Le problème du mal

2. La prière

La prière est un fait universel. Dans la prière, comme en toutes choses, se manifeste le désordre essentiel de l’humanité. Un brigand des Calabres prie, dit-on, la madone de l’assister pour faire un mauvais coup ; le chef d’un État, sur le point d’entreprendre une guerre clairement injuste, institue des prières publiques pour appeler Dieu au secours de l’iniquité : nous avons là des exemples de la dépravation absolue de la prière qui devient la prière pour le mal. Il est des hommes qui, comme cet honnête Grec, Ischomaque, dont Xénophon nous a tracé le portraite, demandent à la puissance divine le triomphe sur leurs ennemis, une bonne réputation, une bonne santé et toutes les joies de la terre. Mais nous trouvons aussi, partout et toujours en quelque mesure, la vraie prière spirituelle, celle qui demande la force pour le bien à Celui qui est à la fois la source de tout bien et de toute force. Cette prière, vous la trouverez dans un des chœurs les plus célèbres de Sophocle, qui commence par ces mots : « Qu’il me soit donné de conserver dans toutes mes actions et mes paroles la sainte puretéf » Et notre prière, Messieurs, la nôtre, je veux dire celle que nous avons tous apprise dans notre enfance, veuillez la repasser dans votre mémoire. Que nous a-t-on appris à demander ? « Notre pain quotidien, » pour nous rappeler quel est celui qui fait croître le blé dans le sillon. Quoi d’autre ? « Que le nom de Dieu soit sanctifié, » c’est-à-dire que tous les hommes soient de plus en plus pénétrés de cette vérité fondamentale que la volonté de Dieu est identique au bien. Que demandons-nous encore ? Que cette volonté soit faite, que le bien s’accomplisse, et que nous soyons délivrés du mal par le pardon et par le secours. Voilà dans sa simplicité majestueuse la prière spirituelle, la vraie prière du bien, et c’est de celle-là que nous avons à parler.

e – Dans l’Économique. — Voir la Vie éternelle, septième discours, au commencement.

f – Œdipe roi.

Je dois dissiper une crainte qui peut s’élever dans l’esprit de quelques-uns d’entre vous. Ne craignez pas que je veuille pénétrer ici dans les secrets les plus intimes de la vie des âmes, et introduire l’instrument toujours relativement grossier du raisonnement dans les fonctions les plus délicates de la vie de l’esprit. On élève des doutes sur la valeur de la prière ; je veux examiner l’objection, et mon espoir est de la détruire ; voilà tout. Je ne veux pas démontrer la prière, mais, s’il est possible, vous laisser prier en paix selon le vœu de votre cœur.

Vous entendrez dire que la prière appartient à l’enfance de l’humanité, et disparaît peu à peu devant les lumières de la réflexion, devant les résultats de la culture moderne. C’est une question de fait ; et je ne vois pas que le fait énoncé soit exact. L’instinct de la prière semble exister de nos jours aussi puissant que jadis. L’art y compte si bien qu’il y fait toujours appel. Pour éliminer des productions de l’art l’idée et le sentiment de la prière, il faudrait déchirer les plus belles pages, je ne dirai pas de Racine, mais de Hugo, de Lamartine, de Musset ; il faudrait effacer les plus belles toiles de nos musées de peinture ; il faudrait imposer silence aux expressions les plus élevées de la musique ; car c’est toujours lorsqu’elle atteint les accents de la prière que la musique arrive aux plus hauts sommets de l’art. Remarquez que je ne parle pas ici des sentiments personnels des artistes, mais d’un sentiment général auquel ils ne s’adresseraient pas si ce sentiment avait disparu. Est-ce la science qui se trouve en contradiction avec la prière ? S’il en était ainsi, Kepler, ce me semble, en aurait eu le soupçon, Newton s’en serait douté, et Faraday ne viendrait pas de mourir en laissant au monde savant l’exemple d’une piété égale à son génieg.

g – Voir dans les Archives des sciences physiques et naturelles de la Bibliothèque universelle (octobre 1867) la notice de M. de la Rive, sur Faraday.

Il ne semble donc pas, à consulter les faits, que la prière disparaisse devant la culture moderne, ainsi que quelques-uns l’affirmenth. Mais l’objection capitale est mise sur le compte de la philosophie. On dit, au nom de la philosophie, que la prière n’est pas raisonnable. Le propos est grave ; car si nous sommes souvent obligés de faire des choses contraires aux raisonnements des hommes, nous ne devons rien faire de contraire à la raison, à la raison primitive et vraie telle que Dieu l’a placée en nous. Mais y a-t-il vraiment incompatibilité entre la philosophie et la prière ? J’ai fait connaissance dans mes études avec un grand nombre de philosophes, soit dans le temps présent, soit dans les siècles passés. Il en est plusieurs, je vous l’assure, et d’entre les plus grands, qui étaient des hommes pieux et qui priaient comme de petits enfants, car il n’y a pas deux manières de prier. Aujourd’hui même, en feuilletant, avant de me rendre ici, un livre qui sort de presse, la Vie des savants illustres de M. Figuier, je suis tombé sur le récit de la mort d’un philosophe célèbre, d’un hardi novateur, Pierre Ramus, qui mourut victime des massacres de la Saint-Barthélémy. Quand il se trouva en face des assassins qui entrèrent dans son cabinet de travail, dont ils avaient enfoncé la porte, il demanda un instant, un seul instant, et prononça à haute voix ces paroles de prière, qui nous ont été conservées :

h – L’affirmation contraire à celle que je combats est contenue dans le récent ouvrage de M. Emile Juventin, intitulé État des croyances (1 vol. in-12, Paris, Meyrueis, 1868). L’auteur dit, page 22, « tous les renseignements s’accordent à faire penser que, dans des directions diverses, le nombre des hommes de prière s’accroît d’une manière sensible. » — Le point de vue auquel est placé M. Juventin, le caractère profondément réfléchi de sa pensée, et son effort constant pour enregistrer impartialement les faits, donnent un grand poids à sa parole.

« O mon Dieu, j’ai péché contre toi ; j’ai fait le mal en ta présence. Tes jugements sont justice et vérité. Aie pitié de moi, et pardonne à ces malheureux ; ils ne savent ce qu’ils fonti. »

i – Voir Ramus par Charles Waddington (1 vol. in-8, Paris 1855), p. 254. L’auteur fournit les preuves de l’exactitude du récit qu’a reproduit M. Figuier.

Lorsque Descartes, esprit libre et puissant s’il en fut, subit les atteintes mortelles de sa dernière maladie, il tomba dans une sorte de délire qui n’altérait pas l’enchaînement régulier de ses pensées. Ceux qui écoutaient ses paroles suprêmes furent étonnés d’entendre que ce géomètre, ce métaphysicien, ne parlait pas des sciences qui l’avaient tant occupé, mais des grandeurs de Dieu et de la misère de l’hommej. Je ne veux pas multiplier ces exemples ; un seul encore. Il est un philosophe dont j’ai étudié longtemps la vie et les écrits : Maine de Biran. Maine de Biran parvint comme administrateur et homme d’État à de hautes fonctions politiques ; mais il fut toujours entraîné par un irrésistible instinct à l’observation de lui-même et à l’étude des grandes questions de la destinée humaine. Ce qui fait sa valeur dans l’ordre de la science, le voici. Mieux et plus qu’on ne l’avait fait avant lui, il a reconnu le rôle de la volonté dans toutes les manifestations de la vie humaine. Il a discerné la part de la volonté, non seulement dans nos actes, mais dans nos idées, dans nos sentiments, et jusque dans nos sensations corporelles. Or, en même temps qu’il constatait de plus en plus, par une analyse savante, le rôle de la volonté et ce qu’elle doit être dans la vie de l’homme, en même temps, par une expérience prolongée et souvent douloureuse, il constatait aussi la faiblesse de la volonté. Par un mouvement de l’âme lent, continu, prolongé pendant des années et qui, au milieu d’incertitudes et d’oscillations, a toujours été fondamentalement dirigé dans le même sens, il se tourna vers Dieu et mourut en priantk. Il n’y a donc pas incompatibilité entre la philosophie et la prière, pas plus au temps où nous sommes qu’au siècle de Descartes et aux jours où vivait Ramus.

jVie de Monsieur Descartes, par Baillet. Livre VII, chap. xxi, p. 419.

kMaine de Biran, sa vie et ses pensées. 1 vol. in-12, Paris, 1857.

Maintenant : lorsqu’une doctrine négative de la prière s’est emparée d’une intelligence, cette doctrine réussit-elle à détruire, dans l’âme de celui qui la professe, l’instinct naturel de la prière ? Non ; ceci est encore une question de fait. Jamais la philosophie qui nie tout rapport entre l’homme et Dieu ne s’est développée avec plus d’ampleur et plus d’éclat qu’à la fin du siècle dernier. Qu’est-il arrivé ? On dit que des matelots qui semblaient impies se mettent à genoux au sein de la tempête, et il y a dans le monde d’autres tempêtes que celles de l’Océan. A la fin du siècle dernier, des hommes qui avaient été nourris dans l’athéisme, qui en avaient fait profession, ont retrouvé dans leur cœur, au sein de la tourmente révolutionnaire, l’instinct, le besoin et l’accent de la prièrel. Voici un fait analogue qui s’est produit dans des circonstances moins lugubres. Un écrivain estimable du commencement de ce siècle avait été nourri de la philosophie de son temps, et avait appris à nier le pouvoir de la prière. Il venait de terminer un ouvrage en faveur d’une cause qui lui tenait fortement à cœur ; il avait fait tout ce qu’il était en son pouvoir de faire, et il écrivit à un de ses correspondants les lignes que voici : « C’est à Dieu à faire le reste, je l’en ai prié avec ferveur et avec larmes, chose bien insolite pour moi et peut-être inconséquente, mais mon cœur était plein, et c’était pour moi un besoin de prier. »

l – Isnard, par exemple. Voir la Vie éternelle, cinquième discours, à la fin. — Voir aussi les biographies de Laharpe.

L’instinct de la prière subsiste donc en dépit des doctrines qui le repoussent. Il n’est pas même nécessaire pour pouvoir prier d’avoir une foi positive en Dieu. Qui est-ce qui peut prier ? Tout le monde, excepté les athées qui sont certains que Dieu n’existe pas. Mais y a-t-il des athées ? Y a-t-il, non des doctrines d’athéisme (il y en a malheureusement beaucoup), mais des hommes parfaitement certains que Dieu n’existe pas ? Il est permis d’en douter ; bien des foyers semblent éteints, tandis que le feu couve encore sous la cendre. En dehors de la supposition d’un athéisme réel, tous peuvent essayer de prier, et je ne vois rien à objecter au raisonnement d’un poète qui, après s’être écrié :

Croyez-moi, la prière est un cri d’espérance !
Pour que Dieu nous réponde adressons-nous à lui !

semble se demander : mais si Dieu n’existait pas ? et continue :

Si le ciel est désert, nous n’offensons personne ;
Si quelqu’un nous entend, qu’il nous prenne en pitiém  !

m – Alfred de Musset, l’Espoir en Dieu.

La philosophie en général n’est pas incompatible avec la prière ; les systèmes qui nient l’existence de rapports entre Dieu et l’homme ne détruisent pas l’instinct de la prière, même chez leurs sectateurs ; et aucune doctrine, si ce n’est l’athéisme proprement dit, n’interdit légitimement à celui qui éprouve le besoin d’être fortifié de chercher le secours de Dieu. Il existe pourtant dans la science un courant considérable qui entraîne les âmes loin de Dieu, courant qu’ont accru par leurs travaux des hommes qui étaient personnellement pieux et dont la doctrine ne marchait pas d’accord avec leur vie. Il existe une philosophie, et une philosophie très importante, qui affirme que la prière n’est pas raisonnable, ou, en d’autres termes, qu’il est interdit à la créature qui fait usage de sa raison de chercher l’assistance de Dieu. Quelle est cette doctrine ? Celle que nous avons déjà rencontrée et signalée ; celle qui nie tout élément de liberté, et ne voit dans l’univers qu’un ensemble de phénomènes régis par les lois d’une nécessité absolue. Si tout est déterminé nécessairement, s’il n’y a aucun principe de liberté dans le monde, il n’y a rien à demander. La conséquence est juste ; mais j’ajoute : il n’y a rien à faire ; la conséquence est également juste. La doctrine qui nie l’efficacité de la prière nie pareillement l’efficacité des efforts de l’homme dans le travail. C’est le seul argument que je vais développer. On oppose à la prière l’idée que tout est fatalement déterminé ; je cherche à établir que si l’objection est valable, elle est valable contre le travail.

