Histoire de la restauration du protestantisme en France

VIII
Mesures de défense et de conservation
(1745-1752)

Persécuteurs et persécutés. — Premier moment de stupeur. — Confiance de Court. — Il est bientôt obligé de se rendre à l’évidence. — Il se multiplie pour faire face à l’ennemi. — Le comité de Lausanne. — On tâche de réorganiser les assemblées. — Court combat énergiquement l’émigration et recommande la tenue des assemblées. — Lettre d’Allamand. — Court combat les idées que ce dernier y émet. — Sa réponse est condamnée au feu. — La Suisse devient une officine d’apologies. — Empressement de l’étranger à secourir les religionnaires. — Armand La Chapelle et la Nécessité du culte public parmi les chrétiens. — Caractère de La Chapelle et de son livre. — Reprise des assemblées — Allamand se propose pour plaider la cause des persécutés auprès de la cour. — Réponse de Court. — Les religionnaires souffrent en silence. — Leur empressement à payer l’impôt. — Mémoire des plaintes (1747). — La grande Apologie (1746) : elle ne produit aucun effet. — La persécution ne ralentit pas ; des divisions sans cesse renaissantes viennent accroître le découragement. — Rudemare et Prébeuf, Boyer, Pradel et Rabaut. — On accuse Court de partialité et de vouloir supplanter Duplan. — Réponse à ces accusations. — Paix d’Aix-la-Chapelle. — Court veut implorer l’intervention de l’étranger. — Il écrit à Berne et propose De Montrond pour aller défendre au congrès les intérêts du protestantisme. — Le comité de Lausanne abandonne le projet. — Court persiste et veut envoyer De Montrond au congrès, sinon officiellement, du moins officieusement. — Nouveau refus du Comité ; abandon du projet. — Court adresse un mémoire aux ministres plénipotentiaires des puissances protestantes. — Ses demandes et ses considérations passent inaperçues. — Un Synode se réunit dans les Cévennes. — Mesures et décisions. — En 1752, les protestants sont à bout de patience : on leur enlève leurs enfants. — Mort ou liberté. — Offres de l’étranger. — Ils les refusent d’abord, puis les acceptent sur les conseils de Court. — La cour ouvre les yeux et conseille l’indulgence. — Tentatives d’assassinat : elles sont blâmées par les religionnaires. — Rabaut conseille la patience, la résignation. — Sa lettre à l’intendant du Languedoc. — Lettre de l’évêque d’Agen contre la tolérance.Le Patriote français et impartial. — Le Mémoire historique sert d’appendice au Patriote. — Succès du Patriote. — Voyage de Paulmy en Languedoc. — Curieuse aventure. — Rabaut lui remet un mémoire sur la situation des protestants. — Ce qui met fin à la persécution, c’est le manque de soldats. — Héroïsme des protestants. — Situation du protestantisme.

Avant d’aller plus loin, il faut s’arrêter et interrompre ce monotone et douloureux récit. Soit abandon, soit ignorance, voilà pendant sept ans les protestants livrés aux fureurs du clergé et de la cour. N’est-ce pas le moment de raconter leur conduite ? On a vu les persécuteurs à l’œuvre, voici les persécutés.

Tout d’abord, lorsqu’aux premiers jours de 1745 ils se virent subitement attaqués, ils tombèrent dans une immense stupeur. Ils avaient l’année précédente joui d’une grande liberté. Ils vivaient dans cette douce illusion que Louis XV allait promulguer un édit de tolérance. L’abattement fut d’autant plus profond que les espérances avaient été plus hautes. En vain disait-on : « L’orage ne sera pas de durée. Il y a des gens en place qui n’approuvent pas ce que l’on fait et auprès de qui la douceur et les circonstances plaident pour nous. Dieu lui-même se mettra de la partie, s’il lui plaît, et quel pasteur n’aurons-nous pas en lui ! La justice de notre cause, la pureté de nos démarches, la droiture de nos intentions et de notre conduite plaideront aussi efficacement pour nous. » Personne n’était rassuré. Les assemblées furent abandonnées, le culte ne se célébra plus, les nouveau-nés furent portés à l’Église. On s’enferma dans sa demeure, on se fit humble, inaperçu, et chacun attendit silencieusement que l’orage fût passé. Ce fut surtout la classe bourgeoise qui se montra « lâche. » Elle ne s’était rendue au Désert que récemment, lorsqu’il n’y avait plus eu de danger ; dès que se montra le péril, elle se cacha. Ceux aussi qui d’habitude imitent les riches suivirent leur exemple en cette occasion.

A Lausanne cependant, Antoine Court et ses amis ne croyaient pas à la gravité de la situation ; les lettres les plus effrayantes les laissaient rassurés. C’était un orage ; il ne durerait pas ; la cour ne pouvait s’engager dans cette voie sanglante. Il fallut enfin se rendre à l’évidence. Grand désarroi alors, car on était pris à l’improviste. Lausanne était le centre. Chaque jour, de tous les points du royaume arrivaient au représentant des Églises de tristes nouvelles : on demandait des secours, on demandait surtout des conseils. Que devait-on faire ? Fallait-il vivre sans culte ? fallait-il prendre la fuite, ou convoquer d’autres assemblées ? Pour comble d’embarras les nouvelles étaient vagues, peu précises, souvent se démentaient. Tel incident devenait un événement ; les faits étaient dénaturés. « Une personne digne de foi m’a hier confirmé ce que j’avais lu dans une des gazettes de Schaffhouse, savoir que les protestants dans les Cévennes s’étaient soulevés en quelque manière, et avaient malmené les troupes du roi envoyées contre eux. » Or, c’étaient les protestants qui venaient d’être massacrés. Mais on finit par voir clair. Alors chacun se mit à l’œuvre : il s’agissait du salut d’un peuple. Court fut admirable. Seul sur la brèche avec quelques amis, il se multiplia et fit face à l’ennemi. N’abandonnant aucune des entreprises commencées, tantôt voulant établir une imprimerie au Désert et faisant passer l’outillage nécessaire tantôt s’occupant de son séminaire où il appelait chaque jour de nouveaux élèves, il prodiguait les appels aux uns, les exhortations aux autres, les conseils à tous. Conseils, non pas ordres ; même en ce moment personne ne voulut avoir un maître.

[N° 7, t. V, p. 387. Ce projet d’imprimerie, plusieurs fuis repris, fut définitivement abandonné. (N° 7, t. VI, p. 196, 316.) La découverte d’un tonneau rempli de livres, y fit renoncer. (1745.)

Les protestants de Montauban envoyèrent, en février et en mars 1745, des placets à l’intendant, dans lesquels ils promettaient de ne plus s’assembler. (N° 7, t. VII, p. 108.) Ils disaient : « Ils ont avec trop peu de réflexion donné dans le préjugé qui avait été répandu dans cette province et dans plusieurs autres du royaume, que le roi ne désapprouvait pas qu’ils s’assemblassent dans les campagnes pour y faire leurs prières suivant le rite de leur religion ; et ils se sont, comme les autres, inconsidérément laissé entraîner par la foule, sans avoir cependant aucune intention qui fût contraire a la fidélité que de bons sujets doivent à leur Souverain. C’est pourquoi, d’abord qui leur a été connu par la publication des ordonnances des 1 et 16 février dernier, que ces assemblées déplaisaient au Roi et qu’il les défendait, ils se sont non seulement abstenus d’y assister, mais ils ont encore empêché d’y aller tous ceux qui n’avaient pas la même connaissance, et ils promettent d’être plus attentifs à l’avenir à se conformer inviolablement aux ordonnances, édits et déclarations du Roi… »

Antoine Court eut connaissance de ce placet. Il prit aussitôt la plume, et écrivit une lettre très sévère au pasteur de cette ville. N° 7, t. VII, p. 126.

« … Je crois vous l’avoir écrit plus d’une fois, et je suis chargé de vous le répéter encore : que les pasteurs et les troupeaux ne doivent pas sitôt prendre l’épouvante ; que si la cour apprenait que la frayeur s’empare des esprits, ce serait pour elle un encouragement à se porter à des voies violentes, dont elle verrait d’avance des apparences de succès. »]

On courut au plus pressant. Il fallait à tout prix. continuer les assemblées. Se cacher en effet, fuir le Désert, c’était combler de joie les persécuteurs. Que voulaient-ils ? Que les assemblées cessassent. Leur but était atteint. Il leur importait peu que les religionnaires s’obstinassent dans leurs demeures ; ils savaient bien qu’un homme isolé est sans forces, et qu’ils triompheraient facilement de l’opiniâtreté de gens qui ne se retremperaient plus en commun aux sources de la foi. Sans la réorganisation des assemblées au Désert, que fût-il advenu du protestantisme ? Il se fût encore trouvé dans le même état où les prédicants l’avaient vu en 1715. Aussi Antoine Court dans une lettre circulaire aux pasteurs :

« Les gens qui ont à cœur, la religion, disait-il, ne peuvent trop redoubler de zèle à marquer leur persévérance dans la ferme résolution de maintenir et de conserver leurs assemblées religieuses, pour rendre à Dieu le culte indispensable qu’il exige d’eux, suivant le mouvement de leur conscience. Il est de la dernière et de la plus grande importance dans ces tristes et fatales conjonctures que tous les protestants du royaume, en marquant cette fermeté et cette persévérance, fassent ainsi paraître la plus grande unanimité entre eux dans ce sentiment… »

Cela, il ne cessa de le répéter dans ses lettres particulières. « Quelle route faut-il prendre, lui écrivait-on du Dauphiné, celle du Désert, ou de l’exil ? » Il répondit : du Désert. On pouvait prendre des précautions, poser des sentinelles, se réunir de nuit, tenir de petites assemblées ; c’était nécessaire et il l’accordait. Mais l’exil, il ne le conseilla jamais, sinon à ceux dont le courage n’était pas à la hauteur du péril. Car faiblir dans un tel moment, chose indigne ! Mieux valait fuir. Encore l’exil était-il dans sa pensée un moyen politique. Peut-être, disait-il, on obligerait ainsi le gouvernement « à user de douceur, de tolérance, et peut-être même à fixer l’état des protestants sur un pied dont ils pussent s’accommoder (N° 7, t. VI, p. 452. 1745). » Les lâches sauveraient les vaillants.

Antoine Court avait rapidement vu le péril de la situation. Il se disposait à publier un mémoire apologétique en faveur des assemblées ; le manuscrit était terminé, mais différentes raisons en retardaient l’impression, — quand parut et se répandit un écrit, où l’on condamnait comme criminelles et illégitimes ces mêmes assemblées. Elles étaient contraires aux constitutions de l’Etat, sujettes à de nombreux inconvénients, dangereuses pour le repos public ; on devait les interrompre. L’auteur, qui gardait l’anonyme, se disait et était protestant ; il s’appelait Allamand. Court s’émut. Emotion d’autant plus grande, qu’Allamand, apprit-il, avait des relations avec la cour. Il prit la plume et répondit. La défense des assemblées était présentée dans un petit in-douze, très modéré dans la forme, mais où perçaient çà et là de dures vérités et de touchantes prières. Il y avait surtout quelques pages très claires sur la société civile et la société religieuse, les devoirs de l’une et les droits de l’autre. Ou le mit en paquets et on l’expédia en France. Quelle fut la destinée du petit livre ? On ne sait. Mais, la même année, le Mémoire apologétique en faveur des protestants sujets de Sa Majesté très chrétienne à l’occasion des assemblées qu’ils forment en diverses provinces du royaume ayant été répandu, fut condamné au feu. C’était le sort habituel.

[Réponse des protestants de France à l’auteur d’une lettre imprimée qui a pour titre : Lettre sur les Assemblées des religionnaires en Languedoc, écrite à un gentilhomme de cette province, par M. D. L. F. D. M. à Rotterdam, MDCCXLV. — Au Désert, 1745. — Petit in-8. (1745). — V. N° 7, t. VIII, p. 151 ; t. IX, p. 455 ; Bullet., t. XIII, p 337 : Archives de l’Hérault, C. 160. — Le parlement de Toulouse le condamna au feu, le 29 octobre 1745, et celui du Dauphiné en janvier 1746.]

En 1746 parut un nouveau mémoire : Apologie des protestants de France sur leurs assemblées religieusesa. L’ouvrage était dangereux, on le jugea du moins. Le parlement le condamna au feu. « Le dit livre … sera lacéré et brûlé au devant de la grande porte du palais, comme audacieux et contraire à la religion et aux lois de l’Etat. » Il fut en outre ordonné d’informer contre ceux qui l’avaient composé, imprimé et débité ou autrement distribué. — Mais la matière était trop importante, pour qu’on se lassât d’y revenir. La Suisse était une officine d’apologies. Et déjà on s’occupait d’en publier de nouvelles, lorsqu’en 1747 l’ambassadeur de France à Soleure. se plaignit amèrement an gouvernement de Berne des libelles « contre Sa Majesté très chrétienne, le roi Louis XV » qui s’imprimaient à Lausanne. LL. EE. firent des remontrances au représentant des Églises et à ses amis. Il fallut s’incliner. On voulait bien en effet fermer les yeux, ignorer leurs menées, accorder même une bienveillante protection, mais on n’entendait pas qu’ils compromissent les bons rapports des deux pays.

a – Il parut aussi cette année en Hollande : Avis fraternel aux Protestants de France. C’était une attaque contre les assemblées : on ne crut pas devoir y répondre. N° 7, t. IX, p. 483.

Un théologien hollandais secourut Antoine Court dans l’embarras. Dès les premières nouvelles, les protestants étrangers s’étaient montrés pleins de dévouement. Celui-ci, le duc de Brunswick, avait offert un asile aux religionnaires qui s’expatrieraient. Celui-là, directeur du comité de Hollande, avait donné de l’argent pour le séminaire. Celui-là encore, avait fait imprimer en Angleterre des récits de la persécution et collecté des secours pour les victimes. Mais rien sans doute ne. causa à Court une plus grande joie que le livre d’Armand La Chapelle : La nécessité du culte public parmi les chrétiens.

[2 vol. in-12. Francfort, 1747. — Vers 1750, Saint-Florentin pria le parlement de Toulouse de flétrir l’ouvrage. Les religionnaires l’achetaient, et c’était dangereux, « surtout dans les circonstances où les assemblées étaient si fréquentes. » V. Coquerel, t. II, p. 28.]

La Chapelle, après la Révocation, avait passé jeune encore en Angleterre et s’était ensuite établi à la Haye. Théologien instruit, critique judicieux, il entrait à propos en lice. Il venait faire justice de l’amas d’arguments théologiques, qu’amoncelaient laborieusement les adversaires des assemblées ; il venait surtout montrer la nécessité, la grandeur et la beauté de ces paisibles réunions. Son livre fut vivement loué. Il passa la frontière, courut les provinces protestantes, et ne contribua pas peu à raviver chez les religionnaires l’amour du Désert.

Grâce à ses efforts, grâce aussi à ceux non moins réels, persévérants, continus, des prédicants français, les assemblées recommencèrent et devinrent chaque jour plus fréquentes. La panique avait disparu, on avait réfléchi sur la situation, vu la folie de la crainte, et en dépit des espions, des soldats et des fusillades, chacun se fit un devoir de se rendre aux assemblées convoquées. Il s’en tint et très régulièrement en Normandie, dans le Poitou, au pays de Foix ; il s’en tint encore en Languedoc, en Dauphiné. Les religionnaires y vinrent sans armes, de nuit ; tout s’y passa bientôt comme aux dernières années.

Le grand péril était conjuré. Mais les persécuteurs proportionnaient à la force de la résistance la rigueur des mesures. Il fallait les désarmer. Comment ? par la résignation et les prières ou par des moyens politiques ?

