Histoire de la restauration du protestantisme en France

IX
L’état civil des réformés
(1752-1760)

De l’état civil. — Importance de la question. — Epreuves exigées pour légitimer un mariage. — Les protestants finissent par s’en passer. — Préoccupation de la cour et du clergé. — Irritation du clergé. — Quelles en sont les causes. — Projet de l’abbé Robert. — Nouveaux projets. — En 1743, les évêques décident de demander une abjuration en forme. — Embarras de la cour. — Elle se laisse ébranler par le clergé : ordonnance de 1750. — Elle ne contente pas le clergé. — Mémoire de Saint-Priest. — La cour donne pleine satisfaction aux évêques (1751). — La persécution recommence et la cour se ravise. — Richelieu et les évêques. — Conférences de Montpellier (novembre 1752). — Obstination des évêques. — Ils finissent par céder devant Richelieu. — Rippert-Monclar et le Mémoire théologique et politique. — Retentissement de ce livre. — Réponse d’un anonyme. — Dissertation sur la tolérance des protestants.Réponse à une dissertation contre les mariages clandestins des protestants. (1756.) — L’abbé de Caveirac publie son Mémoire politico-critique. — Argumentation de Caveirac. — Nouvelles réponses, nouvelles suppliques. — Observations de Richelieu sur l’état civil.

C’était une question grosse d’imprévu que celle du rebaptisement et de la célébration des mariages : elle renfermait en germe une révolution. Le clergé l’avait soulevée au nom de l’intérêt de l’Église, et l’avait voulu résoudre en 1751 par la persécution ; il ne prévoyait pas alors qu’il travaillait contre son but, qu’il s’employait à sa propre ruine, et que la solution demandée par lui avec tant d’ardeur serait pour l’Église un solennel avertissement et le premier arrêt de sa déchéancea.

a – V. le bel ouvrage de M. Anquez : De l’Etat civil des Réformés de France, Paris. (1868.)

Sur quoi rouleront en effet, au dix-huitième siècle, les écrits des hommes d’Etat, lorsqu’ils’s’occuperont des religionnaires ? Sur la tolérance ? Non. Sur l’état civil. Ce sera leur thème jusqu’en 1787. Ils ne discuteront ni sur un mot, ni sur une abstraction. ; ils établiront simplement ce fait, qu’il y a dans le royaume quinze cent mille sujets sans état civil, que le nombre s’en accroît, que la France souffre de cet état de choses, et qu’il faut définitivement y mettre un terme. De là à l’idée de la tolérance, il n’y a qu’une ligne : que de fois ils la franchiront ! — Ce n’est pas tout. Le mal est grand, diront-ils, et il est urgent d’y remédier. Oui. Mais comment ? C’est ici qu’ils se montreront hardis. Parmi tous les remèdes proposés, ils n’en verront qu’un seul, et, si radical qu’il soit, ils n’hésiteront pas à l’indiquer : la distinction et la séparation du pouvoir civil et du pouvoir ecclésiastique.

Au fond, ce qui se débattait ici, c’était donc un des plus importants et des plus graves problèmes des sociétés modernes. Il appartenait au protestantisme de le poser le premier en France et de lui donner sa vraie solution.

Sous l’ancien régime, on le sait, c’est l’Église qui possédait les registres de l’état civil. Depuis le seizième siècle, elle constatait les naissances, les mariages et les décès ; elle baptisait, elle mariait, elle enterrait, et seule elle en avait le droit. Maîtresse absolue de tout faire et de tout oser, elle ne faisait entre l’acte civil et l’acte religieux aucune distinction ; elle les unissait inséparablement l’un à l’autre, et ne consentait à garantir le premier qu’en posant ses conditions pour le second. Un dissident, quel qu’il fût, voulait-il se marier, déclarer la naissance d’un enfant, il était tenu de se présenter devant le prêtre de sa juridiction, et le prêtre avait le pouvoir de le soumettre non seulement aux formalités ordinaires, mais encore aux épreuves qu’il lui plaisait d’imaginer. Les religionnaires, par exemple, étaient à bon droit suspects, au dix-huitième siècle, d’être de mauvais catholiques. Que fit l’Église ? Elle ne consentit à légitimer leurs unions qu’à cette seule condition, qu’ils feraient ostensiblement acte de catholicisme. Ici, elle leur imposa des épreuves de quatre, de six et de douze mois ; là, elle les contraignit à signer une formule d’abjuration ; et, s’ils refusaient de se plier à ces exigences, elle se réserva de déclarer illégitimes leurs mariages et d’appeler bâtards les enfants qui en naîtraient.

[V. Tome I, chap. iii, la formule d’abjuration. — La terrible position des religionnaires était très bien exposée dans le mémoire apologétique envoyé par Antoine Court à Fleury, en 1731. V. Pièces et documents, n° 1. — Nous donnons encore ici, sur le même sujet, l’extrait suivant d’un intéressant mémoire :

« Les protestants, non plus que les catholiques, ne sont pas tous doués du don de la continence ; mais si quelqu’un d’eux pense de se marier en France, à quels embarras ou à quelles épreuves n’est-il pas exposé ? Il faut ou qu’il impose silence à ses désirs, ou, s’il veut rendre son mariage authentique, qu’il se résolve à revêtir toutes les apparences extérieures d’un catholique romain, qu’il assiste exactement à la messe les quatre, les six, les douze mois de suite (car cela varie suivant les diocèses, n’observant pas dans tous la même rigueur et la même exactitude), qu’il feigne d’adhérer aux instructions qui lui sont départies par le prêtre ; qu’il se confesse et qu’il promette solennellement de vivre et de mourir dans la foi catholique, de laquelle déclaration, il est dressé un certificat authentique qui est remis a l’évêque. Il est vrai qu’il arrive quelquefois que, par la connivence d’un prêtre qui a été bien payé et récompensé pour cela, plusieurs d’entre eux se marient sans être obligés à toutes ces démarches dissimulées. Mais ils n’en passent pas moins pour catholiques devant l’évêque, et cela est si vrai, que s’il arrive dans la suite qu’ils fassent profession de la religion protestante, ils sont censés relaps. » N° 17, vol. Z, p. 135.]