Croyez-vous à la réalité de la puissance humaine dans le travail ? Voyez quelle est l’action de l’homme sur la nature ! Nous fertilisons le sol ; nous contenons les rivières par des digues ; nous améliorons les espèces végétales et les races animales ; ou, agissant en sens contraire, nous épuisons le sol par des cultures imprudentes ; nous déboisons les montagnes, et les eaux débordées des fleuves inondent les vallées ; nous abâtardissons les races animales. Notre action sur la nature est très limitée : nous ne pourrions pas assurément faire dévier notre planète de son orbite ; un tremblement de terre met à néant le travail de générations entières ; mais ce pouvoir limité est réel. Quelles sont ses bornes précises ? Personne ne saurait le dire. Il n’est pas vraisemblable que, réalisant le rêve d’un utopiste moderne, l’humanité réussisse à changer l’Océan en un bassin de limonade ; mais si le bon sens fait justice des rêves des fous, le génie a souvent déjoué, et déjouera souvent encore les prévisions des sots. Nous exerçons une action incontestable sur la nature. N’avons-nous pas d’action sur la société ? N’agissons-nous pas sur nos semblables par l’exemple, par la parole, par le regard ? Arrêtez-vous l’ingénieur qui veut élever une digue, l’horticulteur qui se propose d’améliorer ses produits, la mère qui veut incliner au bien l’âme de ses enfants, le politique qui cherche à exercer une action sur la société, les arrêtez-vous, en leur disant : Que prétendez-vous faire ? tout est absolument et fatalement déterminé ? Non ; quand il s’agit d’apprécier la puissance humaine, notre siècle penche plutôt du côté de l’orgueil que du côté du découragement. Que veulent faire cependant tous ceux qui travaillent, soit dans le domaine de la matière, soit dans le monde spirituel ? Ils sont en présence d’un ordre de choses qu’ils s’efforcent de modifier ; ils ne pensent donc pas que tout dans l’univers soit fatalement déterminé.

Vous comprenez où tend mon argument ; et vous pensez peut-être que je m’aventure dans une entreprise sophistique. Vous accordez que l’homme peut exercer une influence sur la nature et sur la société ; mais vous pensez que l’action de Dieu est fixe, immuable, et que, par conséquent, l’argument fondé sur l’efficacité du travail humain ne saurait conduire à accepter l’efficacité de la prière, puisque la prière prétend modifier l’action divine. L’objection a pour base l’idée d’une distinction absolue entre l’action de l’homme et l’action de Dieu ; or, cette idée est fausse ; vous allez le reconnaître.

Qu’est-ce que peut l’homme lorsqu’il agit sur la nature ? Il peut (c’est une remarque du chancelier Bacon)n, il peut éloigner ou rapprocher deux parties de la matière. Et au delà ? Rien. Dans tous ses travaux, depuis l’établissement de la montre la plus minime jusqu’à la construction de la cathédrale la plus grandiose, l’homme ne fait jamais qu’approcher ou éloigner des parties de la matière ; tout le reste se fait sans lui, et presque toujours par des moyens qu’il ignore. Vous élevez par exemple de l’eau dans un corps de pompe, et vous dites : mon travail élève l’eau dans un corps de pompe. D’accord, mais sous quelle condition ? Sous la condition de la constitution de l’eau et de toutes les forces qui agissent dans ce liquide ; sous la condition de l’attraction du globe et du poids de l’atmosphère. Quand vous élevez de l’eau dans un corps de pompe, le ciel et la terre travaillent avec vous ; toutes les puissances de la nature consentent à subir sur un point donné, et contrairement au cours naturel des choses, l’action de votre volonté. Et quand vous lèveriez l’eau simplement avec la main, la chose resterait la même, parce qu’à partir de la détermination de votre volonté, toutes les forces de la nature ont été en action, dans l’intérieur même de votre corps, pour transmettre la décision de votre volonté à votre main, et de votre main à l’eau qu’elle aura soulevée. La philosophie qui établit une distinction absolue entre l’œuvre de l’homme et l’œuvre de Dieu est donc une philosophie sans profondeur. Elle suppose, ce qui est contraire à toute réalité, que l’homme peut faire quelque chose sans entrer en concours d’action avec les forces de la nature qui manifestent la volonté du Créateur.

