Le problème du mal

4. Le plan du combat

L’obligation du bien est absolue et universelle ; mais cette obligation universelle est répartie, par le Maître dont elle procède, entre chacune des créatures. Nous sommes tous appelés à concourir au bien général ; mais nul n’est personnellement et entièrement chargé de mettre l’ordre dans l’univers et de faire le bonheur du monde. Voilà la vérité élémentaire que nous avons laissée de côté dans les considérations précédentes, et qui va devenir notre lumière.

Chaque créature a une place déterminée par la volonté suprême. Enlevez tout ce qui dans la situation de chacun peut apparaître comme un désordre ; enlevez tous les maux qui procèdent de la volonté de l’individu, de la volonté des autres ou des institutions vicieuses : vous arriverez à concevoir que, dans l’ordre, il y aurait égalité de devoir, égalité de bonheur, mais qu’il resterait toujours la diversité des positions. L’égalité absolue ne saurait exister, même dans l’univers matériel. Représentez-vous un monde composé d’atomes parfaitement semblables : aurez-vous réalisé l’égalité absolue ? Nullement ; ces atomes sont divers par la place qu’ils occupent ; et, si votre monde a un centre, ces atomes parfaitement semblables seront inégaux, en ce sens qu’ils seront à des distances diverses du centre commun. L’égalité parfaite ne se rencontre donc pas, ne peut pas se concevoir, même entre des atomes supposés semblables. La même diversité existe entre les esprits ; et cette diversité est la condition de l’existence du monde. Chacun occupe une place qui lui est assignée d’une manière indépendante de sa volonté. La première chose à faire pour la créature est d’accepter sa place comme l’expression de la souveraineté absolue du Créateur. Ne pas accepter sa place, porter un regard de convoitise sur la situation des autres, c’est commettre le péché d’envie. Or l’envie, lorsqu’elle se donne libre carrière, ne trouve pas dans le monde un point où elle puisse s’arrêter ; elle arrive à vouloir usurper la place de Dieu. C’est la tentation première qui nous a expliqué l’origine du mal. L’envie, qui porte un si grand trouble dans la société et verse tant d’amertume dans les âmes, est l’écoulement le plus direct de la chute primitive.

Ne craignez pas que cette pensée ait une tendance stationnaire. Ne craignez pas que l’acceptation de la place faite à chacun nous conduise à rester, comme on se représente les vieux Turcs, assis jambes et bras croisés, en attendant les arrêts du destin. Nous l’avons vu, la loi de toute créature spirituelle est d’améliorer continuellement son état, et de réaliser incessamment le progrès. Toute place dans le royaume des esprits est une fonction à remplir, une œuvre à faire. Pour l’être appelé à se réaliser lui-même comme puissance libre, rester stationnaire, ce n’est pas garder sa place, c’est déserter son poste.

Nous avons rencontré maintenant la lumière qui nous manquait pour tracer notre plan de combat. De la diversité des situations résulte la hiérarchie des devoirs. Personne n’est le centre du monde, et personne ne doit être le but de sa propre volonté ; mais chacun est le centre d’où procède son action personnelle. Représentez-vous chaque volonté comme un point d’où rayonne une force. Représentez-vous ce point entouré d’une série de cercles concentriques ; et concevez que la force, en se déployant, ne doit passer à l’un de ces cercles que lorsqu’elle a rempli ceux qui étaient plus voisins du point de départ : telle est l’image de l’exercice normal de notre activité dans la pratique du bien.

Il faut commencer par soi. Nous sommes tous les gardiens les uns des autres ; toutefois, dans l’ordre de la Providence, chacun est remis avant tout à sa propre garde ; et nous pouvons interpréter dans un sens excellent le proverbe : « Charité bien ordonnée commence par soi-même. » Pour travailler au bien, il faut d’abord être bon. Il ne s’agit pas ici d’un ordre de succession. Si quelqu’un voulait être bon avant de faire le bien, il serait semblable à l’enfant qui ne veut pas se mettre à l’eau avant de savoir nager ; car être bon c’est faire le bien. Il s’agit, non d’un ordre de succession, mais d’un ordre d’importance. Dans l’accomplissement du devoir, notre premier regard doit toujours être tourné sur nous-mêmes. Il ne faut pas être de ceux qui prêchent aux autres, je ne dirai pas la loi qu’ils n’ont pas entièrement accomplie, car personne en ce cas ne pourrait parler, mais la loi qu’ils ne s’efforcent pas sérieusement et sincèrement d’accomplir. Il ne faut pas être de ceux qui lient, pour les mettre sur l’épaule d’autrui, des fardeaux qu’ils ne veulent pas toucher du bout du doigt. Le premier devoir pour chacun est de se mettre dans l’ordre, de régler ses actions, ses sentiments, ses pensées d’une manière conforme à la loi.