On a déjà vu, en mille passages, par quelles incessantes sollicitations Antoine Court et les prédicants avaient obtenu des religionnaires qu’ils ne souscrivissent pas, quoi qu’il leur en coûtât, aux humiliantes conditions de l’Église. C’est un des principaux buts qu’Antoine Court avait poursuivi depuis le commencement de son ministère. En 1744, il l’avait complètement atteint. Mais le clergé et la cour s’étaient depuis longtemps émus du tour que prenaient les choses ; et bien avant 1744 et 1751, on trouve les traces des colères de l’un et des préoccupations de l’autre. La cour ne pouvait voir qu’avec inquiétude un nombre considérable de ses sujets vivre sans état civil.

[Lettres écrites à un protestant de France au sujet des mariages et des baptêmes. In-8. (1730.) — V. encore toutes les recommandations d’Antoine Court, et principalement ce que nous avons rapporté : Tome I, chap. iii ; tome II, chap. i ; chap. vi, etc., sans compter les décisions synodales qui sont innombrables. — Lettre sur les mariages. Imprimé. Sans nom d’auteur. A Valence, 3 décembre 1716.

« … J’apprends, Monsieur, que l’autorité temporelle se prépare à punir sévèrement le concubinage de ces nouveaux réunis, qui vivent avec leurs fiancées, sans que l’Église ait eu aucune part à leur prétendu mariage ; c’est ce que nous a fait savoir le magistrat illustre à qui cette autorité a été confiée dans la province ou vous êtes, et qui l’y exerce avec tant de justice et tant de sagesse. Il a bien voulu nous instruire, avant que de rien entreprendre, des pouvoirs qu’il avait reçus à ce sujet.

La punition d’un désordre si scandaleux et qui nous fait gémir depuis si longtemps, bien loin de diminuer notre douleur, ne servirait au contraire qu’à la redoubler, si ces aveugles que nous portons toujours dans le cœur, au milieu même de leurs plus grands égarements, et que nous avons tant de fois sollicités à y mettre fin, persistaient dans leur opiniâtreté. Tout nous persuade qu’une semblable charité vous inspire les mêmes sentiments, etc »

Et il les exhorte à inviter les nouveaux réunis à réparer leur erreur et régulariser leur position devant l’Église.]

Ce ne pouvait être sans une vive irritation que le clergé sentait échapper à son pouvoir et secouer son joug des hommes que depuis longtemps elle s’était habituée à croire ou domptés ou convertis.

Son irritation avait, au surplus, une double cause, et ceci mérite d’être expliqué. S’il lui était odieux que les religionnaires se passassent de son ministère, il lui était plus odieux encore qu’ils le lui fissent profaner. Beaucoup en effet, dans les quarante premières années surtout du dix-huitième siècle, ne se sentant pas le courage de vivre sans état civil, juraient tout ce que les prêtres leur demandaient et faisaient tout ce qu’ils exigeaient ; mais leur mariage enregistré et béni, ils ne retournaient plus à l’église et allaient au Désert.

« Lorsque ces jeunes gens, écrivaient les curés des Cévennes, pensent enfin à s’établir par le mariage, c’est alors qu’ils violent plus ouvertement les lois de l’Église et de l’Etat. Quelques-uns, le nombre en est aujourd’hui très petit, s’adressent à nous. Ils nous déclarent qu’ils veulent vivre et mourir dans la religion catholique. Ils se font instruire pendant six mois selon les règlements de Monseigneur notre évêque ; ils nous paraissent persuadés et convaincus, au moins ils nous le disent, et nous bénissons leurs mariages dans les règles. Mais ils nous trompent, et d’abord que leur mariage est célébré, ils ne paraissent plus dans nos églises. Nous allons les chercher, nous leur exposons les promesses qu’ils nous ont faites à la face des autels et confirmées par leur serment solennel. (Ce sont encore les règlements de ce diocèse.) Quelques-uns nous disent qu’ils souhaiteraient nous tenir ce qu’ils ont promis, et qu’ils voudraient être obligés par les lois du prince pour se mettre à couvert des menaces et des mauvais traitements auxquels ils seraient autrement exposés. D’autres nous répondent avec indifférence qu’ils n’ont eu dessein d’être catholiques, et que quand ils ont fait semblant d’abjurer l’hérésie, ils ont prétendu renoncer, par une restriction mentale, à la catholicitéb. »

b – N° 7. Lettre des curés des Cévennes au cardinal de Fleury.

Le cas était révoltant. L’Église pouvait punir ceux qui refusaient de venir dans ses temples ; elle n’avait qu’à les dénoncer aux intendants, et le châtiment ne se faisait pas attendre. Que de condamnations pour crime de mariage ! Mais que pouvait-elle contre ceux qui venaient humblement lui demander ses bénédictions et qui, sortis à peine du sanctuaire, se hâtaient d’oublier les engagements qu’ils avaient pris ! Pour les âmes réellement pieuses, c’était une vive douleur et un réel scandale.

