Histoire de la restauration du protestantisme en France

III
Le refuge au dix-huitième siècle
(1730-1760)

Discrétion de l’hoirie sur l’origine, des fonds qui entretiennent le séminaire. — Le Comité de Genève ou l’Association de secours pour les fidèles affligés. — Les bienfaiteurs sont les protestants de l’étranger et les anciens réfugiés. — Court excite les protestants de France à collecter des fonds. — Voyage de Duplan dans l’Europe protestante. — Les réfugiés. — L’Angleterre ; état de cette nation, heureux résultats. — La Hollande : prospérité du pays ; empressement des Hollandais pour Duplan et son œuvre. — Indifférence du roi de Prusse. — Duplan poursuit son voyage, il passe en Suède et en Danemark. — Il y est accueilli avec faveur. — Il revient, il trouve son œuvre détruite en Angleterre. — Il ne se décourage pas et recommence ses sollicitations auprès du roi et de la reine. — Elles sont couronnées de succès. — Organisation du comité de Londres. — Résultat général du voyage de Duplan. — Duplan à Londres. — Il accuse Court de vouloir le supplanter. — Désaccord avec le comité. — Des arbitres communs apaisent le différend. — Conduite de Court pendant ces débats. — Duplan reconnaît ses torts. — Nouveaux réfugiés. — Court combat l’émigration. — Les princes étrangers font des propositions aux protestants de France. — Le duc de Brunswick et l’Angleterre. — Les émissaires du comte de Zinzendorf sont combattus par Court et les pasteurs du Désert. — Offres de l’Angleterre. — Lettre de Viala. — Les négociations n’aboutissent pas. — Considérations de Court sur l’émigration. — Persécution de 1752. — Antoine Court encourage l’émigration. — Nouvelles propositions de l’Irlande : elles sont acceptées. — Départ de M. de Bellesagne, à la tête d’une première bande ; nouvelle bande d’émigrants sous la conduite de Coste ; autre bande avec Pajon. — Mesures prises pour empêcher l’émigration. — Sort des réfugiés en Angleterre. — Les mécontents rentrent en France. — Fin des émigrations.

Un jour, un élève du séminaire, curieux de savoir d’où provenait l’argent de sa pension, le demanda au professeur Polier. Mais Polier devenant grave : « Que vous importe, pourvu que vous l’ayez régulièrement ? » Personne ne disait en effet d’où venaient les fonds destinés à l’entretien du séminaire, comment ils avaient été obtenus, ni quels étaient les donateurs ; on observait à cet égard un profond silence. Quelques hommes étaient seuls dans le secret, et ils le gardaient.

A Genève siégeait un comité composé d’hommes sûrs et dévoués : Vial, Maurice, Turrétin, plus tard Pictet, Lullin, M. de Végobre, plusieurs autres. Ce comité, usant de très grandes précautions, brûlant au bout d’un certain nombre d’années les papiers compromettants, écrivant en chiffres ses procès-verbaux, afin que ses papiers n’apprissent rien au gouvernement français, s’ils étaient saisis, — recevait l’argent des bienfaiteurs, le plaçait, le déplaçait, en disposait et ne rendait compte à personne de sa gestion. Seuls, les directeurs du séminaire étaient tenus au courant de ce qui se passait. Ainsi l’avaient voulu les donateurs. Ce comité s’appelait l’hoirie. On l’appelait encore : l’Association de secours pour les fidèles affligés.

En 1752, le comité directeur de Lausanne se composait de M. de Montrond, de Polier, de Louys de Chéseaux, et très certainement de Court. Cependant il n’en est pas fait mention. (N° 37, p. 57.)

« M. le professeur Maurice se trouvant indisposé, Messieurs nos respectables associés pour le secours des fidèles affligés voulurent bien suppléer au voyage qu’il ne pouvait faire en se rendant auprès de lui le 16 novembre 1744. On employa la soirée, le lendemain et une partie du matin du 18 à examiner sous les yeux du Seigneur ce qu’il y avait à faire dans les circonstances présentes pour raffermissement de la paix des fidèles et pour le bien de leurs chères Églises. M. le professeur Polier fut prié de diriger la conférence, où l’on tâcha de prendre en considération tous les articles nécessaires… » (N° 9, p. 17. (1744.)

Il est facile cependant aujourd’hui de dévoiler le mystère et de connaître, du moins sous les traits principaux, ce que l’on cachait si soigneusement. Ceux qui, pendant tout le dix-huitième siècle, soutinrent de leur argent les églises de France, furent les Princes protestants de l’étranger et les anciens réfugiés. Peut-être aussi les religionnaires subvinrent-ils plus tard aux frais du séminaire. En 1744, l’hoirie ne voulait ou ne pouvait annuellement accorder que six bourses aux étudiants ; mais Antoine Court désirait ardemment les porter au nombre de douze. Il s’adressa à ses frères de France. « C’est à fournir à ce secours que j’exhorte tous nos frères, tous les membres qui composent nos chères Églises, mais en particulier tous nos bons bourgeois et riches marchands. Rien ne saurait s’offrir de plus beau ni de plus glorieux pour faire briller avec éclat la générosité dont je suppose qu’ils sont animés. » Il revint souvent sur ce sujet. Qu’on collecte des fonds, disait-il, et que des gens de confiance en soient les dépositaires : on indiquera les moyens de les faire parvenir.

[Il disait encore : (N° 7, t. V, p. 361) 15 janv. 1745. « … Vous ne sauriez, mes très chers frères, prendre trop de soins et d’application pour disposer les esprits à cette bonne œuvre et pour y travailler sans retard. La Providence ne saurait se manifester d’une manière plus sensible en faveur de nos chères Églises qu’elle le fait. Quel crime ne serait-ce pas à nous, si nous négligions de seconder ses vues. Il le faut représenter aux Églises, et le leur représenter avec force et avec succès s’il est possible. Ne serait-ce pas honteux à elles, si pendant que les étrangers ne négligent rien pour leur procurer de bons ouvriers, elles négligeaient elles-mêmes les moyens qui sont en leur pouvoir pour s’en procurer. »]

Nous essayerons, lui répondit Rabaut ; mais ce sera difficile de lever un fonds dont l’intérêt fournisse à l’entretien de six étudiants. L’Église de Nîmes pourrait subvenir à la dépense de deux d’entre eux. Nous pourrions faire des collectes annuelles. — Il ne paraît pourtant pas que le projet ait été mis en exécution. La persécution survint. Ce fut l’argent étranger qui continua d’entretenir le séminaire, comme il avait entretenu les Églises.

Duplan, après avoir parcouru en tous sens la Suisse, comme député général, fut engagé en 1730, par un Synode national, à se rendre dans les autres pays protestants. Ses lettres de créance furent confirmées. Au commencement de 1731, il partita.

a – N° 37. V. la copie faite par Vouland de l’original de la charge de Duplan, comme député.

« Vous prendrez beaucoup de peine, lui disait-on à Genève, vous dépenserez beaucoup d’argent, et vous n’obtiendrez pas grand’chose. » Grandes et fausses prédictions. Ce voyage ne devait durer qu’un an, il dura quatorze ans ; il ne devait donner aucun résultat, il assura l’existence du Protestantisme.

Duplan ne se trompait point, lorsqu’il assurait, avec tant d’autorité aux Églises et à l’hoirie, que les gouvernements étrangers et les familles du Refuge se hâteraient dans leur généreuse charité de secourir leurs frères sous la croix

Les réfugiés, après la révocation de l’Edit de Nantes, s’étaient fixés dans presque toutes les nations du monde. On en comptait en Suisse, en Hollande, en Angleterre, en Prusse ; le Brunswick en possédait, la Suède, le Danemark, la Russie et même l’Amérique.

Tout d’abord, et jusqu’à la paix d’Utrecht, ils avaient espéré rentrer un jour en France. L’obstination de Louis XIV, les persécutions incessantes, l’édit de 1715 leur avaient bientôt enlevé tout espoir. Ils s’étaient alors résignés à leur nouvelle position.

Ils jouissaient d’ailleurs d’une pleine et entière liberté de conscience ; ils avaient leurs pasteurs, leurs temples, leur ancienne organisation ecclésiastique. Les gouvernements des pays qui leur avaient donné l’hospitalité, les traitaient avec une rare bienveillance ; leurs pauvres étaient secourus, les familles riches étaient regardées avec honneur et même arrivaient aux dignités. Quelques-unes étaient dans la diplomatie, le plus grand nombre dans l’armée, où elles occupaient de hauts grades. C’est un réfugié, Pierre de Montargues, qui sous les yeux du roi de Prusse dirigea les opérations du siège de Stralsund. C’est encore un réfugié, Ruvigny, tour à tour négociateur et général, que le roi d’Angleterre chargea de remplacer Charles de Schomberg en Savoie, et qu’il nomma Résident auprès du duc Victor-Amédée. Beaucoup s’étaient aussi fait connaître dans les lettres et les sciences. Il y avait des écrivains illustres, des orateurs, des savants ; plusieurs princes les traitaient avec bienveillance et les tenaient en haute estime. Mais surtout les marchands, les négociants — la classe bourgeoise — avaient prospéré et s’étaient définitivement attachés à leur nouvelle patrie. Ils avaient pris racine où les hasards de l’émigration les avaient jetés ; par leur travail, leur activité et leur goût, ils n’avaient point tardé à refaire l’édifice de leur fortune écroulée. « O nacelle battue de la tempête ! s’était écrié autrefois Saurin, vas-tu être engloutie dans les flots ! » La nacelle avait échappé au péril, elle voguait à pleines voiles sur un calme océan.

C’est à la porte de ces réfugiés que Duplan allait frapper. Sa mission était fort simple. Il allait quêter de l’argent pour quatre objets : l’achat de livres destinés à la France, le traitement des pasteurs que les Églises ne pouvaient pas payer, les secours à donner aux galériens et aux prisonniers, l’entretien enfin du séminaire de Lausanne. On voit en effet que les sommes obtenues furent affectées à ce quadruple usage. Peu à peu cependant le séminaire en prit la plus large part, et finit par les absorber presqu’en totalité. Ce fut toutefois avec l’autorisation des Églises. En 1744, Court fut chargé d’engager le Synode à décider : « que les fonds et les revenus des sommes collectées dans les pays étrangers, en leur faveur, seraient employés en premier lieu à l’entretien du susdit séminaire, comme étant ce qui pouvait contribuer le plus efficacement à maintenir la prédication de l’Évangile au milieu des Églises. » Le Synode acquiesça volontiers à la demande.

« On m’a fait, écrivait bientôt Duplan, une description de ces insulaires, tant Anglais que Français, qui ne leur est pas fort avantageuse. On me les a dépeint comme des personnes extrêmement dures, avares, livrées à leurs plaisirs et à leur négoce. Ainsi ce n’est ni sur mon habileté, ni sur leur charité que je fonde mon espérance d’obtenir des secours en faveur de nos compatriotes. C’est uniquement sur la grâce de Dieu, qui fait fondre les rochers en eau et les cailloux en huile, quand il lui plaît. » Toutefois il ne se décourageait point. Avant de se diriger vers l’Angleterre, il avait vu une dernière fois « les amis de Suisse » qui lui avaient promis de continuer leurs secours (V. Pièces et documents, n° 6). En passant à Cassel, il avait obtenu du roi de Suède deux cents écus, et à Francfort l’Église française lui avait fait un riche présent. Il arriva au bout de quelque temps, en Angleterre, et passa deux ans à Londres, sollicitant sans trêve ni repos la charité des réfugiés. Malheureusement ses craintes parurent tout d’abord se réaliser.

Les descendants des réfugiés étaient devenus « entièrement étrangers à la patrie abandonnée par leurs ancêtres, et n’en conservaient plus qu’un vague souvenir. Absorbés peu à peu par la nation qui les avait accueillis, ils avaient cessé d’être Français. La transformation fut lente, mais continue. On peut en suivre les progrès en voyant disparaître successivement les Églises fondées dans le commencement du refuge. Sous les règnes de Jacques II et de Guillaume III, on en comptait trente et une à Londres. En 1731, elles étaient déjà réduites à vingt, mais qui se remplissaient encore d’une foule nombreuse de fidèles. Neuf furent fermées de 1731 à 1782. »

[V. Weiss. Histoire des réfugiés protestants de France, t. 1, p. 363. Nous ne possédons malheureusement que des lettres trop rares de Duplan. Combien, eût-il été intéressant d’avoir sur l’état des réfugiés au dix-huitième siècle, les notes prises sur le vif par cet infatigable voyageur !]

