Le problème du mal

3. La négation du mal

Il nous faut maintenant assister à un spectacle étrange. Dans la pratique de la vie, nous passons le plus souvent entre des faces mornes et des fronts abattus. Après les premiers élans de la jeunesse, et quand l’âge est venu détruire, comme on le dit, les illusions, rien n’est plus difficile que de maintenir dans les âmes une foi vivante au bien. Il est souvent mal aisé de donner un peu de courage, un peu d’espoir, un peu de confiance en l’avenir ; il est souvent difficile de persuader aux hommes que les nuages en passant ne tuent pas le soleil, et que jamais les plus longs brouillards de l’automne n’ont détruit l’éternel azur. Entre tous les besoins qu’éprouve l’espèce humaine, il n’en est pas qu’elle éprouve plus vivement que le besoin d’être consolée. Telle est la condition générale de la vie. Mais si, quittant la place publique et la voie frayée, nous franchissons les limites de l’école pour nous trouver au milieu des savants et des philosophes, tout change ; la tâche qui devient alors difficile est de démontrer l’existence du mal contre l’affirmation que tout est bien. Cela vous étonne, Messieurs, et je le comprends. Ne vous en rapportez pas à ma parole ; consultez toutes les personnes un peu familiarisées avec les sciences philosophiques, et vous apprendrez que l’un des plus grands, le plus grand peut-être des courants de la métaphysique renferme la négation du mal. Il en a été ainsi jusqu’à présent. Sur plusieurs points du globe intellectuel, les signes précurseurs d’un autre avenir commencent à paraître ; mais jusqu’ici, la philosophie a souvent appelé sur ses travaux la malédiction du prophète Esaïe : « Malheur à ceux qui appellent le mal bien, et le bien malg. » Je ne suis pas ici pour crier malheur à personne. Entre toutes les doctrines, celle qui nie la réalité du mal est certainement, lorsqu’elle déroule ses conséquences, la plus funeste de toutes ; mais ma tâche spéciale est de faire appel à votre raison pour démontrer qu’elle est fausse.

gÉsaïe 5.20.

La négation du mal, l’affirmation que tout est bien, heurte rudement nos sentiments naturels. Sous sa forme propre, dans son expression directe et pleine, cette doctrine, comme je viens de le dire, n’appartient qu’au monde savant. Elle tend pourtant à sortir aujourd’hui des limites de l’école, pour se répandre dans la pensée commune par la voie des journaux et des revues ; je l’ai même rencontrée dans des romans. Elle s’insinue un peu partout, sans que, dans bien des cas, les écrivains qui la reproduisent aient l’idée de la nature et de l’origine de leur pensée. Parmi tous ceux qui boivent les eaux d’un fleuve, il n’en est jamais qu’un petit nombre qui ait connaissance de ses sources.

On nous dit que pour le vrai savant tout est bien. Et le mal, qu’en fera le vrai savant ? Voici : Aux yeux du vrai savant, le mal est nécessaire. Prenons bien garde, il ne s’agit pas ici d’une nécessité relative à l’état actuel du monde, c’est-à-dire d’une convenance temporaire, résultat d’un désordre survenu dans les conditions de l’humanité ; il s’agit d’une nécessité primitive, absolue, qui fait partie de la nature même des choses, du plan de l’univers. Le mal est nécessaire. Puisqu’il est nécessaire, il doit être ; puisqu’il doit être, il est bon. Il n’y a donc pas de mal ; ce que nous appelons ainsi est une des formes du bien. L’existence du mal est une illusion de la pensée commune dont la philosophie guérit. Telle est la conversion qui nous est recommandée par une certaine science. La pensée commune n’est pas dans l’ordre ; il faut que l’homme se convertisse, non par la destruction du mal qui n’existe pas, mais par la destruction de l’idée du mal. Ces raisonnements sont justes. Si le mal est nécessaire, il doit être ; s’il doit être, il est bon ; c’est notre définition même du bien. La démonstration est irréprochable logiquement si on concède le point de départ : admettez que le mal est nécessaire, vous devez conclure qu’il est bon ; mais c’est le point de départ qu’il faut examiner.

Remarquons d’abord qu’il s’agit ici de nier, et de nier positivement la réalité du mal. Dans un certain nombre d’écrits philosophiques, vous trouverez les arguments que je viens de vous indiquer présentés sous ce titre : Explication du mal. Le mot explication est hors de place ; qui nie un fait ne l’explique pas. Vers la fin du dix-septième siècle, si je ne me trompe, il s’éleva une discussion au sujet d’un enfant qui était né avec une dent en or. Là-dessus, grand émoi parmi les physiologistes : Comment pouvait-on expliquer, à l’aide de la constitution connue du corps et de ses éléments, la production d’une dent en or ? Quelqu’un trancha la difficulté en s’informant de l’enfant extraordinaire, et en constatant que la dent d’or n’existait pas. Le phénomène était-il expliqué ? Non, il était supprimé. La question est de savoir si l’on peut avoir aussi bon marché du mal que de cette dent fabuleuse, et si la bonne solution du problème est de nier la réalité de son objet.

Comment prouve-t-on que le mal est nécessaire ? c’est la base du raisonnement. On le prouve d’abord au moyen d’une erreur de méthode. On admet que les procédés des mathématiques et de la physique sont les procédés de la science universelle. On applique ainsi au domaine de la liberté des méthodes qui ont pour caractère spécial de ne s’appliquer légitimement que là où la liberté n’existe pas. L’axiome des études physiques est qu’il n’y a dans la matière aucun principe de spontanéité, en sorte que les faits sont toujours conformes aux lois, qu’il n’y a jamais de différence entre ce qui est et ce qui doit être. Si le monde moral se prête au même procédé d’étude, tout ce qui est doit être, le mal compris. On arrive ainsi à conclure la nécessité du mal, en se servant d’une méthode qui suppose cette nécessité. Mais l’argument se retourne. Si le mal existe, ainsi que la conscience l’affirme, il y a dans l’ordre moral une différence entre ce qui doit être et ce qui est ; la méthode des physiciens n’est donc pas la méthode universelle.

On prouve encore la nécessité du mal en prenant le monde tel qu’il est pour la mesure de ce qui peut être. Dans le monde tel qu’il est, le bien et le mal sont tellement entrecroisés que supprimer l’un serait, semble-t-il, supprimer l’autre. Un monde exempt de mal paraît ainsi une conception absolument chimérique. Ce raisonnement est fondé sur l’expérience, mais sur une expérience incomplète. En concevant un monde dans l’ordre, un monde réalisant pleinement le bien, nous ne nous lançons pas dans le royaume des chimères. A l’expérience de ce qui est, nous opposons une autre expérience, non moins réelle, non moins certaine, l’expérience de la raison et de la conscience qui proclament ce qui doit être, et nous assurent que le mal ne doit pas être. Établir la nécessité du mal au nom de l’expérience, c’est oublier la meilleure et la plus noble partie de l’expérience même.

On prouve enfin la nécessité du mal au moyen d’une confusion d’idées ; et c’est sur ce dernier point que je désire fixer particulièrement votre attention. Nous devons pénétrer ici dans les dernières profondeurs de la philosophie ; mais on peut voir clair partout, si l’on est muni d’une bonne lampe, et la lampe que je vous demande de tenir allumée, c’est une sérieuse attention.

La raison de l’homme renferme deux idées parfaitement distinctes : l’idée du plus et du moins ; l’idée du bien et du mal. En confondant le plus avec le bien, et le moins avec le mal, on établit que le mal est nécessaire. En distinguant ces idées, nous rendrons au mal son caractère véritable.

Représentez-vous la série des êtres depuis le moindre jusqu’au plus grand, et, pour user de la formule des mathématiciens, voyez la multitude des existences se déployer entre ces deux limites : zéro d’une part, l’infini de l’autre. Pour la matière, vous verrez croître l’espace occupé, le poids, la richesse des formes. Pour les esprits, vous verrez croître le degré de puissance dans le sentiment, la pensée, la volonté. Vous aurez ainsi conçu la hiérarchie de l’univers. Si vous dites : le soleil est plus que la terre ; la vie est plus que la matière ; l’être qui pense est plus que celui qui ne pense pas, vous formulez des jugements que nous appellerons jugements de hiérarchie. Pascal s’en est servi avec éclat dans la page où il oppose l’être qui pense à l’univers qui l’écrase, et dans celle où il élève au-dessus de tous les corps ensemble et de tous les esprits ensemble, la valeur suréminente de la charité.

Chaque être, dans sa place hiérarchique, a une destination ; et il est bon ou mauvais suivant qu’il répond, oui ou non, à cette destination. Le jugement que nous prononçons à cet égard est le jugement moral. Je l’appelle moral, même lorsqu’il se rapporte directement à des objets inanimés, supposant accordé ce que j’ai essayé d’établir dans notre première séance, savoir : que toute idée du bien renferme directement ou indirectement la conception d’une volonté. Si vous dites qu’une horloge est en désordre, ou va mal, parce que les pièces qui la constituent ne remplissent pas leur fonction (ce qui renferme toujours, au fond, un blâme à l’adresse de l’horloger) ; si vous dites que l’envie est un sentiment mauvais, et le vol une action coupable, vous prononcez des jugements moraux. Or le jugement de hiérarchie et le jugement moral sont profondément distincts. Cette vérité est si importante que j’invoquerai trois considérations à son appui.

Premièrement, le bien peut se trouver, et se trouver également à tous les degrés de la hiérarchie, car ce qui détermine le degré du bien, ce n’est nullement la place d’un être, mais son rapport à sa destination. Une horloge de village dont l’unique aiguille ne marque que les heures, peut être aussi parfaite dans son espèce que la montre la plus compliquée. Le plus humble devoir complètement rempli est égal, dans l’ordre de la conscience, à la plus éclatante vertu. L’enfant, le petit enfant qui, entre les mains d’un dentiste, réprime le cri de la nature pour ne pas plisser le front de sa mère, peut avoir un héroïsme égal à celui de Winkelried rassemblant sur sa poitrine les lances de l’Autriche. Si l’on méconnaît cette vérité, si l’on confond le degré du bien avec l’éclat du bien, qui ne se trouve que dans les positions supérieures, on ouvre la porte à la vanité qui cherche l’éclat, et on la ferme à la conscience qui poursuit le bien.

Secondement, le mal peut exister dans tous les degrés de la hiérarchie. Un archange peut être mauvais, aussi bien qu’un vermisseau peut être malade. Si les flatteurs sont un présent détestable et funeste pour les monarques, c’est surtout parce qu’ils les entretiennent dans l’idée que leur grandeur les met en quelque sorte au-dessus de la loi, et cherchent à leur persuader :

Qu’un roi n’a d’autre frein que sa volonté mêmeh.

hAthalie, acte IV, scène iii.

Louis XIV peut-être pensait, sans s’en rendre bien compte, que ce qui était répréhensible pour de simples bourgeois devenait permis quand c’était le grand roi qui le faisait ; et la leçon que lui donnait Racine, dans quelques-uns des vers les plus splendides d’Athalie, était probablement à sa place.

Troisièmement, il peut y avoir plus de bien dans les degrés inférieurs de la hiérarchie que dans les degrés supérieurs. La pite de la veuve était moins dans la hiérarchie de la quantité que l’aumône des riches ; elle a pourtant été déclarée plus dans la balance morale. Epictète, s’il valait autant que ses livres, a été un des meilleurs hommes qui aient paru sous le soleil ; c’était un esclave, il était tout en bas de la hiérarchie sociale ; Néron, qui était empereur, a laissé une mauvaise réputation.

Le jugement de hiérarchie et le jugement moral sont donc profondément distincts. Ils se réunissent cependant : on peut établir d’une manière générale qu’on possède une portion de la vérité en distinguant les idées, mais qu’on n’atteint jamais toute la vérité que lorsqu’on rapproche ce qu’on a d’abord distingué. Le jugement de hiérarchie et le jugement moral se rapprochent dans l’idée du progrès. Le progrès est un bien ; c’est une des vérités les plus généralement et les plus facilement acceptées à notre époque ; elle n’est que trop acceptée, puisqu’elle conduit quelques esprits inattentifs à admettre que toute nouveauté est une amélioration, et tout changement un progrès. Le progrès, c’est-à-dire le développement, est la loi, le doit être de tout ce qui existe. Se développer, c’est réaliser de plus en plus sa destination, c’est aller du moins au plus ; c’est s’éloigner du néant et se rapprocher de la plénitude de l’être. Dans le progrès, la loi de hiérarchie, qui exprime le passage du moins au plus, se trouve donc en connexion intime avec la loi morale qui ordonne que le passage du moins au plus soit effectué. Mais les deux idées dans leur réunion n’en restent pas moins distinctes, parce que le progrès ne consiste pas à sortir de son ordre, de sa nature, pour devenir une nature différente, mais à réaliser pleinement sa nature propre. Le jardinier qui veut améliorer une rose ne cherche pas à en faire un camélia ; l’agriculteur qui veut améliorer des moutons ne travaille pas à en faire des chèvres ; et l’on peut concevoir que l’on rende une jeune fille parfaitement accomplie sans pour cela en faire un homme, ni même un électeur politique. Le bien peut donc exister dans tous les degrés de la hiérarchie, si chaque être remplit sa fonction. Une puissance limitée peut être aussi bonne qu’une puissance plus grande, car le bien n’est pas dans la quantité, mais dans la direction de la puissance. Tout peut être bien et parfaitement bien à sa place, sans sortir de son ordre. Il n’y a qu’une seule chose qui ne puisse jamais être bonne, c’est le mal, parce que le mal est le désordre, et que le désordre n’a aucune place légitime. Quant à la loi du progrès, tout peut être bien et parfaitement bien, si, à chaque moment de la durée, chaque être se développe comme il doit le faire pour réaliser sa nature. Le vrai progrès consiste à s’éloigner du néant pour tendre à la plénitude de l’existence ; et le mal n’est jamais dans la distance qui peut séparer un être de son but, mais dans le fait qu’il n’a pas avancé comme il le devait, ou qu’il a pris une fausse direction.

Revenons maintenant à l’argumentation qui fait l’objet de notre étude. Pour établir la nécessité du mal, on confond le plus avec le bien, le moins avec le mal, le jugement de hiérarchie avec le jugement moral, et on dit : Sans le moins et le plus, il n’y aurait point de hiérarchie ; sans hiérarchie pas de diversité ; sans diversité le monde est impossible. Le moins, qui est le mal, est donc la condition de l’existence du monde ; il est nécessaire. Ce raisonnement métaphysique est plus généralement présenté sous la forme que voici : Il n’y a qu’un seul être infini, Dieu ; tout ce qui n’est pas Dieu est limité ; la limite est le mal ; ce que nous appelons le mal c’est la distance qui nous sépare de l’infini, la part de néant qui reste en nous. S’il n’y avait rien que Dieu, il n’y aurait point de monde ; dès que le monde doit être, il ne peut pas être infini, donc il doit renfermer le mal. Demander qu’il n’y ait pas de mal, c’est demander que Dieu existe seul. Le mal n’est que l’imperfection inhérente à tout être fini, et tout ce qui n’est pas Dieu est fini, imparfait ; donc le mal est nécessaire. Là-dessus les théoriciens triomphent. Ils triomphent d’autant plus qu’ils ajoutent : Comment y aurait-il progrès, s’il n’y avait pas de mal ? Le progrès consiste à se développer, à passer de l’imperfection à une imperfection moindre, c’est-à-dire du mal au bien. Supprimer le mal, ce serait donc supprimer le progrès, que tout le monde reconnaît être un bien. Le mal est donc la condition du bien, et fait partie du bien.

