Histoire de la restauration du protestantisme en France

V
Schisme de Boyer
Retour d’Antoine Court en France
(1730-1744)

Boyer : son caractère, son activité, son ambition, sa dureté. — Il indispose les religionnaires. — Différends avec Corteiz. — On commence à soupçonner Boyer. — Ses relations avec Suzanne Février. — Convocation d’un Synode. — Attitude de Boyer. — Il se fait des partisans. — Il se défend au Synode provincial (avril 1732). — Le Synode ordonne la déposition de Boyer. — Il continue son ministère. — Commencement du schisme : Boyer est à la tête d’un parti. — Mémoire envoyé en Suisse contre Boyer. — Celui-ci écrit son apologie. — Prétentions de Boyer. — Décision du Synode national (1735). — La querelle s’envemine. — Oppositions. — Rabaut appelle Court en France. — Il revient (1744). — Nouveau mode de conciliation. — Court est chargé de l’affaire. — Sa lettre à Berne. — Son voyage et son arrivée. — Le 19 juin, il convoque un colloque. Dispositions favorables. — Commission arbitrale. — Il ne cesse de prêcher. — Jugement des arbitres sur l’affaire de Boyer. — Réparation de ce dernier. — Synode national : Boyer fait sa soumission (1744). — Court rétablit Boyer dans sa charge de pasteur. — Déclaration de Boyer, Grail et Gaubert. — Fin du schisme. — Court travaille à l’apaisement des esprits. — Reconnaissance des provinces pour lui. — Sa tournée en Languedoc, son séjour à Uzès. — Il est nommé député général des églises de France (18 août), — Contraste entre les deux époques 1729 et 1744. — Il retourne en Suisse (2 octobre 1744).

Le bonheur n’était pourtant pas complet. Si le spectacle des assemblées, le nombre croissant des fidèles, l’espèce de tolérance dont on jouissait, inspiraient partout de la joie, un sujet de profonde tristesse accablait les âmes les plus hautes.

Le protestantisme était depuis quatorze ans déchiré par un schisme, et personne n’espérait en voir la fin. Ce schisme avait éclaté presque au lendemain du départ d’Antoine Court ; il durait encore. Rien n’avait pu le terminer, ni les décisions des Synodes, ni les lettres des pasteurs étrangers ; et telle était la profondeur des divisions, qu’il était à craindre qu’elles ne causassent « la ruine de ces pauvres Églises, si on ne parvenait par quelque tempérament, qui mît à couvert l’honneur de la religion, au bonheur de le déraciner entièrement. » (N° 36, p. 10.)

L’auteur de ces douloureuses dissensions était le prédicant Boyer.

Illum, aut clementer converte
Aut potenter everte,

disait de lui l’archidiacre Ott, de Zurich. Boyer, depuis le jour où il s’était mis à la disposition des Églises, n’avait cessé de leur donner des ennuis. Au début de son ministère, il avait refusé de se soumettre à la discipline établie. Plus tard encore, malgré les règlements, il s’était fait consacrer en Suisse, et son ordination à l’étranger avait fait naître de longs débats.

En 1730 précisément, il arrivait de Zurich, plein de zèle, nouvellement consacré pasteur, ambitieux et peut-être désireux aussi de prendre la place qu’avait laissée vide le départ d’Antoine Court. — Il aspire à gouverner, disaient les protestants. Il obtint pour quartier le pays qui s’étend à l’entrée des Cévennes et comprend les premières pentes de la montagne. Les principales villes en étaient Valleraugues, Meyrueis, Le Vigan, Anduze, Saint-Hippolyte. Il prit aussitôt possession de ces Églises et commença son ministère C’était dans les premiers jours de 1731. Tout d’abord, ce ne furent que courses à travers le pays, convocations d’assemblées, exhortations pressantes et vives, censures et sermons. Boyer faisait preuve d’activité, d’une trop grande activité peut-être. Surtout il se montrait sévère, austère, dur, menaçait volontiers et excommuniait. Il allait même jusqu’à accuser de faiblesse et d’inertie ses collègues, et Court et Corteiz n’étaient point épargnés. Il agit de telle sorte, qu’en peu de temps il indisposa contre lui beaucoup de protestants. Un assez grand nombre cessa de fréquenter les assemblées. L’un d’eux écrivait : « Je crois que pour vouloir faire trop bien, il gâtera tout et ne fera rien qui vaille. » Son premier acte mécontenta tout le pays. Deux jeunes mariés avaient fait bénir leur union à l’Église par le curé ; c’était chose défendue, et on le savait. Mais les règlements étaient en cette matière si souvent violés, que les plus sévères admettaient toujours des circonstances atténuantes et pardonnaient cette infraction à la discipline. Boyer n’en fit rien. Il réunit les anciens d’Anduze, de Saint-Jean et de La Salle, et leur ordonna d’excommunier les nouveaux mariés. Ceux-ci s’y refusèrent ; Boyer les déposa. Cela fit grand bruit dans ce petit monde protestant. Les caractères s’aigrirent et les colères augmentèrent. Bientôt après, Corteiz ayant convoqué une assemblée dans un lieu de ce quartier, Boyer s’y présenta et voulut faire l’office, mais les fidèles s’y opposèrent et prièrent Corteiz de prêcher. Boyer, de dépit, sortit aussitôt de l’assemblée avec éclat.