Duplan, dès son arrivée, prit pour interprète un protestant récemment forcé de quitter la France ; il commença aussitôt son œuvre de quêteur.

« … Je fus rendre visite à des personnes de chez nous qui sont fort riches et que je croyais animées du zèle de la maison de Dieu. Je crus qu’elles embrasseraient avec joie l’occasion de répandre la lumière de l’Évangile dans notre patrie, sur laquelle Dieu a commencé de jeter des yeux de compassion. Après que j’eus étalé l’état de nos Églises et leurs besoins de la manière la plus pathétique qu’il me fut possible, on me répondit clair et net que les pasteurs mangeaient ordinairement presque toutes les collectes… »

Ce début était de fâcheux augure. Duplan cependant, courut, visita, insista, montra ses lettres de créance, parla, exposa, et parvint à former une société qui promit d’accorder de temps à autre quelques secours. — Il ne lui fallut pas une moindre persévérance pour obtenir quelque argent de la cour d’Angleterre. Il dut gagner à ses intérêts la reine et le chevalier S. (Schaub) ; encore ne fut-ce qu’après deux ans de sollicitations pressantes que le roi voulut bien faire aux Églises un présent de mille pièces d’or. Il promit, il est vrai, de le répéter chaque année ; et la reine nomma l’évêque de Londres pour réclamer ce don royal. « J’ai bien souffert, écrivait Duplan, et pris de peine, avant que de voir aucun frais de mes soins ; mais enfin, Dieu soit loué, que mon voyage n’a pas été inutile. »

En 1733, il passa en Hollande. C’était le pays qui avait reçu le plus grand nombre de réfugiés. Des colonies françaises s’étaient établies à Amsterdam, la Haye, Rotterdam, Leyde et Harlem ; les sept provinces avaient été remplies de Français émigrés. Là, avaient brillé Claude, Jurieu, Du Bosc, Superville, Pierre Lyonnet ; Saurin y était mort depuis quelques années, Benoît y avait écrit son histoire, Jacques Basnage s’y était illustré, Janiçon venait de publier l’Etat de la République des Provinces-Unies. C’est dans ce pays enfin que les manufacturiers français avaient conquis la plus grande place. En possession depuis longtemps déjà des droits de bourgeoisie, ils avaient fondé de grands établissements ; grâce à eux, l’industrie n’avait cessé de progresser. Utrecht était célèbre par ses velours, Harlem par ses étoffes de soie, Leyde par le nombre et le talent de ses imprimeurs, Amsterdam par son commerce. Les réfugiés, surtout dans les grandes villes, avaient tout d’abord vécu à part, conservant leur langue, se mariant entre eux et ne se mêlant que rarement à la société hollandaise. Cependant la fusion commençait de s’opérer et les barrières de disparaître. Dans ce long contact avec les nationaux, ce résultat était inévitable. Les principaux réfugiés changeaient même leurs noms en noms hollandais.

Lorsque Duplan arriva à Amsterdam et à Rotterdam, ces villes étaient en fête à propos d’un voyage du prince et de la princesse d’Orange. Il parvint à voir les deux illustres voyageurs, et obtint de leur munificence mille florins. A la Haye, il se mit en rapport avec plusieurs familles réfugiées, et y connut des demoiselles de Dangeau, filles de ce marquis de Dangeau auquel Boileau avait dédié sa fameuse satire sur la noblesse. Partout, il fut bien accueilli. Les Etats de Hollande lui promirent un secours de deux mille florins payables chaque année, pendant cinq ans, et intercédèrent auprès de Louis XV pour faire mettre en liberté quelques galériens. C’est ainsi que vingt de ces malheureux furent délivrés, vinrent en Hollande, et y furent pensionnés par les Etats.

Duplan fut loin de trouver la même générosité en Prusse.

Sur la situation des réfugiés à Berlin, voici une lettre du pasteur de Vignoles. N° 1, t. VIII, p. 239. (1732.) :

« … Nous avons douze pasteurs français distribués en cinq paroisses suivant les villes particulières : 1° A Berlin, proprement dit, dont le temple a été fondé le dernier, M. de Beausobre le fils et Naudé. Cologne sur la Sprée, résidence électorale où est l’église cathédrale, n’en a point de française. 2° A l’occident, le Verder, la première et la plus considérable de nos Églises, que les Allemands fréquentent beaucoup, a MM. Beausobre le père, Pelloutier et Achard. Ces trois villes sont dans une seule enceinte de remparts et de fortifications. 3° Tout à fait à l’occident, est la ville neuve ou la Dorothée-Stadt, où sont MM. Gauthier et Deccomble. C’est le plus petit et le plus joli quartier de la ville, où je demeure depuis vingt-neuf ans, à deux cents pas de l’Observatoire. 4° Au sud-est, la Fréderica-Stadt, nouvellement bâtie et d’une grande étendue, a MM. Forneret, Dumont et Formé. 5° A l’extrémité méridionale de cette dernière, et pour l’usage des faubourgs voisins, une chapelle où sont MM. Chion et de la Grivilière. » Un M. Crequi était ministre de l’hôpital.

Frédéric-Guillaume Ier qui avait une si grande admiration pour ses grenadiers de Potsdam, ne tenait qu’en médiocre estime ceux qui venaient lui réclamer de l’argent destiné à ses soldats. Il refusa de devenir un des bienfaiteurs des Églises de France ; d’ailleurs il était allié à Louis XV et ne pouvait secourir des hommes que la cour traitait en rebelles. Cependant il promit d’intercéder pour les galériens de France, offrit de recevoir dans ses Etats ceux qui voudraient encore s’y réfugier, et fit même proposer à Duplan par un de ses ministres de devenir le chef de nouvelles colonies. Duplan refusa et alla quêter chez les particuliers. Un grand nombre de ceux-ci s’étaient enrichis dans la fabrication des draps et des boutons. Le roi avait beaucoup encouragé ces deux industries, et telle était leur prospérité, qu’en 1733 on avait pu exporter quarante-quatre mille pièces de drapsb. Duplan trouva parmi ces négociants des amis dévoués. A Berlin, à Francfort, à Magdeburg, à Leipsick, à Hambourg, il réunit jusqu’à mille écus, et des marchands français vinrent accroître cette somme par un don considérable.

b – V. Veiss., t. I, p. 189.