J’espère que vous voyez maintenant les confusions d’idées sur lesquelles repose tout cet échafaudage. Pour être bon, il n’est pas besoin d’être Dieu, puisqu’il suffit d’être à la place que Dieu nous a faite, et de remplir les devoirs qu’il nous prescrit. Le progrès qui éloigne du mal, n’est pas le progrès dans sa nature propre, c’est une restauration, et une restauration suppose un désordre. Là où il n’y aurait pas de désordre, le progrès consisterait non pas à s’éloigner du mal, mais à s’éloigner du néant, à se réaliser toujours plus dans la plénitude de l’être.

Cette confusion entre l’idée de la hiérarchie et celle de la moralité, entre le mal et l’imperfection, entre le progrès et l’éloignement du mal, a de redoutables conséquences. Si tout être fini est mauvais, et mauvais dans la proportion où il est distant de l’infini, tous les êtres créés sont prédestinés au mal, et ils sont prédestinés à un degré de mal plus ou moins grand selon la place qui leur a été assignée dans la hiérarchie ; cette doctrine est horrible. Si vous pensez que le développement d’un être, le progrès, est toujours le passage du mal au bien, à quelles conséquences arrivez-vous ? Avez-vous jamais, par une belle journée de juin, cueilli dans la haie, ou sur la montagne, un rameau d’églantier ? Peut-être la fleur encore fermée vous a séduit plus que la fleur épanouie. Un bouton est une fleur à l’état de développement, une fleur encore imparfaite. Avez-vous jamais pensé qu’un bouton fût une mauvaise fleur ? Voyez ce gracieux enfant dont la seule présence fait la joie de toute une famille, qui ne saurait bégayer un mot qu’il estropie, sans appeler un sourire de bonheur, et dont les pas chancelants font les délices de sa mère. Cet enfant est un homme à l’état de développement ; c’est un homme imparfait, dans le sens de l’inachevé ; vous est-il jamais venu à la pensée qu’un enfant fût un mauvais homme ? Cela est absurde. Mais, nous allons le voir, il s’agit ici de bien autre chose que d’une absurdité. Examinons de près, et d’une manière générale, la doctrine que nous discutons.

Quelques-uns de nos contemporains ont revendiqué pour la science qu’ils appellent moderne, la théorie que tout est bien. Pour prévenir cet anachronisme, je prends la formule de cette théorie dans un philosophe grec de l’école d’Alexandrie. « Sans l’existence du mal, dit Plotin, le monde serait moins parfaiti ; » et pour qu’il ne reste aucun nuage sur la portée de cette déclaration, il range expressément la méchanceté dans les éléments qui contribuent à la perfection de l’univers. Le sens de la doctrine est que ce que nous appelons mal n’est qu’une partie du bien, un élément du monde éternellement et primitivement nécessaire. Toutes les erreurs qui ont obscurci, et obscurcissent encore les intelligences ; toutes les douleurs qui ont déchiré le cœur humain et le plongent encore dans le deuil ; tous les crimes qui nous épouvantent et toutes les bassesses qui nous dégoûtent : tout cela est bon ; tout cela est la condition de l’harmonie générale. Notre ignorance seule trouve quelque chose à reprendre dans la marche de l’univers. Sans l’existence du mal le monde serait moins parfait. Développons cette formule.

i – « Faut-il donc regarder comme nécessaires les maux qui se trouvent dans l’univers, parce qu’ils sont la conséquence de principes supérieurs ? Oui : car sans eux l’univers serait imparfait. La plupart des maux, ou plutôt tous les maux sont utiles à l’univers : tels sont les animaux venimeux ; mais souvent on ne sait pas à quoi ils servent. La méchanceté même est utile sous beaucoup de rapports, et peut produire beaucoup de belles choses : par exemple elle conduit à de belles inventions ; elle oblige les hommes à la prudence. » Deuxième Ennéade. Livre troisième, xviii.

Si les Mexicains n’avaient pas immolé chaque année des milliers de victimes humaines sur les autels de leurs dieux ; si les Espagnols ne s’étaient pas emparés du Mexique au moyen de fraudes abominables et de cruautés inouïes, le monde serait moins parfait. Si un trop grand nombre de nos semblables ne s’abrutissaient pas par l’habitude de l’ivrognerie, le monde serait moins parfait. Si en déterrant la ville ensevelie de Pompéi on n’avait pas découvert d’ignobles lieux de débauche où les gladiateurs allaient chercher de sales plaisirs avant de se faire égorger pour l’amusement du peuple ; si on, n’avait pas trouvé d’autres établissement de même nature consacrés au vice élégant et riche, le monde serait moins parfait. Si les prostituées ne couraient pas les rues, ajoutant à l’ardeur déjà trop grande des passions, les excitations artificielles du vice ; si des spéculateurs détestables ne mettaient pas leur industrie à corrompre de pauvres créatures qui vont ensuite en corrompre d’autres, le monde serait moins parfait. Continuons à développer la formule.

Il était nécessaire, éternellement nécessaire, que l’on ne pût affranchir les nègres d’Amérique, sans rendre le sol des États-Unis tout ruisselant du sang des citoyens et des larmes des familles. Il était nécessaire, éternellement nécessaire, cela faisait partie du plan divin du monde, que dans les campagnes de Sadowa, les Allemands jonchassent le sol de la commune patrie des corps mutilés et sanglants de leurs frères d’Allemagne. Il était nécessaire qu’à l’exposition universelle de Paris, on admirât ces canons, ces fusils modernes, ces engins terribles de destruction, et qu’on s’émerveillât des progrès d’une société qui a si bien résolu le problème de tuer le plus possible d’hommes dans te moindre espace de temps. Tout cela est nécessaire et bon. L’ivrognerie et la débauche sont des parures de la société ; les massacres de la guerre sont un des plus beaux emplois de l’intelligence et de la force de l’homme. Si on pouvait supprimer le bagne et la guillotine, avec le crime qui les appelle et les justifie, il manquerait quelque chose à l’harmonie du monde. Continuons à développer la formule.

Il faut qu’il y ait des mensonges et de vils mensonges, des cruautés et de lâches cruautés ; il faut qu’il y ait des riches sensuels et avares, des pauvres paresseux et pleins d’envie. Mais pensons à nous, Messieurs, et que personne ici, je vous en conjure, n’étudie le problème du mal en le regardant seulement au dehors et comme une question qui lui serait étrangère. Sans cette faute qui pèse sur notre conscience, sans ce péché qui nous fait rougir tout seuls, sans cette souillure… je m’arrête : prolonger ma démonstration serait vous faire injure. Contre les arrêts d’une philosophie égarée, j’en appelle avec un ferme espoir à votre cœur, à votre conscience, à votre raison.

Mais comment est-il possible (vous le demandez sans doute), comment est-il possible que des hommes de tête et de cœur, des hommes intelligents et honnêtes, puissent soutenir des doctrines aussi monstrueuses dans leurs conséquences ? Le voici : Ces philosophes se maintiennent dans les plus hautes régions de la pensée ; ils voient les choses en grand, et ne daignent pas descendre sur le terrain vulgaire des faits. Ils sentent au fond, et ils semblent parfois le reconnaître, que les réalités de la vie ordinaire échappent à leurs explications. Ces théories qui n’expliquent pas les faits ordinaires de l’existence, ne sauraient non plus être appliquées à la conduite personnelle de ceux mêmes qui les professent. Dans leur contact avec les hommes, ces philosophes qui soutiennent théoriquement que tout est bien, agissent et sentent comme nous. Ils blâment ce qui blesse leur conscience ; ils s’irritent contre ce qui les contrarie ; et lorsqu’ils ont publié la démonstration que tout est bien, ils se plaignent des journalistes qui parlent mal de leurs œuvres, et ils se plaignent plus encore de ceux qui n’en parlent pas du tout. Ils forment donc, au mépris de leurs doctrines, les jugements : mal, plus mal, très mal. Pour eux, la vie et la science sont deux choses distinctes. Cette distinction ne saurait être admise. On ne tient pas pour bonne une formule d’algèbre qui ne peut se traduire en arithmétique, et qu’un ingénieur ne saurait appliquer sans faire fausse route ; ne tenez jamais pour vraie une théorie philosophique qui ne peut ni expliquer la vie, ni s’appliquer à la vie.

Il s’agit ici d’un intérêt bien grave, car il s’agit de la conscience humaine. La conscience est morte, disait naguère, dans notre ville, un écrivain célèbrej. Elle n’est pas morte, Messieurs ; elle ne mourra pas, parce que son gardien a pour nom l’Éternel. Mais, sans mourir, la conscience peut devenir malade, et les doctrines que je combats sont de nature à produire ce triste résultat. Lorsqu’on pense théoriquement que le mal est nécessaire, il est impossible qu’on n’arrive pas pratiquement à prendre plus ou moins son parti du mal chez les autres, et en soi-même. Les chefs d’école ne subissent pas à l’ordinaire les conséquences de leurs erreurs, parce que, ainsi que l’a remarqué Leibnitzk, les chefs d’école sont préservés, par les habitudes mêmes de leur vie et de leur pensée, de beaucoup des tentations de la vie. Épicure, le patron des voluptueux, était un homme d’une sobriété presque austère. L’empereur Marc-Aurèle, qui admet en théorie la nécessité du mal, ne semble pas avoir éprouvé beaucoup d’inconvénients d’une doctrine contredite par sa vie, et souvent par ses écrits. Mais le ravage se fait chez les disciples. La pensée de la nécessité du mal agit sur la volonté et sur la conscience comme une sorte de chloroforme funeste, et cette action délétère peut aller loin dans les bas-fonds de la philosophie pratique. Un ministre du culte exhortait un jour un criminel qu’il voulait amener au repentir. Cet homme lui dit : « Que voulez-vous, monsieur le pasteur ? on sait bien que nous ne sommes pas parfaits. » Cet homme confondait le jugement de hiérarchie avec le jugement moral, et mettait ses actes sur le compte de l’imperfection inhérente à toute créature. C’était un double parricide qui avait tué son père et sa mère. Je n’invente pas, je raconte. L’exemple est fort ; mais jugez par l’extrême de ce qui peut se passer dans les termes moyens.

j – M. Edgar Quinet, au congrès dit de la Paix, réuni à Genève, en septembre 1867.

kNouveaux essais sur t entendement humain. Liv. IV, chap. xvi

Je crois à la profonde harmonie de la conscience et de la raison ; mais enfin, s’il faut immoler là conscience, ne l’immolons pas du moins sur les autels du sophisme. Vous dites que tout est bien, c’est votre doctrine. Vous ne pouvez pas contester que l’humanité a l’idée du mal, et juge qu’il y a du mal dans le monde. Ce jugement produit bien des douleurs, bien des murmures et bien des plaintes ; qu’en dites-vous ? Vous dites que ce jugement est une erreur, que nos plaintes sont mal fondées, et que vous nous rendrez le contentement par la possession de la vérité, en nous démontrant que tout est bien. Nous sommes donc dans l’erreur, nous le genre humain, puisque votre prétention est de redresser notre pensée. Cette erreur n’est-elle pas un mal ? Elle est un mal, à vos yeux, puisque vous voulez nous en guérir. En nous proposant un remède, vous reconnaissez que nous sommes malades. Si tout était bien, comme vous le dites, nous ne serions pas malades ; l’erreur de la croyance au mal n’existerait pas, vous n’auriez pas à la détruire. Si votre doctrine était vraie, il n’y aurait pas besoin de la démontrer. Le seul fait que vous êtes obligés de prendre la parole en sa faveur la contredit.

