou tel autre personnage. En 1730, quatre jeunes pasteurs quittèrent Lausanne. Quelques jours après, l’un deux écrivait :

« … Cher ami, le premier jour de marche fut celui d’épreuve pour la fatigue. Ces Messieurs qui s’étaient amollis par le peu de travail qu’ils avaient fait depuis quelque temps, du moins de travail de cette nature, sur le soir, semblaient n’avoir de bouches que pour se plaindre. M. Las(sagne) avait toujours les mains à ses reins, et, sans compliment, lorsqu’il s’approchait de quelque lit, il en mesurait d’abord la longueur. M. Faure était fatigué du chemin. Ce n’était pas le tout. Il était chagrin d’avoir en partage un cheval à qui on ne pouvait disputer le titre de Rosse et qui ne tarda pas bien du temps à mériter le nom de Flanquine. Messieurs Gom(bes) et Fau(re) étaient fatigués, mais leurs chevaux n’ayant donné aucune marque de rébellion, ils étaient un peu plus tranquilles. Le lendemain au matin nous passâmes à Pont(arlier), sans entendre dire de nous que ces deux mots à un garçon de boutique : « Voilà quatre Suisses qui passent. » Le soir nous arrivâmes à Arbois, un peu moins fatigués que le jour précédent. Le samedi à Montfort encore mieux portants, à la réserve de M. Faure, qui, quoique moins fatigué du chemin, était plus chagrin qu’à l’ordinaire de voir son Flan… lui refuser ses services. Le dimanche matin, Flan… qui s’était opiniâtré tout de bon à ne vouloir plus rien faire, nous fit aviser de nous servir du vin et de la verge. Ainsi par le moyen d’une bonne ration d’avoine bien trempée dans le vin et par le secours de nos fouets, cette lâche bête porta nos cavaliers jusqu’à Saint-Amour, où se trouvait par hasard une chaise vide qui allait à Bourg en Bresse. Nous la chargeâmes de notre chagrin, et lui ayant attaché notre écharde par derrière et bien recommandée à un cocher qui avait le soin de lui bailler les étrivières de temps en temps, nous arrivâmes à cette dernière ville dans un assez peu de temps. Ce soulagement de Flan… nous procura le moyen d’aller coucher le soir à Saint-Paul, et le lendemain à Lyon. Heureuse arrivée ! Lieu désiré particulièrement de M. Fa(ure) qui trouvait des adoucissements à ses chagrins dans l’espérance de prendre dans cette ville un bateau pour voiture et d’embarquer avec lui son ingrat serviteur ! Mais malheureusement notre compagnon de voyage se trouva trompé dans son espérance. Il n’y eut point de bateaux prêts à partir, et il fallut se remettre ou se résoudre à monter un cheval, qui, quoique bien pansé, avait l’indiscrétion de voir marcher son maître, sans s’en mettre en peine. Les choses étant ainsi, nous lui conseillâmes de faire de petites journées, et après l’avoir embrassé et recommandé à la protection divine, nous prîmes le chemin de Saint-Etienne, où arrivé heureusement, M. Las(sagne) qui commençait à oublier l’accident qui lui était arrivé en présence de M. du Cayla, eut la douleur de voir son cheval boiter ; et, cela s’augmentant, fut bientôt hors d’état d’être monté. Le jeudi matin, nous laissâmes notre cher frère à deux lieues d’un endroit où il avait des connaissances et dans le dessein de laisser sa jument au logis jusqu’à ce qu’elle serait en état de se rendre là où besoin sera. Le vendredi au soir, nous arrivâmes sur la montagne, et c’est là où nous surprîmes agréablement les amis, et après y avoir séjourné deux jours, nous nous séparâmes dans le dessein d’aller un chacun du côté de ses plus proches parentsh… »

h – N° 1, t. VI, p. 459. V. aussi un autre récit, n° 1, t. XXVII et XXVIII.

Malgré les périls, on le voit, nulle crainte, nulle terreur. Tout servait de prétexte à exciter leur gaieté et soutenir leur courage. Ils aimaient jouer leur nouveau rôle, vrais Français qu’ils étaient, en bravant le danger, le rire aux lèvres, sans bravade ni forfanterie. Combien cependant, qui parcouraient cette route avec tant d’insouciance, devaient, à peine arrivés au but, mourir misérablement sur le gibet !

Quelques pasteurs n’étudièrent pas au séminaire de Lausanne. En 1729 déjà, Bâle offrit aux Églises d’entretenir à ses frais dans son Académie « un jeune homme de talent. » (N° 12, p. 277. )En 1745, elle renouvela ses offres. Ce fut un nommé Gabriac qui les accepta. Mais Bâle était allemande ; il s’y déplut, n’y resta pas moins.

