Le problème du mal

1. Point de départ

Quel est le point de départ dans la lutte contre le mal ? Quel est, si je puis parler ainsi, la condition de l’enrôlement dans la milice du bien ? Vous est-il arrivé quelquefois de sortir de votre demeure dans l’intention de vous rendre en un lieu déterminé, et de reconnaître que, sous l’empire d’une distraction, d’une préoccupation, vous avez pris un chemin qui n’est pas le vôtre ? Vous est-il arrivé par exemple, ayant l’intention de vous rendre aux Eaux-Vives, de découvrir subitement que, d’une manière en quelque sorte machinale, vous avez pris la route des Pâquisk  ? Au moment où vous faites cette découverte, vous voyez immédiatement que pour atteindre votre but il faut vous retourner, et opérer ce que l’on appelle, en style militaire, un mouvement de conversion. Le point de départ de la lutte contre le mal est un mouvement de cette nature. Puisque nous sommes naturellement dans l’égoïsme, notre volonté est naturellement dirigée vers nous-mêmes, comme si nous pouvions être notre propre but et notre propre centre. Cette voie est mauvaise et elle est trompeuse, car l’égoïsme n’est pas le chemin du bonheur. Nous avons donc à nous retourner, à nous convertir. Lisez, si vous ne l’avez pas fait encore, ces Souvenirs d’un ex-officierl, qui ont été publiés naguère dans notre ville. Vous y verrez que, dans la retraite qui suivit la bataille désastreuse de Leipzig, il se forma, autour de l’armée française entrant en dissolution, la terrible nuée des fricoteurs. On nommait ainsi des soldats qui, abandonnant le drapeau et l’ordre des chefs, s’étaient dispersés, les uns pour se livrer au pillage et satisfaire des passions mauvaises, d’autres simplement par paresse, par lâcheté, et qui, laissant l’armée qui diminuait de jour en jour se tirer d’affaire comme elle pourrait, avaient pris pour devise : « Chacun pour soi. » Qu’avaient à faire ces hommes pour rentrer dans l’ordre ? Rejoindre le drapeau, et se replacer sous le commandement légitime ; abandonner la devise mauvaise de « chacun pour soi, » et prendre cette devise qui seule peut faire le salut d’une armée engagée dans un pays ennemi : « Chacun pour tous, et tous pour chacun. » Nous aussi, au lieu d’être réunis pour la lutte contre le mal, nous sommes naturellement débandés ; nous suivons chacun notre intérêt particulier ; il nous faut rejoindre le drapeau et nous remettre sous l’autorité du Chef. Or, que veut le Chef suprême, qui est le souverain de l’univers et le Père universel ? Ce qu’il veut, ce n’est pas le bien exclusif de celui-ci, ou de celui-là, de l’un ou de l’autre de ses enfants ; il veut le bien de tous, et c’est là ce que nous devons tous vouloir ; le bien de tous, dans lequel chacun trouve sa part, car qui s’oublie se retrouve. Renoncer à l’égoïsme qui nous laisse en proie aux coups du mal, ou qui est plutôt lui-même le principe du mal, et nous retourner vers la loi suprême de la charité : tel est le point de départ du combat. Mais ce point de départ est le point d’arrivée d’un développement de la vie de l’âme qui doit fixer notre attention.

k – Les Eaux-Vives et les Pâquis sont deux faubourgs de Genève, situés sur les rives opposées du lac.

l – Un vol. in-12, Genève 1867. — Paris, librairie Cherbuliez.

La vie humaine commence sous l’impulsion du cœur, en dehors de l’action de la conscience. L’homme suit d’abord ses penchants, puis il subit l’empire de ceux qui l’entourent. L’enfant est sous l’influence de sa famille, l’homme fait sous l’influence de la société. On peut vivre ainsi, sans avoir en soi-même aucun principe d’action, en ne faisant jamais qu’obéir à des impulsions étrangères, sans déploiement de la volonté proprement dite et de la conscience. Tel homme, par exemple, s’il se trouve chez des puritains d’Angleterre ou d’Amérique, aura la démarche grave, le propos sérieux, observera dans toute sa conduite une règle exacte et rigoureuse. Transportez-le dans une société frivole, et le même homme agira tout autrement Ceux qui vivent ainsi, ne faisant que suivre un courant contre lequel ils ne réagissent pas, ne sont pas nés à la vie morale ; et l’on peut dire, à ce point de vue, qu’il y a une foule d’hommes déjà vieux qui ne sont pas encore nés. Dans le plus grand nombre des cas cependant, la conscience se fait entendre dans la vie primitive du cœur ; et la conscience se présente sous deux formes ; elle défend : tu ne dois pas ; et elle commande : tu dois.

