Le problème du mal

2. Élan vers le bien

Où trouvons-nous le mal ? Partout. Où faut-il faire le bien ? Partout. En présence de tout bien quel qu’il soit, nous devons répéter le cri des anciens Croisés : Dieu le veut ! Gardons-nous de cette religion étroite et fausse qui nous permettrait d’isoler la cause de Dieu de la cause du bien. A cette religion égarée qui ferait à Dieu une petite part dans des assemblées de culte, dans des formes extérieures, la religion vraie, celle qui doit être le centre de l’existence, le principe de la vie entière, répondra toujours dans la belle langue de Racine :

La foi qui n’agit point, est-ce une foi sincère ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Rompez, rompez tout pacte avec l’impiété ;
Du milieu de mon peuple exterminez les crimes ;
Et vous viendrez alors m’immoler des victimesm.

mAthalie, acte I, scène i.

Ne laissons pas parquer le bien en aucun sens ; ne permettons pas que l’on veuille constituer des domaines étrangers à son influence, que l’on établisse des clôtures, que l’on élève des murailles pour enfermer des espaces dont on lui interdirait l’entrée. Cette erreur est déplorable et cette erreur est fréquente. Voyez par exemple ce qui se passe en politique. L’injustice est révoltante dans les relations privées de la vie ; il ne faut prendre à personne ce qui lui appartient, et rien n’est plus flétri que le vol. N’a-t-on pas vu pourtant ériger en maxime de droit des gens que lorsqu’il s’agit de politique, « la force fait le droit. »

    Ce sont là jeux de prince :
On respecte un moulin, on vole une provincen.

n – Andrieux, le Meunier Sans-Souci.

Mais combien de bourgeois se permettent des jeux de cette espèce ! Il ne faut pas moins respecter la réputation de son prochain que ses propriétés matérielles. Or, que se passe-t-il dans les préliminaires d’une élection démocratique ? S’agit-il d’un candidat ? Voyez, dans le parti qui n’est pas le sien, avec quelle légèreté on accueille des bruits fâcheux sur son compte ! comment on les reçoit sans élever de doute à leur égard, comment on se hâte de les répandre sans les avoir contrôlés ! Mais quoi ! c’est de la politique, et la morale doit rester dans son domaine.

Chacune des professions de la vie cherche aussi à établir une clôture pour se préserver de la morale. Il est mauvais de mentir ; mais un avocat ! La gêne ne serait-elle pas trop forte pour un avocat, s’il fallait toujours dire la vérité ? Et dans le commerce ! Cette pratique n’est pas marquée au coin d’une exacte probité, mais c’est un usage généralement reçu dans la profession : il s’agit du commerce, t il faut laisser la morale dans son domaine. Il en est de même pour l’art et la littérature. Voici des peintures décidément sensuelles, une musique énervante, une poésie dont le charme est malsain, une prose qui va laisser dans l’imagination des traces fâcheuses. Mais quoi ! cela est beau ; l’art pour l’art, il faut laisser la morale dans son domaine. C’est ainsi que l’on constitue partout des régions ténébreuses, que l’on creuse des caves dont on interdit l’entrée au soleil. Le soleil se retire en effet ; mais qu’arrive-t-il ? En politique, on s’écarte de la morale un peu d’abord, puis plus, puis beaucoup, et l’on arrive aux maximes de Machiavel, pratiquées par bien des hommes qui ne sont pas princes. La politique, instituée pour faire le bien des peuples, devient alors un des fléaux majeurs du genre humain. Dans le commerce, si l’on s’écarte un peu d’abord, plus ensuite, et enfin beaucoup des lois de la morale, le commerce se trouve atteint dans ses sources mêmes : la confiance et le crédit. Dans ces grandes crises qui pèsent sur le monde, et qui font tarir d’une manière si funeste les sources du travail, il y a une part qui appartient à des événements politiques, à l’encombrement des marchés, à des causes enfin dans lesquelles le rôle de l’ordre moral n’est pas immédiatement visible. Mais (je le demande, Messieurs, à ceux de vous qui sont, comme on dit, dans les affaires), si vous aviez une parfaite certitude que vos correspondants ne profiteront jamais des circonstances pour faillir un peu à votre égard aux lois de la stricte probité, les affaires n’iraient-elles pas mieux, les circonstances extérieures restant les mêmes ? Est-ce que les finances publiques arriveraient à l’état où elles se trouvent quelquefois, si l’on avait la confiance d’avoir à faire à des gouvernements parfaitement probes, à des peuples profondément honnêtes qui s’imposeraient les derniers sacrifices plutôt que de rendre en papier les valeurs qu’ils ont reçues en bonnes espèces métalliques ? Pensez-y ; vous verrez qu’il n’est pas salutaire de soustraire les transactions commerciales à l’empire de la morale. Et l’art enfin ! Je sais bien que les artistes ne sont pas des moralistes de profession ; je sais qu’ils ne peuvent atteindre la beauté que sous l’impulsion d’une inspiration vraiment libre, et qu’en cherchant directement le but moral on manquerait l’art ; mais je sais aussi que l’inspiration artistique traverse l’âme de l’homme et qu’elle y reçoit une direction particulière. Si l’artiste ne maintient pas son imagination pure, s’il ne veille pas sur lui-même, pour éviter que ses passions n’altèrent le sentiment de l’idéal, s’il arrive ainsi à créer des productions mauvaises, ce n’est pas l’art qui en est responsable. Supposez que la morale se retire tout à fait de ce domaine, vous arriverez à ces industriels

Qui s’en vont calculant du fond du cabinet,
D’un spectacle hideux le produit brut et net,

et qui, si leur conscience s’éveille, s’ils reconnaissent enfin les germes de corruption qu’ils ont semés autour d’eux, éprouveront un jour

    La sanglante torture
De se dire, à part soi : J’ai fait une œuvre impure ;
Et de voir ses enfants à la face du ciel
Baisser l’œil, et rougir du renom paternelo.

o – Auguste Barbier, Iambe xii.

Non, Messieurs, ni la politique, ni les diverses professions de la vie, ni l’art et la littérature, rien de ce que fait l’homme, en un mot, ne peut s’isoler de la morale sans se corrompre. Ouvrons toutes ces caves ; abattons toutes ces clôtures ; et laissons régner le bien, non pas sous la forme d’une règle étroite et mesquine, mais comme une impulsion puissante qui doit faire pénétrer partout la lumière et la chaleur du soleil des esprits.

Où finit le devoir ? Là où s’arrête l’activité de l’homme et nulle part ailleurs. Il n’existe, dans la vie humaine, aucune région qui doive rester étrangère au bien. Quand doit-on cesser de combattre le mal ? Quand il sera détruit et jamais avant. Tout bien s’impose, tout bien doit être, c’est là sa propre nature. Ou la conscience nous trompe, ou nous sommes chargés de mettre l’ordre dans l’univers et de faire le bonheur du monde. Voilà le but qui nous est marqué, et vers lequel doit nous porter notre élan. Voici maintenant l’écueil.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant