Le problème du mal

3. L’écueil

Notre programme est effrayant ; et si nous le considérons dans sa totalité, il est absurde. En effet, nous voilà lancés en vrais Don Quichottes sur les chemins de la vie, chargés de redresser tous les torts, de réparer toutes les injures, de mettre l’ordre partout ; et vous savez comment le chevalier de la Manche mettait l’ordre dans les affaires. Don Quichotte était fou. C’est un bon fou ; il est difficile de ne pas l’aimer, mais enfin c’est un fou ; et notre programme paraît aussi entaché de folie. Qu’arriverait-il à un navire qui sortirait du port avec la mission de tout voir, sans avoir aucun plan tracé ? Par cela même qu’il devrait voir tout, il n’aurait aucune raison d’aller ici plutôt que là. Ouvrant sa voile au vent d’où qu’il soufflât, et n’usant ni du gouvernail ni de la boussole, il serait pris par le premier courant venu, et ne manquerait pas d’échouer sur quelque écueil. Telle serait aussi notre destinée, si nous nous élancions vaguement à la poursuite de tout bien ; nous serions saisis par le courant de la dispersion et nous irions tristement échouer sur l’écueil du découragement.

Quelle œuvre en effet ! Se convertir et convertir le monde ; remplir ses devoirs dans sa famille et dans l’exercice de sa profession ; guider l’aveugle, secourir le pauvre, visiter le malade ; faire son office de citoyen comme électeur, soldat, juré ; s’occuper de la réforme des institutions ; améliorer ce qui est, créer ce qui doit être ; prêter enfin l’oreille à tous les appels pour des œuvres bonnes. Ces appels, vous le savez, ne manquent pas ; ils ne manquent nulle part, et ils sont abondants dans notre pays. Voici par exemple, à l’entrée de la saison rigoureuse, une société alimentaire qui se propose de fournir la nourriture à des prix aussi bas que possible ; la chose est excellente, hâtez-vous de vous en occuper. Voici une société qui travaille à répandre l’instruction ; vous en ferez partie, car l’instruction est le pain de l’intelligence. Cette réunion s’occupe à mettre en circulation de bons livres. Quoi de plus utile que de prévenir autant qu’on le peut la circulation des mauvais livres ? Cette institution a pour but de réprimer les abus de la mendicité. Qui pourrait ne pas s’y intéresser ; qui pourrait ne pas tenir pour une œuvre excellente les efforts tentés pour empêcher l’aumône d’alimenter le vice, et de passer aux mains de ces mauvais pauvres qui sont le fléau des bons ? On veut créer à bas prix des logements convenables ; oh ! que cela est utile ! il s’agit d’assurer à tous, autant que possible, l’air et la lumière ; nous nous intéresserons à cette œuvre-là. Ailleurs, on cherche à obtenir d’un libre consentement et à rétablir dans les mœurs la suspension du travail par un jour de repos hebdomadaire. Empressons-nous de seconder cette tentative ; car autant l’oisiveté est funeste, autant est précieux le loisir nécessaire pour élever chaque individu à la vraie dignité d’homme. A toutes ces œuvres, il nous faut consacrer notre temps, nos démarches, notre argent. Il faut donner une heure là où nous ne pouvons donner un jour ; dix sous, si nous ne pouvons donner dix francs ; dix centimes, si nous n’avons pas dix sous à notre disposition. Et toutes ces œuvres prochaines ne doivent pas nous faire oublier des œuvres plus éloignées. L’incendie a dévoré un village en Suisse, une bourgade en France ; il faut souscrire. Voilà dans une ville manufacturière des ouvriers sans pain ; il faut contribuer à leur en fournir. Les nègres d’Amérique ont bien de la peine à traverser la grande crise de leur indépendance ; il faut s’intéresser aux nègres d’Amérique. Il ne faut pas oublier les sauvages, auxquels nous devons porter l’aumône de notre foi et de notre civilisation. Quelle œuvre ! Que d’œuvres plutôt ! Et il y a un certain nombre d’hommes qui s’ennuient parce que, disent-ils, ils n’ont rien à faire ! Il y a des hommes qui ne semblent voir dans les progrès de la civilisation moderne que des occasions plus fréquentes et des moyens plus faciles de tuer le temps ! Tuer le temps, qui est la monnaie dont on doit acheter le bien de ses semblables ! En présence du mal et des proportions du mal dans le monde, c’est jeter du blé à la rivière dans une ville affamée ; et, comme l’a dit notre compatriote Blanvalet,

Tuer le temps ! mais c’est tuer la vie,
Tuer la foi, l’espoir, le souvenir,
La charité de prières suivie,
La charité reine de l’avenirp.

pUne Lyre à la mer.