Cependant les protestants, tout en blâmant les actes de leur pasteur, n’osaient ni soupçonner ses intentions, ni attaquer sa sincérité. L’austérité, même farouche, n’était point rare en ces temps, et on pouvait s’en parer sans affectation. Les pasteurs seuls, ses collègues, se méfiaient de lui. Duplan, qui l’avait connu en Suisse, le traitait déjà « de menteur, de malin, d’arrogant, d’esprit rusé, et le regardait comme une bête féroce dans la vigne du Seigneur, ou comme un animal immonde dans l’arche de la nouvelle Alliance. » Mais tout à coup, un bruit étrange se répandit. On rapporta que Boyer avait « un commerce impura. » — Qu’y avait-il de vrai dans cette rumeur ? On alla aux informations et une enquête fut ouverte. Corteiz fut chargé de découvrir la vérité.

a – N° 1, t. V, p. 539. (Sept. 1731 et déjà en juin, n° 7, t. III, p. 503.)

Près du Vigan, dans un mas, — espèce de ferme retirée, — vivait avec sa famille une jeune fille, Suzanne Fevrier. C’était une paysanne. Boyer, disait-elle, l’avait connue, lui avait parlé d’amour et de mariage, avait vécu avec elle pendant cinq mois et l’avait rendue mère. Elle avouait toutefois, qu’elle avait bientôt rompu avec Boyer, et que, désespérant de se marier, elle s’était donnée à un homme du château de Ginestoux. Lequel des deux était le père de l’enfant ? « Il faudrait, écrivait Corteiz, se vouloir aveugler pour ne pas sentir que M. Boyer est le premier qui a abusé de la jeunesse de cette fille, qui l’a porté dans le malheur et l’a plongé dans le crime, — crime qu’il a fait durer aussi longtemps qu’il a pu cacher. Mais le pasteur accusé niait hautement le fait, se disait victime d’une machination et proclamait son innocence. Suzanne Fevrier en effet, confessa plus tard que Boyer n’avait jamais été son amant. Cet aveu un peu tardif n’était-il pas toutefois un peu imposé ? C’est ce que crurent beaucoup de contemporains.

L’inimitié que les pasteurs du Languedoc nourrissaient contre Boyer aggrava cette malheureuse affaire. Ils s’en emparèrent avec empressement. Ils saisirent cette occasion pour noircir leur collègue et donner carrière à une haine trop longtemps contenue. Sans doute ils ne firent pas cela ouvertement, ostensiblement, mais, ce qui est pire, par d’habiles insinuations, avec de perfides réticences. « Outre son commerce impur, écrivait-on à Court, on le soupçonne de vouloir dominer sur les héritages du Seigneur, d’être menteur, calomniateur, par pire d’agir par un gain déshonnête… » L’affaire de Suzanne Fevrier était le thème ; on faisait des variations sur ses prétentions vraies ou fausses et sur ses visées.

Tout s’ébruita. La province entière et les provinces voisines furent informées de ce qui se passait ; les catholiques l’apprirent et s’en réjouirent ; les pasteurs de Suisse le connurent et s’en affligèrent. De Lausanne les séminaristes mandaient qu’ils manquaient de termes pour exprimer leur affliction. « Qu’aurait-il fallu de plus, disaient-ils, pour réduire nos chères Églises dans l’état le plus déplorable ! »

Ce qui inquiétait les hommes de sens, c’était l’attitude de Boyer. Dès que celui-ci avait vu crever l’orage et qu’il avait senti sa position en péril, il avait placé dans sa fermeté toutes ses chances de salut. Il courut le pays, se justifia, donna des preuves de son innocence, et chercha à se former un parti. Il le forma. Le plus grand nombre des protestants de son quartier embrassèrent sa cause et se décidèrent en sa faveur. Fort de cet appui, Boyer attendit courageusement l’attaque. Au mois d’avril 1732, un Synode provincial s’assembla et le fit comparaître pour présenter sa défense ; il arriva avec douze de ses partisans, protesta contre le Synode et en déclina la compétence. On lui proposa alors de faire juger son affaire par trois membres choisis dans l’Académie de Lausanne ; il repoussa l’offre. Mais l’assemblée était irritée par tant d’audace et décidée à sévir ; elle fit donner lecture de l’enquête sur Suzanne Fevrier, et, après en avoir délibéré, d’une voix unanime, elle ordonna la déposition de Boyer. Boyer ne s’émut pas, reçut le coup, et continua, comme par le passé, son ministèreb.

b – N° 1, t. VIII, p. 9. (Avril 1732.) Ce fut Durand qui devait cette même année périr si misérablement, qui donna lecture de l’enquête.

Ce fut le commencement du schisme. En vain le Synode avait-il privé le pasteur qu’il déclarait indigne, de tous les droits attachés à sa charge, et ordonné que les fidèles cessassent de le fréquenter, — il n’avait entre les mains aucun moyen de faire exécuter son arrêt. Les fidèles d’ailleurs, non plus que Boyer, ne voulaient souscrire à sa décision. Ils s’étaient attachés à leur pasteur démis et le regardaient comme une victime.

Le Synode usa de toutes les armes dont il avait, dans ces tristes circonstances, coutume de se servir, mais il n’obtint que peu de succès ; et quoique en 1733, Corteiz donnât pour certain l’affaiblissement du parti de son ancien collègue, la vérité était que Boyer se trouvait à la tête d’une faction considérable, pleine d’ardeur et dévouée jusqu’à la mort. Il s’était adjoint deux proposants, Gaubert et Grail, et se conduisait dans les basses Cévennes qu’il regardait volontiers comme un diocèse à vie, en manière de pape et de chef de bande. Il restait encore du dragon sous le pasteur. Betrines et Corteiz convoquèrent, un jour, une assemblée près de Saint - Hippolyte. Aussitôt quelques partisans de Boyer accoururent, renversèrent la table sacrée, firent taire Betrines, jetèrent le pain et le vin, et voulurent même emporter les coupes. (N° 1, t. VIII, p. 675. 1733.)

Les pasteurs cependant du Languedoc qu’irritait de plus en plus l’attitude de Boyer et celle de la population, ne savaient quel parti tenir, ni quelle conduite suivre. Ils se disaient dans la désolation, et y étaient. Comme en 1723, au temps où florissaient les Inspirés, ils résolurent d’en appeler à l’influence des pasteurs étrangers. Ils firent composer un mémoire sur Boyer et l’envoyèrent à Lausanne et à Zurich. Mais Boyer apprit cette démarche ; il écrivit aussitôt son apologie, l’adressa aux mêmes personnages, prétendant que le mémoire de ses adversaires était « frauduleux et plein de faussetés. » Bientôt même, Corteiz s’étant rendu à Zurich, il quitta la France, et vint dans la même ville. La vénérable Classe de cette cité s’efforça de tout apaiser, mais vainement. Boyer qui se disait calomnié et victime de la jalousie de ses collègues, voulait deux choses : que son innocence fût hautement proclamée, et que les pasteurs et anciens par le vote desquels il avait été déposé, fussent également déclarés indignes et démis. « Point de paix, disait Corteiz de son côté, pour les méchants qui pèchent avec fierté et veulent faire triompher l’injustice ! » — Il était difficile de s’entendre. Lausanne voulut à son tour s’occuper de cette affaire et imposer son arbitrage ; Antoine Court fut chargé par un Synode de soutenir l’équité du jugement qui avait dépouillé Boyer de ses fonctions. Mais les colères étaient encore trop grandes et les passions trop vives : on n’obtint aucun résultat. Boyer, malgré des prières pressantes pour le retenir, revint en France, au milieu de ces Églises qui soutenaient son parti avec l’acharnement des causes persécutées.

En 1735, un Synode national se réunit et confirma la décision du Synode provincial. Quoique deux fois déposé, Boyer continua l’exercice de son ministère. « Surtout, écrivaient à cette occasion les pasteurs de Suisse, nous avons remarqué depuis longtemps en lui un esprit hautain et revêche, ennemi de tout ordre et de toute discipline, qui se plaît dans l’indépendance et qui se raidit contre le gouvernement ecclésiastique établi dans vos Églisesc. » Homme hautain en effet, mais aigri, et qui avait oublié sa faute, s’il était coupable, pour ne se rappeler que sa colère et sa vengeance. Il mettait de l’amour-propre à rester pasteur, malgré ses collègues, et à les irriter par le sentiment de leur impuissance.

cLettre officielle des pasteurs de Zurich, Berne et Lausanne aux Églises de France. (1736.) Pièce communiquée.

Les choses restèrent dans cet état jusqu’en 1744. Peu à peu le Languedoc tout entier et les autres provinces entrèrent dans la querelle. Les uns tinrent pour Boyer et les autres pour les Synodes ; ce fut une longue succession d’arrêts et de protestations, de disputes quotidiennes entre les divers partis, de menaces suivies d’effets et de douloureuses représailles. Les passions en vinrent au point, que dans le quartier de Boyer, pour s’opposer à l’intervention des pasteurs du dehors, il se forma des troupes régulièrement organisées, qui avaient pour but de disperser les assemblées.

« … Comme des furies d’enfer, écrivait Betrines en 1739, ces détachements ont été dans quelques maisons, pour les fouiller ; ils se sont portés dans quelqu’une, si on m’a accusé juste, jusqu’à enfoncer les coffres et gardes-robes pour voir si nous n’y étions pas dedans. Mais, direz-vous, dans quelles vues fait-on tout cela ? C’est, disent les uns, pour nous battre ; les autres, pour nous tuer ; les autres, pour nous livrer entre les mains des ennemis, et les autres disent que c’est pour nous forcer à nous réunir au sieur Boyer… »

On prétendit même que Boyer et ses partisans dénonçaient aux commandants des troupes la tenue des assemblées et les faisaient surprendre. Pures imaginations, heureusement ! Les haines ne furent pas aveugles au point d’appeler à leur secours les persécuteurs ordinaires.

Dans ces circonstances, la joie qu’inspirait le relâchement des rigueurs ne pouvait être complète. On voulut essayer une dernière tentative pour terminer ces dissensions. Il semblait que les colères devaient s’apaiser en même temps que la cour montrait en faveur des Églises plus de bienveillance. N’était-il pas à craindre d’ailleurs, que les ennemis de la France profitassent de ces discordes pour fomenter quelque révolte et exciter une guerre intérieure sur les derrières de son armée ? — Paul Rabaut s’adressa donc à son ami, à celui qu’il traitait de frère, à Antoine Court. Il le supplia de revenir en France, ne fût-ce que pour quelques jours, et d’essayer du prestige de son nom pour calmer les esprits et faire renaître la paix Plusieurs fois il lui avait déjà adressé la même prière. Antoine Court s’était montré insensible. « Qu’on est éloigné du compte, répondait-il, quand on pense que ma présence pourrait apporter un remède ! » Mais en 1744, lorsqu’il apprit les heureuses nouvelles qu’on lui mandait, lorsqu’on s’adressa à lui comme au seul homme capable de dénouer ou de trancher les difficultés, lorsqu’il vit l’avenir sous des couleurs moins sombres et qu’il crut un moment pouvoir assister au triomphe de sa cause, il sentit s’évanouir ses scrupules et faiblir sa résolution. Le désir le prit sans doute aussi de revoir la France, et de visiter encore une. fois ces Églises que, depuis 1729, il n’avait point parcourues. Il devint hésitant. Il attendit un appel nouveau.

Au mois de mars 1744, les professeurs Maurice et Lullin, les pasteurs Vial et Sarrasin, de Genève, Polier, de Lausanne, et sans nul doute de Montrond, se réunirent pour délibérer, entre autres choses, sur le schisme de Boyer.

Depuis 1731, ils avaient fait plusieurs tentatives pour y mettre fin ; ils n’avaient pas réussi. Ils discutèrent alors un nouveau moyen de conciliation. Ils feraient signer par les principaux adversaires un compromis par lequel ceux-ci s’engageraient à se soumettre au jugement arbitral d’hommes influents choisis dans la province, ou dans les provinces voisines. Un député serait en outre délégué « par les amis des pays étrangers. » Ce député se joindrait aux arbitres, servirait de médiateur, solliciterait la signature du compromis, et ferait ratifier le résultat obtenu par un Synode national. Tous les suffrages se portèrent sur Antoine Court. Polier vint, lui fit part de la décision qu’on avait prise, et Court, n’hésitant plus, accepta la délicate mission dont quelques amis venaient de le charger.

Il écrivit une lettre, où il expliquait à LL. EE. de Berne le motif de son départ, prenait congé du gouvernement, et recommandait à sa charité la famille touchante qu’il allait quitter, incertain de la revoir. Quelques jours après, s’adressant à l’Advoyer Steiguer :

« … J’étais, Monseigneur, lui disait-il, depuis longtemps sollicité par des lettres les plus pressantes de l’un et de l’autre parti pour me rendre dans ce pays-là, dans l’espérance qu’ils me témoignent que je pourrais parvenir à les réconcilier et à faire cesser le malheureux schisme qui s’y est élevé, — tout ce que j’avais pu faire jusqu’à présent par mes lettres, aussi bien que toutes les exhortations et tous les moyens qui ont été mis en œuvre par les pasteurs respectables des pays étrangers qui s’en sont mêlés, ayant été infructueux. L’amour que je conserve, Monseigneur, pour ces chères Églises ; les intérêts de la gloire de Dieu et de notre sainte religion me faisant envisager cette entreprise comme une vocation à laquelle la divine providence m’appelle et à laquelle je ne pourrais me refuser, sans manquer à la résignation que je lui dois, nonobstant tous les périls auxquels je vais m’exposer, ne me laissaient d’indétermination que dans l’incertitude où j’étais de savoir, si V. E., qui n’est pas moins distinguée par son zèle pour la gloire de Dieu que par le rang suprême qu’elle occupe dans l’Etat, — l’approuverait… »

LL. EE. de Berne ne mirent aucun obstacle au départ de l’ancien prédicant. Celui-ci se disposa bientôt pour son périlleux voyage.

Sa mission était très difficile. Pour la faciliter, Polier au nom de quelques amis, fidèles ou pasteurs, lui remit une lettre — lettre de créance et d’instructions tout à la fois — dans laquelle était longuement exposé ce qu’il devait faire et ce que les Églises, en même temps, devaient accepter. On fit plus. Une circulaire fut envoyée à l’étranger et surtout en Suisse où le projet de pacification récemment élaboré à Genève était tout entier déroulé ; au bas de cette lettre les pasteurs et amis des Églises françaises furent priés de mettre leur signature. On ne pouvait croire qu’une mission approuvée par des hommes aussi illustres et influents, restât infructueuse. Ostervald à Neufchâtel, signa cette lettre, puis l’archidiacre Ott au nom de la chambre ecclésiastique de Zurich, enfin de Trey, pasteur de l’Église française de Berne, le professeur Salchly et l’illustre Dachs, premier pasteur et doyen de cette même Église de Berne. C’est muni de ces lettres et autorisé par de tels noms, que Court s’achemina vers la France.

Il partit le 1er juin ; neuf jours après, il était arrivé à Nîmesd.

d – A Boucoiran plutôt, petit village à quatre lieues de Nîmes.

« … Ma route a été des plus heureuses, loué soit Dieu ! Il n’y eut que le bruit que les assemblées du Vivarais avaient fait dans le Forez et le Velay que je traversai, qui me fit quelque peine, surtout ayant appris que dans les meilleures villes de ce pays-là, comme Saint-Chaumont, Saint-Etienne, etc., le Pin, Pradèles, Langogne, par où je devais passer, il y avait des troupes. L’on disait dans tous ces endroits-là que les religionnaires étaient en Vivarais en grand nombre, mais on ajoutait qu’ils ne faisaient du mal à personne, qu’ils s’assemblaient, mais qu’ils ne portaient point d’armes, qu’il était vrai qu’on avait arrêté hors de Saint-Etienne plusieurs charges de fusils qu’on supposait destinés pour eux, et que l’on avait arrêté le ministre Jacaud venu de Lausanne. Tout cela fit d’abord quelque impression sur moi, et j’étais quasi fâché de n’avoir pas suivi la route du Rhône. Cependant, y ayant fait quelque réflexion, je m’affermis dans le dessein de suivre celle que j’avais commencée, seulement supprimai-je le passe-port de Suisse et ne parus plus que comme venant de Lyon ; je vis même à Saint-Etienne plusieurs marchands de rubans, à qui je demandai des échantillons pour les porter à Nîmes avec moi. On crut, au Puy, que je venais pour faire emplette de dentelles, et les meilleurs magasins me furent indiqués. Partout où je trouvais des prêtres, je les invitais à boire et nous ne tardions pas à paraître les meilleurs amis du monde. Un, n’ayant pas osé venir au cabaret, parce que c’est contre les règles de son évêque que les curés aillent dans le lieu de leur résidence à l’auberge, je fis porter le souper chez lui, et il nous réjouit beaucoup. C’est ainsi que je passai partout fort heureusement … » (N° 36, p. 113. 1744, 24 juin.)

Le bruit de son arrivée se répandit avec une rapidité étonnante ; le lendemain, on la connaissait à quinze lieues à la ronde, et les visiteurs affluaient. Mais Antoine Court avait hâte de terminer la malheureuse affaire pour laquelle il avait quitté la Suisse. Le 19 juin, il convoqua un colloque où assistaient onze pasteurs et Roger du Dauphiné ; quelques jours avant, il avait réuni dans un jardin près. de Nîmes les hommes les plus influents de l’un et de l’autre parti ; à tous il exposa son plan de conduite et leur proposa d’y adhérer. Malgré de vives réclamations, surtout de quelques pasteurs, les Claris, les Roux, — tout fut accepté. Le 23 juin, Court vit Boyer, et lui dit franchement qu’il était disposé à suivre les routes praticables, mais qu’il entendait que tout s’arrangeât, et dans peu de temps. Après une assez vive discussion, il fut décidé que le jugement de cette affaire serait déféré à trois arbitres et que leur décision aurait force de loi. Ces arbitres furent Antoine Court, Roger et Peyrot. Ce dernier était absent. On lui manda de se rendre immédiatement auprès de ses collègues.

N° 36, p. 61. Voici la déclaration de Boyer :

« Je soussigné donne pouvoir a M. Jacques Roger, Antoine Court, et Pierre Peyrot, pasteurs des Églises du Dauphiné, Vivarais, Cévennes et bas Languedoc et à Mrs… avocats, de donner leur décision sur tous les différends qu’il y a entre les pasteurs du bas Languedoc et Cévennes, et moi, et les Églises des mêmes pays d’où qu’ils procèdent et en quoi qu’ils consistent — promettant d’acquiescer à tout ce qui sera par eux décidé et de l’exécuter suivant sa forme et teneur, à quoi je m’engage d’honneur et avec toute la bonne foi inséparable de mon caractère, tout comme si la décision émanait d’un synode national, fait ce jour 23 juin 1744. » Signé : Boyer.

La même déclaration fut signée par les autres pasteurs : Paul Rabaut, Pradel, Molines, Roux, Gibert, Deferre, Gabriac, Claris, Betrines, Fayet et Redonnel. (N° 36, p. 63.)

Les choses semblaient prendre une tournure favorable. Le 24 juin, on vit arriver à Nîmes un député des consistoires de Ganges, Valleraugue et le Vigan qui venait, en leur nom, faire acte de soumission. Court l’écouta, l’affermit dans ces dispositions et après avoir tenu une fort grande assemblée près de Nîmes, se mit à parcourir la province. Il tenait à voir lui-même quel en était l’état ; il tenait surtout à ramener les esprits à des sentiments de conciliation.

« … Je partis le lendemain pour Montpellier, et voici une preuve de la manière que Dieu me fait la grâce de soutenir la fatigue. M. Pradel, de cette Église, et qui me devait accompagner, avait fait marcher une lettre avant nous, par laquelle il donnait avis à cette Église que nous arriverions le lundi au soir, et que si on trouvait à propos d’assembler pour ce soir-là l’Église, j’y prêcherais. La proposition fut acceptée, l’assemblée se convoqua, et nous ne pûmes cependant partir de Nîmes qu’après neuf heures du matin de ce jour-là. Il faisait une chaleur excessive, j’en étais accablé. Nous prîmes des rafraîchissements en chemin, et nous n’arrivâmes aux environs de Montpellier qu’à huit heures et demie du soir. On nous dit là, que l’assemblée était encore à deux lieues de là. M. Roger, qui m’accompagnait avec M. Vernesobre (Pradel), ne se sentit pas de force pour nous suivre. Nous soupâmes ensemble, il s’alla coucher, et M. Vernesobre et moi, accompagné d’un monsieur de Montpellier, nous nous rendîmes à l’assemblée, et quoiqu’allant aussi vite qu’on peut aller, nous n’y arrivâmes qu’à une heure après minuit. Sans prendre aucun repos, je descends de cheval, j’endosse la robe, je monte en chaire, je prêche, et je le fais avec la même force que si je sortais du cabinet. Tout le monde parut édifié, et l’amen que je demandai ici comme à Nîmes ne fut pas prononcé avec moins de zèle. Je remontai à cheval, et me rendis tout près de la ville. On me marqua pour le soir un logis, où je vis le mercredi, 1er de ce mois, un grand nombre des personnes les plus distinguées de l’un et de l’autre parti. Je leur exposai ma commission, on lut mes lettres de créance, chacun applaudit à mon dessein, et on promit de part et d’autre de se soumettre à tout ce qui serait décidé par le médiateur et les arbitres… » (N° 36, p. 119. 3 juillet 1744.)

C’est ainsi qu’il parcourut la Vaunage, les basses et les hautes Cévennes, prêchant presque chaque jour, tenant des assemblées, convoquant les principaux protestants et les pasteurs, et les conjurant au nom de la foi commune et du triomphe de l’Église, de l’aider dans son œuvre d’apaisement. Ce voyage dura un mois, le mois de juillet. Le 5 août, les arbitres et les avocats des deux partis se réunirent.

« … Nous commençâmes les opérations de notre importante commission par l’invocation du nom de Dieu. J’adressai ensuite un petit discours à MM. les arbitres et médiateurs. Il tendait, en leur dépeignant la grandeur du mal, à leur inspirer les dispositions nécessaires pour le faire cesser. Je les exhortai fortement d’écarter de nos conférences tout esprit de dispute et de contestations et d’y apporter un esprit de paix, d’agir rondement et de tendre au plus grand bien… »

Le 8 août, le jugement fut rendu. Il était fort prudent, fort modéré, — peut-être même trop modéré ; en réalité ne donnait tort ni aux uns, ni aux autres. Mais dans la situation des esprits, il eût été difficile d’agir autrement.

Les arbitres disaient qu’il leur était impossible de juger les faits imputés à Boyer en 1731, dans l’affaire de Suzanne Fevrier, et qu’ils en laissaient le jugement à Dieu « qui sonde les cœurs et les reins, et qui sait punir le coupable et protéger les innocents. » Passant ensuite en revue les Synodes, colloques et conseils qui avaient ou suspendu, ou réintégré Boyer dans ses fonctions, — après avoir reconnu la légitimité des uns et la nullité des autres, ils ajoutaient, que Boyer, ayant violé la discipline et l’arrêt du Synode de 1735, serait suspendu de ses fonctions de pasteur, mais que cette suspension, vu l’état présent des choses, ne durerait que quinze jours ; — que Boyer témoignerait de son repentir et ferait sa soumission, après quoi il serait réinstallé dans sa charge ; — que Gaubert et Grail seraient confirmés pasteurs ; — que le même département occupé en 1731, serait rendu à Boyer ; — que les consistoires en seraient réélus ; — enfin, que chacun s’efforcerait de travailler à l’apaisement des esprits. « Nous invitons tous les fidèles qui ont eu connaissance de nos malheurs, qui les ont partagés avec nous, de joindre leurs prières aux nôtres, pour obtenir du Dieu de paix la faveur inestimable que nous lui demandons ici, afin que, nos vœux communs exaucés, ils prennent part à notre joie. » (N° 36, p. 73 et n° 46.)

Le jugement fut communiqué, le 17 août, aux parties adverses ; naturellement il déplut aux uns et aux autres. « Je ne parus point, dit Court, à la signification et je fis fort prudemment. J’eusse eu à essuyer beaucoup de duretés de part et d’autre. » Les esprits cependant se calmèrent bientôt, et dès le lendemain, on convint qu’il eût été difficile de faire autrement qu’il avait été fait.

Le 18 du même mois, se tint un Synode national. Antoine Court, craignant la présentation de nouveaux mémoires et de nouvelles discussions, se hâta de soumettre la sentence à l’approbation du Synode et la fit adopter. Boyer parut dans cette assemblée et fit publiquement sa soumission. L’assemblée, dans un élan spontané, entonna tout à coup un psaume, et Paul Rabaut fit la prière. On adressa des félicitations à Antoine Court, on lut des harangues en vers, on s’embrassa et on applaudit.

Il restait cependant une dernière cérémonie à accomplir : le rétablissement de Boyer dans sa charge de pasteur. Grosse affaire ! Boyer devait faire réparation publique dans une assemblée, et son amour-propre se pliait avec peine à cette humiliation ; n’était-ce donc pas assez d’avoir comparu devant le Synode ? Malgré tout, une assemblée de près de vingt mille personnes se réunit près de Sauzet, « dans une vigière, » et Boyer s’y rendit.

On avait élevé une chaire assez haute ; aux pieds, avait été dressée une estrade. C’est sur cette estrade que prirent place, d’un côté les pasteurs ordinaires, de l’autre Boyer, Gaubert, Grail, une douzaine de proposants, en habit séculier. Court monta en chaire.

« … Je fis une prière sur le champ où je dus paraître fort ému ; elle partait du cœur et toucha. Tout le monde était attendri. Il suivit la lecture d’un discours que j’avais préparé pour la circonstance, je dis lecture, car je n’avais eu ni assez de loisir, ni assez de liberté d’esprit pour l’apprendre. Dans ce discours, je m’adressai aux pasteurs, à M. Boyer, aux fidèles, aux gens distingués, en leur adressant à chacun les uns après les autres la parole. Ce que je dis à M. Boyer était fort touchant. C’étaient des coups de massue, dit un avocat, qui assistait à l’assemblée, mais je le croyais ainsi nécessaire et j’étais persuadé qu’il ne produirait pas un mauvais effet… »

Lorsque Court eut terminé sa harangue, Boyer se leva. Dans un discours fort écouté et fort touchant, il témoigna de son repentir, et promit d’observer la discipline à l’avenir avec une inviolable fidélitée. De tous côtés on versait des larmes. Grail et Gaubert s’approchèrent alors, et firent à leur tour une déclaration semblable.

e – Ce discours existe. V. no 41, « jugement de Boyer. »

« … J’adressai ensuite, ajoute Court, la parole aux élèves de ces messieurs, et les exhortai à se rendre capables de prêcher la Parole, et surtout de tenir une conduite qui fit encore plus de fruit qu’ils ne le feraient par leur zèle et par leur prédication. Cela fini, je descendis de la chaire et fus donner la main d’association aux trois pasteurs rétablis, j’embrassai aussi les élèves les uns après les autres. Onze pasteurs qui étaient présents et quelques proposants en firent de-même. Je remontai en chaire et ordonnai le chant des versets 12, 13 et 14 du psaume 118. Tout ceci fut fort attendrissant, et je doute si quelque cérémonie l’a été plus que celle-ci… »

Un des arbitres, Peirot, chargé de la prière, fit des vœux au ciel pour le rétablissement de la santé de Louis XV, pour le succès de ses armes, pour la tolérance et l’union des fidèles. — Bientôt après, la foule émue se dispersait dans la plaine et regagnait les villages environnants. Le schisme était terminé.

Il fallait cependant qu’il s’écoulât quelque temps encore avant de voir les esprits complètement apaisés. « Le calme, écrivait Court, ne peut pas venir tout à une fois, mais peu à peu il succédera à l’orage. C’est un grand point que d’être parvenu où les choses sont. L’œuvre était grande, difficile ; on la croyait impossible. Le bras de l’Éternel a puissamment opéré, il ne laissera pas s’il lui plaît son « œuvre imparfaite. » Court s’était, pour sa part, consacré avec une admirable activité à cette difficile entreprise. Il ne fallait rien moins que son talent, son crédit, son autorité, pour résoudre une situation où se trouvaient tant d’obstacles et qui réclamait tant de ménagements.

Aussi la province entière lui témoigna-t-elle de toutes façons sa reconnaissance et sa joie.

Court vient d’acquérir plus de gloire
Que les plus fameux conquérants ;
Son nom, au temple de Mémoire,
Sera célébré en tous les temps.

Oui, par la plus belle entreprise
Il a su réunir les cœurs,
Procuré la paix à l’Église
Et concilié les pasteurs.

Qu’on éclate en reconnaissance
D’un bienfait des plus précieux
Mais dont la vraie récompense
Ne peut être que dans les cieuxf

f – N° 36, p.91, par un avocat d’Uzès : M. Martin.

Il y eut plusieurs pièces de vers de ce genre, et celle-ci n’était point la plus mauvaise : elle avait le mérite d’être courte.

Antoine Court resta près d’un mois encore en France, tout entier à la joie, aux rêves d’une réparation prochaine. Cette province qu’il avait quittée depuis quinze ans, à la prospérité de laquelle il n’avait cessé de consacrer tous ses efforts, — il la revoyait, il lui était permis de la visiter presqu’en toute liberté. Que de choses à demander ! Que d’amis l’attendaient ! Il se hâta de parcourir une seconde fois les Églises pour affermir la paix rétablie et pour ne point s’arracher trop tôt à son bonheur. Ce voyage fut un voyage triomphal. De tous côtés, on venait pour le voir, pour l’entendre ; son nom qu’avait grandi l’absence, volait de bouche en bouche ; son éloge était sur toutes les lèvres ; les catholiques même venaient dans les maisons et couraient aux assemblées où ils espéraient le pouvoir rencontrer.

Antoine Court se rendit d’abord dans une ville que mille souvenirs lui rendaient chère entre toutes. Là, se trouvaient ses amis, ses parents ; là surtout, il se rappelait que sa femme était née, et que dans une maison cachée, il avait abrité de trop courtes années de bonheur.

… Le lendemain du jour de la cérémonie, je me rendis enfin à Uzès, où j’étais attendu avec tant d’impatience. Je fus reçu par quelques amis au Mas de Tailles, où M. l’avocat Martin, Bonnet, Olivier, Careyron (cousin), Verdier et autres vinrent souper. Je leur témoignai souhaiter n’être pas vu par un grand nombre de personnes et de tenir mon arrivée secrète quelques jours. Mais quel moyen dans l’état où sont les choses ! A peine fus-je arrivé que tout le monde fut en mouvement. Il n’est pas jusqu’aux catholiques qui ne se disent : M. C. est ici. Tout ce que je pus faire, ce fut de cacher le lieu de mon asile. C’est là que j’apprenais que tels et tels m’étaient allé chercher en tels et tels, lieux. Trois jours se passèrent comme cela ; j’étais fort occupé, parce qu’il fallait me préparer pour prêcher le dimanche, et distrait par mille autres affaires ; il m’en coûtait un peu. Le dimanche venu, je me rendis à ce qu’on appelle le Camp. C’est le lieu où était convoquée l’assemblée. Ce lieu est un espèce de bosquet près du Mas de Tailles, qui appartient à M. Olivier. Là, on avait dressé une chaire assez élevée, tendu diverses tentes attachées à des arbres, et où étaient placées, outre plusieurs chaises de pierre, un grand nombre de chaises dont chacun a soin de se pourvoir, et avec lesquelles on sort publiquement de la ville. Je fus témoin de l’événement. L’assemblée était nombreuse, et il y avait pour le moins de six à sept mille personnes. Elle était bien rangée, et assurément c’était un beau coup d’œil sous les tentes. La joie parut grande lorsque je parus en chaire. Il y avait ou pour être ému, ou pour s’amuser, d’entendre un bruit sourd qui s’élevait de tous cotés et tout le mouvement qu’on se donnait dans l’assemblée. Je commençai par la publication de plusieurs bans. Je passai ensuite aux prières et au discours. Exprimer combien tout était ému et touché, la chose n’est pas possible. Là, était tout ce qu’il y a de gens de distinction dans la ville, à l’exception de MM. de Massargues, de Combier, de Valabric, Gallofres, Soleirol et Tranquallaque, qui sont les seuls de tous les protestants d’Uzès qui n’assistent point au Camp. Comme dans le nombre de ceux qui y assistent, il y en a la plus grande partie qui ne se sont aguerris que depuis la tolérance, je jugeai à propos de faire le procès à leur précédente démarche et leur fis verser bien des larmes, et il n’y eut pas même jusqu’à M. Faucheri qui n’y mêla les siennes. Je fis grand plaisir aux gens de la campagne, parce que je dis dans un endroit de mon discours que c’étaient eux et eux seuls qui avaient soutenu la religion dans le temps de crise. En un mot, il ne se parle plus en ville que du discours qu’on vient d’entendre. Le prédicateur eut été accablé sous les caresses, s’il n’avait eu la précaution de se tenir en chaire tout le temps qu’on vint pour le saluer. Presque toute l’assemblée passa en revue devant lui et lui demanda l’état de sa santé, et son épouse ne fut oubliée par personne. Il fallait avoir et la main et la mémoire prompte, parce que tout voulait être connu et articulé par son nom, et au moins baiser la main, puisqu’on était trop haut pour pouvoir être baisé au visage… » (N° 36, p. 211.)