n – Approcher ou écarter les uns des autres les corps naturels, c’est à quoi se réduit toute la puissance de l’homme ; tout le reste, la nature l’opère à l’intérieur, et hors de notre vue. » — Novum organum, livre I, aphorisme 4.

Le cours naturel des choses, c’est-à-dire l’œuvre directe de Dieu, est donc incessamment modifié par le travail de l’homme. Dirons-nous que par notre travail les desseins de Dieu sont changés ? Non ; car Dieu en nous créant libres nous a fait participants de sa puissance et nous veut ouvriers avec luio ; travailler ce n’est donc pas changer ses desseins, c’est les accomplir. L’homme sent en lui-même une puissance d’action ; il agit ; il voit le résultat de ses actes ; et il laisse dire les philosophes qui affirment que tout est fatalement déterminé.

o – « Nous sommes ouvriers avec Dieu, » dit l’apôtre St. Paul, 1 Corinthiens 3.9.

Voici maintenant la question qui s’offre à notre examen : la prière est-elle un pouvoir ? Avons-nous reçu la faculté de puiser la force à sa source même, de la chercher en Dieu ? Nous avons l’instinct de la prière comme celui de l’action, et Dieu qui nous a fait travailleurs, nous a fait également prieurs. — Mais tant d’hommes qui ne prient pas ! — Et tant d’hommes qui ne travaillent pas ; ou, ce qui revient au même, qui ne travaillent que sous la verge de fer de la nécessité ! Les paresseux n’empêchent pas que l’homme ne soit organisé pour le travail ; et les bouches toujours closes devant Dieu n’empêchent pas que l’homme ne soit organisé pour la prière.

Nous avons l’instinct de la prière. Pouvons-nous constater ses résultats ? Sans doute. Voici un homme aux prises avec une tentation majeure. Se sentant près de tomber, il a crié à Dieu, et il a été soutenu. Vous dites peut-être : C’est un homme fort, et lors même qu’il n’aurait pas prié, le résultat aurait été le même. En êtes-vous bien sûr ? Une épidémie sévit sur une ville. Les médecins et les fonctionnaires publics font leur devoir, le devoir particulier de leur charge. Mais voici des hommes, voici des femmes qui, sans y être obligés par une fonction particulière, sans chercher la renommée, sans être soutenus par l’intérêt de la science, sans avoir à espérer ni croix d’honneur, ni prix Monthyon, se consacrent avec un dévouement complet au soulagement des misères publiques ; et ils ont prié. Vous dites peut-être : Ce sont des natures dévouées, elles n’auraient pas prié que leur action aurait été la même. En êtes-vous bien sûr ? Ces hommes affirment qu’ils ont trouvé de la force dans la prière, et le fait s’est passé en eux-mêmes. Qui êtes-vous pour leur dire : Non.

Travailler, ce n’est pas changer les plans de Dieu ; c’est les accomplir, puisque Dieu nous a créés pour le travail. La prière n’a pas la prétention de changer les plans de Dieu ; elle les accomplit, puisque Dieu nous a créés avec le besoin et l’instinct de la prière.

La prière et le travail soulèvent les mêmes objections ; mais ces objections partent de l’idée qu’il n’y a de liberté ni en l’homme ni en Dieu, que le monde est un mécanisme fatal et fixe. A ce point de vue, qui est celui d’un athéisme patent ou déguisé, il n’y a sans doute rien à demander ; mais il n’y a non plus rien à faire. La doctrine du fatalisme universel est tellement contraire au sentiment immédiat de la réalité et à la conscience du genre humain, qu’on lui demande à bon droit de faire ses preuves. Or, ces preuves, elle ne les a pas faites, et elle ne les fera jamais.

