Histoire de la restauration du protestantisme en France

XIII
Dernières années
Mort d’Antoine Court
(1745-1760)

Court quitte Lausanne pour le Timonex. — Il partage son temps entre ses travaux et sa famille. — Son fils part pour Genève. — Il revient à Lausanne et professe au séminaire. — Ses travaux. — Mort de Rachel. — Douleur de Court. — Correspondance de Court. — Court et les protestants. — Il les regarde comme ses enfants. — Il les soutient dans le malheur. — Court et les pasteurs. — Il ne les abandonne jamais. — Son affection et son dévouement. — Son inépuisable bonté. — Il donne l’exemple de l’abnégation. — Lettre au sujet de la mort de Claris. — Son activité. — Travaux historiques. — Il veut raconter l’héroïque histoire. — Son plan. — Histoire des Églises réformées de France. — Histoire des Camisards. — Œuvres de combat. — Retour au Timonex. — Maladie d’Antoine Court. — Quelle est sa vie à partir du 20 janvier 1756 ? — Le protestantisme en 1760 et celui d’autrefois. — Les survivants. — Souvenirs d’antan. — Derniers jours. — Le mal s’aggrave. — Mort d’Antoine Court (juin 1760). — Tristesse à la nouvelle de sa mort. — Son oraison funèbre. — Conclusion.

Depuis son voyage en France, Antoine Court avait fui le bruit de Lausanne et quitté son petit logement de la rue Madeleine. Un M. Louis de Chéseaux lui avait offert l’hospitalité à la campagne, et il l’avait acceptée. Il habitait près de la ville, au Timonex.

C’est là qu’il menait sa laborieuse vie. Lettres, suppliques, mémoires, livres, négociations, tout se faisait là, tout en sortait, tout y aboutissait. C’est là aussi qu’il se reposait de ses travaux au milieu de ses nombreux amis et de sa famille.

Ses deux enfants avaient grandi. Son fils était un homme déjà sérieux. Le jeune Court de Gébelin avait terminé ses études au séminaire ; il se préparait, quoiqu’il eût un goût marqué pour les sciences, soit à devenir pasteur, soit à professer la théologie. En 1753, il vint à Genève « pour s’y former sur les excellents modèles dans l’art de la prédication. » Sa sœur l’y accompagna. Leur mère faillit les y rejoindre. C’était la première fois que les deux jeunes gens quittaient la maison paternelle, et bien que séparée d’eux par quelques lieues à peine, l’excellente femme les croyait, loin d’elle, exposés à mille périls. « Votre mère fut fort inquiète, hier matin, mon fils, quand elle apprit qu’il n’y avait point de lettre au courrier. » Alors suivaient les recommandations. « S’il vous arrivait quelque accident, soit à vous, soit à votre sœur, que Dieu ne veuille ! il ne faut point le taire, mais nous en instruire selon la vérité. L’apprendre par des voies indirectes, c’est augmenter la peine. »

Court de Gébelin revint bientôt à Lausanne. Il s’y fit consacrer pasteur, et fut nommé en 1755 professeur suppléant de logique et de morale au séminaire. Son père ne pouvait suffire à la tâche : il devint son secrétaire et en quelque sorte son collaborateur. Il dépouilla l’immense correspondance, classa les lettres, répondit aux pasteurs de France, prépara les travaux commencés. Ce laborieux jeune homme d’une intelligence rare, d’une érudition au-dessus de celle de son âge, et qui avait une facilité surprenante, quelque sujet auquel il s’appliquât, était enflammé de l’ardeur paternelle. Il faisait le bonheur et l’orgueil de la maisona. Il en faisait aussi l’espérance, Car il était l’avenir. Antoine Court aimait revivre en lui ; avec lui, il partageait ses joies, et lorsque les nouvelles de la patrie remplissaient son grand cœur de tristesse, s’arrachant aux douleurs présentes, il goûtait avec lui, par anticipation, l’ivresse du triomphe futur. Heureux fils ! S’il avait passé sa jeunesse dans l’amertume de l’exil, il verrait du moins l’avènement de l’œuvre à laquelle son père avait consacré sa vie.

a – La maison s’était accrue de nouveaux hôtes : les enfants de Pradel et de Paul Rabaut. De quelle sollicitude ne les entourait-on pas ! N° 7, t. XIII. (1753)

La joie, la paix, la sereine tranquillité de cette famille furent bientôt irréparablement troublées. Celle qui en était l’âme, celle que son mari appelait « sa Rachel » et dont ses enfants parlaient avec un amour si plein de vénération, tomba mortellement malade au mois de juin 1755. On fit appel à tous les dévouements, on multiplia les remèdes, on manda Tronchin, le fameux Tronchin qui devait soigner Voltaire. Tout ce que l’amour put trouver de zèle, tout ce que la science pouvait donner de soulagements fut épuisé. Soins inutiles ! Elle mourut quelques jours après, dans les bras des siens.

Ce fut pour Antoine Court une immense douleur. Cette femme avait été, dans les dures années qu’il avait traversées, l’ami fidèle et sûr qui l’avait soutenu et qui l’avait consolé. Il avait fait deux parts de son cœur, l’une pour elle, l’autre pour l’Église. Ou plutôt il les avait identifiées dans les profondeurs de son affection. Si celle-ci prenait tous les moments de son existence, celle-là l’aidait à accomplir l’œuvre ardue. Lorsqu’il la vit mourir, il sentit qu’avec elle mourait la moitié de lui-même.

Il voulut quitter le Timonex, fuir les lieux pleins de son cruel souvenir, revenir à Lausanne. « Mon cher ami, écrivait à Court de Gébelin son ami Louis de Chéseaux, je revins si accablé hier de votre affliction, de l’état si violent de M. ton père, j’ai été depuis lors et je suis encore si effrayé, si ému de la crainte que me donnèrent ses irrésolutions sur son plan de vie qu’il ne voulût quitter le Timonex, que je suis abîmé dans les plus tristes réflexions. » Puis, il changea d’avis et resta. Vinrent alors les consolations. Tous ceux qui de près ou de loin avaient connu cette excellente femme, tous ceux qui aimaient Court, tous ses amis, tous ses correspondants de Suisse et de France, voulurent dans ce douloureux moment lui marquer leurs sympathies et atténuer en quelque manière par leur respectueux empressement la perte qu’il venait de faire. Mais l’un d’eux eut une phrase sublime : « Votre épouse charnelle est morte, lui écrivit-il, il vous reste les affaires d’une épouse spirituelle, de l’Église réformée de France. » Il avait compris que pour calmer cette immense douleur, il fallait opposer un amour à un autre amour.

Antoine Court depuis longtemps ne vivait plus que pour « cette épouse spirituelle. » On a vu quels furent les soins qu’il lui consacra, son infatigable activité, son courage, sa prudence et son audace pour la sauver, la mettre à l’abri et la conduire à la délivrance ; mais son inquiète sollicitude, son inépuisable affection, sa paternelle vigilance, c’est-à-dire tout son cœur, toute son âme, voilà surtout ce que l’on doit voir et ce qu’il reste à montrer. Quand on l’aura mis en pleine lumière, on aura connu l’homme tout entier.

Il faut lire, page à page, cette immense correspondance : il n’est pas un seul de ces feuillets jaunis d’où ne jaillisse un mot parti du cœur. Pasteurs et fidèles, il les enveloppe tous dans son amour. Il les regarde comme les siens, comme ses propres enfants. Il les comprend dans la grande famille dont il est le chef. Il participe à leurs joies, à leurs douleurs ; avec eux il se réjouit et avec eux il s’afflige. Sa vie est leur vie. Survienne la persécution, le voici rempli de tristesse ; quand une tolérance momentanée succède aux rigueurs ordinaires, le voilà qui se déride, qui respire et espère. Il se fait tout à tous, il est au milieu d’eux par la pensée, il ne les quitte pas, il marche avec eux côte à côte dans leur dur pèlerinage. « Avec vous, je vais me cacher dans les retraites les plus sombres, avec vous je souffre la pluie et le froid. Mais avec vous je me souviens que les épreuves du temps finissent et que des souffrances momentanées n’ont rien qui entre en parité avec la gloire qui en doit être la suite. » Car il n’a jamais une parole de découragement. A chaque pas il les soutient, à chaque chute il les relève. Il tient fixé devant leurs yeux le grand but du voyage et leur fait contempler aux horizons lointains l’aurore rougissante des premiers feux de la liberté. Nulle amertume, nui reproche. Ces pauvres hommes meurtris des rigueurs de la persécution, il les traite comme des malades, avec douceur, avec bonté, avec charité. Il n’a garde de les épouvanter, mais il les rassure, il les console et il leur fait prendre patience. Courage ! On arrivera bientôt au but. Courage ! Encore un pas et on y touche.

C’est surtout avec les pasteurs, ses collègues, qu’il découvre tous les trésors de son âme. Il les a vus jeunes encore au séminaire, quand ils étaient dans la fleur de l’âge et que toute l’impétuosité de leur ardeur, toute l’exubérance de leur vie se donnaient joyeusement carrière. Il les a écoutés et il les a formés. A celui-ci il a donné telle direction, à celui-là telle autre. Il les suit maintenant dans la nouvelle période de leur existence, notant chaque pas, applaudissant à chaque succès. Il ne les abandonne jamais. Il leur indique la route, leur en montre les difficultés, stimule leur audace et excite leur ardeur. En avant ! c’est son cri de guerre. Il veut qu’ils soient grands et qu’ils soient forts, que chaque victoire augmente leur confiance et qu’ils bravent tout pour accomplir leur œuvre. « Courage donc, mon cher ami ! que ces progrès fournissent à votre âme encore plus de sujets de joie et de consolation, que vous n’en trouvez de découragement dans tout ce que la tiédeur, la crainte et l’amour du monde forment d’obstacles à la beauté, à l’excellence et à la sagesse de votre entreprise. » Quelle joie n’aura-t-il pas quand il apprendra les succès d’un Gautier en Normandie ! « Gautier fait merveille ! » Il l’écrira partout, il le publiera, il faudra que nul ne l’ignore. Mais si ces mêmes hommes courent de trop grands périls, si des obstacles insurmontables se dressent devant eux, et si la persécution salue leurs premiers travaux, avec quelle sincère amitié ne compatira-t-il pas à leurs maux, cherchant encore par ses touchantes effusions à relever leurs volontés ébranlées. « Toute ma maison, nos amis et nos jeunes candidats, tous vous saluent, et chacun redouble ses vœux pour votre conservation. Faites part à messieurs vos chers associés de mes tendres sollicitudes pour eux. » Invisible et présent, il est avec eux. Il aime à se rappeler, voyant leurs hésitations et leur fermeté, leurs craintes et leur audace, les jours déjà bien loin, où un bâton à la main, en compagnie d’un vieux prédicant, il courait, jeune encore, les montagnes du Vivarais et les plaines du bas Languedoc.

Parfois il arrive que ces hommes intrépides sont en dissentiment. Il y a eu conflit de zèle. De là, des colères mal contenues, des reproches, des accusations réciproques. C’est alors que se montre toute la candeur de cette belle âme. « Agréez que je vous exhorte, au nom de Dieu, à vous aimer les uns les autres, à vous supporter, à ne faire les uns aux autres que ce que vous souhaiteriez qu’on vous fît à vous-même, comme le Seigneur vous y exhorte dans sa parole. Pardonnez-vous les uns aux autres, oubliez entièrement les outrages que vous prétendez avoir reçus, comme vous voulez que Dieu vous pardonne et qu’il anéantisse toutes vos fautes, quelles que soient leur énormité et leur grandeur. » Il ne peut admettre le moindre désaccord, et la peine qu’il en éprouve éclate aussitôt. Il conçoit l’émulation, non la compétition. Il veut la paix, une paix absolue. Et avec quelle affectueuse tendresse ne prêche-t-il pas « cette harmonie si nécessaire, surtout entre des personnes qui se proposent les plus nobles objets, qui s’occupent des mêmes desseins, qui veulent tous concourir à une même œuvre ! » Lui-même, il donne l’exemple. Lorsque involontairement il devient le prétexte de pénibles discussions, et que sa personne est l’objet de violentes attaques, il fournit des explications, il désarme ses adversaires, il les fait rougir. Lui, semer la dissension ! Il se justifiera plutôt, et il ouvrira les yeux aux plus aveugles. Si fier pourtant, si noble, déjà vieux, être obligé d’étaler sa vie, de montrer ses actes et de plaider une cause trois fois illustre devant un tribunal de jeunes gens, ses successeurs ! Il en pleure ; mais il prend la plume et il écrit son apologie au Synode de 1748. Qu’importe l’humiliation à qui veut sauver un peuple ! De cette démarche même, il n’éprouve aucune colère. Si sa douleur a été profonde, il n’a pas laissé monter l’amertume jusqu’à son cœur. Il continue à voir du même œil ses adversaires ; il leur tend fraternellement la main et il leur pardonne. Claris, son ancien ami, qu’il a traité tout jeune comme son enfant et qu’il aime comme un fils, Claris l’attaque et meurt. Dès qu’il apprend sa mort, il écrit aussitôt :