Duplan, quoique fatigué de cette vie errante, continua ses courses. « Je n’ai pas fait de grandes récoltes, écrivait-il, mais j’ai au moins eu la consolation de faire partout où j’ai passé, quelque grapillage qui n’est pas à mépriser. Je dois justifier les Églises et ceux qui les gouvernent ; s’ils ne répondent pas toujours à mes désirs, c’est qu’il fourmille parmi eux des pauvres qu’il faut nécessairement assister préférablement aux étrangers, de sorte qu’ils se trouvent embarrassés. » En 1736, il arriva à Copenhague où la reine de Danemark avait autrefois attiré La Placette ; la cour ou les particuliers lui donnèrent mille à quinze cents écus. « Dieu, disait-il, n’a pas abandonné son Église. » (N° 9, p. 158 et N° 12, p. 565.)

De là, il passa en Suède et vint à Stockholm. Les réfugiés étaient en petit nombre dans ce pays, trop éloigné peut-être et trop intolérant ; les nouveau-nés devaient être en effet baptisés par des ministres luthériens, partant devaient plus tard abandonner le calvinisme. Toutefois Duplan fut accueilli avec beaucoup de faveur par le roi de Suède, et il obtint de sa générosité une pension de deux cents écus. Le Sénat même de ce royaume lui accorda cinquante ducats.

Ce fut la dernière étape en avant de ce long voyage. En 1738, au mois de janvier, il était de retour à la Haye, après avoir visité une seconde fois Copenhague, Hambourg et affermi dans leurs charitables sentiments les bienfaiteurs qu’il avait procurés aux Églises. « Me voici arrivé à la Haye depuis quelques jours, après avoir visité le pays des Gots et des Vandales. » Il avait, disait-il, harcelé bien des gens, mais il espérait, avant la fin de l’année, avoir mis les choses sur un tel pied, que des secours, peu considérables il est vrai, mais fixes et réguliers, seraient annuellement accordés à ses frères de France.

Il se trompait. Lorsqu’il arriva à Londres, il trouva toute son œuvre détruite, anéantie. La reine était morte, l’évêque de Londres n’était plus à la cour, le chevalier Schaub était absent, la société qu’il avait fondée s’était dissoute, et le roi, pendant son absence et malgré ses promesses, n’avait point renouvelé le don. Fâcheux événements ! Mais encore que la cour d’Angleterre eut cessé, depuis un an, de payer même les huit mille pièces qu’elle donnait depuis la Révocation aux réfugiés nécessiteux, il ne perdit point courage et recommença ses sollicitations près du roi et des riches familles.

Il s’établit dans la capitale et sa maison devint comme un bureau d’adresses. Une infinité de misérables et surtout de prosélytes que le comité de Londres avait pour leur mauvaise conduite rayé de ses listes, accoururent chez lui et réclamèrent son assistance. Mais ses pensers étaient heureusement ailleurs. Il voulait obtenir une seconde fois les subsides accordés par le roi. Après plusieurs tentatives infructueuses, et lorsqu’il eut en vain essayé d’intéresser à ses démarches les principaux ministres, il résolut de s’adresser directement « à Sa Majesté Britannique. » Le roi octroya aussitôt mille pièces d’or et s’engagea à donner chaque année une somme semblable. Malheureusement il y eut bientôt de nouveaux retards : le trésor était vide. Duplan, qui était las d’importuner le roi, proposa à mylord Wilmington de réduire le don à 500 pièces, si toutefois on promettait de les payer régulièrement et d’assurer cette rente sur un fonds. La proposition fut agréée. Mais les 500 pièces ne furent pas comptées plus régulièrement que les mille ne l’avaient été. Les choses furent alors remises dans leur ancien état, et Duplan se résigna à solliciter, chaque année, le don royal. Heureusement la guerre se termina, le trésor se remplit, et l’hoirie de Genève reçut sans interruption avec ceux des autres pays protestants les subsides de l’Angleterre. « C’est la meilleure plume de notre aile, écrivait Antoine Court ; une fois perdue, notre oiseau ne volera plus que terre à terre. » Elle ne se perdit point. L’Angleterre fournit aux dépenses du protestantisme français jusqu’aux premiers jours du dix-neuvième siècle. En 1744, un comité fut même organisé à Londres qui correspondit avec l’hoirie et lui envoya directement les fonds. Il se composait du chevalier Schaub, Vernon, et d’un ministre français nommé par l’archevêque. Ce dernier s’appelait Serce : il était pasteur de la chapelle française de Saint-James.

Tels furent les résultats obtenus par Duplan. Jusqu’en 1739, les secours de l’étranger avaient à peine suffi aux nombreuses dépenses de l’hoirie, mais dès cette année, les revenus permirent de faire face à tous les besoins. Il fut même facile « de thésauriser. » Duplan avait, en quatorze ans, recueilli dix mille livres sterling.

Le député général ne touchait pas les sommes qu’il collectait. « En général, dit-il, je n’ai jamais rien touché de ce que j’obtenais pour les Églises des mains de ceux qui donnaient. » Il informait l’hoirie des promesses qu’on lui avait faites, et l’hoirie recevait directement les dons.

Il n’avait point de traitement. Il voyageait à ses dépens. Mais parfois on lui envoyait des gratifications, et il était autorisé à prendre « sur les deniers des pupilles » l’argent qui lui était nécessaire.