Les premières manifestations de la conscience se présentent habituellement sous la première forme, sous la forme de la défense. Tu ne dois pas mentir ; tu ne dois pas voler. Si un homme a des goûts élevés et un tempérament en ordre, s’il a grandi dans une société honorable, il peut se faire qu’il vive sans violer d’une manière directe et grave les prescriptions restrictives de la conscience. Il peut penser alors qu’il est dans le bien, ou que, comme il le dira, il ne fait tort à personne. Mais, dans cette observation des règles prohibitives de la loi morale, cet homme peut demeurer son propre centre à lui-même. S’il se contente d’éviter ce qui est mal au point de vue de la société, s’il n’agit pas directement pour le bien, il a beau dire qu’il ne fait tort à personne, en réalité il fait tort à tout le monde, puisqu’il n’emploie pas au bien commun une force dont les autres ont besoin. Sa vie honnête n’est qu’un honnête égoïsme. Du reste, une situation semblable ne saurait exister d’une manière absolue. Si la force qui nous a été remise pour le bien ne s’emploie pas dans sa direction légitime, elle se corrompt. On ne devient pas vainqueur du mal en refusant simplement de le faire et en continuant à vivre pour soi ; dans un sens élevé et sérieux, on ne surmonte le mal que par le bien. Le bien n’est pas seulement une règle et une défense ; c’est un commandement qui assigne un emploi à notre force, un but à notre volonté ; et c’est ici la seconde forme de la conscience : tu dois.

Tu dois faire quoi ? Le bien. Quel bien ? Tout bien, sans exception aucune ; c’est la nature même du bien d’être obligatoire, et obligatoire dans sa totalité. Or qu’est-ce que le bien ? Le bien, dans la plénitude du sens du mot, c’est le plan du Créateur pour le bonheur de la société spirituelle. Accomplir le bien, c’est donc mettre l’ordre dans l’univers et faire le bonheur du monde. Tel est le but proposé à nos efforts.

Arrêtons-nous ici, pour contempler la pure lumière que cette pensée va répandre sur la vie. Prenons pour exemple l’obligation du travail. Le travail est une loi de nature qui se présente d’abord sous la forme de la nécessité. A l’un il est dit : travaille pour éviter l’indigence qui est la misère des pauvres ; à l’autre il est dit : travaille pour éviter l’ennui qui est la misère des riches. A l’un il est dit : Si tu ne travailles pas, tu manqueras du pain qui est la nourriture du corps, et tes enfants auront faim. A l’autre : si tu ne travailles pas, tu manqueras de la joie qui est la nourriture de l’âme, et dans ta demeure, si bien chauffée qu’elle puisse être, le cœur de tes enfants aura froid. Ainsi le travail se présente d’abord comme une nécessité, comme une loi dont la violation entraîne de durs châtiments. Voyez maintenant comment cette loi se transforme par la considération de l’idée du bien, c’est-à-dire de la consécration de toutes les volontés au bonheur général. Le travail est la loi fondamentale et universelle du monde des esprits ; car pour un esprit, dont la puissance libre forme le caractère essentiel, vivre c’est agir. Or, le concours de toutes les forces, chacune agissant à sa place et dans sa direction légitime, doit produire une harmonie dont résulte le progrès, l’amélioration croissante de la société. Lorsque cette pensée a pénétré l’intelligence, le laboureur qui se repose un moment sur sa bêche, l’artisan qui suspend un moment son travail, peuvent se dire, et sans orgueil (l’orgueil ne s’alimente pas à la source de ces hautes pensées), qu’ils sont, dans la marche générale de la société, des agents aussi nécessaires que les hommes qui occupent les positions entourées du plus grand éclat. La loi du travail est alors transfigurée. Il faut, c’est une parole dure ; tu dois, c’est une parole qui devient sublime dans la proportion où l’on en pénètre le sens ; et cette parole devient douce lorsqu’on a compris que c’est la bonté qui est la base du commandement. Oui, Messieurs, tous, l’un en guidant la charrue dans le sillon, l’autre en maniant la scie ou le rabot, l’autre en tenant la lime ou l’équerre, l’autre en rendant la justice, l’autre en administrant la chose publique, l’autre dans l’enseignement et l’étude, tous nous devons contribuer à faire les destinées du monde ; et tous nous ferons joyeusement notre tâche, quand nous aurons compris que tous nous devons accomplir la loi commune du travail dans la fraternité de l’amour.

Tel est le bien. Le but de chaque volonté ne doit pas être l’individu qui veut, mais le développement et l’harmonie de la société spirituelle. Quand cela est compris, l’idée de l’égoïsme est remplacée par l’idée de la charité. C’est une découverte morale analogue à celle de l’astronome Kopernik. La terre disait : Je suis le centre du monde, les cieux tournent autour de moi et n’existent que pour moi. La science vient et lui dit : Tu n’es point le centre du monde ; c’est toi qui tournes autour du soleil, et le soleil lui-même, avec tout son cortège de planètes, tourne peut-être autour de quelque soleil central dans le système immense de l’univers. La terre pour cela est-elle humiliée ? Non, Messieurs, elle est remise à sa place ; et toute place est bonne quand on trace son cercle comme on le doit et qu’on reste dans son orbite. Substituer l’idée de la charité à l’idée de l’égoïsme : telle est la conversion de l’intelligence ; être sérieusement et profondément résolu à faire le devoir : telle est la conversion de la volonté ; aimer le devoir qu’on est décidé à faire : telle est la conversion du cœur.

Nous avons déterminé notre point de départ. Voyons maintenant comment, à partir de là, nous devons prendre notre élan vers le bien.

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