C’est au milieu de semblables démonstrations touchantes et naïves, qu’il parcourut, à cheval et accompagné d’amis, les Églises de Lussan, Saint-Ambroix, Alais, Saint-Hippolyte, Lédignan, Saint-Jean, Anduze, Durfort, combien d’autres ! Le 20 septembre, il revint à Nîmes, et tint une assemblée dans les environsg. — C’était un admirable spectacle à voir. Les assistants, — près de vingt mille, — étaient rangés sur deux hauteurs qui formaient comme un immense amphithéâtre. Paysans et gentilshommes s’y étaient rendus ; « le beau monde » était présent. Court prêcha et souleva une fois encore le même enthousiasme qu’il avait excité déjà dans tous les autres lieux.

g – A un petit quart de lieue de Nîmes, au-dessous de la Tour Magne N° 7, t. VI, p. 82.

Mais tous ces témoignages de sympathie avaient déjà reçu une solennelle consécration. Court avait été nommé par le Synode national du 18 août ; député général des Églises de France. Les protestants l’avaient choisi pour représenter officiellement leurs intérêts auprès des puissances étrangères.

Un homme cependant était encore investi de cette charge ; c’était Duplan. Il était député et portait ce titre auprès des princes et des particuliers dont il allait solliciter la munificence en faveur des fidèles sous la croix. Mais le Synode ne s’était point arrêté à cela ; il avait voulu élire un second député et son choix s’était fixé sur Antoine Court. Il n’agissait d’ailleurs ainsi que par reconnaissance, et l’ancien prédicant du Désert l’avait bien compris. Antoine Court n’eût point accepté cet honneur s’il avait cru exposer la commission de son ami aux mêmes dangers qu’elle avait précédemment courus. Il n’entendait point lui faire pièce et il l’avait dit. Si sa charge devait susciter quelque embarras, il était décidé à la résigner, et sa résolution était sur ce point irrévocable. Mais il espérait que ce seraient de vaines prévisions, et il n’avait point hésité à accepter le titre que les Églises lui conféraient. Le Synode envoya la lettre suivante aux « illustres et généreux bienfaiteurs des pays étrangers » pour leur donner connaissance de sa décision :

    « Messieurs et très puissants protecteurs,

Pénétrés de la plus vive reconnaissance pour les grandes marques de protection et de bienveillance dont vous avez bien voulu favoriser nos Églises persécutées, persuadés que vous avez toujours le même zèle et le même empressement à vous intéresser pour elles, nous prenons la liberté de députer auprès de vous notre très cher et très honoré frère M. A. C. dont le zèle et la capacité nous sont connus, pour agir au nom et en l’autorité de nos Églises, en qualité de député. Nous l’avons chargé et le chargeons de représenter à toutes les personnes généreuses et bienfaisantes l’état et les besoins de tous les protestants sous la croix et de recevoir tous les bons avis et les charitables soins qu’on daignera lui adresser. Nous avons unanimement délibéré, messieurs, qu’il sera accordé à notre susdit frère et bon ami, M. Court, la somme de quatre cents livres de notre monnaie pour subvenir aux frais auxquels il sera exposé pour nos Églises, laquelle somme nous vous prions être prélevée sur les sommes destinées pour le soulagement de nos Églises. Remettons le tout à votre sage prudenceh. »

h – N° 36, p. 397. — On a vu que ces sommes étaient collectées par Duplan. — V. chap. iii.

La décision du Synode n’avait pas été cependant inscrite sur ses registres. On voulait faire connaître à la cour les délibérations qui avaient été prises, et l’on craignait que la nomination d’Antoine Court n’éveillât les soupçons et ne causât de l’ombrage.

Que d’événements s’étaient succédé depuis 1729 et comme les sentiments de mécontentement qu’avait inspirés le départ de Court s’étaient facilement évanouis ! — En 1744, on le fêtait, on le louait, et pour lui on épuisait tout ce que les cœurs pouvaient contenir de reconnaissance. En 1729, on l’accusait, on lui reprochait d’abandonner les Églises de France. C’est que dans ce long espace de temps, il avait fait preuve d’un dévouement sans bornes, il avait consacré tous les moments de sa vie à secourir ceux qu’il appelait, avec vérité, ses frères, et maintenant qu’il venait d’ajouter un nouveau bienfait à tant de bienfaits, que ce malheureux schisme était terminé, et que la cour semblait entrer dans une voie de tolérance, les esprits ravis et confiants dans l’avenir, ne pouvaient se lasser de donner des marques de leur touchante affection à celui qui méritait bien déjà le nom de restaurateur des Églises de France.

Il fallait cependant qu’Antoine Court revînt en Suisse. Ses travaux l’attendaient, ses amis, sa famille et les soins même à donner aux affaires du protestantisme. Il quitta donc sa patrie, et le 2 octobre, par des chemins détournés, il s’achemina vers Lausanne.

C’était la dernière fois qu’il voyait la France.

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