Arrivé à Londres, assiégé aussitôt par les solliciteurs, accablé de demandes, obligé de faire certaines dépenses, car il ne convenait pas « à un député qui implore des secours auprès des princes d’être un pied poudreux » il se conduisit comme un homme qui va à la cour. L’état de sa maison indisposa plusieurs donateurs. Ils en écrivirent à Genève, à Lausanne. C’était un prodigue, un dissipateur ; il fallait le rappeler, ils n’entendaient pas que leur argent servît à ses folles dépenses. Le comité suisse, très embarrassé, se décida à faire ce qu’ils exigeaient, et Court fut chargé de rappeler son ancien ami. Il s’acquitta de cette pénible commission avec beaucoup de tact, dans une lettre fort digne et fort habile, où perçait toute son affection (Novembre 1744) : « Quelques-uns des principaux d’entre les amis de nos chères Églises m’ont fait entendre que dans le cas présent de la guerre entre l’Angleterre et la France, il convenait indispensablement que vous ne restassiez pas en Angleterre, pour ne pas rendre suspecte leur fidélité envers le roi et le gouvernement ; qu’il était plutôt de la prudence et de l’intérêt que vous reveniez dans ce pays pour y concerter les mesures que l’état présent et à venir pourrait exiger. » Par malheur Court venait d’être nommé représentant des Églises, et il le lui annonçait. Duplan se crut trahi par son ami, devina sous le prétexte qu’on lui donnait le vrai motif, et blessé dans son honneur, refusa de quitter Londres.

Les choses s’envenimèrent. Le généreux gentilhomme d’Alais qui avait « tout abandonné, tout sacrifié pour le service des Églises » était accablé de dettes et ruiné. Il accusa Court de le vouloir supplanter et les bienfaiteurs de Londres de le calomnier.

Poussé à bout, il parla de la fortune qu’il avait dissipée dans ses voyages, demanda qu’on l’en dédommageât, et fixa une somme assez forte. Le chiffre en parut exagéré ; l’hoirie refusa de la payer.

Son refus reposait sur quelque fondement. Duplan s’était engagé à servir gratuitement les Églises, et ses déclarations étaient précises. « Je ne leur demande rien du passé, ni pour l’avenir. » Ailleurs, il ajoutait : « J’aimerais mieux verser mon sang jusqu’à la dernière goutte, que de sucer inutilement la substance des membres de mon Sauveur. » Après ces paroles, ses prétentions de fraîche date étaient surprenantes.

Il persista néanmoins dans ses réclamations. Outre que ses embarras pécuniaires étaient réels, il était de plus irrité contre les membres du comité de Genève et le ministre de la chapelle de Saint-James, Serce. En 1745, il demanda qu’on nommât des arbitres, et il fixa la somme qu’il prétendait lui être due. Il exigeait 50 pièces par an pour les six premières années qu’il avait passées en Suisse, et 150 pour les quatorze dernières passées à l’étranger, car « il avait toujours eu un domestique ou quelqu’un avec lui » pendant ses voyages,

« … Je suppose, disait-il, que pendant vingt ans de service, le sieur Duplan ait dépensé 2 400 liv. sterl., et ait tiré des Églises 1 200 liv., il lui resterait dû 1 200 liv., dont il a droit de demander remboursement. Il donne cependant le choix ou de rembourser entièrement, ou seulement d’une partie, ou de rien du tout, moyennant une pension raisonnable et proportionnelle à la justice de ses conditions, aux frais qu’il est obligé de faire pour le service des Églises, et aux secours qu’il a procurés ou qu’il procurera aux Églises. Sans compter la liberté des galériens auxquels les Etats de Hollande font des pensions, le sieur Duplan compte d’avoir procuré aux Églises la valeur de plus de 10 000 liv. sterl.… » (N° 9, p. 160.)

Dix mille livres ! Sur ce chiffre, la querelle prit une nouvelle force. L’hoirie prétendit n’avoir jamais touché une pareille somme. Duplan maintint son affirmation. Alors, pendant six ans, ce fut un continuel échange de lettres, de mémoires et de comptes. On nomma des arbitres et on choisit des experts, les Églises se mêlèrent à la discussion, on prit parti pour ou contre, on notifia à Duplan qu’il n’eût plus à s’occuper des affaires de France. Enfin, vers 1751, toutes ces colères parurent se calmerc. Des arbitres communs rendirent un arrêt qui disculpait le vertueux député des accusations portées contre lui, et qui lui accordait 100 pièces par an depuis 1731 jusqu’à ce jour, lui attribuait 700 pièces dont 300 payables immédiatement, et lui en donnait enfin 50 autres de pension annuelle « afin qu’il pût subsister honnêtement sur ses vieux jours. »

c – V. N° 37 qui contient toute cette affaire.

Antoine Court s’était montré très digne dans ces pénibles discussions avec son ancien ami. Duplan finit par reconnaître ses torts à son égard. Il se hâta de lui en manifester ses regrets : « Je suis très fâché de m’être laissé persuader par les apparences, mais ravi qu’elles aient été trompeuses. Je me fais un devoir de faire part de mes regrets et de ma joie à nos amis de l’extérieur, comme vous le verrez par les deux lettres circulaires ci-jointes que je vous envoie ouvertes. La seule chose qui me reste à souhaiter, est que vous ayez enfin le cœur aussi net avec moi que je l’ai actuellement avec vous, afin qu’il ne reste plus le moindre obstacle à la réunion la plus cordiale et la plus confiante entre nous deux. »

Ce fâcheux et regrettable incident venait de se terminer, lorsque dans ce pays où jadis tant de proscrits avaient trouvé l’hospitalité, Duplan vit arriver de nouveaux réfugiés.

En plus d’un endroit, Duplan raconte que pendant son séjour à Londres, il eut à s’occuper des religionnaires, que les rigueurs de la persécution obligeaient de quitter la France.

Pendant tout le cours du dix-huitième siècle en effet, et surtout dans la première moitié, beaucoup de protestants sortirent de France. Il ne faut cependant rien exagérer. Un assez grand nombre, il est vrai, quitta le sol natal ; mais ce nombre est en réalité peu considérable, si on le compare à celui des premiers réfugiés. Les protestants ne tenaient plus à s’expatrier. Les dangers de la route, l’incertitude de l’avenir, l’éloignement des asiles ouverts pour les recevoir, et avant tout, l’amour de la patrie et de la religion, l’espoir de meilleurs jours et les vagues lueurs qui faisaient présager pour un temps prochain l’aurore de la tolérance, — tout les retenait, les aidait à supporter avec résignation les douleurs incessantes de la persécution. Si d’ailleurs le désir de la fuite naissait chez quelques-uns, il était bientôt réprimé. Les pasteurs, les chefs du troupeau, voyaient avec peine que l’on abandonnât la maison paternelle pour aller jouir à l’étranger de la liberté. Fuir, c’était déserter son poste, et ils gourmandaient les lâches. Le nombre des protestants était-il donc si considérable que l’on put, sans danger pour la religion, le diminuer encore ! L’avenir du protestantisme exigeait, absolument, que tous ceux qui le professaient, continuassent à rester malgré le péril dans cette France d’où on s’efforçait de l’extirper. C’est ce qu’ils objectaient victorieusement à tous ceux qui voulaient s’expatrier, ou qui leur conseillaient de passer la frontière. Saurin, l’illustre pasteur de la Haye, ne cessait de dire à ses frères sous la croix : Venez ! Mais Antoine Court, s’opiniâtrant dans son plan de conduite, lui répondait toujours : C’est à vous de rentrerd !

d – V. L’Etat du Christianisme en France. (La Haye, in-8.) — V. aussi les lettres diverses qu’il écrivit à Court.