Travail, prière, ces deux pouvoirs s’harmonisent ; ils s’harmonisent dans la demande d’une force pour l’action. On oppose souvent (c’est le thème de plus d’un écrivain moderne) la prière qui était la pratique des temps anciens, et le travail qui est la vertu des temps modernes. Je ne sais pas si les anciens priaient beaucoup plus que nous ; et je suis persuadé que nous ne travaillons pas beaucoup plus qu’eux. Quant à l’opposition de la prière et du travail, elle n’est point fondée en droit, mais elle est trop souvent suggérée à l’esprit par les abus d’une fausse dévotion. La prière qui prétendrait se substituer au travail serait une dérision et presque un crime. Vous connaissez la fable de la Fontaine : le Rat qui s’est retiré du monde. Le rat gros et gras, bien pourvu de tout dans son fromage de Hollande, reçoit une députation de ses compatriotes de Ratopolis bloquée par le peuple chat.

On les avait contraints de partir sans argent,
     Attendu l’état indigent
     De la république attaquée.
Ils demandaient fort peu, certains que le secours
     Serait prêt dans quatre ou cinq jours.
     Mes amis, dit le solitaire,
Les choses d’ici-bas ne me regardent plus.
     En quoi peut un pauvre reclus
     Vous assister ? Que peut-il faire
Que de prier le ciel qu’il vous aide en ceci ?
J’espère qu’il aura de vous quelque souci.
     Ayant parlé de cette sorte,
     Le nouveau saint ferma sa porte.

C’est là un saint de la mauvaise espèce. Le malade qui n’a ni or ni argent, ni force, ni parole peut-être, donne sa prière, et malheur à qui dédaignerait, un pareil présent ! Mais, de la part de celui qui peut agir, dire à son semblable : « Frère, il ne me plaît pas de troubler mon repos pour te rendre service, mais je prierai Dieu qu’il te vienne en aide, » c’est manifestement se moquer à la fois des hommes et de Dieu. La prière, la vraie prière, doit être la source de l’action pour le bien. A qui dirait : Agissez au lieu de prier ! nous devons toujours pouvoir répondre : Je prie pour avoir la force d’agir.

Ces deux pouvoirs harmoniques, le travail et la prière, ont la même condition et la même limite. Leur condition commune est la persévérance. Nous commettons souvent sous ce rapport une erreur qui devient la cause de bien des découragements. On raisonne et l’on agit, comme si toute prière devait obtenir immédiatement la plénitude de ses effets, comme s’il suffisait de s’écrier une fois : Mon Dieu ! et que tout dût être accompli. C’est l’erreur d’un enfant qui, dans son impatience puérile, voudrait qu’un travail fût terminé à l’instant où il est entrepris. Si la prière est une fonction naturelle de la vie des esprits, c’est une fonction perpétuelle. Si la prière est la respiration de l’âme, elle doit être incessamment renouvelée. Sans vouloir limiter la puissance de la grâce divine, nous n’avons pas le droit d’espérer, dans le cours ordinaire de la Providence, qu’une seule invocation adressée au maître de la vie libérera la volonté des chaînes d’habitudes mauvaises qui se sont fortifiées pendant dix, vingt, trente années, peut-être. La persévérance est donc la condition commune du travail et de la prière. Quant à la limite de ces deux pouvoirs, elle se trouve dans les desseins insondables pour nous de la suprême puissance. Que de prières qui ne reçoivent pas de réponse apparente et immédiate ! Que d’efforts qui semblent manquer leur but ! La sagesse souveraine se réserve de fixer, en définitive, et la réussite de nos efforts et le résultat de nos prières.

Nous avons donc trouvé la source directe de la force, de cette force que nous devons ensuite maintenir et accroître par un bon régime spirituel. Est-ce là tout ? L’un de vous, Messieurs, m’a écrit ce que bien d’autres ont pensé sans me l’avoir écrit : Ne parlerons-nous pas directement du secours qui se trouve dans la foi chrétienne, dans la foi proprement dite ? N’y a-t-il pas une force dans la croyance au Dieu manifesté en Jésus-Christ ? Cette question est grave ; ne sera-t-elle pas abordée ? La question va être abordée directement, et dans les limites précises tracées par le programme de notre étude et par la composition de cette assemblée.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant