Histoire de la restauration du protestantisme en France

XII
L’opinion publique au dix-huitième siècle
(1715-1760)

Mort de Calas. — Rôle de Voltaire. — Indifférence de l’opinion publique pour le protestantisme ; causes ; — Trois périodes dans le dix-huitième siècle. — La société. — L’égoïsme et les distractions. — L’amour n’existe plus — L’ennui. — Cette société est incapable de la moindre énergie. — En 1762, elle semble se réveiller et se vouer aux sciences. — La sensiblerie ; belle ardeur ; Calas, Jean Fabre. — Les parlements. — Leur conduite. — Leur cruauté pour les protestants. — Leur intolérance. — Rippert-Monclar. — Son livre, son but ; il prend la défense des protestants. — Préjugés et convictions des parlements. — Pour eux, les huguenots sont les adversaires de la monarchie, des rebelles, des factieux. — Protestation des hommes d’Etat. — Saint-Priest. — Opinion d’un anonyme sur les religionnaires. — Les philosophes. — Leur position. — Ils doivent céder. — Leurs préjugés. — Madame d’Epinay. — Voltaire : c’est le type du philosophe au dix-huitième siècle ; tout se retrouve en lui. — Voltaire à Lausanne. — Voltaire et le protestantisme. — Causes de l’indifférence de Voltaire. — Dans Calas, il défend l’innocent, non le protestant. — Le préjugé retient les uns, et l’égoïsme les autres. — Le peuple.

Le 10 mars 1762, à Toulouse, un protestant inconnu, Jean Calas, meurt sur la roue. Cette mort remplit la France de bruit. Voltaire s’en empare et en fait son affaire propre. Il parle, il écrit, il réclame justice pour le malheureux supplicié. Calas devient le sujet des conversations. Dans les boudoirs, dans les salons, sur la place publique, on ne parle que de Calas. Calas est un héros, un martyr. Puis le ton des conversations s’élève, et le champ s’agrandit. On apprend qu’il y a d’autres protestants en France et qu’ils souffrent : on s’indigne, on demande pour eux la tolérance. Là-dessus on discute, les esprits s’exaltent, des livres se publient, des répliques paraissent, et après vingt-cinq ans, l’opinion publique devenant impérieuse, Louis XVI accorde à ses sujets non catholiques l’état civil, c’est-à-dire la tolérance. — Au fond, de quoi s’agit-il ? Voici : Un honnête commerçant huguenot a un fils, et ce fils se tue ; le huguenot est accusé de l’avoir assassiné, il est traîné en prison, jugé, condamné et mis à mort,

Ici, il faut s’arrêter.

Pourquoi tant de bruit à propos d’une simple erreur judiciaire ? Les juges étaient des fanatiques. Oui, mais leur bonne foi était certaine. La sentence était injuste. Oui, mais ils la croyaient méritée. Ne s’était-il donc rien passé de plus révoltant depuis 1715 ? Quoi ! les galères sont remplies de religionnaires, ceux-là nullement accusés d’assassinat. Quoi ! toutes les prisons, le château de Hâ, la tour du Cret, le fort de Brescou, le château de Ferrières, la tour de Constance, vingt autres, regorgent de prisonniers et de prisonnières ! Quoi ! de pauvres paysans, coupables d’avoir assisté à une assemblée, ont été massacrés ! Arnaud a été pendu, Hue pendu, Vesson pendu, Roussel, Durand, Dortial, Ranc, Roger, Désubas, Bénézet, Teissier pendus ! Il y a eu des amendes, des emprisonnements, des enlèvements d’enfants, des tortures et des supplices ; on a traversé les grandes persécutions de 1726, de 1745 et de 1752 ; toutes les cruautés se sont donné carrière et toutes les horreurs en spectacle ; des morts ont été jetés à la voirie ; des cadavres ont été insultés, traînés dans la boue des carrefours, déchirés et finalement jetés à l’eau ; cela s’est vu pendant quarante-cinq ans, cela se voit encore… ; et nul ne s’est levé, nul ne se lève pour dénoncer à la France ces crimes et ces turpitudes ! Dans ce siècle si doux, — on l’assure, — si bon, si compatissant, où l’humanité est en honneur et où ce mot est sur toutes les lèvres, tant d’iniquités n’ont réveillé aucun écho ! En 1760, l’opinion publique n’est point encore émue ! Comme si la limite de la révoltante injustice n’était pas atteinte, elle ne s’occupe frivolement que des choses de la société et de celles de l’esprit. L’Esprit des lois, événement. L’Encyclopédie, l’Essai sur les mœurs, événements. Mais d’un million d’hommes horriblement persécutés, il n’est encore nullement question ! L’opinion est ailleurs ! Elle ne s’éveille, ne se déchaîne tout à coup que deux ans plus tard, en 1762, à propos d’un pauvre protestant roué, victime d’un fanatisme séculaire ! — Etrange caprice, ou plutôt étrange revirement !