Ce ne fut guère qu’en 1724, lorsque la déclaration royale fut publiée, qu’il y eut, dans les premiers moments de terreur, une petite émigration. Quelques-uns se réfugièrent à Londres, en Hollande ; quelques autres en Suisse. A Lausanne, il arriva, vers cette époque, quelques familles du Languedoc et du Dauphiné. On voit aussi des marchands, amis d’Antoine Court, qui se décidèrent à passer dans les Provinces-Unies. Mais dès cette année, on reprit courage, et le Refuge ne reçut guère plus de nouveaux membres.

Ceux qui émigrèrent furent les malheureux qu’un, péril imminent ou de récents malheurs obligèrent à cette dure nécessité. — Quand une assemblée avait été surprise, quand les amendes se multipliaient, ou que dans les villages, les prêtres trop tracassiers dénonçaient une famille aux gouverneurs, on voyait alors quelques petites gens qui, la nuit, abandonnant leur vieille maison, se dirigeaient par les chemins écartés Vers la frontière prochaine. Aux hasards de la route ils s’abandonnaient. Lorsqu’ils habitaient des pays voisins de la mer, ils s’embarquaient, misérables et pauvres, pour l’Angleterre. S’ils vivaient en Languedoc, en Dauphiné, ils passaient en Suisse, la route étant courte, et jusqu’à Lyon à peu près sûre. Antoine Court, pendant son séjour à Lausanne, vit de ces fugitifs exténués par les privations et par la fatigue frapper à sa porte. Et que de fois, parmi ces hommes, ne reconnut-il pas des amis, des anciens paroissiens !

Si les protestants, dans le cours du dix-huitième siècle, se montrèrent peu disposés à quitter la France, les princes étrangers ne cessèrent de travailler à les attirer dans leurs royaumes par l’appât de mille promesses. En 1746, on écrivit à Court que s’il connaissait des familles honnêtes prêtes à venir habiter le plus fécond et le plus grand des Etats d’Allemagne, le duc régnant de Brunswick et Lunebourg leur offrirait volontiers une généreuse hospitalité. Le même duc, en 1747, fit publier un extrait des privilèges qu’il avait accordés aux premiers réfugiés et qu’il accorderait encore à ceux qui viendraient s’établir dans ses Etats. Naturalisation des colons, liberté de conscience, franchise d’impôts, possession d’Églises, emplois publics, — rien n’était oublié pour tenter l’humeur voyageuse des réformés. Il ne paraît point cependant que cet appel ait obtenu du succès.

En 1747, le comte de Zinzendorf, qui avait déjà fait plusieurs ouvertures auprès de Court, envoya des émissaires dans le midi de la France. Il était à cette époque revenu de son long exil, et venait de donner une forme définitive à la communauté qu’il avait fondée. Ses émissaires trouvèrent ici et là des gens bien disposés. Malheureusement, les pasteurs de Genève et Antoine Court furent informés de leurs démarches. Ils les firent échouer en éveillant la vigilance des pasteurs du Désert, et se montrant peu favorables à tout projet d’émigration. (N° 9, p. 226. 1747.)

La plus sérieuse et la plus curieuse des tentatives, fut celle de l’Angleterre. Le gouvernement de ce pays s’était, depuis la Révocation, efforcé d’accroître la population de l’Irlande qu’avaient si cruellement décimée Ireton et Cromwell. Il avait établi des colonies à Dublin, à Waterford, à Cork, en d’autres lieux. Beaucoup de Français s’y étaient réfugiés et avaient acquis des fortunes considérables. En 1746, il fut décidé qu’on chercherait de nouveaux colons pour augmenter le nombre des habitants. Il se forma une société dans ce but, et l’on fit une collecte destinée à assurer le succès de l’entreprise. Des maisons et des terres devaient être données aux réfugiés ; ils devaient être reçus dans la colonie de Waterford ; la plus grande bienveillance leur était garantie. Le chapelain du vice-roi d’Irlande, Serce, fut chargé de transmettre à Antoine Court les offres de la société. Offres séduisantes, bien capables de vaincre les résistances. On donnerait de l’argent aux pauvres réfugiés, on fournirait à leurs dépenses pendant le voyage ; enfin, pour abréger la longueur de la route et en diminuer les périls, un vaisseau de guerre ou de transport mouillerait à Nice et prendrait à son bord tous ceux qui auraient consenti à quitter la patrie. Comme la proposition était sérieuse, et qu’en ce moment de nouvelles rigueurs s’exerçaient en France, Court en écrivit à ses collègues du Désert. Il est probable que c’est à une de ses lettres qu’un pasteur, Viala, répondit bientôt. Mille personnes, disait-il, étaient prêtes à partir, mais pauvres, même indigentes ; il faudrait leur donner des secours pour le voyage. Quelques gentilshommes consentiraient aussi à s’expatrier ; les autres, ceux qui possédaient des biens et de la fortune, ne se résoudraient jamais à cette extrémité. Il posait en outre mille questions : Quel était le lieu du refuge et dans quel pays ? Il ne devait point être question ni des îles, ni de l’Amérique. Un vaisseau viendrait-il prendre les émigrants ? Fournirait-on aux frais de la traversée ? Donnerait-on des établissements ? Les hommes robustes trouveraient-ils du travail, et les invalides du pain ?