En 1745, au mois de juin, un protestant qui habitait Paris, et se donnait pour un personnage à la cour, écrivit à Lausanne, au représentant des Églises. Créez un comité, lui disait-il, qui soit composé d’un petit nombre de membres honorés, distingués, jouissant d’un grand crédit. Ce comité aura pour but de détourner les protestants de tout projet criminel contre l’Etat et contre le roi, — de contenir le peuple et d’empêcher qu’il ne fasse des démarches étourdies, — de bien disposer en notre faveur les ministres, les favoris du roi, et de négocier la révision des édits. Cela fait, nommez un agent à Paris qui recevra directement les ordres du comité, et qui présentera les suppliques et les mémoires à Sa Majesté ou à ceux qui l’approchent. Cet agent doit avoir certaines qualités, — et il les énumérait ; — je me présente à votre choix.

Excellente proposition ! Le désir d’Antoine Court semblait près de se réaliser. Quelques mois auparavant, on se le rappelle, il avait conseillé d’élire un homme de qualité et de confiance pour plaider auprès des personnages influents la cause des protestants. Cet homme était trouvé. Malheureusement, on eut sur lui de fâcheux renseignements. Ce correspondant dévoué n’était autre qu’Allamand, le fameux auteur de l’écrit contre les assemblées. On avait devant soi un intrigant. Du moins, un religionnaire qui le connaissait le donnait pour tel :

« Il n’a de subsistance qu’une chétive pension ; d’amis que ceux dans la maison de qui il loge ; de motifs que le désir rongeant de s’avancer et la vanité ; de talent que ses études, son imagination brillante et sa plume ; de politique que sa vivacité et son inquiétude. On ne peut compter que sur son ambition et sur son intérêt ; il a là-dessus les désirs les plus vastes. Le hasard l’a produit où il se trouve. On s’en est servi comme on le fait à la cour d’une foule d’aventuriers subalternes qu’on emploie et qu’on désavoue, sans aucune conséquence. »

Court fut désillusionné. Il répondit évasivement. L’exécution du projet était très délicate ; les Églises obligées d’être prudentes, ne pouvaient donner une commission officielle ; mais lui, Allamand, pourrait agir, s’il voulait, officieusement, sans mandat. En réalité, il le remerciait. Car on ne pouvait, écrivait-il, le considérer « que comme un aventurier qui cherche à faire fortune et qui, pour y parvenir, n’a pas craint de trahir les intérêts et les principes d’une religion dont il prétend être un membre zélé, ni de prêter sa plume à des vues qui ne tendent pas à moins qu’à criminaliser les démarches les plus innocentes, et qu’à légitimer toutes les peines qui en peuvent être la suite. »

Ce fut donc par leurs seules prières, par leur fidélité, par leur pieuse résignation que les religionnaires espérèrent désarmer leurs adversaires. Les assemblées furent surprises, les maisons rasées, les prédicants pendus, les enfants enlevés ; jusqu’en 1752, il n’y eut ni soulèvement, ni représailles. Souvent l’occasion se présenta d’écraser un ennemi numériquement plus faible ; ils n’en profitèrent jamais. A Vernoux ils étaient vingt contre un, ils se laissèrent fusiller. Quelques soldats envoyés en détachement suffirent toujours pour disperser des assemblées de plusieurs milliers d’hommes. Dès que la troupe arrivait, ils fuyaient de toutes parts. Cela non par lâcheté — lâches ! ô héroïques martyrs ! — mais par devoir, pour obéir à la loi : « Ceux qui prendront l’épée, périront par l’épée. » Un jour, ils voulurent sauver un des leurs, un jeune homme, un prédicant ; ils s’embusquèrent sur la route attendant, les armes à la main, l’escorte qui conduisait le prisonnier. Paul Rabaut l’apprit, arriva à la hâte, leur parla ; ils abandonnèrent aussitôt leur dessein. « Notre patience à tout souffrir, écrivait Court, notre soumission aux volontés divines, et plus que tout cela une conduite pure et sainte, et exactement conforme aux lois de l’Évangile et sévèrement purgée de tout ce qu’il y a de coupable et de vicieux, voilà les sources d’où nous devons attendre du soulagement. »

Les malheureux allèrent jusqu’à rivaliser de zèle pour payer la taille, la capitation, les autres charges de l’Etat. Lorsqu’on établit le vingtième, ils furent les premiers à s’y soumettre. En 1746, la cour engagée dans une guerre redoutable, craignit que les ennemis fissent soulever par leurs agents les provinces protestantes ; celles-ci non contentes de protester de leur dévouement, offrirent à l’intendant de lever deux bataillons. En 1747, pour continuer la lutte, Louis XV organisa une loterie à cinq cents livres le billet. Court invita aussitôt ses coreligionnaires à souscrire ; ils souscrivirent.

Cependant, ils ne cessaient de faire monter jusqu’aux pieds du trône leurs prières et leurs lamentations. Chaque jour, de tous les points du royaume arrivaient aux intendants, aux commandants militaires, aux ministres, à tous ceux qui approchant du roi, avaient quelque pouvoir, placets, mémoires, suppliques et apologies. Ils en envoyèrent même au roi. Parfois cependant ils y ajoutèrent comme une menace indirecte. « Il faut, avait conseillé Court, exposer au gouvernement que les protestants souffrent, qu’ils sont las de souffrir, et que l’excès du mal peut produire un désespoir qui s’élève au dessus de toute considération humaine, au dessus de la religion même. » — Le conseil fut suivi dans la rédaction du grand, Mémoire des plaintes. (Au commencement de 1747.)

« … La triste situation de tant de malheureux qu’on a retenus longtemps dans des prisons obscures, qu’on a désolés par des engagements et des promesses qui les accablent de honte et de remords, qu’on a ruinés par des amendes excessives et des frais exorbitants, qui errent dans les déserts et les campagnes, qui ne trouvent de repos, ni de sûreté nulle part, qu’on a privés de leurs biens, dégradés de leur noblesse, condamnés au supplice des scélérats, de qui on a rasé les maisons, enlevé les femmes et les enfants, ou plutôt de qui l’on a massacré et tué à l’un son frère, à l’autre sa mère, à l’autre son plus proche parent, et qui se trouvent tous les jours menacés de traitements encore plus rigoureux, à qui on ne cesse de dire que, une fois la paix faite, il n’y aura plus de sûreté pour eux que comme des victimes dévouées à une fatale destruction : une telle situation ne peut faire sur ces gens faits comme les autres hommes, et par conséquent non insensibles à tous les maux qui les accablent, que les impressions les plus fortes. Le présent ne leur promettant rien de favorable, l’avenir que de tristes et sanglantes scènes qui vont décider leur ruine, le désespoir ne peut que naître et sortir du cœur de tant de malheureux … »

Les religionnaires espéraient effrayer ainsi la cour : leur mémoire ne fut probablement pas lu. En 1746, avait encore paru la grande Apologie. On en attendait de merveilleux résultats. Simple, digne, ferme, mais ne laissant percer ni la menace, ni la colère, écrite au contraire par des suppliants, elle était, croyait-on, appelée à toucher les persécuteurs. C’est Antoine Court qui pour obéir à la volonté du Synode de 1744 l’avait rédigée. Terminée depuis longtemps, différentes raisons en retardaient l’envoi. C’était une démarche de la dernière délicatesse ; elle pourrait avoir un effet contraire aux vues que l’on se proposait ; loin d’arrêter la persécution, peut-être la ferait-elle redoubler. Pendant deux ans, on corrigea ce mémoire. Des copies en furent expédiées en Angleterre, en Hollande, en Suisse. Chacun en pesa les moindres mots, ratura, amenda. Cependant quelques-uns, las de ces contre temps : « Que craint-on ? disaient-ils, qu’on apprenne au roi et à ses ministres qu’il se fait des assemblées et que diverses provinces fourmillent de protestants ? Ils le savent déjà très bien, et bien des gens sans doute font leurs efforts pour obtenir l’exécution des arrêts qui leur sont contraires. Pourquoi diffère-t-on à leur offrir de bonnes contre-batteries… » Ils croyaient encore à la clémence de Louis XV ! L’apologie fut envoyée. Elle ne produisit aucun effet. Ce fut le sort de celles qui suivirentb.

b – Nous en avons encore plusieurs en 1747, notamment de Boyer.

On approchait de 1748. Les assemblées se multipliaient, mais la persécution n’avait point de trêve. Epouvantable situation ! On avait épuisé toutes les chances de salut ; il semblait qu’il ne restât plus d’espoir. A tant de causes de découragement, venaient s’en joindre d’autres. Des inimitiés graves, encore que les motifs en fussent légers, divisaient les prédicants du royaume. En Normandie les démêlés entre Rudemare et Préneuf continuaient. Vainement essayait-on dans un colloque d’apaiser Rudemare, celui-ci appelait son collègue « faux prophète, faux pasteur, loup ravisseur, » et Préneuf fatigué retournait dans le Poitou. Il n’y restait cependant pas longtemps. Trouvant tout changé, le pays rempli de troupes, les protestants effrayés et n’osant pas le recevoir, il revenait en Normandie et reprenait les discussions interrompues. — Dans le Languedoc, Boyer se trouvait de nouveau en guerre avec ses collègues qui l’accusaient d’avoir trop mis en avant sa personnalité, lorsque l’intendant avait naguère cherché à connaître quelles étaient les dispositions des protestants. De plus une haine violente animait Pradel contre Paul Rabaut « si bien, que le pauvre Rabaut ne parlait pas moins que de partir, de quitter la France… » « Ne recevrai-je donc plus, écrivait Court, que des nouvelles funèbres ? les uns fulminent en chaire, et les autres font les plus lourdes et les plus scandaleuses chutes, les troisièmes poursuivent à outrance un innocent, d’autres se rendent ici coupables des plus criminelles démarches. Ils mettent tout en désordre et en combustion dans les lieux, où toutes sortes de raisons demandaient qu’ils vécussent en paix ! Et toutes ces choses arrivent dans quel temps ! Lorsque les ennemis de la religion se réveillent ! … Ciel ! jusques à quand notre aveuglement durera-t-il ? » Court lui-même jouait un rôle dans ces querelles. Quelques-uns de ses anciens amis réunissaient contre lui des Synodes, et les Synodes le traitaient en coupable. De quoi ne l’accusait-on pas ? Il se montrait partial au séminaire de Lausanne ; il s’était fait nommer clandestinement représentant des Églises, il avait voulu supplanter Duplan, il ne mettait pas de bornes à son orgueil, il avait fait imprimer l’apologie sans la soumettre au jugement des pasteurs de France. — En réalité on le jalousait. Toutes ces accusations étaient fausses, et Court le montra. Il montra que sa conduite au séminaire avait toujours été juste, qu’il n’avait jamais sollicité les votes pour se faire élire représentant, que loin de chercher à supplanter Duplan, il n’avait cessé de l’inviter à se concerter avec lui, — qu’il lui avait été enfin impossible de communiquer l’apologie. Les dissensions continuaient cependant, les défenses se croisaient, les religionnaires prenaient déjà parti.

Sur ces entrefaites, on apprit que la paix allait se conclure. Les préliminaires étaient signés : un congrès devait s’ouvrir à Aix-la-Chapelle. Nouvelle impatiemment attendue. Dès qu’Antoine Court en fut informé, il convoqua ses amis, s’adressa à de Montrond et le pria d’aller au congrès représenter les intérêts des protestants. Désespérant d’obtenir grâce de Louis XV, il voulait implorer la puissante intervention des gouvernements étrangers. Serait-il écouté ? Il le croyait.

En même temps, il écrivit à Berne pour faire approuver la détermination que ses amis et lui avaient prise. Ils avaient résolu, disait-il, d’envoyer auprès des hauts protecteurs une personne de confiance « afin de les solliciter en leur faveur, pour tâcher d’obtenir du roi leur monarque, par leurs puissantes intercessions, quelque adoucissement à la rigueur des édits rendus contre eux, quelque mode de vivre au moyen duquel ils pussent professer leur religion, sans encourir les peines auxquelles ils avaient été exposés jusqu’ici, et la liberté des prisonniers et galériens pour cause de religion. » Il priait LL. EE. en terminant, d’honorer cette mission de leur protection. Berne répondit que le choix de de Montrond était excellent, mais que sa mission était inutile. On n’obtiendrait pas en effet des plénipotentiaires qu’ils exigeassent de la France le retrait des édits ; pour ce qui concernait les galériens, ils étaient déjà chargés par leurs gouvernements respectifs de réclamer leur élargissement. Un personnage écrivait de son côté, que non seulement il n’était pas nécessaire, mais qu’il était encore dangereux d’envoyer un député, parce que la cour de France pourrait voir d’un très mauvais œil sa présence au congrès.

Dès qu’il eut pris connaissance de ces lettres, le comité abandonna son dessein. Antoine Court seul persista. — Soit ! dit-il à Montrond, n’ayez point de mandat officiel, mais rendez-vous à Aix-la-Chapelle, sous divers prétextes, et recommandez de vive voix aux plénipotentiaires les intérêts des Églises. — Montrond y était disposé, mais il avait besoin : 1° d’une commission des Églises ; 2° de l’approbation du comité ; 3° d’argent. Un Synode se réunit immédiatement en France, et neuf pasteurs envoyèrent la commission demandée ; Court de son côté emprunta les sommes nécessaires, au nom des Églises. Restait à demander l’approbation du comité. Celui-ci objecta que les princes catholiques avaient toujours fait un crime aux réformés d’avoir déféré leurs griefs aux puissances protestantes, que d’ailleurs ce serait aller contre la volonté de Berne, et très nettement il la refusa. Court monte aussitôt à cheval, se rend chez Polier qui était à la campagne, remet la question en discussion et le supplie de la faire favorablement résoudre. Mais il se heurtait contre une impossibilité, et quoi qu’il fît, le projet fut définitivement abandonné

Il ne voulait pas cependant laisser conclure la paix, sans tâcher d’en retirer quelque avantage. Au mois d’août déjà, il avait prié le comité de Londres de faire demander par les députés anglais la permission de tenir des assemblées religieuses. Il revint sur ce point. Il composa un grand mémoire, où étaient exposées les demandes des Églises, et l’adressa aux ministres plénipotentiaires des puissances protestantes. Voici ce qu’il les priait de réclamer :

  1. Amnistie générale de toutes les contraventions aux édits pour fait de religion, et remise de toutes les peines encourues.
  2. Abolition des édits contre la religion ; même situation faite aux religionnaires qu’aux catholiques d’Angleterre.
  3. Elargissement des prisonniers et des galériens.
  4. Prescription d’un mode de vivre qui permît aux protestants d’avoir des pasteurs en nombre suffisant et de tenir librement leurs assemblées.
  5. Validité des mariages et des baptêmes célébrés au Désert.
  6. Loi contre tous les perturbateurs de l’ordre public, quels qu’ils fussent.

Les protestants, ajoutait-il, ne demandaient pas que leurs plaintes formassent la matière de conférences au congrès, mais ils suppliaient les plénipotentiaires, si la paix venait à se conclure, d’user de leur influence pour faire valoir auprès du gouvernement français leurs droits incontestables. Devaient-ils être en effet les seuls que la paix générale laissât dans de mortelles angoisses ? Les horreurs de la guerre devaient-elles s’appesantir sur eux seuls ? Un aussi injuste abandon était impossible. Il était temps de faire cesser un état de choses qui n’avait que trop duré, et qui remplissait encore de deuil plusieurs provinces entières.

Si remarquables que fussent ces considérations, elles passèrent inaperçues. Les plénipotentiaires ne s’occupèrent que des intérêts respectifs de leurs puissances, et la paix se conclut le 18 octobre, sans qu’il eût été question des protestants.

Il fallait donc dans cette solitude faite par le malheur n’attendre de secours que de soi-même. Les gouvernements étrangers ne voulaient plus s’interposer entre le roi de France et ses sujets. A Riswick, à Utrecht, ils avaient autrefois usé de leur influence pour arracher à la persécution leurs coreligionnaires. C’en était fait désormais de la fraternité des croyances ; il n’y avait plus que des coalitions d’intérêts. Ainsi s’évanouissaient les dernières espérances. La seule chance de salut qui restât encore, c’était de n’en plus espérer. On devait se ceindre d’une stoïque énergie et se préparer à marcher résolument dans la voie qui conduisait au martyre. Au bout de la course, était la grande délivrance.

Cette idée perçait partout. Quelques jours avant la conclusion de la paix, au mois de septembre, un Synode national se tint dans les Cévennes. Antoine Court ne cessait depuis quelque temps d’en demander la convocation. Il multipliait les lettres et les recommandations, il envoyait des pièces et le programme des sujets à discuter, car il voulait mettre un terme aux discussions intestines et unir par de nouveaux liens les chefs spirituels du protestantisme. Dans un si grand bouleversement de choses, n’était-il pas en effet nécessaire que les forces, loin de se diviser, se groupassent et qu’un même esprit les animât ? Là, se trouvèrent donc les députés de la France entière, ceux de la Normandie, du Poitou, de l’Angoumois, de la Saintonge, du Languedoc, du Dauphiné, de la haute Guyenne, du Quercy et du comté de Foix. On y comptait vingt personnes ayant droit à participer aux délibérations. Mais combien manquaient à l’appel. Où étaient ces belles figures que l’on avait vues au Synode de 1744 ? Où étaient Ranc, Désubas, Roger ? … — Le premier acte cependant du Synode fut de jurer une éternelle obéissance aux ordres de Louis XV. « … Après avoir imploré la protection de Dieu et le secours du saint Esprit, l’assemblée a protesté unanimement de son inviolable fidélité envers le roi, notre auguste monarque, et elle a déclaré que son but n’était que de se conformer de plus en plus dans ces justes sentiments… » Et lorsqu’il eut adopté les règlements généraux du séminaire de Lausanne, confirmé Court dans sa charge de représentant des Églises, recommandé et rétabli la concorde, qu’ordonna-t-il encore ? — De présenter une requête au roi. « On présentera une requête au roi, au nom de tous les protestants du royaume, dans laquelle après avoir renouvelé les assurances de notre fidélité et de notre soumission et après avoir fait un court narré de notre état, on suppliera respectueusement sa Majesté d’avoir compassion de nous, et d’apporter quelque remède à nos maux ; on finira par des vœux ardents et sincères en faveur de sa personne sacrée, de son auguste famille et pour la gloire et la prospérité de son règne. » Cette assemblée de proscrits qui pouvait, en ordonnant une révolte générale, jeter la monarchie dans de sérieux embarras, n’avait ainsi pour ses persécuteurs que des prières et des paroles de paix. Point de récriminations surtout, ni de colères ; c’était comme le testament d’un peuple qui va mourir. Deux mots y brillaient : Grâce ! Pardon !

Pendant les trois années qui suivirent, il n’y eut rien de saillant. Ils avaient exhalé leurs dernières plaintes, ils s’étaient enfermés dans un douloureux silence, déchirés, meurtris, et à force de coups comme rendus impassibles. Des larmes, des prières : voilà tout. « O Éternel ! contemple-nous, car nous sommes en détresse. Nos entrailles bruissent, notre cœur est renversé au dedans de nous, parce que nous n’avons fait qu’être rebelles. On nous a ouï sangloter et toutefois il n’y a eu personne qui nous ait consolés. Seigneur, ne nous rejette point à jamais. Pourquoi caches-tu ta face ? Pourquoi nous oublies-tu ? notre âme est penchée jusque dans la poudre, et notre ventre est attaché contre la terre. Lève-toi à notre aide, et nous délivre par l’amour de ta gratuitéc ! »

cLes Larmes de Sion, p. 117. Rotterdam, in-12. — V. aussi une Supplique des pasteurs du bas Languedoc. (Dec. 1750.) Coquerel, t. II, p. 20.

Mais en 1752, tout à coup, comme galvanisés, ils se levèrent. On venait leur enlever leurs enfants ! Ils rassemblèrent ce qui leur restait de force et se précipitèrent, tête baissée, contre l’ennemi ! Mort ou liberté ! Alors eurent lieu les tentatives d’assassinat contre les curés, et la grande émigration commença.

Grosse affaire que cette émigration ! Depuis le commencement de la persécution, l’étranger leur faisait des offres et ils les repoussaient. Ils ne voulaient plus partir. Ils se cramponnaient au sol natal. Ils y voulaient mourir ou attendre des jours meilleurs. Car « il n’est point d’état si malheureux pour les hommes, qu’ils ne se repaissent contre toute raison d’espérances frivoles et chimériques de voir cesser leurs maux (N° 7, t. VII, p. 36). » Mais à ce dernier outrage, ils hésitèrent. D’un autre côté, Court leur écrivait : Partez ! L’Angleterre et les Pays-Bas vous offrent l’hospitalité. C’est la seule chance de salut pour vous et pour vos frères. C’est le seul moyen de rendre nos protestations efficaces auprès de la cour. — Ils se décidèrent à partir.

La cour ouvrit les yeux. Allait-elle voir, comme après la Révocation, les routes se couvrir de fugitifs ? Saint-Florentin écrivit à Saint-Priest, qu’il fallait par tous moyens les empêcher de sortir. « … Je vous prie de n’épargner ni dépenses, ni soins pour veiller sur un objet d’une aussi grande conséquence. » Il conseillait même la douceur, l’indulgence ; mais s’ils s’obstinaient dans leur dessein, « qu’on s’empare, disait-il, des notables, et qu’on leur fasse leur procès suivant, la rigueur des ordonnances. » Les intendants et les commandants en chef reçurent les ordres les plus sévères. En Languedoc, en Dauphiné, on arrêta des fuyards. En Bourgogne, M. de Tavannes dut surveiller avec soin les frontières.

« … Le roi ayant donné des ordres pour faire arrêter en Dauphiné ceux qui y passeront, et quelques-uns y ayant déjà été arrêtés, il n’est pas douteux qu’il y en aura qui voudront gagner le Bugey et le pays de Gex, dans l’espérance d’y passer avec sûreté. Je vous prie donc de prendre toutes les mesures qui dépendront de vous, afin que l’on arrête sur cette frontière tous ceux qui se présenteront sans passe-port. »

Tous les passages furent gardés, les prisons se fermèrent sur les captifs, et la crainte arrêta ceux qui se disposaient à partir. L’émigration cessa.

Quelques jours après eut lieu la triple tentative d’assassinat.

Ils ne pouvaient plus fuir, et les dragons les condamnaient à un acte pire que la mort. Depuis 1715, ils avaient souffert tout ce qu’on peut humainement souffrir ; ils avaient été traqués, pris, condamnés, ruinés, emprisonnés et légalement assassinés. Sur toute leur vie s’étendait comme un voile de deuil. Cependant ils n’avaient cessé de protester de leur dévouement au roi, de lui demander grâce ! Ils étaient à bout. Cependant, chose admirable ! lorsque la terrible nouvelle se répandit, une immense douleur accabla tous les religionnaires. Quoi ! après tant d’années d’héroïque résignation souiller une si pure cause du sang de trois malheureux hommes ! Et puis, songeant à eux-mêmes : Le fruit de leur conduite n’allait-il pas être perdu par la folie criminelle de quelques-uns ? On les ferait passer pour de nouveaux camisards ; ils allaient se voir de nouveau traités comme tels. — Peur nullement chimérique ! Le clergé exploitait indignement ce crime et poussait de toutes ses forces à une sanglante répression. On vit alors des pasteurs, dont la tête était à prix, prévenir la justice de leur pays et faire les affaires de l’intendant. Espions et soldats cherchaient de tous côtés l’auteur du meurtre, Coste. Ils ne le trouvaient pas. Une assemblée synodale se tint aussitôt, fit comparaître le pasteur accusé et l’obligea de quitter la France.

Coste consentit d’abord à ce qu’on exigeait de lui, et promit de partir immédiatement. Mais les religionnaires le retenaient, n’entendaient pas qu’il les quittât. Coste fit alors traîner son départ en longueur. Une active correspondance se tenait cependant entre l’Angleterre d’un côté, Antoine Court de l’autre, et les pasteurs du bas Languedoc qui réclamaient instamment l’éloignement de leur collègue. Court écrivit plusieurs lettres à Coste dans lesquelles il le conjurait de partir et lui offrait l’hospitalité en Angleterre. Mais celui-ci faisait mille objections. Son attachement aux Églises le retenait en France, les promesses qu’on lui faisait étaient illusoires, etc… De plus, il était très appuyé, très aimé par ses paroissiens.

Que faire ? Ses collègues, très convaincus de sa culpabilité, persistaient dans leurs sentiments, « Il fait tache, disaient-ils, dans notre corps, il compromet notre caractère et les intérêts de la religion. » Ils parlaient même de faire décréter son expulsion par le Synode prochain. Court devint très hésitant, et conseilla de laisser s’assoupir l’affaire. (N° 7, t. XIII, p. 142.) C’était son habitude : il n’aimait pas brusquer les dénouements, et redoutait tout ce qui pouvait amener la désunion. Heureusement Coste tomba malade et se décida à partir pour Londres le 24 décembre 1753. Il était devenu presque fou. N° 7, t. XIII.

Nous ne savons jusqu’à quel point les remarques de Coquerel (t. II, p. 96 et suiv.) sont fondées. Nous n’avons rien trouvé qui les justifiât. « On l’accusa, en 1748, dit-il, d’être un agent de la cour. « Faisons observer que cette accusation fut aussi dirigée contre Boyer, et très faussement : ce dernier avait eu le tort de mettre trop en avant sa personnalité. Dans ce petit monde, que de choses mesquines à côté d’héroïques ! Antoine Court d’ailleurs, qui modifia souvent son opinion sur Coste, ne fait nulle part allusion à ces prétendus rapports entre la cour et ce malheureux homme.

En même temps, ces mêmes hommes s’interposaient. Pradel proscrit allait chez un curé du diocèse d’Uzès et le suppliait de faire cesser ce nouveau genre de persécution. « Ils retenaient, eux ministres, tant qu’ils pouvaient leurs coreligionnaires, mais ils sentaient bien qu’à la fin ils n’en seraient plus maîtres » Rabaut s’engageait de son côté dans les Cévennes et se transportait de maisons en maisons, recommandant la paix, la patience, la résignation.

Mais quelle n’était pas sa surprise ! il croyait les Cévennes en feu, il trouvait le pays calme ; l’agitation n’avait été qu’à la surface…

« Alarmé de ces nouvelles, j’ai voulu savoir ce qui en était, et quoique je ne sache pas en détail tout ce qui s’est passé, je sais au moins avec certitude que le mal n’est pas à beaucoup près aussi grand qu’on l’avait publié, et je puis vous certifier comme une chose incontestable qu’il n’y a point d’attroupements (bandes armées). Quand j’ai voulu savoir d’où procédait le mal, il m’est revenu que diverses personnes se voyant exposées ou à perdre leurs biens et leur liberté, ou à faire des actes contraires à la conscience par rapport à leurs mariages ou aux baptêmes de leurs enfants, et ne sachant aucune issue pour sortir du royaume, se sont abandonnées au désespoir et ont attaqué quelques prêtres, parce qu’ils les regardent comme la première et la principale cause des vexations qu’on leur faitd… »

d – Lettre au subdélégué Chazel (21 août 1752). V. Coquerel, t. II, p. 77.

Et il écrivit à l’intendant et au Commandant en chef du Languedoc pour se disculper et pour disculper ses frères. Il n’avait cessé, disait-il, de recommander aux religionnaires la patience et la douceur ; le clergé serait bien aise de les voir se soulever pour les pouvoir mieux accabler ; mais ils étaient en garde contre ces menées ; les protestants resteraient tranquilles ; ils ne vivaient que pour le roi.

En ce moment courait un livre où les mêmes choses étaient dites, et en termes excellents. On se l’arrachait. Quel en était l’auteur ? Les catholiques ne savaient. Il se signait simplement : le Patriote français et impartial. Seuls, les protestants étaient dans le secret. Ce patriote était Antoine Court.

[On se l’arracha si bien qu’il fallut, l’année suivante, en donner une seconde édition. C’est cette dernière que nous avons sous les yeux. Le Patriote français et impartial, ou Réponse à la lettre de M. l’Évêque d’Agen à M. le contrôleur général, contre la tolérance des huguenots, en date du 1er mai 1751. Nouvelle édition, à Villefranche, chez P. Chrétien. 1753. 2 vol. A la fin se trouvait le Mémoire historique.]

Dans le courant de l’année précédente, en 1751, le bruit s’était répandu que Louis XV allait rappeler en France les calvinistes émigrés. Bruit étrange, sans nul fondement. Aussitôt un évêque du Languedoc, l’évêque d’Agen, avait pris la plume et écrit au contrôleur général une très violente lettre contre la tolérance :

« Quoi donc, Monsieur ! ce que Louis XIV environné d’ennemis, de périls, de calamités, a refusé dans des circonstances dont le souvenir seul me fait trembler, le roi environné de la victoire, arbitre de l’Europe à laquelle il vient de donner la paix, pourrait-il aujourd’hui l’accorder ? N’en doutez pas, Monsieur, la révocation de l’Edit de Nantes n’est point de ces démarches arrachées à un prince dans la faiblesse de l’âge ou dans celle de l’infirmité ; elle n’est pas la suite de quelque zèle outré, ni indiscret, inspiré par des personnes pieuses, plus attachées à la religion qu’instruites par des règles sages du gouvernement ; c’est à la (leur de son âge, c’est au milieu de ses prospérités, c’est par le conseil des grands ministres qui travaillaient sous lui, c’est par l’effet d’une profonde méditation et par une exacte connaissance des sentiments et des dispositions de ces pernicieux sujets qu’il se détermina à frapper ce coup d’éclat… »

Il développait sa pensée. Les protestants étaient des révolutionnaires : il y avait bien paru en Flandre, en Ecosse et en Angleterre. Les protestants puisaient, chaque jour, dans le principe même de leur foi, le libre examen, des idées factieuses et la haine des monarchies. Avant tout, ils étaient républicains. Et c’étaient ces hommes qu’on rappellerait en France ! Il ne pouvait le croire. Mais ils sont en petit nombre, objectait-on. Alors lui, gravement : « Pour peu qu’il y ait de mauvais citoyens, ils sont toujours en trop grand nombre ! » Puis, s’échauffant, il allait jusqu’à renouveler les vieilles calomnies.

« Qu’est-ce que je crains, Monsieur ? Je crains les artifices qu’ils employèrent pour s’accroître lorsqu’ils parurent ; je me souviens qu’ils tentèrent les grands par les dépouilles des Églises ; qu’ils ouvrirent les cloîtres pour en faire sortir ceux qui s’y étaient consacrés ; qu’ils rendirent la liberté à ceux qui s’étaient mis sous le joug, qu’ils flattèrent les peuples par la présomption. Je crains une religion qui consacre les vices, qui permet la licence, qui résout les engagements, qui brise le joug de la foi, en laissant à chacun la liberté de faire ce qu’il lui plaît, et de se faire un culte tel qu’il le veut. N’y a-t-il plus de moines dans les cloîtres ennuyés de l’austérité de la discipline ? N’y a-t-il plus de religieuses dans les monastères qui se repentent des saints engagements qu’elles ont pris ? Ne reste-t-il plus encore des biens dans l’Église qui peuvent tenter l’avidité des peuples ? »

Il terminait par ces mots : « Non, le fils, l’héritier, l’imitateur de Louis le Grand ne rétablira pas les huguenots ! ».

[Cette lettre se trouve au début du Patriote. Nous y insistons et a dessein. Elle donne le ton de la polémique, le degré des passions, et nous montre quelles étaient les idées du clergé sur la tolérance.]

Lettre d’une rare habileté, d’une plus rare perfidie. L’auteur feignait d’ignorer qu’il y avait dans le royaume presque autant de religionnaires qu’avant la Révocation ; il s’attaquait aux absents, aux émigrés, et résumait contre eux toutes les attaques et toutes les calomnies ; les conséquences de son plaidoyer retombaient sur les présents. Il disait : empêchez le retour de ces factieux, et il sous-entendait : exterminez ceux qui restent.

A la lecture de cet écrit, Antoine Court, quoique préoccupé par mille affaires — entre autres celle de Duplan, — se hâta de le réfuter. Son devoir le lui ordonnait, ses travaux précédents l’y engageaient, et de sérieuses études sur l’histoire du protestantisme : il se sentait sur un terrain sûr. En 1752, sous forme de lettre, paraissait le Patriotee.

e – Nous disons 1752, selon toutes probabilités, mais nous n’osons l’affirmer. La correspondance de 1752 nous manque.

Si vous le voulez, Monsieur, disait-il en substance à l’évêque d’Agen, restons en France. Les gueux de Flandre et les puritains d’Angleterre nous intéressent peu ; ils sauront se défendre, s’il leur convient. Les protestants sont des factieux et des ennemis de la royauté, assurez-vous ; l’accusation n’est pas nouvelle ; pesons-la. Une simple observation : Convient-il à un prélat catholique de nous attaquer sur ce sujet ? — En 1562, un édit royal accorda aux huguenots la liberté de leur religion : qui le viola ? les catholiques. En 1563 et en 1566, nouveaux traités, nouvelles violations. Par qui ? par les catholiques. En 1570, quels furent les adversaires de Henri III, de Henri IV ? les catholiques. Mais passons. Les protestants, dites-vous, sont républicains. En théorie ? Non. Lisez Bullinger, lisez Calvin. N’objectez pas Bellarmin, Montesquieu et Voltaire récemment ; ils se sont mépris. En fait ? non plus. On prétend qu’Henri IV, que le prince de Condé, que le duc de Kohan ont voulu former des associations entre les grandes villes et en faire un corps de petites républiques. Rien n’est plus dénué de preuves. Mais la guerre des camisards ! direz-vous. Elle n’éclata pas, Monsieur, contre Louis XIV, elle éclata contre les persécuteurs, prêtres et dragons. Ceux d’ailleurs qui se mirent à leur tête étaient des enthousiastes, des inspirés, et les protestants sensés les désavouèrent. Quant aux assemblées que les religionnaires tiennent aujourd’hui et dont on leur fait un crime, elles ne sont pas convoquées pour prêcher la révolte, loin de là, uniquement pour prier Dieu. — Mais quoi ! pourquoi les défendre ? Depuis 1629, ces révolutionnaires n’ont cessé de donner à la royauté des preuves de leur fidélité ! En 1632, ils servaient le roi contre le duc d’Orléans ; en 1650, ils refusaient de soutenir le prince de Condé ; en 1719, ils assuraient le Régent de leur dévouement ; en 1746, ils offraient des soldats à la cour. Ce n’est point à cause de leur esprit indiscipliné, que fut révoqué l’Edit de Nantes. Cet édit que nul ne devait violer, fut extorqué par les jésuites à Louis XIV. Quelles en furent les conséquences : la décadence du commerce et des manufactures, l’abaissement de la population, les terres incultes… Vous ne l’ignorez pas ! Mais trêve de récriminations ! Cet édit, il le faut rétablir : voilà l’important. Puisque les protestants ne sont pas des factieux, puisqu’ils sont d’honnêtes gens qui ne demandent que la liberté de conscience, ils doivent rentrer dans leurs droits confisqués. Il y a en effet en France des huguenots ; leur nombre est presque aussi grand qu’avant la Révocation. Voulez-vous les laisser sous le coup de l’édit de 1715 ? C’est impossible. Si la justice de leurs réclamations ne vous touche pas, que du moins ce soit l’intérêt de l’Etat. L’Etat a intérêt à ne point mettre les protestants dans la nécessité d’émigrer ; l’Etat a intérêt à ne point priver tout un peuple de ses droits civils et ne point déclarer bâtards deux millions de citoyens ; l’Etat a intérêt à voir ses manufactures, son commerce, son industrie prospérer. Surtout, Monsieur, ne vous flattez pas que de nouvelles persécutions rendront inutile le rétablissement d’un édit de tolérance. Les persécutions font des martyrs, non des conversions. L’expérience vous l’a récemment prouvé. Depuis trois quarts de siècle, vous emprisonnez, vous pendez, vous violez tous les droits de la nature et de l’humanité ; qu’avez-vous obtenu ? Rien. Où ils étaient cent, ils sont mille. Laissez donc, Monsieur, Louis XV, notre roi bien-aimé, s’abandonner aux penchants de sa grande âme et joignez vos prières aux nôtres pour obtenir la liberté de conscience. Tout y gagnera, l’Etat et la religion.

[Quelques anonymes, sous le nom d’Amis de la patrie, répondirent à l’évêque d’Agen, dans une lettre adressée au contrôleur général. (V. Coquerel, t. II, p. 44.) On voit encore, à la lin du Patriote, une lettre du curé de L… à M. l’évêque d’Agen.]

Tel était le thème développé dans un gros ouvrage de quelques centaines de pages. L’histoire profane et sacrée, les canons, les conciles, les Pères, les faits récents, tout était invoqué, mis à profit ; mais l’ampleur des proportions, la froideur calculée de la forme empêchait de voir l’implacable logique du fond. Vers la fin, en forme d’appendice, sous ce titre un peu vague : Mémoire historique, se lisait le récit des persécutions exercées depuis 1744 jusqu’en 1751. « Il serait infini, disait le Patriote, de rapporter tout ce que ces fidèles sujets ont souffert depuis la révocation de l’Edit de Nantes ; plusieurs volumes n’y suffiraient pas. L’an 1744 est l’époque la plus reculée à laquelle on remonte. » Et froidement, méthodiquement, il racontait les enlèvements d’enfants, les emprisonnements, les surprises d’assemblées, les exécutions à mort, les meurtres et les massacres, les indignités faites sur les cadavres. Il n’omettait rien, ne faisait grâce de rien ; il groupait tous les faits sous divers chefs, et les exposait comme un narrateur consciencieux et indifférent. Jamais on n’avait écrit de plus sanglant réquisitoire. C’est sur ces terribles pages que se fermait le livre.

L’émotion à l’apparition de cet ouvrage fut grande chez les protestants. Dépassa-t-elle ce petit monde ? On ne sait. La Nouvelle Bibliothèque germanique déclara que le Patriote était écrit avec beaucoup de modération et de solidité, et qu’à une grande exactitude l’auteur avait joint « un air de probité, de candeur et d’impartialité qui prévenait à son avantage. » Voilà tout. Antoine Court cependant, cherchant à expliquer l’arrêt subit qu’éprouva la persécution et l’espèce de tolérance qui marqua la fin de 1752 : c’est le Patriote, dit-il, qui a fait cela, et la crainte de l’émigration. « On ignorait dans le lieu d’où émanent les ordres suprêmes le véritable état des choses. On se demandait en lisant le mémoire du Patriote, si tant de faits qu’il contenait étaient bien vrais. Le détail, les circonstances, les dates, les noms, tout persuadait qu’ils devaient l’être, et qu’il n’était pas possible qu’ils fussent les fruits de l’invention. L’émigration qui en paraissait être une suite, se présentait à l’esprit comme une confirmation. » Que fit dans ces conjonctures, ajoute Court, le gouvernement ? Justement inquiet, il envoya en Languedoc pour connaître dans le détail la situation de cette importante province, le marquis de Paulmy d’Argenson. Paulmy fit son rapport à la cour, la persécution cessa.

Le marquis arriva en effet, chargé d’une mission extraordinaire, mais Antoine Court se faisait illusion sur le but de son voyage. Paulmy ne faisait qu’une tournée militaire dans les provinces du Midi. Il venait officiellement inspecter les travaux de défense sur la ligne du Rhône et du Var ; et en fait, il consacra son temps à passer des revues. Les protestants n’occupaient que le second rang dans ses préoccupations ; à leur égard il n’avait qu’une mission officieuse, s’il en avait.

Un incident dramatique marqua cependant son voyage, et dut produire sur son esprit une grande impression. Le marquis venait d’arriver à Nîmes, presqu’au lendemain des tentatives d’assassinat. Tout le pays était en émoi ; les histoires les plus extravagantes se débitaient ; on se croyait à la veille d’un soulèvement, et l’on ne parlait que de pillage et de meurtres. Le subdélégué et l’évêque, qui étaient en position de découvrir l’exacte vérité, avaient bientôt fait justice de ces bruits ; mais Paulmy très étonné désirait tenir des protestants eux-mêmes un mémoire sur leur situation. Son désir fut connu, et presque aussitôt il fut satisfait. Malheureusement le mémoire qu’il reçut était à son avis trop abrégé ; il souhaita d’en avoir un plus complet. Quelques jours plus tard, au mois de septembre, il quittait Nîmes, se rendant à Montpellier. C’était la nuit. Il était en berline, et venait de dépasser tranquillement le village d’Uchaud, lorsque tout à coup, dans l’ombre, au milieu des vignes qui bordent la route, il aperçoit quelques partisans à cheval. En même temps, un homme s’avance, fait arrêter le carrosse, et s’approchant respectueusement de la portière : « Je suis Paul Rabaut » dit-il, et il lui remet un long mémoire sur lequel il le supplie de jeter les yeux. Puis il disparaît, et la berline reprend sa course. En apprenant cette aventure, le subdélégué Tempié ne put s’empêcher de marquer à l’intendant sa surprise : « Je trouve, Monseigneur, cette démarche bien hardie de la part d’un homme dont la tête est à prix ; cela prouve qu’il ne met péril à rien. »

[Nous n’avons pas le récit détaillé de cette aventure de la main de Paul Rabaut. Voici tout ce qu’il dit (Coquerel, t. II, p. 88) : « Ce seigneur voulut être informé de notre état : pour cet effet, on lui lit parvenir un mémoire abrégé ; il en demanda un plus détaillé : je le dressai, et ne s’étant trouvé personne pour le lui remettre, parce que le temps pressait, je fus l’attendre entre Uchaud et Codognan, le 19 septembre 1752, et je le lui remis moi-même. Ce mémoire fut lu à la cour et produisit un bon effet. »

A côté de cette note, voici la lettre du subdélégué Tempié à l’intendant. (Archives de l’Hérault. G, 251.) « 23 septembre 1752… J’ai été instruit que ce ministre étant, le 19, entre la baraque de Codognan et Uchaud, fut arrêté par Paul Rabaut, ministre des religionnaires, qui lui présenta un mémoire ou placet, en s’annonçant par son nom, le suppliant de vouloir bien y jeter les yeux ; qu’il était accompagné de plusieurs hommes à cheval, qui étaient apostés dans les vignes vis-à-vis du carrosse. L’avis que j’ai l’honneur de vous donner est certain, puisque M. de Paulmy l’a dit lui-même à M. l’évêque. Je trouve, Monseigneur, cette démarche bien hardie de la part d’un homme dont la tête est à prix, et cela prouve qu’il ne met péril à rien. »]

Ce fut vers cette époque, on l’a vu, que s’arrêta la persécution. Antoine Court attribua cette tolérance momentanée à l’émigration et au Patriote, et Paul Rabaut à son mémoire. Ni les mémoires, ni les apologies, ni l’émigration, ni le meurtre des curés n’avaient désarmé le gouvernement ; à peine y avait-il prêté une distraite attention. Depuis 1715, il recevait des placets ; l’émigration, il l’avait facilement empêchée ; le meurtre, il cherchait à le punir. Il faut donc en revenir à ses propres déclarations. Il suspendait la persécution, parce qu’il manquait de soldats pour la continuer.

Tels étaient les résultats des conseils qu’Antoine Court et ses collègues n’avaient cessé de donner depuis 1715 aux protestants. Courage, patience, résignation, rien n’avait pu toucher le cœur de la France, ébranler la volonté du clergé. Le manque de troupes faisait seul tolérer ces hommes stoïques qui, malgré tant de cruelles années, doux et fiers, priaient encore pour leurs persécuteurs. Plus d’idées de vengeance ! Les âmes étaient faites au pardon, comme les corps à la souffrance.

Spectacle étonnant que celui de ces croyants égarés en plein dix-huitième siècle ! Au Credo de leur temps qui s’élaborait, ces revenants des premiers siècles venaient les premiers proposer ces deux mots : oubli des offenses, mépris de la mort. Leur temps n’admit que le dernier. Et de quels exemples n’appuyaient-ils pas leurs paroles ! En 1745, peut-être y eut-il un mouvement général de crainte et dans la suite quelques défections éclatantes ; peut-être encore le découragement pesa-t-il lourdement sur beaucoup. Mais combien six années d’inébranlable fermeté rachetèrent la terreur de la première heure ! Deux prédicants, de tout jeunes hommes, abjurèrent, mais quatre périrent sur le gibet. Les assemblées furent surprises, les fusillades se firent mille fois entendre, les galères furent remplies, les tours, les prisons et les couvents regorgèrent de prisonniers : nul ne se plaignit, nul surtout ne chercha à éviter le châtimentf.

f – V. le beau livre de M. A. Coquerel : Les Forçats pour la Foi, Paris ; (1866.)

Lorsque en 1745 la persécution était dans sa force, les protestants du Dauphiné traversaient le Rhône pour assister aux « prêches » dont leurs frères de l’autre rive, moins inquiétés, jouissaient tranquillement.

Dans le Poitou, le pasteur Loire ne pouvait suffire à la tâche et tenait des assemblées où couraient en foule les religionnaires.

En 1749, le ministre Roland était en Provence. Cette province n’avait pas eu jusqu’alors de pasteur et Roger n’y avait pénétré que par un côté. Roland choisit cette terrible année pour réveiller le pays, organiser des consistoires et grouper les églises en trois grands arrondissements.

« Il n’est pas possible, écrivait-on de l’Agenais, de punir tous ceux qui font baptiser leurs enfants au Désert. Les prisons de la province ne seraient pas assez grandes pour les contenir. »

En Languedoc, en Dauphiné, dès que les soldats rentraient dans leurs cantonnements, les assemblées se multipliaient. Il n’y avait pas de vallon, de caverne qui ne retentît du chant des psaumes de Marot.

Courage poussé jusqu’à la folie, de voyants, et qui, détail bizarre ! devint contagieux. A la vue de ces héros, des catholiques se convertirent, embrassèrent le protestantisme. Cela même fit tant de bruit, qu’il parut un arrêté du Conseil pour ordonner le procès de ces étranges prosélytes.

En 1753, parlant du nombre des religionnaires, Antoine Court disait : « Le Dauphiné, le Vivarais, le Rouergue, le Quercy, le comté de Foix, la Saintonge, le pays d’Aunis, la haute et basse Guyenne, le haut et bas Poitou, tout en est plein ; la Provence, le Béarn, l’Orléanais, l’Ile de France, la Picardie, la Bretagne, la Normandie, la Champagne en contiennent un nombre qui, pour n’être pas aussi considérable que celui des autres provinces, ne laisse pas que d’aller loin. » Ainsi, après la plus longue et la plus terrible des persécutions, le protestantisme n’avait rien perdu de sa force. Il se retrouvait aussi vivant qu’aux beaux jours de 1744, lorsque, plein de confiance et se laissant aller aux illusions, il affirmait son existence dans les grandes assemblées qu’Antoine Court et ses collègues convoquaient librement au Désert.

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