Ni caprice, ni revirement.

Quand on étudie le dix-huitième siècle, il faut distinguer trois périodes, si on veut le bien comprendre et le bien juger : la première qui s’étend jusqu’à 1760 ; la seconde qui est une préparation à la Révolution ; la troisième qui comprend les onze dernières années, et qui est à elle seule tout un siècle. C’est de la première période qu’il s’agit ici.

Cette société qui remplit l’Europe du bruit de ses plaisirs et de ses scandales, qui attire sur elle tous les regards, qui se donne en spectacle, qui cherche les applaudissements et qui constitue à elle seule ce qu’on est convenu d’appeler le dix-huitième siècle, — cette société est profondément égoïste. Héritière d’un monde qui s’écroule, elle sent qu’elle va disparaître, et elle se rattache à la vie avec la frénésie de la dernière heure. Sachant son mal, elle s’étourdit. Elle se farde, elle parade sur la scène, car elle a peur de regarder en elle-même : son cadavre l’effraye. Elle veut s’oublier et elle multiplie les plaisirs, les jouissances ; elle a soif de choses nouvelles, inconnues, étranges ; elle veut être distraite, elle le veut à tout prix. C’est son idée fixe. Elle a disposé de tous les moments où elle pourrait songer à elle-même et songer aux autres.

Comment plaindrait-elle, aimerait-elle autrui, elle qui ne peut s’aimer elle-même ? Jusqu’à Louis XIV, l’amour divinisé, idéalisé par l’hôtel de Rambouillet, avait son culte et ses adorateurs. Maintenant on n’aime plus : on a des désirs. Le cœur s’est tellement desséché, que l’amour n’y peut plus fleurir. On se prend, on se quitte ; on se reprend, on se requitte ; et on appelle cela des passades, des épreuves, des fantaisies. On cite jusqu’à trois femmes qui ont aimé : trois dans un demi-siècle ! Les autres s’offrent, quand elles ne se vendent pas. L’amour est une distraction comme le bal ou la comédie. — L’amitié même n’existe plus. On ouvre un salon, et on donne des soupers. Pendant cinquante ans à la même place paraît la même personne. Sans doute elle est aimée. Ce long tête-à-tête a fait naître de doux sentiments, une intimité profonde, une réelle affection. Pourquoi, sans cela, durerait-il ? Chacun en a besoin : voilà le vrai motif. On en a besoin pour rompre la monotonie de la vie : l’égoïsme y a trouvé son compte. « Pont de Veyle ? — Madame. — Où êtes-vous ? — Au coin de votre cheminée. — Couché les pieds sur les chenets, comme on est chez ses amis ? — Oui, Madame. — Il faut convenir qu’il est peu de liaisons aussi anciennes que la nôtre. — Cela est vrai. — Il y a cinquante ans. — Oui, cinquante ans passés. — Et dans ce long intervalle, aucun nuage, pas même l’apparence d’une brouillerie. — C’est ce que j’ai toujours admiré. — Mais, Pont de Veyle, cela ne viendrait-il point de ce qu’au fond nous avons toujours été fort indifférents l’un à l’autre ? — Cela se pourrait bien, Madamea » Puis, vienne la mort du vieux confident, quelques heures après, on ira chercher dans un salon ami les distractions des yeux et de l’esprit.

a – Dialogue imaginé par l’écrivain du xviiie s. Frédéric-Melchior Grimm, où il caricature des relations superficielles et convenues, entre Pont de Veyle (comte de Ferriol) et Mme du Deffand, célèbre salonnière. (ThéoTEX)

Cette société, d’ailleurs, sans cœur et sans larmes, comme toutes les sociétés de décadence, au milieu de ses plaisirs, s’ennuie. Ennui profond, incurable, qui vient de la satiété. Elle n’a ni les viriles pensées ni les généreuses ardeurs : elle n’en a plus la force ; elle est assoupie, dormant du sommeil qui précède la mort. « Il n’est pas d’épanchement, pas de lettres, où la plainte de l’ennui ne revienne comme un refrain, comme un gémissement. C’est une lamentation continuelle sur cet état d’indifférence et de passivité, sur cet engourdissement de toute curiosité et de toute énergie vitale, qui ôte à l’âme jusqu’au désir de la liberté et de l’activité, et ne lui laisse d’autre patience que la paresse et la lâchetéb. » Or, de quelle tâche ne faudrait-il pas qu’elle se chargeât ? C’est de la conjuration de la cour et du clergé qu’il faudrait triompher ! Elle aurait à attaquer le prêtre qu’elle aime et qui est fort, et les ministres, dont elle vit. Tâche immense qu’elle n’a pas osé entreprendre pour sauver Diderot de Vincennes ! Et pour quoi ? Pour qu’on tolère des huguenots ? Les philosophes sur ce point ne l’ont pas endoctrinée encore, et ceux-ci sont même très peu concluants. Elle ne rit pas, comme Madame de Sévigné, des pendaisons de ces pauvres gens, mais elle les regarde toujours comme des ennemis de l’Etat. Ces hommes austères au surplus, qui, depuis un demi siècle, intrépides et sur la brèche, versent leur sang pour leur Dieu et pour leur foi, ces hommes qui sont la vie et aussi le châtiment lui sont au fond peu sympathiques ; ils l’épouvantent. Elle pressent en eux les soldats de la révolution prochaine. Que prêtres et soldats organisent donc leurs battues à travers les montagnes du Dauphiné, les plaines du Languedoc et de la Guyenne ; elle ne protestera point : elle s’ennuie, et rien n’est digne de troubler son égoïste quiétude.

bLa Femme au dise-huitième siècle, par MM. Edmond et Jules de Goncourt. Paris In-8.

En 1762, dit-on, elle se réveille pourtant. C’est vrai. Quelques hommes l’ont en effet galvanisée. Epuisée, lasse de galanterie, et se faisant vieille, elle a cherché de nouvelles distractions. Depuis quelques années elle a ouvert des salons sérieux. Elle s’occupe de physique, de chimie, et Maupertuis est à la mode. Mais déjà son caprice passe et lui est à charge. Voltaire jette alors en pâture à sa morne oisiveté le nom de Calas : elle se précipite sur l’horrible réalité, comme bientôt elle se précipitera sur les rêveries de Rousseau ; et comme un jour elle se prendra de passion pour l’amour vrai, pour la maternité et pour la campagne, la voilà maintenant pleine d’un beau zèle pour la justice et pour l’humanité. Mais quoi ! Calas ne lui suffira pas. Elle ira chercher un autre protestant, un galérien : Jean Fabre. Elle fera de lui l’Honnête criminel, un héros de drame, et pour piquer davantage sa curiosité maladive, elle l’invitera à la représentation de ses propres infortunes. « Madame la duchesse de Villeroy aurait désiré que je fusse à la première représentation du drame qui se donna sur son théâtre, où Mademoiselle Clairon joua le principal rôle en présence de tout ce qu’il y avait de plus qualifié à la cour. Tous les spectateurs s’attendrirent beaucoup. » — Attendrissement menteur ! Elle cherche à cacher la sécheresse de son cœur sous la sensiblerie. Elle se répand en douloureux épanchements, elle se donne des poses mélancoliques et attristées, elle invente des modes au masque de sa figure, elle pleure à l’Honnête criminel comme elle va pleurer au Père de famille ; mais pas plus alors qu’aux premières années du siècle, elle ne s’est senti une vraie émotion, une vraie larme. C’est un dernier carnaval.

Que font cependant les hommes qui, dans cette ruine générale restés encore debout, conservent intact l’honneur de leur nom et de leur charge ? Ah ! ces membres du parlement sont sans pitié. Inébranlables et rigides, ils ne combattent que pour eux. En 1752, plutôt que de céder, ils se font exiler, mais en même temps ils condamnent l’Encyclopédie. Ce sont eux qui, sans protestation, sans murmures, enregistrent toutes les ordonnances et déclarations royales. Ce sont ces jansénistes, le croirait-on, qui nourrissent de la haine contre les protestants. Ils brûlent leurs livres et ils pendent leurs pasteurs. Où trouver plus froide cruauté que dans ces parlements de Grenoble, de Bordeaux et de Toulouse ! Dans ce dernier surtout, survit l’esprit de l’inquisition.