Ces négociations n’aboutirent pas. Le Parlement anglais refusa d’accorder la naturalisation aux nouveaux réfugiés, et l’Irlande ne reçut pas les habitants qu’elle attendait avec impatience.

Ainsi jusqu’en 1752, il n’y eut pas de véritable émigration. Beaucoup s’en étonnaient. « S’il est vrai, disaient-ils, qu’on soit cruellement traité, pourquoi ne s’enfuit-on pas ? » Et Serce faisait remarquer que les premiers émigrants avaient montré plus de résolution. Mais Court indiqua d’un trait l’état des esprits et donna le mot juste :

« … L’amour de la patrie, l’espérance de voir des temps plus heureux… seront toujours des obstacles au refuge de ceux là même qui en connaissaient le plus la nécessité et qui y sont le plus disposés par inclination. Il n’y a qu’un violent orage ou une persécution semblable à celle de la révocation de l’Edit de Nantes, qui soit capable de les faire surmonter, au moins à un nombre considérable de personnes… » (N°7, t. VIII, p. 73. 1747.)

Cet orage, malheureusement, éclata. — En 1751, l’intendant du Languedoc avait ordonné de nouvelles rigueurs, et les mesures de répression étaient exécutées avec un impitoyable acharnement. Une épouvante immense s’était emparée de la province, et si terrible que fût l’exil, la perspective en paraissait moins effrayante que la situation dans laquelle on se trouvait. Antoine Court lui-même, qui s’était toujours opposé à la fuite, encourageait les protestants à s’expatrier. Moyen politique ! il est vrai ; mais qu’importait !

« … Il faudrait disposer, écrivait-il, un aussi grand nombre qu’il se pourrait (au moins quelques milliers de personnes de divers lieux), au refuge… On offre partout des asiles et on promet de grands avantages. Ceux qui prendraient ce parti pourraient se regarder comme les sauveurs de ceux qui resteraient. Ils ouvriraient les yeux… Mais pour frapper ce coup et le faire efficacement, il ne s’agirait pas de sortir égrenés ; il faudrait sortir encore une fois en certain nombre… » (N° 9, p. 226. 1747.)

Et il faisait plus. Il écrivait lui-même au roi de Prusse, lui demandant s’il pouvait diriger l’émigration vers son royaume.

Telle était cependant la répulsion que les religionnaires avaient pour le Refuge, qu’à la fin de l’année, nul n’était encore disposé à fuir. « A moins d’un violent orage, répétait Antoine Court, les meilleures dispositions se réduiront à des velléités. Les mauvais traitements en feront toujours sortir quelques-uns ; mais le calme que la politique sait mêler avec adresse dans l’orage qui s’élève de temps à autre, arrêtera toujours le grand nombre. »

On approchait de 1752. La persécution qui sévissait en Languedoc, loin de se calmer, redoublait. L’épouvante avait doublé. On ne parlait plus maintenant que d’une émigration en masse.

L’Irlande n’avait point abandonné son projet d’établissement, et te comité qui s’était formé surveillait la marche des événements. Il crut le moment favorable. Par l’intermédiaire de Serce, il renouvela ses propositions ; elles furent acceptées.

Vers la fin du mois de mars, un gentilhomme de Castres, M. de Bellesagne, ne mit à la tête d’une première bande et passa en Angleterre. Il arriva au but de son voyage, le 11 avril.

« … M. de Bellesagne, écrivait Serce, arriva ici, lui vingtième, tant hommes, femmes qu’enfants, dépourvus de tout. Je fis assembler la Société hier, à qui je présentai ces pauvres fugitifs. Les paroles me manquent pour exprimer cette touchante scène… On proposa d’avoir un concert public dont le produit serait appliqué à leur entretien jusqu’à ce qu’on les ait placés… » (N° 1, t. XXV, p. 393. Mai 1752.)

Ce n’était que l’avant-garde. Serce l’espérait bien.

« … La réception faite à M. de Bellesagne et à sa troupe ne peut que donner les plus grands encouragements : je vous en laisse le juge. J’en ai inféré que Cagliari (Londres ?) devait être désormais le rendez-vous général, comme étant le centre des secours. D’ailleurs une personne qui vient de Venise (Rotterdam ?) m’a assuré qu’on y trouvait des bâtiments plus commodes et en plus grand nombre pour se rendre à Cagliari, que ceux qui s’offrent pour passer à Liège… »

Et il conseillait aux prochaines bandes de choisir Cagliari pour quartier général.

Les secours furent très rapidement organisés. La Société irlandaise chargea un négociant de Rotterdam de préparer un vaisseau pour transporter les émigrants, puis elle envoya à l’hoirie de Genève des fonds destinés à subvenir aux frais de voyage des malheureux fugitifse. D’un autre côté, en Hollande, S. A. R. fit remettre à Superville une somme considérable avec ordre de l’employer à secourir les pauvres religionnaires. « Vous pouvez compter, écrivait Royer à Antoine Court, qu’ils seront accueillis avec tendresse et avec charité. »

e – Juin 1752. Mais Lullin remit cet argent à Antoine Court.

La route était toute tracée. On devait traverser la Suisse, passer par Lausanne et par Bâle, et descendre le Rhin jusqu’au port désigné pour l’embarquement.

Au mois de juin, dans les premiers jours, une troupe de cent quatorze personnes arriva à Genève : elle était conduite par un nommé Costef. On la reçut avec de grandes et touchantes démonstrations ; elle fut nourrie, logée, pourvue de vêtements et envoyée à Lausanne aux frais de la Bourse française. Le même accueil l’attendait dans les autres villes qu’elle avait à traverser. Sur son passage, elle excita partout une immense sympathie. Lorsqu’elle entra à Rotterdam, la foule se porta à sa rencontre en triomphe. Elle parvint bientôt au terme de son long voyage, mais diminuée, amoindrie. Les cent quatorze n’étaient plus que quatre-vingt-dix. Trois enfants étaient morts en route. En Hollande, plusieurs des fugitifs, ouvriers en soie, avaient trouvé des places convenables et s’y étaient fixés.

f – N° 1, t. XXV, p. 641, 677, 755. V. Récit du voyage.

Vers la fin du mois de juillet, une autre troupe partit : elle comptait trente-six personnes. Un nommé Pajon la dirigeait. Elle n’eut à souffrir aucun accident.