On se rappelle que, dès 1726, un abbé Robert avait conseillé à Fleury de supprimer les « épreuves » et proposé un remède. « Etablissez, disait-il en substance, deux sortes de mariages, l’un pour les catholiques, avec les paroles sacramentelles ordinaires : Ego vos in matrimonium conjungo in nomine Patris, Filii et Spiritus Sancti ; l’autre pour les religionnaires, qui ne sera qu’un engagement pris par les conjoints et béni simplement par le curé avec l’eau et le signe de la croix. » Les scrupules de l’abbé Robert parurent exagérés. Cependant, comme le mal était réel, on a vu qu’on chercha encore d’autres expédients, et qu’on n’en trouva pas qui satisfissent complètement les parties intéressées. Les évêques ne s’accordèrent que sur ce point, à savoir qu’il fallait demander l’application rigoureuse de l’édit de 1724, ou une nouvelle loi contre les religionnaires.

En 1733, les membres des cours souveraines proposèrent de ne rien exiger des nouveaux convertis et de les traiter de la même façon que les anciens catholiques, puisque le protestantisme n’existait plus légalement en France. Mais les évêques ne l’entendaient pas ainsi, et ils exigèrent des religionnaires qu’ils déclarassent vouloir vivre et mourir dans la religion catholique.

En 1738, en 1739, en 1740, en 1741, les projets se succédèrent, et les intendants et les évêques multiplièrent leurs observations. On finit par tomber d’accord, et il fut arrêté entre Fleury, Bernage et les évêques que le roi signerait une nouvelle déclaration « pour renouveler plusieurs articles de la déclaration de 1724 qui étaient comme tombés en désuétude, et pour y ajouter des dispositions qu’on y avait omises ou mal appliquées. »

[En 1738 le désordre était déjà très grand. « Le nombre de ces mariages et des enfants qui en proviennent, dit une pièce authentique, a si fort augmenté, et le scandale répandu dans tous les diocèses où il y a de nouveaux convertis est aujourd’hui porté si loin, qu’il est indispensable d’en réprimer les désordres. »]

Malheureusement la guerre éclata, Fleury mourut, et il ne fut pas donné suite à cette convention. En 1743c, le mal empirant, les évêques convinrent de ce point que l’on exigerait des protestants une abjuration en forme. La cour, de plus en plus préoccupée des périls de cette situation, était toute disposée à signer cette convention ; malheureusement, la guerre continuant, il lui était impossible de prêter au clergé l’appui matériel dont il avait besoin pour entreprendre son œuvre. Ce ne fut qu’en 1748, après la conclusion de la paix, qu’il put se rendre aux instances du clergé. Déjà cependant, la convention passée entre Fleury, Bernage et les évêques lui déplaisait ; elle chargea donc d’Aguesseau de demander à Le Nain un nouveau projet.

c – C’est à cette année que le clergé faisait remonter tout le mal.

La position de la cour était en effet très difficile. Les évêques lui demandaient que les religionnaires se mariassent et fissent baptiser leurs enfants à l’église, et, s’ils refusaient, qu’elle les y contraignît. Elle y consentait. Mais ils lui demandaient encore que les religionnaires eussent, en accomplissant ces deux actes, des sentiments réellement catholiques, ou du moins qu’ils en montrassent les apparences. Elle ne pouvait vraiment ni le promettre, ni l’accorder. Au surplus, elle avait elle-même ses intentions. Elle avait considéré la question au point de vue de l’Etat ; elle souffrait depuis longtemps de la situation que lui faisait l’obstination des protestants, et elle entendait le faire cesser d’autant plus vite, qu’elle en ressentait particulièrement un plus grand tort. Pour arriver à son but, elle ne voyait qu’un moyen : la douceur et l’indulgence. « Relâchez-vous un peu de vos rigueurs, disait-elle au clergé, n’exigez pas d’abjuration écrite, n’imposez pas des épreuves trop longues ; nous arriverons, peu à peu, à les gagner, et, s’ils repoussent nos avances, nous aurons toujours entre les mains la force pour les contraindre. » Mais les évêques ne voulaient rien entendre, et elle n’osait pas violenter leurs convictions : ainsi, elle s’engageait dans une voie sans issue, ne sachant à la fois ni céder, ni tenir ferme.

De 1743 à 1750, on tourna dans le même cercle. Les rapports et les mémoires se croisèrent, les conférences se succédèrent entre les évêques et les intendants ; on n’arriva à aucun résultat, et il ne s’établit nulle entente

Il était cependant facile de voir que la cour se laissait insensiblement ébranler et que le moment approchait où elle tomberait aux pieds du clergé. Au mois de janvier 1750, et bien que l’intendant Le Nain pensât que ce fût une faute et qu’il aurait mieux valu des ordres précis et secrets, elle promulgua une ordonnance qui attribuait « au commandant, ou en son absence à l’intendant, la connaissance des baptêmes et mariages qui seraient contractés devant les ministres de la religion prétendue réformée. »

Mais une loi qui ne comportait point de rigoureuse application ne pouvait contenter le clergé. Les évêques, et le plus fougueux d’entre eux, l’évêque d’Alais, M. de Montclus, déclarèrent qu’ils ne seraient satisfaits que si les intendants et commandants mettaient au service des ordres de la cour les soldats et les troupes qu’ils avaient sous la main. L’ordonnance de janvier, bien qu’insuffisante, contenait d’excellentes choses, sans doute ; ils ne pouvaient cependant y applaudir qu’à deux conditions : la première, qu’elle serait appliquée ; la seconde, qu’elle aurait un effet rétroactif. « Ce qu’il nous faut, disait l’évêque d’Alais dans une lettre à l’intendant, c’est une déclaration royale qui, en même temps qu’elle confirmera les premières, défendra aux protestants, pour l’avenir de ne plus se marier hors de l’Église, ni faire baptiser leurs enfants au Désert, et leur ordonnera, pour le passé, de venir, dans un terme très court, réhabiliter et recommencer leurs mariages et leurs baptêmes ; le tout, sous la condition d’être jugés sans forme ni figure de procès… »

Sahit-Priest, qui venait d’être nommé intendant du Languedoc, arriva sur ces entrefaites. La cour l’interrogea aussitôt sur la question des mariages et des baptêmes, et lui demanda son avis. La réponse de Saint-Priest, quoique empreinte de tristesse, fut très claired. Les protestants étaient de mauvais catholiques, on n’en pouvait douter, mais ils ne devaient pas être plus mal traités que de mauvais catholiques. On n’avait que faire de sonder et de soupçonner leurs sentiments intimes. Cela établi, puisque le clergé voulait imposer des épreuves à ceux dont les opinions et la conduite lui paraissaient suspectes, il fallait pour mettre un terme à l’arbitraire, obliger tous les sujets du roi, indistinctement, et de quelque qualité qu’ils fussent, qui demanderaient le sacrement de mariage et n’auraient pas fait depuis longtemps les actes extérieurs de la R. C, d’assister pendant trois mois aux messes paroissiales. Les mauvais catholiques, religionnaires ou non, seraient frappés par la même mesure, et nul n’aurait le droit de protester contre elle. En attendant, « on suppléerait » aux cérémonies des baptêmes et des mariages faits au Désert ; ces deux mots : bâtardise et concubinage, seraient rayés des registres paroissiaux, et l’on pourrait espérer que les protestants, traités comme les autres sujets, ni mieux, ni plus mal, viendraient désormais aux pieds des autels faire consacrer leurs unions et leurs enfants.

d – Avril 1751. V. Pièces et documents, n° 17.

C’est sur ces bases que de nouvelles négociations furent reprises avec le clergé. On devait nécessairement tomber d’accord. La cour accordait plus qu’il ne lui était en réalité demandé : les épreuves, non seulement pour les protestants, mais pour tous les Français, la certitude enfin de la répression. Les évêques en effet se déclarèrent satisfaits.

Au mois d’avril 1751 se déchaîna la persécution. On a vu comment elle se termina, et quelle en fut l’horreur et l’inutilité.

La cour, effrayée de ses propres mesures et des obstacles qu’elle rencontrait, ne tarda pas à se raviser, et bien qu’elle fût décidée à faire cesser les mariages et les baptêmes au Désert, ébranlée un peu, hésitante entre les moyens, elle ne sut bientôt plus à quoi se résoudre.

Ce qui ajoutait à ses perplexités, c’était l’attitude du clergé. Celui-ci, loin de se laisser toucher par la dernière expérience qu’il venait de faire, se montrait au contraire plus exigeant et plus dur. Il avait accepté, une année auparavant, les conditions de Saint-Priest ; il prétendait maintenant ne plus s’en contenter, et quoiqu’il demandât toujours le concours du pouvoir civil, il voulait désormais faire adopter ses précédentes prétentions. Mais ses exigences tyranniques commençaient d’irriter la cour. Si la perspective d’un conflit était désagréable au gouvernement, fatigué et lassé cependant, il ne voulait point céder une fois encore devant tant de hauteur. « Il y a quelque moyen, écrivait Saint-Florentin à Saint-Priest, de déterminer MM. les évêques à se relâcher, c’est de leur faire entendre qu’ils ne doivent pas compter sur l’autorité du roi pour le maintien des règles de sévérité qu’ils veulent établir. » Et Richelieu fut envoyé en Languedoc avec des ordres très précis, pour s’entendre avec les évêques et les convertir, s’il était possible, aux vues de la cour ».

Des conférences s’ouvrirent à Montpellier dans les premiers jours du mois de novembre 1752. L’affaire était importante, comme le disait Saint-Priest, et elle intéressait la religion et la cour. Les graves désordres qu’il s’agissait de faire cesser, ne pouvaient être arrêtés que par le concours de l’une et de l’autre puissance. Mais si les évêques étaient disposés à demander celui du gouvernement, ils ne voulaient de leur côté rien concéder ni rien entendre : on s’en aperçut bientôt, après quelques séances, et l’on vit bien qu’il était inutile d’aller plus loin, car on n’arriverait à aucun résultat.

« Mes représentations, écrit Saint-Priest, ne firent pas grand fruit ; chacun resta dans ses maximes, et tout ce qu’on put conclure de ce qui fut dit à l’assemblée, dans laquelle j’eus plus plus d’une fois occasion d’admirer la prudence et la patience de M. de Richelieu, c’est : 1° Qu’on n’inscrira plus, dans aucun diocèse, la qualification odieuse de bâtard dans les registres de baptêmes ; 2° Qu’il ne faut à l’avenir compter sur aucune sorte d’adoucissement dans les épreuves qu’ils exigent pour les mariages sur lesquelles ils ne croient pas devoir se rendre uniformes.

Vous pouvez, Monsieur, regarder ce point comme constant ; on a dit et écrit sur cette matière tout ce qu’on a cru capable de les engager à changer d’avis, et ce serait peine perdue que de tenter de nouvelles controverses.

Il faut avouer que cette nouvelle détermination des évêques laisse au roi de plus grands embarras à surmonter pour rétablir l’ordre. »

La cour ne pouvait pas toutefois rester sur cet échec, et Richelieu qui se plaisait aux sièges et aux escalades, et qui y réussissait, n’entendait pas sortir vaincu ou amoindri de cette lutte d’un nouveau genre. Avec une étonnante obstination il reprit donc la question, et une année ne s’était pas écoulée, passée en pourparlers et en intrigues, qu’il vit les évêques se rendre l’un après l’autre à discrétion, et l’entente s’établir en 1753 sur les mêmes bases qu’en 1751. Grâce à lui, la cour triomphait.

La question allait cependant entrer dans une nouvelle phase. Jusqu’alors, elle avait été exclusivement débattue entre le clergé et la cour et comme étouffée entre des mémoires d’évêques et d’intendants. On l’avait en outre fait descendre à de misérables considérations, et ce qui devait être matière à principes était devenu matière à expédients. — Il était temps de rompre le cercle où on l’enfermait, et d’élever le champ où elle se traînait depuis le commencement du siècle.

En 1755, sans nom d’auteur ni lieu d’impression, parut un important ouvrage. Il avait pour titre : Mémoire théologique et politique au sujet des mariages clandestins des protestants de France et débutait par ces lignes bien faites pour exciter l’émotion :

« La nécessité de trouver un moyen qui prévienne sûrement les mariages protestants de France, et qui constate l’état de leurs enfants, est peut-être, de tous les objets qui occupent le gouvernement, celui qui mérite le plus son attention. »

Plus loin, on lisait encore :

« Selon la jurisprudence du royaume, il n’y a point de protestants en France, et cependant, selon la vérité des choses, il y en a plus de trois millions. Ces êtres imaginaires remplissent les villes, les provinces, les campagnes, et la capitale de ce royaume en contient plus de soixante mille. »

Quel était cet auteur qui parlait avec tant d’autorité à la fois, de fermeté et de modération ? Les catholiques ne le surent pas tout d’abord et, dans le premier moment de leur surprise, ils crurent qu’il était protestant. Ils se trompaient. L’auteur était catholique et membre du parlement d’Aix. Il s’appelait Rippert-Monclar.

[Titre complet de l’ouvrage : Mémoire théologique et politique au sujet des mariages clandestins des protestants de France, où l’on peut voir qu’il est de l’intérêt de l’Église et de l’Etat de faire cesser ces sortes de mariages, en établissant pour les protestants une nouvelle forme de se marier, qui ne blesse point leur conscience, et qui n’intéresse point celle des évêques et des curés. (1755.) Il en parut, en 1756, « une seconde édition revue et corrigée »]

La question qui se débat, disait en substance Rippert Monclar, est une grave question, et tous en conviennent. Pour la résoudre, il y a trois projets en présence : celui de la cour, celui de l’évêque d’Alais, et celui de l’évêque d’Agen. La cour veut que les religionnaires se marient et fassent baptiser leurs enfants devant les curés ; mais elle veut aussi que les curés réduisent leurs prétentions et ne rendent pas inaccessible, par une sévérité déplacée, l’entrée de leurs églises. L’évêque d’Alais admet volontiers la première partie du programme gouvernemental ; mais il en repousse énergiquement la seconde. Quant à l’évêque d’Agen, il est radical. « Vous poursuivez une conciliation impossible, dit-il, et le seul moyen de remédier au mal, c’est d’ouvrir aux protestants les portes du royaumee. » — Tous ces projets sont mauvais, détestables, et il est facile de le prouver. Ce n’est point la rigueur des épreuves qui mécontente et éloigne les protestants, c’est l’épreuve elle-même, fût-elle sans conséquence, fût-elle sans valeur, par cela seul qu’elle est « épreuve. » Ils ne veulent ni plier, ni paraître plier devant l’Église. Ils réclament un droit, le droit de se marier, et ils n’entendent pas, pour obtenir ce droit, abjurer leur foi, même des lèvres, même pour quelques minutes.

e – V. la Lettre de l’évêque d’Agen à M. de Machault, chap. viii, p. 266. La pensée y était et le mot.

[« Il paraît, devait dire bientôt Paul Rabaut, que l’évêque d’Alais, croyait faire un grand sacrifice en réduisant à quatre mois le temps des épreuves imposées aux fiancés protestants… Ce qui les rebute, ce sont ces épreuves mêmes, sans avoir que peu ou point d’égards à leur plus ou moins de longueur. Ce qui les désole, c’est qu’on leur fasse jouer l’infâme rôle d’hypocrites, qu’on les force d’assister à la messe malgré l’extrême répugnance qu’ils y ont. »]

Que souhaitez-vous, d’ailleurs ? Que le clergé réduise les épreuves ? Mais vous lui demandez une impossibilité et une méchante action. Il ne peut moralement rien abandonner des droits qu’il tient de Dieu, et, le pourrait-il, il rabaisserait singulièrement sa dignité, et tiendrait en bien mince estime son honneur, s’il consentait jamais à conférer les sacrements du mariage à des hommes qu’il en croirait indignes. Vous voulez que les uns et les autres se déguisent et prennent un masque ; vous ne l’obtiendrez jamais. Le projet de M. l’évêque d’Agen serait en vérité le seul acceptable, s’il n’était point le plus funeste à l’Etat. Chassez-les, dit en effet M. de Chabannes. Eh quoi ! a-t-on oublié les funestes effets de la révocation de l’Edit de Nantes ? Ne se rappelle-t-on plus les routes couvertes de fugitifs, et les rois étrangers ouvrant les portes de leurs capitales aux exilés qui leur portaient, avec leur fortune, le génie de la France ? … Mais vraiment il serait trop facile de plaider une cause mille fois gagnée, et il vaut mieux ne point insister. — M. de Monclus, lui, veut qu’on contraigne les protestants à se marier à l’église, et que les curés soient appuyés de dragons pour mener les fiancés protestants à l’église et les y retenir. Est-ce sérieusement possible ? Est-on jamais parvenu et parviendra-t-on jamais à faire fléchir sous la force les consciences fières ? N’est-ce pas d’ailleurs une honte pour l’Église, et qui pis est, une honte inutile ? Au surplus, ajoutait-il, — car il voyait bien que son argumentation ne pouvait point toucher des esprits tels que ceux des évêques d’Agen et d’Alais, — au surplus, de quel droit les deux prélats que nous réfutons se mêlent-ils d’une pure affaire d’Etat ? « Ces deux questions, s’il faut persécuter les errants, ou si l’on doit plutôt les chasser du royaume, sont-elles donc du ressort de l’Église ? … Nous l’avons déjà dit, c’est là une pure affaire d’Etat, qui le regarde seul, et qu’il ne manquera pas de terminer avec l’applaudissement de tout l’univers. »

Voilà l’inutilité et l’odieux des trois projets mis en pleine lumière ; il faut cependant en trouver un qui sauvegarde à la fois l’honneur de l’Église, les droits de la conscience et surtout l’intérêt de la France.