« Permettez que je vienne mêler mes larmes avec les vôtres. La perte que nous venons tous dé faire, en perdant M. Claris, en mérite les plus douloureuses et les plus sincères. L’Église vient de perdre en lui un de ses plus zélés pasteurs, vous, messieurs, un de vos plus chers collègues, et moi un ancien ami avec qui, avant de malheureuses affaires qui avaient un peu altéré injustement ses dispositions à mon égard, je vivais dans l’union la plus intime et la plus parfaite. Mieux que personne je connais sans doute la grandeur de cette perte, et surtout pour l’Église, parce que mieux que personne je connais quel était son mérite, ses vertus, ses talents. Elle m’est d’autant plus sensible qu’elle est arrivée dans un temps que je souhaitais le plus faire renaître dans cet ancien ami les dispositions qu’il avait eues pour moi, de l’édifier sur tous les griefs répandus dans une de ses lettres, et de m’unir plus que jamais avec lui pour agir de concert dans l’œuvre la plus importante à laquelle l’être intelligent puisse être appelé, et à laquelle nous nous sommes, vous et moi, M. T. C. F. par la grâce de Dieu consacrés. »

Il ne connaît ni le dédain ni la colère : son âme tout entière au grand but est insensible aux blessures personnelles. Séparé de ses coreligionnaires par le double rempart des frontières et du despotisme, il vit par l’amour avec eux. C’est lui qui les affermit dans la foi, qui leur parle dans les assemblées au Désert, qui fait revivre dans leurs Synodes son calme et sa modération ; c’est lui surtout qui empêche les défaillances, qui maintient la concorde et fait marcher résolument cette petite armée à la conquête de la liberté. Il en surveille les généraux, il les forme sous sa paternelle direction, il les anime de son esprit, et lorsqu’il les croit dignes du poste auquel il les destine, il les envoie au triomphe ou à la mort. La France, c’est tout son cœur, et quel cœur ! Elle a tout son amour comme elle a toutes ses pensées.

Depuis longtemps déjà il rêvait de raconter l’héroïque histoire. A peine arrivé à Lausanne, il ramassait, on l’a vu, lettres, actes, mémoires, requêtes, édits, tous les documents nécessaires. Il voulait éveiller l’attention publique, car l’indifférence de la France l’accablait de douleur, et, pensait-il, elle n’était due qu’à son ignorance. Les quotidiennes et absorbantes occupations de sa vie n’avaient pas fait évanouir son rêve. Il le nourrissait tendrement, et il essayait de le fixer à ses moments de loisir. En 1748, en pleine crise, il demandait à ses correspondants de nouveaux matériaux et leur parlait « de son vaste et téméraire projet. » Son plan était le même, mais tout à fait déterminé, décidément arrêté. Il voulait raconter l’histoire de la révocation de l’Edit de Nantes, celle du Refuge, celle des suites de la Révocation, des Camisards, enfin de la Restauration. Avant 1744, il avait terminé deux volumes portant déjà le titre général de l’ouvrage : Histoire des Églises réformées de France (1685-1690). Deux énormes in-quarto de 1242 pages ! Malheureusement il s’était mis à l’œuvre, n’ayant encore que peu de documents, et en beaucoup d’endroits il avait refait Elie Benoît. A la même date aussi, il avait presque terminé l’histoire des Camisards. — Depuis son voyage en France, sans beaucoup d’ordre, mais opiniâtrement, il continuait. Il écrivait l’histoire des martyrs, et celle des ministres de France, dans laquelle il voulait comprendre les principaux contemporains. C’est sous cette préoccupation qu’il demandait à ses collègues le récit de leur vie et que lui-même commençait ses mémoires. Puis, venaient les œuvres de combat : Le Patriote, le Mémoire historique, la Lettre sur la tolérance, le gros Traité sur les Assemblées.

