Le problème du mal

III. Le Problème

Messieurs,

Le bien étant le plan fondamental, ou l’ordre de l’univers, le mal est une perturbation de ce plan, un désordre. D’où vient ce désordre ? Comment ce qui ne doit pas être est-il ? Comment un ordre qui exprime la volonté du Tout-Puissant ne se trouve-t-il pas réalisé ? Telle est la question que nous avons à résoudre. Il importe de bien préciser le sens, la portée et les limites de cette discussion.

Je n’ai pas l’intention d’étudier avec vous l’histoire du mal, la manière dont il se transmet, se reproduit, et se perpétue ; je cherche son origine, sa cause. Qu’un de vos semblables vous donne un mauvais conseil, et que vous suiviez ce conseil mauvais, c’est là une occasion pour le mal de se manifester et de s’accroître, mais ce n’est pas sa cause, son point de départ. Le mauvais conseil accepté suppose un principe de mal chez celui qui le donne, et un principe de mal chez celui qui l’accepte. Une tentation du dehors n’est une tentation que parce qu’elle éveille un écho dans l’âme. C’est pourquoi la question d’un esprit rebelle ayant exercé à l’égard de l’humanité le rôle de tentateur (question grave assurément, et que des esprits superficiels pourraient seuls traiter avec légèreté) ne rentre pas dans le cadre de nos études ; elle appartient à l’histoire du mal et ne concerne pas la recherche de son origine. Supposons qu’un naturaliste parvienne à démontrer que les germes de la vie ont été déposés sur notre planète par la rencontre d’un autre corps céleste où la vie existait déjà, cette découverte serait considérable pour l’histoire de la vie, mais elle ne jetterait aucun jour sur son origine. Il en est de même dans la question qui nous occupe. Nous demandons : d’où vient le mal ? Le tentateur a offert à l’homme l’occasion de le commettre ; il fallait pour cela que le tentateur fût mauvais. L’homme a répondu à l’appel du tentateur ; il fallait pour cela que le germe d’une tentation existât en lui. Pourquoi le tentateur était-il mauvais ? D’où venait dans l’homme un germe de tentation ? La question recule ; elle n’est pas résolue. Pour qu’elle le fût, en ce qui concerne le tentateur, il faudrait admettre qu’il fût mauvais par nature, ou, en d’autres termes, il faudrait admettre l’existence d’un principe éternel du mal. C’est la doctrine dualiste qui admet deux principes de l’univers. On trouve cette doctrine chez les Persans, sous sa forme religieuse ; on la trouve chez les Grecs, et chez plusieurs modernes, sous sa forme métaphysique. Mais l’histoire des religions et des philosophies montre que la raison fait un effort continuel pour s’affranchir de tout dualisme, comme de tout polythéisme, et pour s’attacher à la conception d’un principe unique du monde. Le dualisme religieux ne se montre plus que dans quelques sectes relativement obscures. C’est l’influence, trop exclusive encore, de la philosophie grecque qui maintient des traces du dualisme philosophique dans la métaphysique moderne. Depuis l’établissement du dogme chrétien, l’idée de l’existence de deux principes éternels a disparu du grand courant de la pensée humaine. L’étude de la logique rend parfaitement compte de ce fait. L’observation attentive des procédés de la raison constate en effet que la recherche de l’un dans le multiple, est la loi générale de la pensée. Nous ne pouvons pas précisément démontrer l’unité du principe des choses, parce que cette unité est le fond même de la raison et la base commune de toute démonstration. La supposition d’un principe éternel du mal sera donc laissée de côté, dans notre étude, comme condamnée, historiquement et logiquement, par le fait même du développement de l’esprit humain prenant conscience de sa propre nature.

Nous examinerons aujourd’hui des solutions trompeuses qui paraissent répondre à la question que nous avons posée, et qui n’y répondent point en effet ; nous signalerons ensuite une solution incomplète, qui renferme une part de vérité, mais qui est insuffisante pour rendre compte de la totalité des faits ; nous reconnaîtrons enfin quels sont les caractères généraux du mal, afin d’établir, en terminant, le véritable état de la question. Solutions trompeuses, — solution incomplète — caractères du mal : telle sera la marche de notre pensée.

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