Il est de la politique de conserver les anciens sujets et de s’en procurer de nouveaux. « Il est encore de l’intérêt de l’Etat de conserver l’ordre dans les familles et dans les successions par la certitude et la facilité des mariages. Enfin, il est d’un sage gouvernement de pourvoir à tout ce qui peut maintenir l’ordre et l’honnêteté publique, et faire régner parmi les peuples l’union, la concorde et la paix. » Qu’est-ce que le mariage ? D’après le droit civil, c’est viri et mulieris maritalis conjunctio, individuam vitæ consuetudinem retinens ; d’après le concile de Trente : Matrimonium est viri et mulieris maritalis conjunctio inter legitimas personas individuam vit ne societatem retinens. Il est donc facile de constater dans le mariage deux choses bien distinctes et que l’on peut séparer : « Un contrat humain, et un rit extérieur pour le bénir. » Le mariage existait avant Jésus, partant avant le sacrement et ce n’est pas le sacrement qui le rend indissoluble. La preuve en est qu’on n’oblige pas les infidèles qui se convertissent à se remarier, et que le concile de Trente lui-même, se conformant à la tradition des siècles, a déclaré légitimes des mariages clandestins. Ces principes établis, il est évident que « le roi est maître d’établir, sans l’intervention de l’Église, une forme légitime pour les mariages de ses sujets protestants, et de valider ceux qui sont déjà faits. » Quant au mode qu’il pourrait choisir, il serait simple. Tout le monde convient que les lois civiles et canoniques, en exigeant pour la validité des mariages la publication des bans, ont eu principalement pour but d’obvier à leur clandestinité. Serait-ce donc impossible et contraire aux lois de l’Etat de faire en France, pour les religionnaires, quelque chose d’analogue à ce qui se pratique en Hollande à l’égard des catholiques : « la publication des bans, par exemple, dans un tribunal de justice, et la célébration des mariages devant les magistrats ? »

[En 1752 déjà, d’après M. Anquez, ce système radical avait été proposé. Un anonyme avait démontré dans un mémoire qu’il était nécessaire de promulguer une loi, d’après laquelle les mariages des calvinistes se feraient aux hôtels de ville, devant les magistrats municipaux, après présentation des curés et trois mois d’instruction. V. De l’Etat civil, etc. p. 139. — C’est à ce mémoire qu’Antoine Court faisait probablement allusion dans une lettre à Pommaret : « S’il y avait un parti à prendre entre faire célébrer son mariage ou par un prêtre ou par un ministre, ce serait que le roi ordonne que les mariages de réformés fussent célébrés en présence du magistrat et enregistrés par lui. On a démontré, dans un mémoire que j’ai en main, que le roi est parfaitement le maître de disposer, dans son royaume, de tout ce qui concerne la discipline du mariage. » N° 7, t. XIII, p. 211. (1753)]

Plus loin, il ajoutait à propos des mariages déjà faits : « Les conjoints n’auraient qu’à se présenter devant les magistrats avec les preuves suffisantes de leur engagement mutuel, ainsi que celles de la naissance de leurs enfants ; ils s’épouseraient de nouveau en leur présence, et en passeraient acte sur le registre des mariages. » Voilà le seul projet convenable, bon en soi, et qui puisse remédier au mal qui prend tous les jours dans le royaume des proportions croissantes. La religion est déshonorée et l’Etat confondu. Il est du devoir du prince de rendre à la religion le respect qui lui est dû, et à l’Etat l’ordre et la tranquillité qui lui sont nécessaires. — Pourrait-on encore hésiter ?

Cet ouvrage, à peine paru, eut un immense retentissement. C’est par lui, à vrai dire, que la question protestante fut définitivement mise à l’ordre du jour du dix-huitième siècle, et s’imposa à l’opinion. Deux éditions furent épuisées en quelques mois ; Fréron, dans son Année littéraire, en fit un compte rendu où perçaient ses sympathies; bientôt apparurent en nombre les réponses, les réfutations et les réponses aux réponses.

Une des premières, et des plus courtes d’ailleurs, contenait tout ce que l’on devait plus tard dire longuement sur cette matière. Les prêtres, y lisait-on, imposaient des épreuves aux protestants ; c’était vrai, et ils faisaient bien : ils n’étaient pas coupables, si après avoir fait leur devoir, ces derniers trompaient leur bonne foi. Le projet de loi proposé avait pour conséquence immédiate et nécessaire la reconnaissance et le rétablissement du protestantisme en France. Or, le protestantisme était ennemi des monarchies, donc ce rétablissement « ne pourrait jamais être que très préjudiciable à la France qui depuis treize siècles était un royaume toujours catholique. Gloire beaucoup plus grande que toutes les autres dont elle pourrait se vanter. » Il fallait ainsi, à moins de courir de graves dangers, maintenir ce qui existait. Cette même année 1756, parut un ouvrage plus considérable.

[Première réponse : Sentiments des catholiques de France sur le Mémoire au sujet des mariages clandestins des protestants. In-8. (1756.) Sans nom d’auteur ni de libraire. Peu de temps après parut : Réponse d’un bon chrétien aux prétendus sentiments des catholiques de France. In-8. (1756.) Sans nom d’auteur. — Cet écrit, était favorable aux protestants. Enfin : Petit Ecrit sur une matière intéressante. A Toulouse chez Pierre L’Agneau. In-8. (1756.) —

Dissertation sur la tolérance des protestants, ou Réponse à deux ouvrages, dont l’un est intitulé : L’Accord parfait, — nous en parlerons plus loin, chap. 11 ; — et l’autre : Mémoire au sujet des mariages clandestins des protestants de France. En France. (1756.) Sans nom d’auteur. On répondit la même année à cet ouvrage : Réponse à une Dissertation contre les mariages clandestins de France, ou Lettre à l’auteur d’un écrit intitulé : Dissertation sur la tolérance des protestants, ou Réponse à deux ouvrages dont l’un a pour titre ; L’Accord parfait, et l’autre : Mémoire au sujet des mariages clandestins des protestants de France, In-12. (1756.) Attribué à l’abbé Besoigne, d’après Barbier.]

« Je ne me flatte pas, écrivait l’auteur, de faire revenir les protestants de l’erreur où ils sont au sujet de la tolérance. C’est leur système favori, et dont ils voudraient presque faire un article de foi. Mais j’aurai toujours l’avantage de convaincre les catholiques que l’esprit de persécution que tous ces petits auteurs huguenots nous reprochent, est une manifeste calomnie, et que les lois pénales, lorsqu’elles sont bien dirigées, sont non seulement permises, mais encore absolument nécessaires. »

Et après avoir consacré une moitié de son ouvrage à combattre sous toutes ses formes l’idée de tolérance, l’auteur arrivait au projet de Rippert-Monclar, et il essayait d’en démontrer le danger et l’inutilité.

Il convenait que des trois projets mis tout d’abord en avant, celui de l’évêque d’Agen n’était pas praticable. S’il y avait partout, disait-il, aussi peu de protestants qu’il y en a dans la Provence, le Béarn, le Berry, l’Orléanais, la Touraine, l’Anjou, le Maine, la Bretagne, le pays Chartrain, la Picardie, la Champagne, la Bourgogne, la Brie, l’Isle de France et quelques autres provinces, il serait facile en temps de paix de délivrer pour jamais l’Etat de cette secte dangereuse, parce que la désertion serait alors insensible ; mais ils étaient trop nombreux dans quelques provinces, comme le Languedoc, la Guyenne, le pays d’Aunis, la Saintonge et la Normandie, pour que le dépeuplement ne se fît pas trop sentir. Pourquoi d’ailleurs recourir à cette extrémité ? N’y avait-il pas possibilité d’établir une entente entre la cour et le clergé ? Ils poursuivaient le même but ; ils devaient s’accorder sur le meilleur moyen de le réaliser. Quant au projet de Rippert-Monclar, il fallait l’écarter résolument et à tout prix, car il ne pouvait que ruiner à la fois et l’Église et l’Etat. Que signifiait sa distinction du mariage et du sacrement ? Et cette distinction fût-elle fondée, que pouvait-il prouver ? « Il est aussi nécessaire de se marier d’une manière bien chrétienne que d’une manière bien réglée. » L’Etat et l’Église avaient un commun intérêt à ce que les mariages se célébrassent comme ils se célébraient depuis plusieurs siècles ; et il fallait continuer d’observer les lois existantes, dussent les protestants, dont on exagérait d’ailleurs le nombre, en souffrir ou prendre le parti d’émigrer. La France en effet était assez riche, assez puissante pour se passer de tous les religionnaires qui l’habitaient, sans rien perdre de sa puissance ou de sa gloire. « C’est par pure commisération que nous voulons bien les y souffrir. Mais qu’ils n’en abusent pas au moins jusqu’au point de s’y croire nécessaires et de molester notre auguste monarque. Il ne sied pas aune poignée de mutins et qui ne sont pas la vingt-cinquième partie de la nation de vouloir se faire craindre. »

Toute cette argumentation n’était ni serrée, ni hardie, et la passion y tenait plus de place que les faits et la logique. Il importait cependant que le mémoire de Rippert-Monclar ne restât pas sans vraie réponse, et on le comprenait bien. L’abbé de Caveirac essaya d’une réfutationf. « On a cru, disait-il dans sa préface, qu’il fallait donner aux esprits le temps de revenir de l’espèce d’enthousiasme dont ils ont été saisis à la première lecture du Mémoire théologique et politique. Le moment de l’engouement n’est pas l’instant propre pour faire revenir de la prévention ; on a donc trouvé plus sage que les esprits fussent rassis. » Et il arrivait au projet de Rippert-Monclar. En quoi consistait-il ? A séparer le mariage du sacrement, c’est-à-dire, à établir pour les religionnaires une forme de se marier purement civile. — Pour le condamner et en faire ressortir tous les dangers, ne suffisait-il pas de ce simple énoncé ? L’Église avait toujours conservé l’espoir de ramener au bercail ceux qui s’en étaient écartés. Mais pour le réaliser, il fallait qu’elle vît les « errants » et qu’elle pût essayer sur eux la force de ses arguments. « Or, quel moyen lui resterait-il de les attirer à elle, si la permission de se marier en présence des magistrats les éloignait de nos pieuses pratiques… Quelle occasion aurait-elle d’instruire ceux qui ne seraient plus dans l’obligation de l’écouter ? » L’Église aurait en outre d’autres périls à courir. Les protestants n’étaient point les seuls qui fussent dans le royaume de mauvais catholiques. Si un tel projet se transformait en loi, qu’en résulterait-il ? il arriverait infailliblement que plus d’un catholique suivrait l’exemple donné par les religionnaires, et que beaucoup se passant du prêtre se contenteraient de faire bénir leurs mariages par les magistrats ordinaires désignés à cet office. L’Église enfin n’avait cessé depuis trois ans de poursuivre l’anéantissement du protestantisme français. Or, une telle loi détruirait tous ses desseins, car elle équivalait à un édit de tolérance r On allait voir le protestantisme reconnu relever fièrement la tête et refleurir en France comme au vieux temps jadis, quand régnait Henri IV. Ainsi pour l’Église triple péril… L’Etat du moins, pouvait-il se croire assuré contre tout danger, ou pouvait-il retirer quelque avantage de sa condescendance ? Non. C’était un amusement périlleux que de refaire les lois, surtout lorsque primitivement dirigées contre les hérétiques, on les voulait modifier ou changer en leur faveur. Avait-on oublié à quels principes obéissaient les protestants ? Ne savait-on pas qu’ils étaient les ennemis jurés de toute autorité et de toutes monarchies ? Leurs apologistes, il est vrai, étalant complaisamment les effets désastreux de la Révocation, se plaisaient à redire que si le projet était accepté on verrait les anciens réfugiés revenir dans le royaume. Mais qu’avait-on besoin d’eux ? La France ne se suffisait-elle pas ? Etait-il nécessaire que le nombre des factieux et des incrédules augmentât encore ? On se flattait d’ailleurs d’un chimérique espoir. « N’avaient-ils point abandonné leur patrie pour suivre leur religion ! Retourneraient-ils dans un pays où ils n’en trouveraient pas de vestige ! Dans un pays, où le plus grand privilège serait de pouvoir convertir en un acte profane une action qu’on croyait sanctifier tous les jours dans leurs temples par la prière et les bénédictions ? » — En résumé, le projet de Rippert-Monclar était donc détestable, plein de périls et sans compensation : il fallait le combattre hardiment et le rejeter en entier. Dans la situation présente et pour empêcher le mal d’empirer, il n’y avait qu’un remède, « et c’était l’affaire d’une loi sage, ferme et précise, qui en manifestant la volonté du prince ne montrât son mécontentement que pour montrer mieux l’excès de son indulgence. » Il fallait empêcher, quoi qu’il en coûtât, les mariages clandestins, et il suffisait, pour y arriver, de maintenir et d’appliquer rigoureusement les articles IV, V et VI de l’édit de 1724. Sans doute le remède n’était point parfait, et il en connaissait un, inventé par lui, qui guérirait tout ; mais il n’était pas de ceux qui se mettaient en avant, et il attendrait pour le communiquer qu’on lui fît l’honneur de le lui demander…

fMémoire politico-critique, où l’on examine s’il est de l’intérêt de l’Église et de l’Etat d’établir, pour les calvinistes du royaume, une nouvelle forme de se marier, et où l’on réfute l’écrit qui a pour titre : Mémoire théologique et politique au sujet des mariages clandestins des protestants. In-8. (1756.)

D’autres ouvrages du même genre suivirent de près jusqu’en 1760 celui de l’abbé de Caveirac. C’étaient, il est vrai, les mêmes faits et les mêmes arguments présentés presque dans la même forme et longuement reproduits. Mais à cet empressement à répondre, on pouvait voir combien le clergé avait ressenti profondément le coup que lui avait porté Rippert-Monclar.

[La Voix du vrai patriote catholique opposée à celle des faux patriotes tolérants, in-8. (1756), par l’abbé de Montégut, d’après Barbier. — Seconde Réponse à des Dissertations contre la tolérance pour les mariages protestants, ou Lettre à l’auteur de deux mémoires, l’un intitulé : « Mémoire politico-critique, » etc., et l’autre : « La Voix du vrai patriote catholique, » etc. Pièce. In-12. Attribué à l’abbé Besoigne.]

Si ses craintes étaient fondées, elles étaient du moins prématurées. Tout-puissant, maître absolu et respecté de tous, il savait bien que sa volonté primerait celle du roi, et que bien des années s’écouleraient encore avant que son autorité fût ébranlée. Et de fait, la condition des protestants relativement à leurs mariages ne changea point. Malgré Monclar, malgré Besoigne, malgré les intendants, le clergé resta souverain maître, et bien qu’il feignît de se plier aux exigences de la cour, il sut jusqu’en 1760 forcer le roi à l’aider dans l’accomplissement de ses desseins. En 1758 on trouve encore des placets imprimés qu’envoyaient les protestants de Bordeaux, de Bergerac et de Sainte-Foy, Et l’année 1760 s’ouvre sur cette supplique des protestants du Languedoc :

« Nous supplions notre auguste monarque, ce père de ses sujets, de vouloir bien disposer de nos biens, de nos vies mêmes, si elles sont nécessaires à son service ; mais de vouloir bien en même temps épargner nos consciences qui ne relèvent que de Dieu. Quand le clergé se relâcherait au point de bénir nos mariages moyennant une seule génuflexion, génuflexion que nous ferions devant un autel ou une image, ce ne serait pas moins profaner cet autel ou tel autre objet de vénération. »

Le temps approchait cependant où les arguments de Rippert-Monclar devaient trouver des hommes d’Etat disposés à les écouter, et où le clergé impuissant, humilié et vaincu, regretterait de n’avoir point cédé à temps et d’avoir perdu par une opiniâtreté fâcheuse l’ensemble des idées dont il était le fidèle représentant et l’avocat le plus passionné. En 1752 déjà, n’était-ce pas Richelieu lui-même qui disait : « Je prononcerai hardiment qu’il faut trouver quelqu’expédient qui puisse concilier les excès, et que si la religion exige de la déférence aux sentiments des évêques sur l’administration des sacrements de baptêmes et de mariages aux N. C, l’ordre politique, le bien public et les liens les plus sacrés de la société exigent nécessairement une loi certaine, invariable et uniforme pour assurer l’état d’un aussi grand nombre de sujets du Roig. »

g – Bibliothèque nationale. Mss. n° 7046, p. 325.

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