« … Tout de suite, je fus placé au collège des étudiants en théologie ; il y en a vingt et deux. Tous parlent en latin ou en allemand, excepté deux. Je vous laisse à juger quel plaisir pouvais-je avoir d’être parmi tous ces Messieurs, sans pouvoir leur dire une seule parole, ni demander une goutte d’eau aux gens de la maison. Sans compter qu’on y est très mal. Les aliments n’y sont guère bons et encore moins propres ; et si les étudiants n’en achetaient pas de leur argent, ils ne pourraient pas subsister. Les chambres y sont fort désagréables : la plupart ressemblent (à) des prisons, et ce sont celles qui sont destinées aux derniers qui viennent ; pour comble de mesure, il faut que ceux-là servent les autres à table du pain, de la soupe, et de la viande… » (N° 1, t. XVII, p. 225. 1745.)

Se trouva-t-il d’autres Académies, qui imitèrent celle de Bâle ? On ne peut l’affirmer, mais rien n’est plus probable. C’était une manière, et non la moins touchante, de secourir dans leur détresse les fidèles sous la croix.

Le grand foyer cependant fut à Lausanne : il y brilla jusqu’à la fin du siècle. C’est dans cette ville que vinrent pendant soixante-dix ans, étudier près de trois cents pasteurs.

V. aux Pièces et documents, n° 6 : la liste des étudiants depuis 1726 jusqu’à 1753. — Le gouvernement français ne devait certainement pas ignorer l’existence du séminaire : son Résident avait dû l’en informer. Cependant il ne faisait pas de réclamation, le laissait vivre, fermait les yeux.

En 1787, un jésuite, l’abbé Lenfant fit prendre des informations auprès d’un confident de l’Evêque de Lausanne, de Lentzbourg, et voici ce qu’il apprit :

« Il existe dans cette ville un séminaire distinct en tous points de l’Académie qui est pour les Suisses. Là, se trouvent vingt ou vingt-quatre Français protestants, qui doivent avoir des Églises dans leur pays. Ils y restent trois ans, font des cours de morale, philosophie, théologie, écriture sainte, sous des professeurs distincts de l’Académie sans en porter le titre. Les uns sont consacrés par ces maîtres en chambres privées ; les autres après avoir été examinés et après avoir obtenu un acte de capacité, surtout les Languedociens, retournent chez eux et sont consacrés et prennent les ordres des mains mêmes du Synode de la province. Un comité de sept à huit personnes, laïcs et ecclésiastiques, souvent les plus comme il faut de la ville de Lausanne, soignent les personnes, mœurs et intérêts de ces jeunes-gens, les placent eux-mêmes en diverses pensions, et leur donnent environ 40 ou 36 livres de France par mois. »

Et le père Lenfant aussitôt de s’écrier : « Le voile du mystère qui couvre les rapports entre les ministres d’une secte anti-monarchique et les gouvernements républicains, suppose un projet ténébreux ; ce secret seul suffit pour donner des inquiétudes au gouvernement. » (Revue suisse, t. XIII, p. 361) Louis XVI ne s’émut point de ces paroles, et le séminaire continua à prospérer pendant la révolution. Au commencement du siècle, il fut transféré à Genève où il aurait dû s’ouvrir tout d’abord, si la peur de la France n’avait point arrêté l’exécution des meilleurs desseins. Enfin Napoléon Ier fonda la faculté de théologie protestante de Montauban, et les étudiants cessèrent dès cette époque de franchir la frontière, pour écouter des leçons qu’ils pouvaient désormais, et en toute sécurité, entendre dans leur propre patrie. Ce fut le dernier coup porté à ce modeste et utile établissement.

Jusqu’en 1744, il était venu quatre pasteurs par an ; mais dès cette époque le nombre s’accrut considérablement. « Plus il sera grand, disait Court, plus il en résultera du bien pour les Églises. La moisson est grande et les ouvriers sont rares. Des provinces entières, des villes opulentes en réclament ; elles en manquent. » Il obtint de l’hoirie de Genève qui se montrait prudente et économe, que l’on offrît douze places par an. Ce fut pour lui une joie immense. « Il eut fallu pouvoir lire dans mon âme pour se former une juste idée de la joie dont elle était remplie et pénétrée d’un pareil succès. » On voit en effet que de 1726 à 1753 seulement, le séminaire de Lausanne compta quatre-vingt-dix étudiants. Paul Rabaut y vint, Jean Bon Saint-André, Court de Gebelin, le conventionnel Marc-David Alba, dit La Source, Vincent, Guizot, Rabaut Saint-Etienne, Jean Broca, Gachon, combien d’autres moins connus et aussi dignes de l’être.

« Etrange école de la mort, a dit de cet établissement un illustre écrivain, qui défendant l’exaltation dans un modeste prosaïsme, sans se lasser, envoyait des martyrs et alimentait l’échafaud ! » Ce jugement a été ratifié par l’histoire ; il restera éternellement gravé au fronton de l’édifice.

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