L’intendant du Languedoc s’était cependant ému de la détermination qu’avait prise les religionnaires. Il en écrivit à Saint-Florentin. Celui-ci répondit aussitôt : « Je suis très fâché… d’apprendre les mesures que les puissances étrangères prennent pour attirer nos religionnaires et pour nous enlever les ouvriers de nos manufactures. Il est de la dernière importance que vous tâchiez de prévenir par toutes sortes de moyens la perte que l’Etat peut en souffrir. Des ordres furent donc immédiatement donnés pour garder les passages et arrêter les fuyards.

Plusieurs émigrants furent faits prisonniers. On opéra ces captures à Nîmes, et à Grenoble. Ils furent dépouillés de tout, nourris de leur propre argent, et jetés en prison. Ce châtiment effraya. « Quel malheur, écrivait Rabaut, que cet événement soit arrivé ! Si les passages fussent restés ouverts, vous auriez vu arriver à l’heure qu’il est, plus de la moitié de mon Église, sans parler d’une multitude d’autres fidèles. »

Une troisième troupe parvint néanmoins à passer la frontière et traversa Lausanne au mois de septembre. Ce fut la dernière.

Quel fut le nombre total des émigrants ? Il est difficile de le fixer. S’il ne fallait compter que ceux des trois bandes mentionnées, il serait relativement peu élevé. Mais combien partirent isolés ou par petits groupes ! Beaucoup prirent la route de l’exil sans se concerter, se réunir. On voit ainsi, l’année suivante, une femme arriver à Lausanne avec cinq enfants. Elle allait rejoindre son mari à Dublin. Elle était exténuée de fatigue, sans argent et sans pain. On dut lui fournir les moyens de continuer son voyage. Au surplus, beaucoup s’expatrièrent qui ne passèrent pas par la Suisse. Les religionnaires de Normandie et de Poitou s’embarquèrent dans les ports de la côte et firent voile en grand secret pour l’Angleterre. « Nombre de jeunes gens, écrivait le pasteur de cette province, et plusieurs familles tant du pays de Caux que de basse Normandie ont passé la mer depuis quelques mois. On ne s’embarque plus que nocturnement dans tous les ports de la Normandie. » L’année suivante, il écrivait encore : « Nous perdons fréquemment de nos bas Normands que la peur chasse en Angleterre. Plusieurs jeunes gens du pays de Caux se retirent aussi journellement et en grand nombre. » (N° 7, t. XIII, p. 158. Juin 1753.)

Quel qu’ait été ce nombre, l’Angleterre fut le seul pays qui profita de l’émigration. C’est elle qui l’avait encouragée, ce fut elle qui lui donna asile. Dès que les fugitifs furent arrivés à Dublin, la Société qui s’était formée, chercha à leur procurer des établissements. Chacun, suivant son état, obtint les moyens de travailler. Serce écrivait :

« … Les faiseurs de bas ont été placés dans une maison avec matière et métier. M. Morand a monté un métier en étoffe de soie. Durand (un charron) est placé chez un bourgeois. Lafon et Fraissinet, boulangers, travaillent à Baquefort. Ribot est chez un tailleur, Louis Metton dans une sucrerie, Bérard est menuisier, les deux Seguin sont chirurgiens, Pommier père et fils ne sont pas placés, non plus que Dupon, Crouzet et Verdier. On leur a fait des présents : Plantier eut 20 guinées pour sa part. »

[1 N° 7, t. XIII, p. 69. (Mars 1753.) Il eût été intéressant d’avoir les noms des émigrants. Antoine Court, à la prière de Royer, en dressa la liste, et il donna même le lieu de leur origine, leur âge et leur profession. Malheureusement le volume qui contenait ces précieux documents a été perdu. C’est une très grave lacune dans la correspondance générale de Court et de ses amis.

On connaît cependant les principaux protestants qui se réfugièrent pendant le cours du dix-huitième siècle. Voici une liste des ministres, veuves de ministres, proposants qui furent pensionnés par les divers cantons de Suisse : Pierre Corteiz et sa famille ; Anna Durand, veuve du malheureux prédicant pendu à Montpellier, et sa famille ; (est-ce son fils qui, plus tard professa au séminaire ?) la veuve du ministre Fauriel et sa famille ; la femme du galérien Espinas ; Roche et sa famille ; le pasteur Maroger et sa famille ; Paul Fatire, ministre ; Bombonnoux. (N° 17, vol. B, p. 55.) — En 1755, le pasteur Gautier se retira à Jersey ; en 1752, Loire obtint une place dans les Provinces-Unies ; la même année Viala et sa famille partirent pour Londres ; Combes enfin, Roux, Vouland, Fauriel le cadet, Dugnières, Pellissier, Migault, Corteiz neveu, tous pasteurs, passèrent en pays étrangers.]

Il paraît cependant qu’on ne put satisfaire toutes les exigences et qu’on fit des mécontents. Plusieurs émigrants rentrèrent en France. Dès l’année suivante, soit regret de la patrie absente, soit misère, on les vit repasser la mer et se fixer, cette fois pour toujours, dans leurs anciennes demeures.

Ce retour inattendu eut parmi les religionnaires un grand retentissement. Il empêcha de nouvelles émigrations. « Ces gens inquiets, écrivait Court, qui ne sont bien que là où ils ne sont pas, nous ont enlevé par leur inquiétude une voie dont on aurait pu se servir efficacement, mais qui ne vaut plus rien. » Au surplus l’espèce de tolérance dont on jouit vers cette époque, les périls de la route, l’amour de la patrie, l’espoir de meilleurs jours, tout cela eut une influence décisive sur l’esprit des protestants. Dès la fin de 1753, ils abandonnèrent tout dessein de s’expatrier.

L’émigration de 1752 avait été la plus considérable de celles qui eurent lieu au dix-huitième siècle ; elle fut aussi la dernière. Duplan, fixé définitivement à Londres, ne vit guère de nouveaux arrivants. L’exil, bien que douloureux, avait autrefois paru une nécessité ; il se présenta, dès lors avec un tel cortège de patriotiques douleurs, qu’on en fut effrayé et qu’on aima mieux l’esclavage en France, que la liberté à l’étranger.

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