Mais revenons à notre sujet. On ne saurait trop rappeler à ceux qui se croisent les bras et laissent perdre leur vie, combien d’œuvres réclament leur concours, combien de moissons attendent des ouvriers ; mais c’est une autre pensée qui réclame directement notre attention.

Ce qui nous préoccupe, c’est qu’il y a trop à faire. Le champ des œuvres pratiques est immense ; et les œuvres pratiques ne sont encore que la moitié de la tâche. Il ne faut pas seulement tout faire, il faut encore tout savoir. Il faut éclairer la conscience, afin que notre intention soit dirigée vers un objet véritablement bon, et que nous ne tombions pas dans l’égarement des consciences faussées. Il faut ensuite éclairer l’action ; car il ne suffit pas que l’intention soit pure, et que l’objet de l’intention soit bon en lui-même, il faut encore connaître les conditions d’une action efficace, afin d’approprier les moyens au but. L’économiste Bastiat signale certains efforts de la philanthropie et du socialisme qui, provoqués par une intention pure et tendant à un but excellent, font pourtant beaucoup de mal, parce qu’on méconnaît l’ordre véritable de l’harmonie sociale, expression de la volonté du Créateur, et qu’on veut lui substituer un ordre factice dont les conséquences seraient désastreuses. Un péril de même nature se rencontre dans tous les domaines de l’activité humaine. Le zèle dépourvu d’intelligence s’égare ; pour agir utilement il faut connaître le but à atteindre, les moyens à employer, les obstacles à vaincre. L’œuvre de la conscience réclame donc l’œuvre de la raison ; il faut joindre toutes les lumières de l’esprit à toutes les ardeurs de la volonté. Garder son cœur ; combattre sans cesse en soi et hors de soi ; tout faire et tout apprendre ; avoir une opinion sur toutes choses ; exercer une influence dans tous les domaines… Où allons-nous ? Nous voilà pris par le courant de la dispersion. Nous ferons tout à moitié ; nous abandonnerons une œuvre pour une autre qui viendra s’offrir à nous. Dans le combat contre le mal, nous agirons comme un soldat qui, sur un champ de bataille, lèverait l’épée sur un ennemi, la détournerait pour en frapper un autre avant d’avoir atteint le premier, et chercherait à en frapper un troisième avant d’avoir touché le second. Nous arriverions de la sorte à une agitation stérile pour le bien, mais qui malheureusement serait féconde pour le mal ; car le zèle vague et sans règle devient un zèle indiscret qui apporte le trouble partout et l’ordre nulle part. C’est, comme l’a dit Fénelon, « une ardeur empressée et inquiète, qui serait plutôt capable de tout brouiller que de nous éclairer sur nos devoirsq. »

qœuvres spirituelles. — De l’emploi du temps.

Remarquez bien que la tendance naturelle de la civilisation est d’accroître tous ces dangers. A mesure que se multiplient les relations des hommes et qu’une solidarité générale d’intérêts, de préoccupations, d’œuvres, tend à s’établir ; à mesure, et dans la même proportion, le calme risque de s’en aller de nos âmes, car de plus en plus nous sommes informés de tout, nous sommes invités à nous occuper de tout ce qui se passe sur le globe ; chaque jour davantage on s’appelle au secours d’un bout du monde à l’autre. Si nous nous livrons au courant, nous serons saisis d’une agitation ardente et inquiète ; nous ne tarderons pas à épuiser nos forces, notre temps, nos ressources ; la nature criera merci, et atteints tout à la fois par l’épuisement du corps et par la fatigue de l’âme, nous succomberons. Il faut le dire à l’honneur de la nature humaine, à côté des milliers de victimes des sens, de la vanité et de l’ambition, il existe quelques victimes d’un zèle ardent et sans règle pour le bien.

L’état de prostration né de la dispersion des forces se manifeste sous deux formes. Chez les uns, c’est une noble tristesse qui naît du sentiment de l’impuissance, sans détruire la vue ferme et persévérante du bien. Chez les autres, c’est la pensée que ce bien poursuivi avec une ardeur fébrile n’est au fond qu’une illusion. Ceux-là concluent, avec le Philinte de Molière,

Que c’est une folie à nulle autre seconde,
De vouloir se mêler de corriger le monder ;

rLe Misanthrope, acte I, scène i.

et ils adoptent pour devise le mot favori d’un homme d’État italien du commencement de ce siècle : il mondo va da se ; le monde va tout seul, et il n’est pas besoin de s’en mêler. Voilà l’écueil du découragement. Que faire ? Il nous est impossible de renoncer à cette vérité fondamentale que tout bien est obligatoire : ce serait nier l’essence même du bien. Il doit donc y avoir une autre vérité qui complète celle-là, et qui nous permettra de tracer un plan raisonnable pour le combat de la vie. Cette vérité, vous l’avez sans doute déjà vue ou entrevue. Cherchons à l’exposer clairement.

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