Cette obligation renferme celle de se maintenir en état de faire sa tâche. Il est des cas exceptionnels dans lesquels l’homme doit savoir sacrifier, et sans hésitation, sa santé et au besoin sa vie ; mais, dans les cas ordinaires, c’est un devoir de ménager ses forces pour être capable d’accomplir son œuvre. Le repos nous est nécessaire. Le délassement même, le plaisir, a sa place dans une vie bien réglée ; car il faut à l’homme des récréations. La loi qui doit régir cet ordre de faits est contenue dans le mot dont nous faisons usage. La récréation doit récréer, renouveler les forces ; son but marque ses limites légitimes. Il est certain que l’on viole la loi quand le plaisir qui doit récréer les forces les consomme. Si on use son corps et son âme par l’excès de la boisson ou de la nourriture ; si on doit se reposer pendant la journée des fatigues d’une nuit passée au bal, au spectacle ou au cabaret, qui pourrait contester que l’ordre de la nature est troublé ?

Ce qui importe au maintien de la vie morale, autant et plus que le délassement, c’est l’habitude de se ménager des moments de calme, de silence, de se recueillir. Dans un monde où le désordre règne, la loi de charité devient une loi de combat. Mais pour combattre il faut être fort ; et nul n’alimentera ses forces spirituelles, s’il ne sait pas chercher souvent la solitude, s’isoler du mouvement de la vie pour se nourrir des hautes pensées qui préservent de la dispersion. On n’agit jamais plus efficacement pour le service des autres que lorsqu’on s’en sépare momentanément pour les retrouver dans la calme contemplation des grandes lois de l’ordre spirituel qui nous lient à tous nos semblables, et dans le sentiment de la présence de Dieu, le Père universel et le centre commun de ses créatures.

Après s’être occupé de soi-même, il faut passer aux autres. Ce passage de soi aux autres appelle une considération importante. Faire le bien des autres c’est la loi de notre volonté ; mais les autres sont nos semblables, c’est-à-dire qu’ils ont aussi une volonté, et nous ne sommes pas leurs maîtres. Il existe un maître commun de toutes les âmes, mais ce maître n’est aucun de nous. Lors donc que nous avons exercé notre influence légitime sur nos semblables (et cette influence est grande dans la proportion où nous les aimons), nous devons nous arrêter dans le respect de leur liberté, car l’indiscrétion est funeste. Un zèle indiscret pour le bien fait du mal en éveillant les susceptibilités de l’esprit d’indépendance. Sous la solidarité qui nous lie, chacun a sa propre responsabilité et ses propres affaires.

Dans l’action que nous devons exercer sur les autres, la bonne règle nous est indiquée par les cercles concentriques. Il faut d’abord soigner les siens, ceux que nous appelons nôtres dans un sens particulier, qui sont nos plus proches compagnons dans le voyage de la vie. Cette règle essentielle est souvent violée. Voici par exemple une dame très charitable. Elle visite beaucoup de pauvres, cela est excellent ; elle est membre de toutes les sociétés de bienfaisance, c’est peut-être trop. Car enfin, Madame (permettez-moi, Messieurs, cette forme littéraire, malgré la composition exclusivement masculine de nos réunions), si votre mari, rentrant fatigué du travail et des préoccupations de la journée, a grand besoin de trouver le foyer allumé, le repas prêt, un bon accueil qui le réjouisse, et qu’il apprenne en arrivant chez lui que Madame est à son assemblée de charité, n’aurez-vous pas négligé votre premier devoir pour une œuvre excellente en elle-même, mais qui devient mauvaise en prenant une place qui ne lui appartient pas ? Et vous, Monsieur, si l’on a besoin de vous à la maison pour un conseil, pour une décision à prendre, pour une intervention virile nécessaire, aurez-vous raison de rester hors de votre domicile, même pour vous rendre à une réunion d’utilité publique ? Si Madame est à son assemblée et Monsieur à sa réunion, y aura-t-il au moins un juste équilibre ? Et les enfants ! les enfants ! Ce foyer de bois ou de charbon éteint à l’heure où il devrait être allumé, n’est-il pas le symbole d’un autre foyer dont la flamme fait défaut ? Ne privez-vous pas vos enfants de ces souvenirs de la maison paternelle qui devaient être l’appui de l’innocence de votre fille et la force de votre fils contre les séductions de la vie ?