Même les plus illustres, par principe sont intolérants. Montesquieu reste impassible. « Ce sera une très bonne loi civile, lorsque l’Etat est satisfait de la religion établie, de ne point souffrir l’établissement d’une autre. Voici donc le principe fondamental des lois politiques en fait de religion. Quand on est maître de recevoir dans un Etat une nouvelle religion, ou de ne pas la recevoir, il ne faut pas l’y établir. » Il ajoute : « Quand elle est établie, il faut la tolérer. » Oui, mais le protestantisme n’est pas établi : donc qu’on le persécute.

Un seul ose lever la voix ; et c’est Rippert-Monclar. On sait à quel propos. Il ne prend la plume, dit-il, que pour défendre sur la question des mariages la religion et l’Etat : heureusement son but est autre. « Ce n’est pas tant la cause de la religion et de l’Etat, s’écrie-t-il, que nous avons plaidée, que celle en particulier de l’humanité : et si l’on ne trouvait pas des hommes en France, où faudrait-il les chercher ! » L’humanité ! le voilà donc le grand mot, et c’est à la France qu’il le jette. Quoi ! Il y a eu cent cinquante mille mariages au Désert ; il y a un nombre immense de bâtards, les laisserez-vous sans état civil ! — Ce sont des errants, oui, mais ce sont aussi des citoyens. « Jusques à quand molesterons-nous donc un grand peuple dont la multitude nous est si nécessaire, les travaux si utiles, l’industrie si précieuse, la fidélité si éprouvée, et l’attachement si extraordinaire ? N’est-il pas temps de faire cesser cette captivité dans laquelle ils gémissent depuis soixante-dix ans au sein même de leur propre patrie. » Et comme il raille Mgr l’évêque d’Alais, d’après lequel on ne risque rien de les persécuter, et Mgr l’évêque d’Agen qui leur ouvre si facilement les portes du royaume ! Il prétend ne demander, ne proposer qu’un mode d’état civil ; mais c’est un réquisitoire qu’il écrit. Il fait plus. Il réclame la tolérance pour ces malheureux « qui travaillent d’une main au bonheur de la France, tandis que de l’autre ils sont continuellement occupés à essuyer les larmes que la contrainte en matière de religion leur fait verser. »

Ce bon et courageux livre n’émeut pas cependant ces durs hommes de robec. Ceux-ci ont une opinion arrêtée, vraie dans le fond, en ce moment absolument fausse, ne reposant sur aucune preuve. Rippert-Monclar est obligé lui-même d’y sacrifier : « Il ne s’agit point ici de rétablir l’entier exercice de la religion prétendue réformée. Si cela était, nous pourrions avoir des adversaires, et peut-être des adversaires formidables… » Ils sont convaincus que les grands adversaires des monarchies sont les huguenots. Ils s’en vont, disant : Les huguenots sont républicains. Montesquieu dans l’Esprit des Lois l’écrit lui-même.

c – Robert de Saint-Vincent le citera cependant en 1787.

[Livre XXIV, chap. l. « Quand la religion chrétienne souffrit, il y a deux siècles, ce malheureux partage, qui la divisa en catholique et en protestante, les peuples du Nord embrassèrent la protestante, et ceux du Midi gardèrent la catholique ; c’est que les peuples du Nord ont et auront toujours un esprit d’indépendance et de liberté que n’ont pas les peuples du Midi, et qu’une religion qui n’a pas de chef visible convient mieux à l’indépendance du climat que celle qui en a un. » Aussi avec quelle joie Caveirac s’écrie-t-il aussitôt : « Je n’adopte pas le système des climats : c’est le système le plus faux que l’esprit humain ait pu enfanter, abstraction même faite de la religion ; mais je me servirai du texte qui établit si bien les principes du calvinisme ! Que n’y trouverait-on pas si on le voulait commenter ? On y verrait une souveraineté changée en république, un gouvernement monarchique renversé, un roi décapité, un vil particulier élevé à la suprême dictature. » Mémoire politico-critique, p. 188.]

L’idée préconçue les aveugle, et c’est sous son empire qu’ils agissent. Ils condamnent, ils emprisonnent, ils pendent non des hommes qui veulent prier Dieu selon leur conscience, mais des fauteurs de troubles qui violent les lois de l’Etat en s’assemblant et qui rempliraient le royaume d’anarchie, s’ils n’y mettaient ordre. En vain les malheureux se défendent-ils, montrent leurs actes depuis le commencement du siècle, protestent de leur dévouement, jurent fidélité au roi ; rien ne peut déraciner une opinion qui est déjà un préjugé. En 1752, après tant de preuves d’éclatante soumission, Joly de Fleury ose dire qu’ils abusent des embarras de l’Etat pour se donner carrière. « La guerre qui survint suspendit tout, et donna lieu aux religionnaires de mépriser la disposition des lois précédentes avec une licence sans bornes. »

Rebelles ! factieux ! voilà les épithètes convenues. Le clergé s’en sert, et la noblesse et le parlement. Ils les jettent en réponse, quand ces suppliants leur demandent la tolérance. Peu à peu elles se répandent, deviennent courantes, prennent autorité et renversent toutes les objections.

Il n’y a guère que les hommes d’Etat et ceux dont la vie se passe au milieu des religionnaires qui protestent, tout en obéissant, contre les mesures dont ces malheureux sont les victimes. En 1751, c’est un intendant du Languedoc, non suspect de faiblesse, Saint-Priest qui écrit : « Je ne dois pas vous laisser ignorer, Monseigneur, que c’est avec une répugnance extrême qu’il m’arrive de condamner des particuliers pour fait de religion. Je vois qu’en toute autre matière les N. C. ne cèdent pas aux autres sujets du Roi pour la fidélité et pour l’obéissance » Et dans un mémoire d’Etat, écrit vers la même époque, sans nom d’auteur ni signature, on trouve ces lignes : « Les protestants méritent aujourd’hui plus de pitié que de haine ; peut-être qu’on les plaindrait davantage, si ce n’était pas une de leurs erreurs d’attaquer la hiérarchie. Quiconque n’aura point étouffé dans son cœur les premières semences de la justice naturelle, reconnaîtra sans peine que les privilèges dont ils ont joui si longtemps, tout révoqués qu’ils sont, exigent du moins quelque ménagement pour eux, et qu’il n’est pas possible que quarante ans aient changé en malheureux proscrits ceux qui professaient une religion publiquement tolérée dans le royaume. Tout ce que je veux induire de là, c’est que leur malheur n’est point un crime devant la justice humaine, et qu’on ne peut les mettre au rang de ces sectaires abominables dont quelques princes ont voulu purger la terre. » Timides protestations, sans doute, mais protestations, et qu’on doit citer avec d’autant plus de soin qu’elles sont plus rares.

Il faut ajouter aussi : l’ignorance dans laquelle ils se trouvent. Ce n’est guère qu’en 1756, qu’ils apprennent par les brochures de Rippert-Monclar et de l’abbé de Caveirac l’épouvantable situation faite aux protestants ; dès qu’ils l’apprennent, ils en parlent. Fréron, dans son Année littéraire, consacre trois lettres au Mémoire sur les mariages clandestins, à l’écrit sur la Tolérance, et à la Voix du Catholique impartial. Bien qu’il n’en expose que le contenu, il laisse en plus d’un passage percer ses sympathies. « Je ne doute pas, dit-il à propos de Monclar, que vous n’applaudissiez aux vues de l’auteur, qui sont celles d’un homme plein d’humanité et de zèle pour sa patrie. » Année littéraire, t. III, p. 193 et 212 ; t. VI, p. 192. (1756.)

Qui peut faire cause commune avec des factieux ? Qui peut les défendre ? Voilà qui retient les meilleurs. « Qui osera donc maintenant, s’écrie l’auteur de la Dissertation sur la Tolérance, prendre le parti de semblables hérétiques ? Peuvent-ils jamais faire honneur à leurs protecteurs ? La sensibilité et la compassion sont bien louables ; mais il ne faut pas qu’elles soient imprudentes. Chacun de nous se doit à l’Etat ; et y introduire de nouveau une secte aussi dangereuse, ce serait mettre dans son sein un serpent qui le déchirerait comme par le passé. » Ah ! les hommes de justice, les volontaires du droit qui ont par hasard appris, — car la Gazette de France ne rapporte pas ces choses, — un de ces crimes dont une province vient d’être le théâtre, sont prêts à le dénoncer à l’indignation populaire. La prudence ferme leur bouche. Quelle est leur position ? Ils sont les premières victimes, et avant de défendre les autres, ils ont à se défendre eux-mêmes. A peine sont-ils tolérés, et sous conditions. Leur parole n’est point libre, ni leur plume. Buffon est obligé de plier devant la Sorbonne, et Diderot est mis en prison sous prétexte d’athéisme. Les Pensées sont jetées au feu en 1746, et la Lettre sur les aveugles en fait envoyer l’auteur au donjon de Vincennes. On vient de décréter la peine de mort contre toute personne ayant eu part à la composition, à l’impression, ou à la distribution d’écrits qui peuvent attaquer la religion ou l’autorité royale. Voltaire n’a échappé au clergé que par les prodiges de sa diplomatie ; encore, lorsqu’il défendra Calas, dira-t-il bien haut : « J’ai eu bon nez de toutes façons de choisir mon camp sur la frontière. »

Peut-être aussi quelques-uns qui ne connaissent les protestants que par des récits hostiles et les jugent par la guerre des Camisards, les prennent pour des fanatiques. D’Argental ne sera pas étonné, lorsque tout d’abord parlant de son futur client, Voltaire lui écrira : « Cette horrible affaire déshonore la nature humaine, soit que Calas soit coupable, soit qu’il soit innocent. Il y a d’un côté ou de l’autre un fanatisme horrible. » Le fanatisme, dans quelque parti qu’il trouve asile, ils l’ont en horreur, car les maîtres dont ils se réclament en ont souffert, et ils en souffrent eux-mêmes encore. C’est ce fanatisme qui a causé les guerres de religion, ensanglanté le royaume, arrêté l’essor de la libre pensée, et qui, victorieux aujourd’hui, gouverne la France. Vienne à leurs oreilles le bruit d’emprisonnements ou de pendaisons nouvelles ; en vérité plutôt que de s’indigner, ils sont tentés de regarder et d’applaudir. Les loups se mangent entre eux.

Madame d’Epinay raconte quelque part une bien curieuse et instructive histoire dont il faut peser chaque mot et qui reflète merveilleusement l’esprit du siècle. Dans un dîner, on vient à parler des cérémonies extérieures du culte et à comparer le catholicisme au paganisme. Là, se trouvent quelques beaux esprits du temps, Saint-Lambert, Duclos, Rousseau…

Duclos. Que fait ce peuple de sa raison ? Il se moque des autres peuples de la terre, et il est encore plus crédule qu’eux.

Rousseau. Pour crédule, je le lui pardonne ; mais je ne lui pardonne pas de condamner ceux qui le sont autrement que lui.

Madame Quinault dit qu’en matière de religion, tout le monde avait raison ; mais qu’il fallait que chacun demeurât dans celle où il était né.

Non, pardieu ! reprit Rousseau avec chaleur, si elle est mauvaise ; car alors, elle ne peut faire que beaucoup de mal.

Je m’avisai de dire que la religion faisait souvent beaucoup de bien, qu’elle était un frein pour le menu peuple qui n’avait pas d’autre morale. Tout le monde se récria à la fois et m’écrasa de raisonnements qui me parurent en effet meilleurs que le mien. L’un dit que le menu peuple avait plus peur d’être pendu que d’être damné. Saint-Lambert ajouta que c’était l’affaire du Code civil et criminel de régler les mœurs, et non celle de la religion qui faisait bien restituer un écu à Pâques à sa servante, mais qui n’avait jamais fait restituer des millions mal acquis, une province usurpée, ni réparer une calomnie.

Saint-Lambert allait continuer. « Un instant, dit Madame Quinault, nous sommes ici pour nourrir et substanter cette guenille qu’on appelle le corps. Duclos, sonnez, et qu’on nous donne le rôtd ! »

dMémoires de Mme d’Epinay. Edition Boiteau, t. I, p. 378.

Le tableau n’est-il pas charmant ? Ces délicats qui discourent à table sur la religion, ces philosophes qui touchent avec Rousseau, en passant, à la tolérance et qui s’écartent aussitôt de ce sujet délicat pour reprendre entre deux services des lieux communs déjà vieux, ne sont-ils pas peints sur nature et présentés sous leur vraie lumière ?

Tous ces préjugés, toutes ces aversions, ces généreuses ardeurs, cette indifférence, cette impossibilité d’agir, tout cela se retrouve chez le plus illustre d’entre eux. Voltaire est au dix-huitième siècle le grand champion du droite. Pour lui, l’amour de la justice est une passion. Et il n’est pas de ceux dont il dit : « Oui, c’est un philosophe, mais il est philosophe pour lui. » Il est philosophe pour les autres : ayant la lumière, il veut la répandre. Cette lumière est malheureusement éblouissantes et tous veulent l’éteindre. En 1722, pour s’être écrié à propos des protestants :

eHistoire des idées morales et politiques au dix-huitième siècle, par M. Jules Barni. Paris. (1867)

Et périsse à jamais l’affreuse politique
Qui prétend sur les cœurs un pouvoir despotique,
Qui veut, le fer en main, convertir les mortels,
Qui du sang hérétique arrose les autels,
Et suivant un faux zèle ou l’intérêt pour guides
Ne sert un Dieu de paix que par des homicides !

il se voit dénoncer à Rome par le nonce Maffei, lui et ses vers. Le voilà rendu prudent. Quand il revient dans ses Lettres anglaises sur la tolérance, il n’appuie plus, il glisse. Il connaît maintenant la conjuration du clergé et de la royauté. Contre ces deux puissances, que peut-il ? Il n’est qu’un faiseur d’écrits dont la Bastille aura raison. Alors il met la lumière sous le boisseau ; plutôt qu’elle ne soit éteinte, il la cache, il en intercepte les rayons.

Son amour n’est point mort cependant. Pour le satisfaire, il veut devenir fort et puissant, car il n’est point de ceux qui aiment à verser obscurément leur sang. De sa retraite de Cirey, il remplit la France du bruit de son nom. Intrigues, sciences, théâtre, histoire, diplomatie, il mène tout de front. Il force les portes de l’Académie. Il devient l’ami d’un roi. Il a ses entrées à la cour. Le voilà une puissance.

Ici sa conduite devient inexplicable. Rassasié d’honneurs, roi élu des choses de l’esprit, sans doute il va se porter champion des causes justes persécutées. De Lausanne où il passe les hivers de 1756, 1757 et 1758 au milieu de protestants, il va dénoncer à l’opinion la persécution qui frappe les religionnaires de Francef ? Nullement. Il tient table ouverte, il forme des acteurs et joue la comédie. « Je voudrais que vous eussiez passé l’hiver avec moi à Lausanne. Vous y verriez des pièces nouvelles exécutées par des acteurs excellents ; les étrangers accourir de trente lieues à la ronde, et mon pays Roman, mes beaux rivages du lac Léman devenus l’asile des arts, du plaisir et du goût. » Des protestants, il n’est nulle part question. Cependant il ne peut ignorer qu’ils sont affreusement persécutés, que leurs prisonniers sont sur les galères, leurs enfants enlevés, leurs pasteurs pendus. C’est à Lausanne qu’étudient les prédicants français, et la ville est pleine de réfugiés. Antoine Court y habite, et il a certainement profité de la présence du grand homme pour faire appel à sa pitié ; s’il ne l’a point vu, il lui a envoyé le Patriote, son Mémoire historique et tout récemment sa Lettre sur la tolérance. Plusieurs pasteurs vivent dans son intimité. Toute la famille enfin des Polier et celui qui professe au séminaire sont de ses amis. De toutes parts, on le sollicite d’écrire en faveur des religionnaires. La tolérance ! Champ immense ouvert à son génie ! Il reste sourd pourtant aux prières. Son théâtre l’occupe tout entier et quand il se mêle de philanthropie, c’est pour décerner un prix au meilleur ouvrage sur la réforme des lois pénales.

f – V. l’intéressant travail de M. Olivier : Voltaire à Lausanne Lausanne. In-8.

[Il n’est pas permis de supposer qu’Antoine Court n’ait pas eu des relations avec Voltaire pendant son séjour a Lausanne. Assurément il a dû faire appel a son humanité. Malheureusement les années 1756, 1757, 1758, 1759, 1760 nous manquent, et nous en somme ? réduits à l’aire des conjectures.]

Tout s’explique. Voltaire, lui aussi, a accepté l’opinion courante sur les protestants. Non aveuglément, mais après l’avoir examinée à la lumière de l’histoire. Il croit que l’esprit huguenot est un esprit républicain. Il vient de le publier dans son histoire du siècle de Louis XIV. Au chapitre Calvinisme, ayant à traiter de la révocation de l’Edit de Nantes, il affirme que les réformés sont les ennemis de l’Etat, et s’il dépeint avec humanité les malheurs qui les ont frappés, il donne clairement à entendre qu’ils les ont mérités.

[Rabaut se plaignit à Moultou de ce chapitre et le pria d’y répondre. Moultou en écrivit à Court de Gébelin. Il était prêt à réfuter ces calomnies, disait-il, mais il lui demandait sa collaboration. N° 1, t. XXVIII, 1er nov. (1755.)]

Dans cette disposition d’esprit, on le supplie de défendre les religionnaires de France. Sans doute, il gémit sur leurs maux. Mais peut-il demander grâce pour des hommes qui s’assemblent malgré les édits et qui n’étant qu’une poignée, sont déjà rebelles aux lois du royaume. Voltaire, qui a attaqué tant d’abus, professe un grand respect pour l’abus royauté. Sa hardiesse ne va pas jusqu’à faire cause commune avec des factieux. Il peut intérieurement condamner un état de choses dont souffrent un nombre considérable de familles, mais les victimes portent un nom qui arrête la plainte sur ses lèvres. Si sa haine contre le fanatisme n’a rien perdu de sa force, il met au-dessus de sa haine son respect pour la loi et son amour pour le prince.

Quand il défendra Calas, qu’on le sache bien, il ne défendra pas un protestant : il défendra un innocent mis à mort. C’est la seule logique des choses qui le forcera de s’occuper de religion. Alors seulement, profitant de la faveur publique et pris d’épouvante devant l’aveuglement que peut causer le fanatisme, il publiera son timide plaidoyer en faveur de la tolérance. Heureux supplice que celui du vieux huguenot ! Les protestants n’eussent jamais eu Voltaire pour défenseur, si parmi tant de victimes ils n’en eussent compté une frappée juridiquement au nom de la loi.

Qui peut donc, qui pouvait sauver ces malheureux ? Le préjugé retient les uns, et l’égoïsme les autres. Le peuple ?

Il est vrai, dans cette noble France ruinée, abaissée, épuisée d’hommes et d’argent, se trouvent des cœurs qu’émeuvent les infortunes. Lorsqu’en 1730, Claris est pris, le sergent s’approchant : « Je suis mortifié, dit-il, de faire à votre sujet ce que je fais ; mais prenez patience : le Seigneur a bien plus souffert que vous. » Ce sont des soldats qui refusent de disperser les assemblées, car « ils ne sont pas faits pour inquiéter les gens de la religion. » C’est le régiment de la Ferronaye qui accable de son mépris le chevalier de Pontual par les soins duquel Molines a été pris. C’est le peuple qui au supplice de Désubas ne peut s’empêcher de dire : « Les protestants ont raison de se glorifier des souffrances de leurs ministres, puisque ceux-ci affrontent la mort avec tant de constance et de sérénité. » C’est la foule qui va crier sur le passage de Voltaire : Gloire au défenseur des Calas ! Gloire au sauveur des Sirven et des Montbailli ! — Ce peuple qui souffre, compatit à la souffrance. Il lie sa cause à celle de tous les opprimés. Il sent le grand lien de la fraternité. Mais qu’est-il ? Que peut-il ? Celui qui sera tout, n’est rien. Dans le concert de l’opinion publique sa voix est perdue. L’influence, le crédit, la puissance sont à cette société égoïste et corrompue qui tient tout dans ses mains, qui représente la France, et qu’il va bientôt balayer, las de sa nullité, de sa tyrannie et de ses insolents dédains.

Ainsi, ni le peuple, ni les écrivains, ni les parlements, ni la mondaine société ne peuvent ou ne veulent jusqu’en 1760 arrêter le clergé dans la voie sanglante où depuis 1715 il continue à marcher. Vienne donc, vienne bientôt le jour, si triste qu’il soit, où un malheureux vieillard expirera sur la roue. De ce jour, datera la solennelle réparation.

Antoine Court, ne devait pas le voir.

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