Histoire de la restauration du protestantisme en France

Pièces et documents inédits

1. Lettre d’Antoine Court au cardinal de Fleury (1738)

Monseigneur, si la vérité et l’innocence avoient besoin d’appui auprès de Votre Excellence, j’en eusses cherché. Mais convaincu du contraire, ni l’obscurité de mon nom, ni ma religion qui sembloient m’en interdire l’accès, ne m’ont pas même fait hésiter un moment. Plein de la plus vive confiance je recours humblement à sa haute protection et j’implore sa justice. C’est en faveur de plusieurs milliers de protestants qui gémissent dans l’abatement et la tristesse, pendant que les autres sujets du grand Roy dont vous êtes le premier Ministre, sont dans les plaisirs et dans la joye.

Mon dessein, Monseigneur, n’est pas d’exposer aux yeux de Votre Excellence tout ce qu’a de déplorable leur état. En vain l’entreprendrais-je, je n’y saurois réussir. Il est vrai que grâces à Dieu et à Votre Excellence leur état est bien changé. Votre Excellence convaincue que la religion se persuade et qu’elle ne se commande pas, elle a à plusieurs égards fait succéder la douceur à la contrainte, et bani, j’espère pour toujours, d’un royaume poli, éclairé et chrétien des usages, si je l’ose dire, contraires à l’esprit du christianisme. Ouvrage véritablement digne du prélat, de qui la piété et la douceur égalent les lumières et la haute capacité : seul digne d’immortaliser sa gloire et de rendre à jamais sa mémoire précieuse, non seulement aux protestants, mais à tous ceux sur qui un zèle mal entendu ne fait pas illusion ! Mais quelque heureux changement, Monseigneur, qu’ait aporté la douceur et la piété de Votre Excellence à l’état des innocens malheureux en faveur de qui j’entreprens de la solliciter, il est encore bien capable d’exciter la compassion d’une ame aussi grande que la sienne.

Les privilèges qui faisoient autrefois tout leur bonheur, qu’ils regardoient comme les légitimes récompenses de leur attachement et de leur fidélité au service de leur Prince demeurent révoquez. Tous les édits émanés contre eux, même la déclaration du 14 de mai 1724, quelque aggravante et redoutable qu’elle soit, subsistent dans toute leur force : l’effet n’en est que suspendu, que dis-je, ne dépend que de la volonté d’un juge de village ou d’un simple prêtre.

L’expérience, hélas ! n’est là-dessus que trop incontestable. La cour le désaprouve sans doute ; mais la chose n’en est pas moins réelle et n’en offre pas moins à l’imagination un avenir toujours allarmant. Sortir du royaume, Monseigneur, est une chose defendue. L’entreprendre c’est s’exposer aux plus éminens dangers. Est-on assez heureux pour y réussir, ce n’est que pour traîner une vie pleine de misère dans tous les lieux de son refuge. Vendre ou engager ses fonds est une chose également interdite, et le fisc s’en empare dès qu’il constate que le propriétaire n’est plus dans le royaume.

Servir Dieu est le devoir le plus essentiel de la créature inteligente. Outre les hommages du cœur il en demande d’extérieurs. Mais les protestants veulent-ils s’acquitter d’un devoir si juste, si raisonnable et si nécessaire, et convaincre leurs compatriotes qu’ils ne vivent point au milieu d’eux sans Dieu et sans religion : ils ne le peuvent qu’en se préparant l’avenir le plus triste. La prison, les galères, la confiscation de biens, le rasement de maison, la désolation de familles, en sont les suites allarmantes, inévitables de leur juste dessein. De quel zèle, Monseigneur, et de quel amour pour Dieu ne faut-il pas être animé lorsqu’on est capable de passer par dessus ces craintes ! Vivre dans le désordre est une pensée qui soulève et qui remplit d’horreur. Le mariage au contraire est honorable, il est de l’institution du Créateur ; l’homme qui craint Dieu ne balance pas dans le choix. Mais, Monseigneur, à quoi n’expose-t-il pas le protestant ? La même religion qui le lui fait préférer à une vie licentieuse ne lui permet pas de le contracter en faisant des actes contraires à ses lumières et aux mouvemens de sa conscience ; mais s’il les suit, outre que des peines afflictives en sont des conséquences inévitables, son mariage est déclaré clandestin, ses enfans reputés bâtars, inhabiles à succéder à son héritage : et s’il veut le mettre à couvert, il ne le peut qu’au dépend de sa religion : l’abjurer, promettre de vivre et de mourir dans celle qu’il désaprouve, étant les seules routes qui lui soient ouvertes. S’il les embrasse, à quels déchiremens de cœur ne se livre-t-il pas ? Aussi ne tarde-t-il point à violer des engagemens qu’il n’a contractés que pour légitimer un mariage qui sans cela eut été déclaré clandestin, et que pour assurer un héritage qui sans cela eut passé à des mains étrangères. Malheureuse victime, qui, pour se garantir lui et les siens des disgraces temporelles, se livre à tous les remors d’une conscience coupable et justement allarmée ; porte jusqu’aux pieds des autels l’hipocrisie ou le parjure ; offense la Majesté divine au premier chef, puisqu’elle n’est jamais plus directement offensée que lorsqu’on fait ce que la conscience dicte clairement lui être désagréable ! Heureux, Monseigneur, si de si justes sujets de larmes finissoient ici ! Mais à peine commencent-elles à couler qu’il s’en ouvre de nouvelles sources. Plus le mariage du protestant est fertile et plus ses embarras deviennent extrêmes ; et plus il se trouve engagé à des démarches criminelles.

Mais ce n’est pas là la fin de ses maux, son mariage lui donne-t-il des enfans ; c’est qu’il les élève dans cette même religion avec laquelle sa conscience ne peut s’accomoder. Entrera-t-il, Monseigneur, dans de nouveaux engagemens qu’il ait résolu de violer ? Portera-t-il encore une fois jusques aux pieds des autels l’hipocrisie ou le parjure ? Et renouvellera-t-il autant de fois que son mariage sera fécond des démarches qui soulèvent la conscience, qui arment le ciel et qui le rendent l’horreur des hommes et des anges ? Ou élèvera-t-il ses enfans, ces tendres objets qui lui sont plus chers que lui-même, dans une religion qu’il désaprouve ? Funeste état, Monseigneur, qui met dans la juste nécessité de craindre ce qui fait l’objet des plus ardens désirs, la plus légitime fin du mariage, la propagation de l’être intelligent ? Sont-ils parvenus à un age de connoissance, les enfans de tant de larmes, ici se renouvellent les douleurs de leurs infortunés parens. L’ordre est exprès ; il faut les envoyer à des instructions que l’on croit contraires à la véritable religion. Mais un père qui aime Dieu, qui aime sa religion, à qui le salut de ses enfans est cher, peut-il s’y résoudre ? S’il le fait ne donne-t-il pas une marque sensible de mépris pour Dieu et pour la religion ? Ne dépouille-t-il pas la qualité de père ; ne renonce-t-il pas à l’amour qui doit être le plus profondément gravé dans son cœur, je veux dire à celui de rendre ses enfans agréables à la Divinité et de les éloigner de tout ce qu’il croit porter atteinte à leur salut ? Mais, Monseigneur, s’il prens le seul parti qu’il doit prendre, si l’amour pour Dieu et celui du salut des chers dépots que le ciel a confié à ses soins, l’élèvent au-dessus de menaces et l’engagent quoiqu’avec une répugnance extrême à refuser son obéissance à l’ordre de son Souverain ; il est accablé d’amendes qu’il est obligé de payer exactement et dont la somme est plus grande à proportion que sa famille est plus nombreuse, et qui jointes aux impots de l’Etat, l’on bientôt conduit aux derniers excès de la misère. Ce qui achève, Monseigneur, de déchirer ses entrailles et qui met le dernier trait au tableau de ses malheurs, c’est la violence dont on use à l’égard de ses enfans. On les lui enlève, on les enferme dans des couvens, on le prive et de les voir et de les instruire. Quelles ne sont pas ici, Monseigneur, ses anxiétés et ses détresses ! Plus il a d’amour pour Dieu, plus il est persuadé de la vérité de sa religion, plus il a d’éloignement pour celle qu’on veut leur faire embrasser ; plus il est éclairé sur ses devoirs à leur égard, plus il s’en forme de grandes et de justes idées, plus leur salut lui tient à cœur et plus sa douleur doit être grande.

Elle est telle aussi, Monseigneur, qu’elle ne sauroit être bien représantée, et qui ne peut être bien comprise que par un prélat aussi pieux, aussi éclairé que l’est Votre Excellence. Les diocèses de Viviers et d’Alais sont sur tout remplis de ces pères et de ces mères dont la douleur ne sauroit être dépeinte. Ils retentissent de toutes parts de leurs cris et de leurs larmes. A tant de cris se joignent encore ceux de malheureux condamnés aux prisons et galères, et renfermés dans des couvens. De si justes clameurs pénètrent le ciel. Soyés en touché, Monseigneur. Arrêtez-en le cours par des voyes également dignes de votre piété et de votre justice. Ne souffrez point que pendant que l’Europe entière se réuni à célébrer des éloges que Votre Excellence mérite à si juste titre, il se trouve des milliers de malheureux qui, par leur triste état, se voyent contrains d’en troubler les acclamations par leurs gémissemens et par leurs plaintes. Ne souffrez point que pendant que Votre Excellence répand de toute part la félicité et la joye, il existe dans les Etats du Grand Maître qu’elle sert avec tant de dignité et de grandeur, plusieurs milliers de sujets à qui on ne peut reprocher d’autre crime que l’amour et l’atachement qu’ils ont pour la religion qu’ils croyent véritable, et qui demeurent accablés sous des maux qui leur paraissent plus redoutable que la mort même. L’oserois-je dire, ce seroit, Monseigneur, une tache au ministère qui passera à jamais pour le plus glorieux, le plus doux et pour le plus parfait que l’Europe ait vu depuis l’établissement de la monarchie. Puisse, Monseigneur, un ministère digne de tant d’éloges, être aussi long qu’il est glorieux ! Puisse-t-il répandre également ses salutaires influences sur tous les sujets qu’il intéresse.

J’ai l’honneur d’être avec des sentimens également remplis de respect et d’admiration, etc.

Antoine Court

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