Le problème du mal

1. Solutions trompeuses

Les solutions que j’appelle trompeuses ont toutes le même caractère. Elles s’arrêtent aux occasions qui permettent au mal de se manifester, et aux agents qui le transmettent, et induisent en erreur l’esprit qui croit avoir atteint sa cause réelle, sa véritable origine.

On a cru, par exemple, avoir résolu le problème en disant que le corps est la source du mal, et que l’esprit, bon en lui-même, est vicié par son union avec la matière. Il est certain que le corps est l’occasion de bien des maux ; il est le siège des penchants sensuels, comme tout le monde le sait, et une étude sérieuse des rapports du physique et du moral peut même conduire à reconnaître dans les organes corporels le siège de toutes nos passions, même de celles qui n’ont pas les jouissances de la matière pour objet. Ces considérations sont importantes pour l’histoire des manifestations du mal ; elles sont utiles pour la pratique de la vie, en indiquant les moyens d’améliorer l’état moral par la bonne discipline du corps. Mais il n’y a là aucune réponse à la question de l’origine du mal. Le corps en soi n’est pas mauvais ; rien n’est plus facile que de concevoir un corps dans l’ordre, un corps spirituel, c’est-à-dire servant d’organe à l’esprit, au lieu de l’asservir à des penchants dépravés. Quand on a déterminé le siège physique de nos penchants, il reste à demander pourquoi le rapport entre notre âme et notre corps se trouve être de telle nature que le corps opprime l’esprit. Le problème subsiste tout entier.

Étudions, avec plus de détail, une autre solution trompeuse, la doctrine qui cherche l’origine du mal dans les institutions sociales. Cette doctrine existe plus ou moins, en germe et confusément, dans un grand nombre d’esprits ; nous la trouvons exposée en pleine lumière dans le système d’un homme célèbre, Charles Fourier. Établissez les phalanstères, laissez se réaliser l’harmonie sociale, et vous verrez descendre le paradis sur la terre. La source du mal est dans les institutions ; des institutions bonnes feront disparaître toutes les misères dont nous pouvons nous plaindre :

La terre, après tant de désastres,
Forme avec le ciel un hymen,
Et la loi qui régit les astres
Donne la paix au genre humainm.

m – Béranger, les Fous.

Sans vouloir discréditer, au moyen du ridicule, la part sérieuse des idées de Fourier, je vous montrerai pourtant où conduit l’application extrême du principe. On se plaint beaucoup de la désobéissance des enfants. Un phalanstérien, M. Victor Considérant, si je ne me trompe, a donné une recette infaillible pour tarir la source de ces plaintes. Ne commandez jamais aux enfants que ce qui leur plaît, ils obéiront toujours ; c’est-à-dire : supprimez le commandement, vous supprimez la désobéissance ; détruisez l’institution du pouvoir, il n’y aura plus de place pour le mal de la révolte. La solution est simple ; mais est-elle bonne ? Examinons-la dans son sens général. Quel est le rôle des institutions dans l’existence du mal ? La question est grave, et la vérité doit marcher ici entre deux erreurs qu’il est utile de reconnaître.

Les penseurs que j’appellerai les moralistes disent : « Les hommes sont tout ; les institutions ne sont rien. Ayez des hommes bons, toutes les institutions sont bonnes ; supposez les hommes mauvais, ils corrompent les institutions les meilleures. » Telle est l’opinion des moralistes. Cette opinion n’est point conforme à la vérité. Les institutions font du bien, et les institutions font du mal. Dans la famille, par exemple, la polygamie, ou le divorce romain, qui avait réduit le mariage à un concubinage passager, ne sont point des choses indifférentes. Dans la société, l’institution de l’esclavage n’est pas indifférente. Certainement, si tous les esclaves étaient parfaits et tous les maîtres accomplis, une société esclavagiste pourrait être heureuse ; mais les esclaves n’étant pas parfaits et les maîtres non plus, l’esclavage est loin d’être sans influence sur l’humanité telle qu’elle est. Un homme tenait naguère une plume, et allait apposer sa signature au bas d’un acte public. Cette seule signature devait transformer en hommes libres vingt millions de serfs attachés à la glèbe. Auriez-vous voulu vous approcher, dans ce moment solennel, de l’empereur de Russie, et lui dire : « Sire ! vous allez vous créer de bien grands embarras ; vous allez amener dans l’administration de votre empire des complications redoutables ; vous aurez une crise effrayante à traverser ; et pourquoi, après tout ? Qu’importent les institutions ? Que les seigneurs soient bons, et les serfs seront heureux. » Je ne doute pas que, sous une forme moins explicite, on n’ait fait ce raisonnement à l’empereur Alexandre. Il ne l’a pas écouté, et vous serez tous d’accord avec moi pour dire qu’il a bien fait. Des institutions libres développent dans un peuple le sentiment de la dignité personnelle, et des institutions tyranniques tendent à dégrader les hommes. Il est des institutions de justice, qui développent le sentiment de la justice, et des institutions injustes, qui développent le sentiment de l’oppression. Il existe des institutions de paix qui provoquent la mutuelle bienveillance, et il existe des institutions de guerre, qui provoquent l’hostilité, la haine et toutes les passions mauvaises. Il ne faut jamais s’opposer à des réformes salutaires sous prétexte que les hommes sont tout et que les institutions ne sont rien. L’erreur des moralistes a des conséquences fâcheuses pour la pratique. Dans les luttes sociales, les conservateurs stationnaires s’en emparent, et s’en font une arme pour combattre les améliorations désirables dans la chose publique.

Les institutions agissent pour favoriser le bien ou le mal ; mais il est évident qu’elles ne sont pas la racine du mal ou du bien. Leur accorder une puissance morale absolue est l’erreur des hommes que j’appellerai ici les politiques.

L’erreur des politiques est exploitée par les passions révolutionnaires et produit avec les révolutions les déceptions amères qui les suivent presque toujours. On a cru atteindre la source même du mal par le changement des institutions, et l’on voit avec douleur le mal reparaître sous les institutions nouvelles, quelles qu’elles soient. Les flatteurs entourent le trône d’un monarque ; on renverse le trône, la flatterie reparaît ; elle s’adresse au peuple victorieux, aussi basse quelquefois, aussi perfide, aussi funeste que lorsqu’elle s’adressait à une tête couronnée. Les révolutionnaires dont le but est de se pourvoir d’emplois avantageux, peuvent atteindre, par une commotion politique, le but qu’ils poursuivent ; mais les esprits généreux qui attendent d’un changement politique la destruction totale des abus, ont toujours à pleurer sur leurs espérances trompées. Sans remonter plus haut dans l’histoire, informez-vous de ce que pensaient, en 1830, quelques-uns des Français qui ont travaillé à la révolution de cette époque ; et écoutez ce qu’ils disent maintenant. Un changement dans les institutions peut être avantageux, comme il peut être nuisible ; mais la source première du mal n’est pas là. Sous les institutions en effet se trouvent les hommes, la nature humaine, et c’est ici que les moralistes triomphent. Expliquons-nous par un exemple. On parle beaucoup, à notre époque, de sociétés coopératives et d’associations ouvrières. J’ai à peine le droit d’avoir une opinion sur ces matières ; je me permettrai cependant de dire que, dans ma pensée, il peut y avoir là le germe et l’aurore d’un meilleur avenir pour nos sociétés tourmentées. Mais il est parfaitement certain que si vous établissez la coopération des paresses et l’association des prodigalités, vous n’obtiendrez pas de brillants résultats, ni sous le rapport du travail, ni sous celui de l’épargne. Il faut donc travailler à réformer les hommes et, avant tout, il faut que chacun s’applique à se réformer soi-même. L’on n’est jamais mieux venu à solliciter les réformes publiques que lorsqu’on s’est attaché consciencieusement à opérer sa réforme individuelle. Il existe à cet égard un préjugé (je dis un préjugé, parce que les meilleurs avis viennent quelquefois de ceux qui ont agi le plus mal, et ont reconnu, par un effet de contraste, tous les avantages du bien), il existe un préjugé assez naturel qui fait que pour la réforme des finances on ne prend pas volontiers l’opinion des banqueroutiers, et que, pour l’organisation du travail, l’opinion des oisifs n’est pas la mieux reçue. La nature humaine se trouve au-dessous des institutions, et la meilleure organisation sociale sera paralysée dans ses effets si elle est appliquée à des hommes mauvais. Puis, ces institutions au-dessous desquelles nous trouvons l’homme et la nature humaine, d’où viennent-elles ? Elles ne sont pas tombées du ciel comme une feuille du Coran ; elles ne sont pas sorties des entrailles de la terre comme les laves de l’Etna ; elles procèdent de la vie de l’humanité, et, à leur origine, on trouve toujours, avec une part à faire à l’influence de la nature, les sentiments et les volontés qui les ont produites. Cette origine nous est habituellement cachée par les nuages qui couvrent le passé ; mais il est un certain nombre de cas où nous voyons clair ; en voici un : L’Amérique vient d’être comme noyée dans son sang pour la destruction de l’esclavage. D’où est venu l’esclavage américain ? Nous connaissons son origine ; nous pouvons dire les sentiments cupides et les volontés perverses qui l’ont produit. Son origine, ses conséquences désastreuses, sa fin sanglante : tout est là, devant nous, dans la pleine lumière de l’histoire. Si nous ne pouvons pas constater ainsi, sous toute institution vicieuse, des sentiments fâcheux et des volontés mauvaises, c’est seulement que notre science historique est en défaut.

Les institutions ne créent pas le mal : à cet égard les politiques se trompent ; mais les institutions transmettent et augmentent soit le mal, soit le bien ; elles ne sont donc pas indifférentes : sous ce rapport les moralistes se trompent. L’erreur des moralistes et l’erreur des politiques peuvent être symbolisées dans le fait que voici. Un homme est occupé à soulever une pierre avec un levier perfectionné. Le caractère propre d’un levier est de transmettre la force, et de l’augmenter en la transmettant. Deux promeneurs s’arrêtent et regardent l’homme travailler. L’un dit : « Quand on a des bras assez forts, on n’a que faire de levier ; au fond le bras est tout et le levier n’est rien ; » c’est le moraliste. L’autre dit : « Que de perfectionnements dans la mécanique moderne ! nous finirons par avoir de si bonnes machines qu’on n’aura plus besoin de bras ; » ainsi parle le politique. La vérité échappe à l’un et à l’autre. Améliorons les machines et fortifions les bras, c’est alors que tout ira bien ; ou, pour traduire cette figure, efforçons-nous de semer et de cultiver les germes du bien dans l’âme de nos semblables et dans la nôtre, pour obtenir des hommes d’intelligence et de bonne volonté. Ces hommes amélioreront les institutions ; et des institutions améliorées, dans lesquelles se traduiront de plus en plus les principes de la liberté vraie, de la justice et de la bienveillance, contribueront à augmenter l’intelligence et la bonne volonté qui produiront des institutions meilleures encore que les précédentes. Telle est la conséquence pratique qui découle des considérations qui précèdent. Venons-en maintenant directement à notre objet.

Les institutions mauvaises sont des agents de transmission et d’augmentation du mal ; mais en faire l’origine même du mal est une solution manifestement trompeuse. Il vous sera facile de reconnaître des caractères analogues dans diverses autres solutions qui pourront s’offrir à vous dans la conversation ou la lecture. On montre l’occasion qui transmet et aggrave le mal, et on croit avoir atteint son origine. Passons à la solution incomplète.

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