Tous ces épisodes étaient complets en eux-mêmes, mais ne formaient nullement une histoire suivie. Il remplissait cependant ses cartons de matériaux et laissait le temps s’écouler, sans les employer, comme s’il eût réservé ce grand labeur pour les loisirs de sa vieillesse. Peut-être aussi ne croyait-il pas le moment propice. Ainsi, plus tard, son fils écrivait « qu’il ne pensait plus à donner au public l’histoire des Camisards. « 

Œuvre de prédilection pourtant. Avant qu’elle fût achevée, il aimait en lire des fragments à ses amis, la corrigeait, y ajoutait, sans se lasser, avec amour. « Me trouvant à la campagne depuis quelques jours avec un des amis de notre comité secret d’ici, libre de tout embarras et distractions, nous avons lu ensemble ce qu’il y a déjà de composé. » Il se montrait surtout soucieux de la vérité. Ne voulait-il pas intituler l’ouvrage : « Histoire, où on relève les faits et les erreurs qui se trouvent dans ce qui a été écrit précédemment sur cette guerre, ou Mémoires historiques et critiques pour servir a l’histoire de la guerre des camisards. » En 1744, quand il vint en France, il alla revoir les lieux où s’étaient passés les événements. En compagnie de quelques survivants, il visita tous les endroits « tant soit peu considérables » qu’avaient illustrés les engagements des insurgés avec les troupes du roi. Il n’avait non plus négligé aucune source. Il avait réuni tous les récits. Brueys, Louvreleuil, Fléchier, étaient entre ses mains ; il avait fait copier le manuscrit de de la Baume et celui de d’Aigailliers ; il s’était procuré les mémoires de Cavalier et tous les autres ouvrages parus à l’étranger dans le courant du siècle. Il avait surtout cherché les relations des témoins oculaires, avait interrogé les Camisards « dignes de foi, » collectionné toutes les lettres, tous les papiers, si bien qu’il en avait rempli plusieurs énormes cartons. Il le disait : « C’était un ouvrage de beaucoup de soins et de beaucoup de frais. »

La préoccupation sous laquelle il se trouvait devait malheureusement avoir sur son esprit une fâcheuse influence. Il écrivait quelque part : « L’histoire des camisards… prêche hautement la nécessité de la tolérance, et c’est pour en fournir une des plus fortes preuves que l’auteur l’a composée. Toutes les réflexions dont il l’accompagne tendent au même but ; et si quelque chose doit être capable d’inspirer et au politique et à l’ecclésiastique le dessein de la mettre en œuvre, cette tolérance si recommandable et si nécessaire, c’est sans doute un ouvrage tel que l’histoire des camisards qui n’est qu’un tissu des plus affreux effets dont l’intolérance ait jamais été la source. » Si sympathique qu’il fût aux insurgés, il ne pouvait plus, fidèle à son dessein, les juger impartialement. Quel argument invoquaient les persécuteurs contre les religionnaires ? La révolte précisément de leurs frères : « Vous êtes des rebelles ! » Il le savait et voulait leur fermer la bouche. Très vrai, quand il exposait les causes de cette grande insurrection, il l’attribuait aux seuls fanatiques et en niait l’unanimité. Les protestants sérieux, éclairés, disait-il, l’avaient hautement condamnée et n’y avaient jamais prêté la main. Oui, la classe riche, les bourgeois et les rares gentilshommes qui avaient peur et avaient déjà abjuré. Mais il est manifeste que tout le pays se jeta dans l’insurrection et que chacun y participa, — soit qu’il se mît parmi les combattants, soit qu’il les secourût clandestinement. — Il était loin aussi de se montrer bienveillant pour les prophètes. Encore qu’il les défendît contre la ridicule accusation de Fléchier, il penchait pour les emportements de Merlat. Il ne s’expliquait pas sur l’inspiration, mais il faut lire entre les lignes : au fond, inspirés et prophètes lui étaient antipathiques. Ainsi, il plaidait plutôt une cause perdue dans l’opinion, qu’il ne racontait avec la sévère impartialité de l’historien, une des plus légitimes et des plus étonnantes guerres entreprises au nom de la liberté de conscience.

[Cette histoire n’en reste pas moins la meilleure que nous possédions. Malgré la réimpression qu’on en fit en 1819, elle est très rare. On devrait bien en donner une nouvelle édition. Le récent ouvrage de M. Bonnemère, si consciencieux qu’il soit, ne saurait la remplacer.]

Ce livre de grand avenir, sur lequel il fondait de si belles espérances, était prêt bien avant 1753. Il était en négociations pour le donner au public. Ne pouvant le faire imprimer publiquement en Suisse, il s’était adressé à un libraire hollandais qui lui offrait cinq florins par feuille d’impression. Mais la somme paraissait modique et il demandait plus. L’affaire fut abandonnée. Elle ne fut pas reprise.

La mort de sa femme avait porté un coup mortel à Antoine Court. Il avait essayé de rester au Timonex, mais n’avait pu. Quelques mois après, malade, souffrant, il rentrait à Lausanne.

« Depuis la mi-décembre que nous revînmes en ville, écrivait son fils le 20 janvier 1756, il a toujours été plus ou moins incommodé. Le jour de Noël en particulier, il eut une violente attaque de colique et de maux d’estomac qui dura quelques jours après. Un peu mieux à la réception de votre lettre, il eut peu à près une rechute qui nous fit tout craindre, parce qu’il eut beaucoup plus à souffrir, et en particulier d’une fièvre opiniâtre qu’on n’a pas pu entièrement chasser, car toutes les nuits il en a quelques ressentiments. »

Quelle fut sa vie à dater de ce jour ? Continua-t-il à languir ? Avait-il rapporté de ses courses passées le germe de la maladie qui le devait conduire au tombeau ? Voltaire vint à cette époque passer quelques hivers à Lausanne et remplit toute la ville du bruit de son nom et de ses fêtes. Le vit-il ? Lecointe de Marcillac fut nommé agent des Églises réformées à Paris. Est-ce lui qui arrêta ce choix ? Fit-il échouer le projet d’établissement d’une maison de commerce, ou bien l’appuya-t-il ? — Autant de questions qui restent sans réponse. Depuis le mois de janvier 1756, un silence absolu se fait sur sa vie. Tous les papiers qui pouvaient contenir des renseignements ont été anéantis ou égarés, et c’est la dernière lettre, jusqu’au jour de sa mort, où il soit fait mention de son nom.

Mais sans doute cette belle intelligence ne s’éclipsa pas subitement, et ce grand cœur ne cessa de battre pour ses chères Églises de France. Si graves qu’aient été les atteintes de l’âge et de la maladie, certainement il n’en demeura pas moins debout à son poste. Il dut comme par le passé tout guider et tout diriger. Son fils prit pour lui le gros de l’œuvre, mais lui, inébranlable, resta « au timon » et de son observatoire continua à surveiller la marche générale, donnant les conseils, conduisant au port d’une main sûre le vieux navire battu de la tempête. De tels hommes conservent jusqu’à leur dernier soupir toute l’énergie de leur âme et la lucidité de leur esprit.

Autrefois les protestants avaient pour devise : « Sauve nous, Seigneur, nous périssons ! » Depuis longtemps, ils étaient sauvés. Il put voir, le vieux prédicant, ce nombre considérable de florissantes Églises qui s’élevaient dans plusieurs provinces, cette nouvelle génération de pasteurs qui pénétraient hardiment en tous endroits, si petits qu’ils fussent, et cette multitude de fidèles qui malgré les périls allaient à leurs assemblées invoquer le Dieu de leurs pères. Mais quoi ! Les présages de temps meilleurs se multipliaient. Si la persécution sévissait en Béarn et en Guyenne, le Languedoc, le Dauphiné, la Normandie, le Poitou, le comté de Foix, jouissaient d’une tolérance relative. La cour modérait l’ardeur de ses soldats. Le maréchal de Mirepoix avait inauguré une politique nouvelle et le successeur de Bâville pensait « que la bonté et la confiance rendraient les protestants plus soumis aux ordonnances. » N’était-ce pas hier enfin que Rippert-Monclar venait d’écrire son mémoire sur les mariages clandestins ?

Que de fois, à ce spectacle, dut-il se rappeler le jour où dans une carrière abandonnée, à l’aube naissante, il exposait pour la première fois devant quelques paysans ignorants le programme de son œuvre. Point d’Églises alors, et point de pasteurs. Quelques vieux prédicants, de pauvres femmes qui prophétisaient, de petites réunions au Désert, un millier de fidèles, voilà ce qui restait du protestantisme français. Et alors, année après année, il repassait l’histoire de sa vie. Il se voyait, enfant encore, allant avec sa mère aux assemblées, puis faisant l’office de lecteur et courant avec Brunei le Vivarais et le Dauphiné. Plus tard venaient le premier Synode et sa consécration au ministère. Il conférait avec l’envoyé du régent ; il se rendait à Genève, et quand la déclaration de 1724 renversait toutes ses espérances, il envoyait Duplan réclamer l’appui des peuples protestants ; le nombre des fidèles augmentait et celui des Églises ; le séminaire de Lausanne était fondé ; il quittait la France ; il s’établissait en Suisse ; il était enfin nommé représentant des Églises… Que de cruelles déceptions et que de joies ! Que d’aventures ! Que de périls ! Où étaient ses premiers compagnons et ses premiers amis ? Arnaud pendu, Hue et Vesson pendus, tant d’autres ! L’un après l’autre, il les avait laissés sur les bords de la route, et quand arrivé au terme du voyage, il retournait la tête, à peine voyait-il jusqu’à trois d’entre eux qui l’avaient suivi.

Duplan s’était marié et vivait à Londres, loin de lui. Bombonnoux, vieux et accablé d’infirmités, traînait sa pénible existence ». Corteiz le dernier, l’intrépide Corteiz, se trouvait à Zurich. Il ne s’était décidé à la retraite qu’en 1752. Passant de Suisse en France avec une extraordinaire facilité, il n’avait cessé de combattre que lorsque la vieillesse l’en avait empêché. Le Synode, en lui donnant son congé, lui remit cette attestation :

« Il a été pendu deux fois en effigie, comme appert par les jugements rendus par les intendants de Montpellier et d’Auch, poursuivi plusieurs fois par les détachements de dragons, et recherché par des particuliers mal intentionnés, ce qui le met dans la nécessité indispensable de se réfugier dans un pays de liberté. Sur ces fondements nous prions Dieu de le combler de ses grâces les plus précieuses, et de le couvrir de sa divine protection partout où sa Providence le conduira. »

Mais le vieux prédicant, toujours attentif, tenait ses yeux fixés sur la France. Avec Antoine Court, il applaudissait aux succès de ses successeurs, il les suivait dans la carrière, et regrettait le temps où il les y devançait. « La plupart de ces messieurs qui nous ont succédé au service des Églises de la croix me sont inconnus ; mais n’importe, je les aime, je les estime, je les honore, et fais des vœux au ciel aussi ardents que sincères en leur faveur, à cause de l’œuvre excellente qu’ils font. » Et ailleurs, avec une admirable simplicité, il aimait, lui aussi, raconter les aventures de sa jeunesse agitée. Conseillant un jour aux protestants du bas Languedoc persécutés de fuir dans les provinces voisines : « Coucher à la campagne quelques mois, s’écriait-il, n’est rien à trois années consécutives que je fus obligé d’y coucher depuis 1709 jusqu’à 1712 ! » Car que faire, sinon se rappeler ? Ils revivaient par le souvenir !

Trois vieillards ! voilà tous les acteurs qui restaient du grand drame. Court était le quatrième. La jeune génération pouvait contempler une dernière fois ces athlètes, Ils allaient bientôt l’un après l’autre disparaître.

On approchait de l’automne 1759. Antoine Court sentait chaque jour ses forces diminuer. Bientôt, pendant l’hiver qui suivit, le mal s’aggrava ; ses jambes enflèrent, l’oppression s’accrut, et sa faiblesse devint telle qu’il fut hors d’état de sortir. Cependant ses enfants rivalisaient autour de lui de dévouement. Son fils voulut lui donner une dernière joie. Il le fit consentir à publier l’histoire des Camisards. L’impression en fut hâtée, et bientôt il lui put offrir les premières pages de son livre. Mais déjà il n’était plus en état de goûter un sentiment quelconque de bonheur. « Toutes les affaires du monde lui étaient indifférentes. »

La catastrophe arrivait rapidement. Vers la fin du mois de mai 1760, la faiblesse augmenta, l’enflure gagna le ventre, et l’oppression fut si forte qu’il ne put prendre un moment de repos sur son lit. Tout espoir était perdu.

Le 8 juin, Court de Gébelin écrivait : « Ma sœur et moi, nous nous voyons à la veille de perdre le meilleur et le plus tendre des pères, qui ne vivait que pour nous, qui nous aimait plus que lui-même, qui ne soupirait que pour notre bonheur, et qui était notre soutien Jusqu’à hier, nous nous étions flattés que sa maladie ne serait pas mortelle ; à présent nous n’en pouvons plus douter, et il nous semble toujours qu’il doit revenir à la vieb. »

b – Sa fille épousa, en 1762, M. Solier, de Vevey.

Il ne s’était pas trompé. Quelques jours après, l’agonie commençait, une agonie calme, douce. Le vieux prédicant avait conservé toute sa présence d’esprit, sa sérénité, sa douceur, sa patience. Pendant trois jours, il se vit mourir.

Mais tandis que le froid de la tombe gagnait lentement ses membres, et que la nuit éternelle l’enveloppait de ses ombres, sans doute il entrevit le lumineux avenir. Lui qui n’avait vécu que pour ses enfants et pour ses frères, il ne pouvait quitter ce monde sans emporter l’assurance du bonheur des uns et de la prospérité des autres. Il dut voir la gloire de son fils et son nom réhabilité par lui ; il vit Voltaire ; il vit l’essor de la France ; — et c’est au milieu de la splendide vision qu’il rendit le dernier soupir.

Le 15 juin 1760, il était mort.

Quels furent, à cette douloureuse nouvelle, les sentiments des Églises de France ? Comment les protestants apprirent-ils ce funèbre dénouement ? Quels amis suivirent le prédicant à sa dernière demeure ? Quelles paroles émues laissèrent échapper tant de malheureux qu’il avait secourus et tant d’hommes qui le chérissaient ? On ne sait.

[Nous n’avons à cette date et sur cette mort qu’une lettre adressée au professeur B. Chiron, de Genève, par Court de Gébelin :

« Monsieur, la tendre part que vous prenez à la perte accablante que nous venons de faire, ma sœur et moi, excite toute notre reconnaissance. Quelle est grande cette perte en effet ! C’était le plus tendre des pères, un ami intime, un conseiller excellent. Il ne vivait que pour nous, il prévenait nos désirs, il pourvoyait à nos besoins, toujours bon, toujours rempli de patience, de support, d’indulgence, de gaieté, toujours digne de tout notre amour. Pourrais-je jamais le pleurer comme il le mérite ? Oh ! la terrible épreuve ! J’en suis accablé, mais je n’en murmure pas ; plutôt j’envierai le bonheur dont il jouit actuellement et dans ce sentiment je demanderai à Dieu de me faire la grâce d’en être digne. » (22 juin 1760.) — Pièce communiquée par M. Arnaud pasteur à Crest.]

Mais lui-même avait depuis longtemps écrit son oraison funèbre, lorsqu’un jour, plein de l’idée de la mort, il avait laissé, dans une lettre à Corteiz, s’épancher de son âme les sentiments qui en débordaient :

« S’il a plu à Dieu de se servir de nous comme de vils instruments pour amener plusieurs à la justice, que nous puissions reluire un jour selon ses divines promesses, comme les étoiles du firmament ! — Nous devons le bénir tous les jours avec un nouveau zèle de ce qu’il a daigné se servir de notre ministère pour ranimer la foi presque, éteinte dans notre chère patrie, et y conserver une religion pour laquelle nous avons tant de fois et pendant tant d’années sacrifié notre vie. Plus je médite sur la grâce que Dieu nous a faite à cet égard, et plus je trouve que nous avons lieu de le louer de nous avoir choisis pour une œuvre si belle et si consolante. A quoi aurions-nous pu employer plus dignement notre vie ? Et quelles sources plus abondantes de consolations pour nous, que celles qui nous fournissent le fruit dont il a plu à Dieu d’accompagner les faibles efforts de notre ministère : de savoir que notre travail n’a pas été vain dans l’œuvre du Seigneur, et de nous voir succéder dans cette œuvre si sainte par une troupe d’ouvriers pleins de zèle qui ne respirent que d’étendre les conquêtes de notre divin Maîtrec ! »

c – N° 7, t. VIII, p. 17. (Mars 1747.)

Il ne faut rien ajouter à ces lignes. On ne pouvait plus dignement et avec plus de simplicité apprécier l’œuvre et la vie de celui qui fut au dix-huitième siècle le restaurateur du protestantisme en France.

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