Sur le même rang que les devoirs de la famille se trouvent ceux de la profession. Un commis n’a pas le droit d’être philanthrope, s’il néglige pour cela les écritures de son patron ; et un banquier n’a pas le droit de faire les plus belles œuvres du monde, s’il laisse en souffrance pour cela les intérêts de ses clients. Et nous, Messieurs, qui remplissons les fonctions de citoyens dans un État libre, si la patrie réclame notre concours en une journée d’élection, nous n’avons pas le droit d’aller ce jour-là à Bonne-villes pour aider nos voisins du Faucigny dans une entreprise de bien public.

s – Bonneville est le chef-lieu du Faucigny, vallée de la Savoie qui confine le territoire de Genève.

On n’a pas le droit de sacrifier un devoir prochain à un devoir plus éloigné, si beau et grand qu’il soit. C’est là le principe ; et c’est par là que nous éviterons l’écueil de la dispersion. Nous parlons de la règle ordinaire et des existences ordinaires. Il est des vocations spéciales qui ont d’autres exigences ; il est des hommes appelés par leur profession même à rompre au besoin les liens de la famille et ceux de la patrie en vue d’un intérêt général qu’ils ont accepté comme leur premier devoir. Il est aussi des cas d’urgence dans lesquels, pour tout le monde, un devoir habituellement éloigné devient un devoir immédiat. Quand l’incendie, par exemple, menace de dévorer une ville, les occupations professionnelles et les devoirs domestiques cèdent le pas à l’intérêt général de la conservation de la cité. Ce sont là des cas d’exception ; dans la règle commune l’observation de la hiérarchie des devoirs permet seule de travailler efficacement au développement du bien.

Cette vérité est importante ; mais il ne faut pas en abuser. Il n’est rien de plus élastique que les forces et le temps de l’homme : l’égoïsme les restreint, la charité les augmente. Si vous remplissez exactement vos devoirs immédiats, mais que vous soyez enclin à dénigrer ceux qui font plus que vous ; si vous êtes toujours prêt à jeter votre petit verre d’eau froide sur tout élan généreux, vous montrez que la pratique de vos devoirs n’est au fond pour vous qu’un égoïsme agrandi. Supprimez les poursuites mauvaises de l’ambition et de la vanité, les lâches recherches de la sensualité et les sollicitations de la paresse, il n’y aura personne qui ne puisse trouver le temps de faire des œuvres bonnes, au delà de l’enceinte de ses devoirs prochains et immédiats. Mais l’inégalité paraît fort grande sous ce rapport. Beaucoup d’hommes, en dehors de leur travail et du repos qui leur est vraiment nécessaire, ne peuvent accomplir que des actes de bienveillance individuelle, tendre la main à un voisin, rendre service à un passant, adresser une bonne parole à un affligé. Ici se montre un privilège des classes aisées qui, au premier coup d’œil, paraît immense, le privilège de pouvoir travailler largement aux œuvres de bien public. Représentez-vous un négociant qui se sera d’abord concentré sur son commerce pour établir sa famille, tout en rendant les services qu’il pouvait rendre sans s’écarter de son but. Que cet homme, parvenu par le travail à une aisance dont un cœur sage a fixé les modestes limites se retire des affaires, et consacre alors toute son activité à aider, à secourir, à consoler les autres, à s’associer à des entreprises d’utilité générale ; vous aurez sous les yeux un des meilleurs types de l’espèce humaine ; et, grâce à Dieu, ce type n’est pas rare dans notre pays. Dans cette liberté d’action pour le bien commun qui résulte de l’aisance, il faut encore éviter la dispersion ; toutes les forces s’accroissent en se concentrant. Presque toujours, dix hommes se consacrant chacun à une œuvre particulière obtiendront un meilleur résultat que ces dix hommes prenant chacun une part de dix œuvres différentes ; et l’empereur Marc-Aurèle a donné un bon conseil lorsqu’il a écrit cette maxime de conduite : « Ne te charge pas trop d’affairest. »

tPensées de l’empereur Marc-Aurèle Antonin, traduction de Joly, chapitre xx. — Défauts à éviter.

Il semble d’abord qu’il y a dans cette liberté de se consacrer au bien public un privilège immense pour un cœur généreux. Ce privilège est réel, mais il n’est pas aussi grand qu’il le paraît, par ce que chacun peut travailler au bien public en remplissant ses devoirs spéciaux. En effet, le premier des intérêts généraux est que les fonctions particulières soient convenablement remplies. Il existe dans les campagnes un proverbe dont l’application n’est pas mauvaise dans les villes : « Que chacun fasse son métier, les vaches seront bien gardées. » Le chêne le plus majestueux n’est, dans sa végétation générale et puissante, que le résultat d’une infinité de mouvements particuliers produits par des petites gouttes de sève dans de très petits canaux. Dès le moment où les devoirs particuliers seraient remplis, il y aurait beaucoup moins à faire pour ce qu’on appelle le bien public, une grande partie des entreprises de bien public n’ayant pas d’autre objet que de remédier au résultat des désordres particuliers. Supprimez par exemple la paresse et l’ivrognerie, et aussi les aumônes inconsidérées : il y aura encore des pauvres, mais il n’y aura plus rien à faire pour réprimer les abus de la mendicité. Établissez la tempérance et la pureté des mœurs : voilà les trois quarts des hôpitaux vidés, et une des branches de l’activité charitable singulièrement réduite. Si les gouvernements et les peuples obéissaient aux lois de la justice et de la raison, il ne serait pas nécessaire de fonder une association pour soulager les misères des champs de bataille. J’ai toujours regretté que l’œuvre excellente des blessés, dont Genève a l’honneur d’avoir eu l’initiative, n’ait pas débuté par une protestation énergique contre les barbaries de la guerre.

Tel est, Messieurs, le plan que je vous propose pour le combat de la vie. On se doit à tout bien, mais dans un ordre que fixe la place assignée à chacun par la volonté suprême. Alors l’élan contenu par la règle deviendra durable parce qu’il sera contenu, et il deviendra fécond parce qu’il sera durable. Des efforts concordants réaliseront l’harmonie du monde spirituel. Devant les armées du mal, nous sommes dispersés, et c’est là notre faiblesse. C’est l’égoïsme, c’est la maxime « chacun pour soi, » qui nous disperse. Retourner son cœur pour marcher résolument à l’ennemi en se serrant autour du drapeau, chacun à son rang, voilà l’ordre de la bataille. Il est beau de marcher sous la bannière du bien, en voyant la lumière divine éclairer les plus humbles devoirs. Il est beau de prendre part à la grande lutte, et d’entrevoir au terme de la lutte le repos dans l’ordre, dans l’épanouissement régulier et croissant de la vie bonne. Il est beau de contempler au delà des angoisses, des désordres et des déchirements de la société troublée par la souffrance et le péché « un ciel d’étoiles raisonnables, aimantes et libres, un immuable ciel plein de sérénité, de lumière et d’amour, où tout ce que l’on a rêvé serau. »

u – Le père Gratry, de la Connaissance de l’âme. Épilogue.

Telle est l’œuvre à commencer sur la terre, et à poursuivre dans l’immortel avenir. Y a-t-il ici quelqu’un qui trouve la vie lourde, l’existence terne et pesante, la succession des jours monotone ? qu’il comprenne ces choses, et il sentira qu’il vaut la peine de vivre. Et à qui douterait du bien et du triomphe définitif du bien, parce qu’il lui manquerait une foi profonde en Dieu, je dirais, dans les paroles de Socrate : « La chose vaut la peine qu’on hasarde d’y croire ; c’est un hasard qu’il est beau de courir, c’est une espérance dont il faut comme s’enchanter soi-mêmev. »

vLe Phédon, page 314 de l’édition Cousin.

Le grand disciple de Socrate, Platon, a dépeint dans des pages qui ne périront pasw, tant que dureront les lettres humaines, le mouvement de l’âme s’élevant de beautés en beautés jusqu’à la contemplation de la beauté suprême. Et qui donc n’a pas senti le regard du désir se tourner vers le suprême idéal ? Quel est le libertin qui ne sente pas qu’il est beau d’être maître de ses sens ? Quel est le menteur qui dans sa conscience ne sente pas le prix de la vérité ? Quel est le lâche qui dans le fond de son cœur n’honore pas le courage ? Quel est l’égoïste qui ne doive pas refouler la voix de sa propre nature, et apprendre à se mépriser lui-même, avant de tourner le dévouement en dérision ? Le bien c’est la vérité, car c’est l’expression de la pensée suprême qui a déterminé tout ce qui est, tout ce qui doit être ; le bien c’est la beauté, et notre cœur en rend témoignage ; l’âme tend à lui par toutes les hautes aspirations de sa nature. Il est devant nous, le bien, comme une vision splendide dont il est impossible de ne pas sentir l’attrait. Nous nous élançons, mais le mal est là ; nous retombons dans nos ténèbres, le nuage se reforme, et nous nous demandons si la vision magnifique n’était pas une illusion trompeuse. La vision est vraie, Messieurs ; le bien est la réalité suprême, car il est la manifestation du Dieu souverain. Nous le voyons ; qu’est-ce qui nous manque pour nous en emparer ? La force. Ce sera l’objet de notre prochaine séance.

wLe Banquet.

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