C’est véritablement une lutte étrange, un contraste saisissant que celui que nous présentent l’humanité qui gémit et cette philosophie qui proclame que tout est bien. Nous avons à recueillir ici un enseignement profond. Il faut prouver le bien en face de l’expérience ; il faut démontrer le mal aux hommes de la raison. C’est qu’en effet la raison qui, comme nous l’avons dit, devient l’expression de la conscience universelle, du devoir-être suprême, la raison est tournée vers ce qui doit être, tandis que l’expérience nous manifeste ce qui est. Comment ce qui est n’est-il pas conforme à ce qui doit être ? C’est précisément notre problème ; mais ce problème, on ne le résout pas en niant un de ses termes. Le monde est ce qu’il est : une fausse étiquette ne saurait changer la nature des choses. Placez la couronne d’oranger sur le front d’une fille coupable, écrivez sur le dos d’un galérien justement enfermé honneur et vertu, vous ne rendrez pas à l’une sa virginité, à l’autre son innocence. Le mal est là ; vous avez beau dire qu’il est bon, vous ne pouvez pas le croire, et souvent votre accent vous trahit :

Vous criez : tout est bien, d’une voix lamentable.
L’univers vous dément, et votre propre cœur
Cent fois de votre esprit a réfuté l’erreur.
Il le faut avouer, le mal est sur la terrel.

l – Voltaire, le Désastre de Lisbonne. Les vers qui terminent le discours, sont tirés du même poème.

Le mal est sur la terre. Ne l’avouons pas seulement, proclamons-le ; que ce soit là notre force, notre joie et notre espérance. Comprenez-vous tout ce qu’il y a d’horrible dans la négation du mal, tout ce qu’il y a de terrifiant dans l’affirmation que tout est bien ? Encore une fois, le monde est là, et, quoi qu’en disent certains philosophes, il est là avec ses erreurs, ses fautes et ses angoisses. De quoi s’agit-il donc ? Dire que le bien est réalisé, c’est nous interdire de concevoir autre chose que ce qui est, c’est nous retrancher l’idéal dans tous les sens. Dire : il n’y a rien à espérer au delà d’un ordre de choses semblable à celui que nous connaissons, c’est nous ôter tout espoir, c’est briser notre cœur. Affirmer que tout est dans l’ordre, c’est torturer la raison, car la raison conçoit un ordre meilleur que le monde qui nous est connu. Soutenir que le péché est bon (on évite autant que possible de le dire d’une manière explicite, mais cette affirmation est clairement contenue dans la doctrine), c’est outrager la conscience, et faire ce qu’on peut pour l’éteindre. Qu’avons-nous donc ici ? Des systèmes, des théories, qui s’élèvent contre quoi ? Contre les voix de Dieu qui parlent au fond de notre nature ; car c’est l’Auteur même de notre nature qui nous fait appeler le mal, mal, qui nous prescrit de le combattre, et fait briller à l’horizon de l’âme la sainte espérance du bien. C’est donc une lutte des faux sages contre Dieu et contre l’humanité. Aussi Voltaire, qui parle souvent mal et quelquefois très mal, a-t-il vraiment bien parlé quand il a dit :

Un jour tout sera bien, voilà notre espérance ;
Tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion.
Les sages me trompaient, et Dieu seul a raison.

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